Soigner les exclus. Identités et rapports sociaux dans les centres de soins gratuits. Isabelle Parizot. Presses universitaires de France, collection « Le lien social », Paris, 2003, 296 pages
1Il n’a pas fallu attendre 1999, avec l’instauration de la couverture maladie universelle (CMU) et la création de dispositifs adjacents, pour trouver trace, en France, de pratiques relevant de « l’assistance sociomédicale ». Avec Soigner les exclus, Isabelle Parizot entreprend de restituer les expériences vécues et les identités des premiers acteurs de cette relation singulière : le personnel soignant d’un côté, les patients de l’autre. Dans un jeu de miroir, l’auteur met en scène ces expériences et ces identités dans deux espaces sociaux distincts : l’hôpital public d’une part, les associations humanitaires médicales de l’autre. Les deux premiers chapitres brossent une histoire de leur intervention respective en faveur des malades pauvres. Le troisième chapitre élabore une typologie dynamique des modes de recours, par les patients, aux dispositifs hospitaliers et associatifs. Les deux derniers chapitres traitent, quant à eux, des similitudes mais surtout des différences observées entre l’« univers symbolique médical », caractéristique de l’hôpital public, et l’« univers symbolique humaniste », référent idéal-typique des associations humanitaires médicales. Et c’est sur fond d’opposition de ces deux univers symboliques que s’établit la thèse maîtresse de l’ouvrage : « Par-delà la restauration de la santé recherchée dans les centres de soins gratuits, ce sont donc deux modes de réhabilitation de l’individu qui apparaissent […] » (p. 260), le premier attaché à la figure de « malade » ayant droit au soin (citoyen), le second à celle de « personne », digne de bénéficier d’une aide (être humain).
2Le chapitre premier fait retour sur une histoire aujourd’hui particulièrement bien documentée : celle du traitement à géométrie variable réservé par l’hôpital aux nécessiteux. À grands traits, l’auteur distingue quatre moments successifs : la première période, dite de l’« hôpital chrétien », où glorification du pauvre malade et sanctification de la charité dominent ; l’époque de « l’hôpital laïcisé » marquée par le « grand renfermement », programme de prophylaxie sociale que les thèses classiques de Michel Foucault nous ont rendu familier ; le temps de l’« hôpital révolutionnaire » qui, en réaction aux abus constatés, disjoint la maladie de la pauvreté et offre, d’un côté, des hôpitaux sous tutelle étatique, de l’autre, des hospices civils à la charge des communes ; la phase actuelle de l’« hôpital moderne » exclusivement dédié à la pratique médicale, au risque de privilégier la maladie par rapport au malade.
3Les associations humanitaires médicales, étudiées dans le chapitre suivant, puisent leur démarche dans la philosophie des Lumières et son idéal philanthropique. Mais ce n’est qu’à partir des années soixante-dix qu’elles prennent leur plein essor en « [proposant] un sens, une utilité sociale et un terrain d’action alternatifs à la politique et à la religion » (p. 71). Leur complémentarité avec l’hôpital public se mesure sur fond d’activités partagées : les associations humanitaires médicales assurent notamment une prise en charge médicale des personnes précaires, exclues des dispositifs sanitaires de droit commun ; un suivi social et une aide à l’accès à la protection sociale ; un rôle de force de propositions pour la réforme du système sanitaire et social.
4Le chapitre trois s’attache à la présentation de la « carrière » des patients. Pour l’essentiel, l’auteur distingue trois modes de fréquentation, respectivement qualifiée de « ponctuelle », « régulière », « instable ». La fréquentation ponctuelle d’un centre de soins gratuits caractérise ainsi la situation du patient à l’occasion des premières prises en charge. Un rapport de distanciation accompagne un recours tantôt vécu sur le mode de l’« humiliation », tantôt de manière « pragmatique ». La fréquentation régulière, quant à elle, définit une prise en charge suivie, un recours maintenu à l’assistance sociomédicale. Un rapport d’installation, identifiable à un « apprentissage », une « installation » et une « revendication » de la prise en charge régulière marquent cette étape de la « carrière » du patient. Enfin, la fréquentation instable se singularise par l’absence de suivi dans le recours aux structures hospitalières ou associatives. Un rapport de revendication [1] aboutit à une « instrumentalisation des services proposés » ou à une « crise dans la marginalité ».
5Les deux chapitres suivants présentent, respectivement, la spécificité de l’univers symbolique médical et de l’univers symbolique humaniste. L’auteur en propose la distinction suivante : « Dans le cas de l’univers symbolique médical, c’est en référence à la prise en charge thérapeutique que les acteurs conçoivent et orientent leurs interactions. Les intervenants agissent au nom d’une logique et de valeurs professionnelles, si bien que leur pratique n’est pas différenciée, dans sa forme, ni dans sa signification, selon qu’elle concerne ou non des malades en situation de précarité. L’univers symbolique humaniste en revanche correspond à une prise en charge interprétée comme une relation de soutien qui déborde de l’action thérapeutique. C’est la rencontre privilégiée avec des personnes en souffrance qui donne sens à l’action des intervenants » (p. 155-156). Primat accordé à la relation médicale ou à la relation assistancielle fonde le partage entre ces deux univers de soins et, subséquemment, de sens.
6La conclusion de l’ouvrage invite à prendre la pleine mesure de l’action menée au sein des centres de soins gratuits. Indubitablement, des soins et un accompagnement social sont dispensés aux plus démunis. Isabelle Parizot entend toutefois mettre l’accent sur la production de lien social et l’actualisation d’une solidarité de proximité que promeut l’assistance sociomédicale. Et tout l’enjeu, précise la sociologue, « est sans doute d’ouvrir (ou réouvrir) une voie entre médecine humaniste et humanitaire médical, pour que la solidarité allie deux dimensions fondamentales de l’aide : l’efficacité technique et l’attention aux relations humaines » (p. 272).
7Soigner les exclus se nourrit du travail de thèse mené à terme par Isabelle Parizot en 2000. Solidement documenté, l’ouvrage développe de nombreuses qualités. Le long travail de terrain, mené dans quatre centres de soins gratuits, offre un matériau empirique solide auquel l’auteur recourt avec adresse, sans référence excessive ni fausse modestie. Les deux types d’assistance sociomédicale construits par l’auteur offrent au débat un certain nombre d’éléments, empiriques et conceptuels, utiles à la réflexion. D’un côté, on trouve une logique professionnelle, attachée à promouvoir chez le patient une identité de « personne malade ayant droit d’être soignée » et accordant sa priorité à l’établissement de liens sociaux de citoyenneté. De l’autre, une logique de don de soi, valorisant une identité d’« être humain digne à ce titre d’être aidé » vise la restauration de liens sociaux d’intégration (p. 262). La typification de la « carrière » des patients établie par Isabelle Parizot, est, quant à elle, beaucoup moins convaincante. Directement inspirée de celle proposée par Serge Paugam, son directeur de thèse, dans divers travaux dont La disqualification sociale, la tripartition en fréquentation ponctuelle, régulière et instable apparaît schématique et peu respectueuse de la richesse du matériau recueilli. Certes, l’auteur ambitionne bien d’affiner les étapes de la « carrière » du patient. Mais, les frontières apparaissent si poreuses que l’auteur lui-même en vient, par exemple, à qualifier de « rapport de revendication de la prise en charge », le recours aux centres de soins gratuits opéré par une frange des patients inscrits dans le cadre d’une fréquentation régulière… et pour l’ensemble de ceux dont la fréquentation est dite instable. Quid, dès lors, de la pertinence des partitions en fréquentation ponctuelle, régulière et instable ? Par ailleurs, Isabelle Parizot précise que ces grands modes de fréquentation sont indifférents à la nature, associative ou hospitalière, de ces centres. Or, à suivre l’auteur dans ses chapitres 4 et 5, pratiques et univers symboliques distinguent clairement l’assistance sociomédicale hospitalière de l’assistance sociomédicale humanitaire. Cette césure resterait-elle sans effet sur la « carrière » des patients, notamment dans leur mode de recours aux centres de soins gratuits ? L’argument selon lequel la tripartition resterait valable quelle que soit la structure étudiée occasionne un trouble chez le lecteur qui ne sait finalement plus à quel saint sociologique se vouer. In fine, quelle hypothèse retenir ? Celle qui pointe la variabilité des pratiques et des univers de sens observée dans les structures hospitalières et associatives ? Celle qui met en lumière l’homogénéité des identités et des expériences vécues par le patient, que l’assistance sociomédicale soit assurée à l’hôpital public ou par une association humanitaire médicale ? À la lecture de l’ouvrage, la première hypothèse semble la plus plausible. Cependant, le lecteur aurait apprécié de bénéficier des lumières de l’auteur sur ce point central de son argumentation.
Soigner les exclus invite à la prise en compte sociologique de la relation soignants-soignés telle qu’elle se manifeste dans le cadre de l’assistance sociomédicale. Entre autres mérites, le travail d’Isabelle Parizot aiguise la curiosité et conduit à poser cette interrogation, de nature comparative, à laquelle l’auteur aura peut-être, tôt ou tard, l’occasion de se confronter : quelle est la singularité de la relation décrite dans Soigner les exclus au regard de celle, traitée par toute une littérature, qui lie soignant solvable et praticien en cabinet privé, patient « non pauvre » de l’hôpital public et personnel médical ?
Cédric Frétigné
Université Paris XII – Créteil, laboratoire « Travail et mobilités »
La puissance des normes. Claude Durand, Alain Pichon (eds.). L’Harmattan, collection « Logique sociale », Paris, 2003
8Le centre P. Naville a pris l’initiative d’organiser une réflexion théorique autour de la notion classique de norme. C. Durand et A. Pichon ont coordonné cette publication à laquelle d’autres collègues ont été associés et en particulier des chercheurs italiens, B. Maggi et G. Masino, belge, P. Barré, et bulgare, S. Koleva. Les diverses contributions se complètent afin d’explorer les mécanismes d’élaboration des normes temporelles, organisationnelles, spatiales, scolaires, de qualité ou de sécurité. Une thématique particulièrement intéressante a consisté à examiner le caractère imbriqué et conflictuel de la production normative. Cela suppose d’expliciter les contradictions entre les instances normatives et les acteurs saisis comme sujets, salariés, ou consommateurs.
9Les quatre premiers chapitres rassemblent des analyses de l’activité normalisatrice en relation avec des théories qui tendent à interpréter les transformations de la régulation macrosociale. M. Bitard essaie de rendre compte de l’émergence d’un pluralisme normatif dans l’évolution des théories sociologiques. Il présente en particulier l’apport de P. Bourdieu et de J.-D. Reynaud au débat engagé sur la désacralisation de la norme. Afin de mieux comprendre comment les rapports à la norme se négocient à l’échelle individuelle, cet auteur propose de développer une sociologie des genres de vie. Une telle perspective est certes digne d’intérêt, mais M. Bitard affaiblit son propos lorsqu’il suggère un nouveau rapport à l’empirie en récusant, d’une façon convenue sans argumentaire, les enquêtes statistiques construites dans la lignée des travaux de F. Le Play et de M. Halbwachs. Les nouvelles modalités de production des normes sont abordées par M. Burnier qui examine les rapports entre la production et la consommation, et par F. Talahite qui réinterprète les théories de la firme en fonction de la diversité des systèmes juridiques. En s’appuyant sur les recherches traitant du système de formation, F. Cardi fait l’hypothèse qu’un double système de normes s’est développé dans l’appareil scolaire durant la dernière période. Les services centraux du ministère élaboreraient les normes nationales et il reviendrait aux acteurs de terrain d’expérimenter et de construire des normes de partenariat, de la professionnalisation des études.
10Les cinq chapitres suivants traitent des normes dans l’organisation du travail et les sept derniers des normes gestionnaires et des relations professionnelles. Diverses contributions reprennent la problématique classique de la sociologie du travail, de la transformation du contrôle social sur le travail et des conditions d’exercice de l’autonomie des salariés. Ainsi, C. Durand et S. Koleva confrontent les pratiques ouvrières de freinage et la résistance d’ingénieurs à la remise en question de leurs savoir-faire professionnels. Toutefois cette problématique fait l’objet d’une réactualisation théorique qui se manifeste par la réflexion engagée sur le concept d’ajustement et également par les modes d’observation empirique. Plusieurs auteurs dépassent la traditionnelle problématique du contournement des procédures. Certaines organisations de l’industrie nucléaire, étudiées par M. Bourrier, accordent un pouvoir de correction des normes aux contremaîtres. La coopération hiérarchique comporte des dispositifs relationnels formalisés qui pallient l’incomplétude structurelle des procédures. Les ajustements sont alors négociés et ne relèvent plus de la problématique des arrangements informels ou de la transgression des règles. J.-P. Durand propose une définition plus complexe de la notion d’ajustement. Selon sa problématique, les ajustements sociaux donnent sens à l’activité de travail et créent tout à la fois les conditions de son acceptabilité et de sa réalisation. Ils interviennent à l’intérieur des obligations de la relation salariale et s’inscrivent dans les contradictions macrosociales du modèle productif émergent, succédant au modèle fordien.
11Plusieurs contributions cherchent à comprendre les mécanismes sociaux à partir desquels les systèmes normatifs instituent des contraintes temporelles. P. Barré a adopté une approche comparative européenne pour étudier les négociations sur la durée du temps de travail qui induisent une plus grande diversité des régimes temporels et davantage d’obligations individuelles pour le salarié. F. Mispelblom Beyer, à partir de l’analyse des dispositifs langagiers, soutient que les normes de qualité renforcent, d’une part, une vision technicienne du travail et, d’autre part, permettent de chasser et de raccourcir les temps morts, d’affiner les moyens de contrôle, de redéfinir des écarts à la norme. N. Amsellem explore les nouveaux rapports entre temps de travail et temps hors travail. Il caractérise certains traits distinctifs de la normalisation managériale postfordiste. Les contraintes temporelles des nouvelles organisations du travail ne sont plus les chronométrages contraignant des chaînes productives tayloriennes. Ils deviennent des objectifs à atteindre mobilisant des capacités personnelles et la subjectivité. Le travail exploite les compétences de la sphère du hors travail mais ce processus de décloisonnement des univers de vie n’est pas univoque car les salariés adoptent des attitudes critiques. Ils se montrent à la fois capables de répondre aux exigences d’engagement personnel et de combiner avec ces attitudes des comportements de désimplication, valorisant le hors travail. Ces phénomènes sont convergents avec l’éclatement des lieux de production et la diffusion des techniques associées au travail dans l’environnement quotidien, observés par T. Pillon.
12A. Pichon définit sept éléments normatifs de la relation salariale des cadres, techniciens et ingénieurs. Il considère que ces catégories professionnelles auraient favorisé la destruction des normes statutaires du travail salarié particulières au système fordiste. Cependant, l’hypothèse avancée pour comprendre la nouvelle position de ces catégories dans le régime d’accumulation contemporain se fonde sur une vision globalisante de ce groupe. Or, les contrats de travail et les rémunérations variables analysés par A. Pichon indiquent au contraire que cette catégorie connaît une diversification statutaire de plus en plus forte. D’ailleurs, à partir des réorientations stratégiques de Siemens et d’une imprimerie, D. Bachet soutient que la définition des normes de performance est l’objet d’une confrontation entre une logique de compétitivité, défendue par un encadrement recherchant une certaine efficacité de la production en fonction d’une approche marchande des échanges, et une logique de rentabilité financière évaluée par les directions et les responsables financiers selon une vision temporelle et sectorielle plus large. Cela appelle des travaux sociologiques sur la gouvernance d’entreprise et les théories gestionnaires reprises par le management.
13La norme sociale a été une notion centrale de la sociologie de Durkheim lorsqu’il avait le projet intellectuel de définir la sociologie comme discipline. Cet ouvrage opère un déplacement théorique en s’intéressant aux systèmes normatifs et aux réactions des acteurs redéfinissant le rapport à la norme ainsi que leur mode de construction. Dans leur conclusion C. Durand et A. Pichon mettent en débat quelques traits distinctifs de l’évolution des systèmes normatifs résultant de la remise en question du compromis socio-productif fordien et suggèrent ainsi des axes de réflexion pour de nouvelles recherches.
Monique Vervaeke
Chargée de recherche, LASMAS-CNRS
Notes
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[1]
Nous revenons, dans la discussion, sur ce recoupement a priori indu entre « fréquentation régulière » et « fréquentation instable ».