CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les métiers, les professions et plus généralement les groupes professionnels naissent, se développent et s’affirment ou au contraire s’étiolent et finissent par disparaître confrontés à la transformation des conditions de production sous l’effet du progrès technique, à l’évolution de la science, à la transformation des modes de vie, à l’obsolescence de leur produit ou de leur activité ou encore à la concurrence de professions émergentes. Ainsi ont disparu les sabotiers qui n’ont pas résisté au développement de l’industrie de la chaussure, les écrivains publics dans une société lettrée, les maréchaux-ferrants confrontés à la disparition des chevaux, les tailleurs sur mesure victimes du prêt-à-porter, les apothicaires concurrencés par les pharmaciens, les officiers de santé par les médecins, les avoués par les conseils juridiques. Mais à s’en tenir à de grandes fresques historiques ou à la mise en évidence de grands déterminants sociaux (la technique, l’industrialisation, la science, etc.), on s’interdit de penser la dynamique interne des groupes professionnels et les rapports qu’ils entretiennent entre eux, rapports de force ou de concurrence, luttes pour la reconnaissance et la légitimité, procès de segmentation et d’exclusion, recherche de position dominante ou de monopole, etc. qui rendent compte, en définitive, du destin d’une profession ou d’un groupe professionnel [1]. Le présent article cherche précisément, en comparant deux groupes professionnels, celui des conseillers en économie sociale familiale et celui des surintendantes d’usines occupant des postes de conseillers du travail, à comprendre pourquoi le premier s’est imposé alors que le second n’a jamais réussi à se développer [2].Il s’appuie sur deux enquêtes, l’une sur la transformation de l’enseignement ménager et sa métamorphose en économie sociale familiale (Aballéa et alii, 2003), l’autre sur les services sociaux du travail [3] (Aballéa, Simon, 2004). Il s’agit de deux groupes professionnels qui gravitent autour de ce qu’il est convenu d’appeler les métiers du social et qui se trouvent en concurrence avec le même protagoniste : les assistants de services sociaux. Leur comparaison n’est que plus instructive.
Pour ce faire, nous partons d’un certain nombre d’hypothèses. Un groupe professionnel s’impose et se développe quand il réussit à faire reconnaître la légitimité de son objet ou son utilité sociale, la validité de son expertise, la justesse de son système de références normatives et axiologiques. Cette réussite ne dépend pas d’abord ou seulement, de la pertinence intrinsèque de cet objet, de l’excellence objective de l’expertise ou de la valeur incontestable des références qui s’imposeraient ainsi d’elles-mêmes. Elle suppose un travail de déplacement de son objet, de renouvellement de son expertise, d’approfondissement de ses références normatives et axiologiques, de légitimation qui mobilise le groupe professionnel lui-même et, au-delà, les alliés qu’il a pu convaincre et qui peuvent le promouvoir et le soutenir face à des professionnalités concurrentes [4].

Encadré 1 : Quelques données chiffrées

• Les assistants de service social (AS) en fonction sont environ 38 000, contre seulement 7 000 conseillers en économie sociale familiale (CESF).
• Le nombre des CESF augmente plus vite que celui des AS. En 1982, on comptait 1 910 nouveaux titulaires du diplôme d’État d’AS, 1 413 en 1992, 1 733 en 1998. Aux mêmes dates, les nouveaux diplômés en économie sociale familiale étaient 406, 479, 646. (Sources : Études et Statistiques, no 14, novembre 1999).
Entre 1987 et 1998, les effectifs en formation ont crû de 48,2 % pour les CESF contre 18 % en moyenne pour les autres professions du travail social de niveau III – assistants sociaux, éducateurs spécialisés –. (Source : Schéma nationa l des formations sociales, avril 2000).
• Quant aux conseillers du travail – surintendants d’usines, leur nombre est évalué à environ 300. Il diminue chaque année, il n’en a été diplômé que trois en 2004. Les services sociaux des entreprises sont occupés à près de 90 % non par des surintendantes ou des conseillers du travail mais par des assistantes sociales.

De l’enseignement ménager à l’économie sociale familiale

2Le métier de conseiller (ère) en économie sociale familiale [5] est apparu relativement récemment. C’est chronologiquement une des dernières professions du travail social « canonique » à avoir vu le jour. Ce n’est en effet qu’en 1973 qu’est créé, par arrêté ministériel, le diplôme d’État de conseiller en économie sociale familiale. Celui-ci avait été précédé, en 1969, par la mise en place d’un brevet de technicien supérieur (BTS) en économie sociale familiale. Mais l’origine de l’économie sociale familiale est beaucoup plus ancienne. Elle s’enracine dans l’enseignement ménager dont les premières ébauches remontent aux Livres de raison ou aux Ouvrages d’agriculture à destination de l’aristocratie au XVIe siècle (Barbier, 1978). Madame de Maintenon, en créant l’École de Saint-Cyr pour jeunes filles de l’aristocratie désargentée, ouvrait en quelque sorte la première école d’enseignement ménager. Mais ce n’est pas du côté de l’aristocratie ou de la bourgeoisie que celui-ci va s’épanouir. L’enseignement ménager se développe durant le XIXe siècle et notamment dans ses dernières années avec l’extension du capitalisme, le développement de l’industrie, l’extension de l’urbanisation, le déclin de l’autarcie rurale et la suprématie progressive du marché. C’est à ce moment que le « quotidien » entendu comme l’espace et le temps de la reproduction de la force de travail, s’autonomise par rapport au travail, à l’usine, que le ménager et le domestique, l’espace intérieur s’individualisent peu à peu avec le déclin des fonctions économiques de la famille (Durkheim, 1897). Très tôt, l’École de la République, à travers la loi de 1882, envisagera de le rendre obligatoire pour les écolières en fin de scolarité. Il s’agit de former de futures épouses capables d’assurer la reproduction tant physique que morale d’une population ouvrière en forte expansion et ce alors que ces femmes sont souvent elles-mêmes ouvrières. L’enseignement ménager cherchait à surmonter d’une certaine façon la contradiction interne du capitalisme : comment disposer de la main-d’œuvre la plus efficace, c’est-à-dire physiquement la plus apte et moralement la plus disciplinée, nécessaire à l’accumulation du capital et à la génération du profit, tout en réduisant ou limitant le coût de sa production et de sa reproduction. Il revenait à l’enseignement ménager, comme le dit Boltanski, d’inculquer cette « morale de classe » (Boltanski, 1969). Morale d’ordre et de soumission mais qui trouvait dans les progrès de l’hygiène et de la médecine des fondements rationnels sinon scientifiques et une justification autoritaire sinon de faciles alibis [6]. En fait, l’enseignement ménager s’inscrit, dès cette époque, dans un processus de régulation sociale qui le dépasse.
Cette morale où se mêlent principes conservateurs voire réactionnaires d’un côté, ouverture sur une certaine modernité (l’importance de la formation, l’accueil du progrès matériel…) de l’autre, va s’épanouir avec l’État français en 1940. Le régime de Vichy peut être considéré ainsi comme l’âge d’or de l’enseignement ménager. Pourtant celui-ci ne pâtira pas d’un tel patronage à la fin de la seconde guerre mondiale. Les années cinquante se situent dans la continuité de la « synthèse vichyssoise ». L’enseignement ménager véhicule toujours la même image : celle de la femme au foyer, quand bien même elle ne l’est pas, gérant son intérieur – « le ménage des choses » – comme une petite entreprise, rationnellement, parcimonieusement, économiquement [7], et assurant l’épanouissement physique et moral de la famille – « le ménage des gens » (Chambrette et alii, 1980) – informée des progrès de l’hygiène, des normes de la puériculture, des équilibres nutritionnelles et alimentaires, des comportements à risques… Il vise toujours le même public, la jeune fille de milieu modeste en fin de scolarité obligatoire [8]. C’est pourtant cet enseignement ménager qui, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, allait se métamorphoser en économie sociale familiale et connaître un intérêt grandissant auprès des employeurs.

Des surintendantes d’usines aux conseillers sociaux du travail

3Le destin des surintendantes d’usines et des conseillers sociaux du travail devait être tout autre. Cette profession trouve son origine dans la création, en 1917, sous l’égide d’Albert Thomas, sous-secrétaire d’État à l’artillerie et aux munitions, et de Léon Bourgeois, de l’École des surintendantes d’usines [9]. Elle naît dans et d’un contexte de guerre suite à un certain nombre de mouvements de mécontentement, de grèves, affectant les usines d’armements et notamment de munitions dans lesquelles les femmes avaient depuis longtemps remplacé les hommes partis au front (les femmes y tiennent plus de 40 % des postes, elles sont 420 000 en 1918). Les surintendantes d’usines avaient pour fonction de permettre aux ouvrières de concilier plus facilement leur vie professionnelle et leur vie familiale et ainsi d’être à la fois des ouvrières plus productives et des mères de famille plus attentionnées et efficaces sinon plus prolifiques. La préoccupation nataliste – en cette période où la France manquait de bras aussi bien pour son industrie que pour son agriculture et ses armées – redoublait ainsi l’objectif d’une paix sociale d’autant plus nécessaire que la nation était en guerre. D’une certaine façon, on demandait aux surintendantes d’usines de réussir là où l’enseignement ménager avait échoué ou de prolonger son action. Mais leur mission débordait de beaucoup celle de l’enseignement ménager. Les surintendantes devaient en effet être attentives non seulement aux conditions de vie hors travail de l’ouvrière : logement, consommation, budget, éducation des enfants, etc. mais aussi aux conditions de travail, à l’hygiène dans les usines, à l’affectation des postes de travail en fonction de la situation sociale ou de la condition physique de la femme, aux conditions d’embauche… Elles devaient même instruire les plaintes. L’ambition des fondatrices allait donc bien au-delà de la mise sur pied d’un service social propre aux ouvrières comme le préparaient les autres institutions de formation qui s’étaient développées depuis le début du siècle, elle était de participer à ce que l’on n’appelait pas encore la gestion des ressources humaines [10]. Il s’agissait, en effet, de réfléchir sur les conditions de travail et éventuellement de les infléchir, même si chez nombre des premières surintendantes, l’activité professionnelle des femmes contraintes de travailler restait perçue négativement et au mieux conçue comme temporaire [11].

4L’École et donc le métier connaîtront dès le départ un vif intérêt si l’on en juge par le nombre de candidates se présentant à un concours très sélectif [12]. Ce succès se retrouve du côté d’un certain nombre d’employeurs, publics ou privés, au point qu’à la différence de ce qui s’est passé dans d’autres pays, comme l’Angleterre, qui avaient créé la même institution, celle-ci survira à l’Armistice de 1918 et à la diminution de la population féminine dans les usines durant la dépression des années trente. Bel exemple de dynamique professionnelle. Pour tenir compte de cette évolution, l’association qui gère l’École change de nom et devient École des surintendantes d’usines et de services sociaux. Elle est d’ailleurs reconnue « d’utilité publique » en 1923. Pourtant ses effectifs resteront modestes même si, à la faveur de la seconde guerre mondiale et du retour des femmes dans les usines privées des ouvriers envoyés en Allemagne dans le cadre du Service de travail obligatoire, ils se développeront à nouveau [13]. Comme en matière d’enseignement ménager, le régime de Vichy va d’ailleurs développer une réglementation nouvelle et ambitieuse en la matière. Il crée, dans le cadre de sa législation socioprofessionnelle de la Charte du travail, le Service social du travail (loi du 28 juillet 1942). Cette loi avait d’ailleurs été précédée de la création d’un brevet et d’un certificat de conseillère sociale du travail en mars de la même année [14]. Cette législation ne sera pas remise en cause au lendemain de la Libération. Non seulement celle-ci est maintenue en l’état, mais il est créé, au début de la IVe République, une filière nouvelle pour occuper les fonctions de conseillers sociaux du travail : une filière ouverte aussi bien aux assistants sociaux qu’aux salariés pouvant faire état d’une expérience professionnelle de huit ans, notamment dans le domaine de l’organisation et des relations professionnelles, et aux titulaires d’une licence professionnelle.
La législation de 1946 renforce encore la dimension « professionnelle » – au sens fonctionnaliste du terme – des conseillers du travail. Ils exercent en effet de droit dans les entreprises de plus de 500 salariés de trois branches industrielles [15], ils y ont le monopole de l’exercice – le Code du travail ne mentionne jamais les assistants sociaux [16] –, ils ont un objet d’intervention défini [17], ils bénéficient d’une formation spécifique de caractère universitaire, ils ont en quelque sorte une « licence » et un « mandat » pour reprendre les concepts de Hughues (1958), ils ont un titre reconnu [18].
Pour autant la profession ne connaîtra pas le succès escompté. Cette formation prise en charge par l’université [19] accueillera essentiellement des assistants sociaux à l’instar de l’École des surintendantes d’usines dont le diplôme obtient l’équivalence de celui de conseiller. La filière promotionnelle, fortement contestée [20], se tarira bien vite. La formation universitaire sera suspendue en 1986. Il ne demeure plus aujourd’hui que l’École des surintendantes, rebaptisée École supérieure de travail social, à former et à donner accès au titre mais à des étudiants très peu nombreux, de l’ordre de la dizaine chaque année.

Encadré 2 : La formation des conseillers en économie sociale familiale et des surintendants d’usines-conseillers du travail

La formation en économie sociale et familiale comporte deux moments : la préparation d’un BTS en économie sociale familiale en deux ans et la préparation du diplôme d’État de conseiller en économie sociale familiale (CESF) en un an. Le référentiel de formation du BTS a été remodelé en 1998. Celui du diplôme d’État de CESF est toujours en réexamen. Environ 80 lycées et instituts de travail social préparent aux BTS et au diplôme d’État de CESF.
Depuis la suspension de la formation de conseiler du travai l à l’université de Paris I en 1991, seule l’École supérieure de travail social, rue du Parc Montsouris à Paris, prépare le diplôme de surintendant-conseiler du travail. Cette formation est ouverte uniquement aux titulaires du diplôme d’État d’assistant de service social. Il s’agit d’une formation en cours d’emploi de trois ans, la dernière année étant consacrée à la rédaction d’un mémoire. À la rentrée 2005, cette formation devrait être alignée sur les masters professionnels.

Grandeur et décadence

La constitution et l’élargissement du champ d’intervention

5L’historique des deux professions fait apparaître immédiatement que l’une a réussi à faire évoluer son objet et à l’élargir quand l’autre l’a vu au contraire se rétrécir. Or de l’élargissement d’un champ d’intervention dépend pour une large part la dynamique d’une profession.

6Les moniteurs d’enseignement ménager ont réussi la mutation qui consistait à enseigner les rudiments des règles de l’art du « ménage des gens » et du « ménage des choses » à des jeunes filles de milieu prolétaire ou modeste en fin de scolarité et destinées soit à rester à la maison, soit à travailler à l’usine ou aux champs, en un apprentissage des règles élémentaires de la vie sociale dans une société urbaine marquée de plus en plus par l’expansion économique, la multiplication et la diversification des biens de consommation puis des services, mettant l’accent sur les processus de socialisation et d’intégration sociale. En systématisant, on pourrait dire que l’objet de l’enseignement ménager – tout au moins au niveau de la rhétorique [21] – se déplace et s’élargit progressivement au cours des années cinquante et soixante évoluant de la tenue du logement à l’insertion dans le quartier et dans la ville, de la famille au voisinage, de la maison à la cité, de l’autoproduction et de l’auto-entretien au bien acheter et bien consommer, de l’accommodement des restes et du recyclage des vêtements et des objets à la recherche de l’équilibre nutritionnel et à la maîtrise de la mode, de l’aménagement de la nécessité à la gestion du bien-être, de la préparation et réparation de la force de travail à son épanouissement hors travail, de l’aide à l’accomplissement des charges de la mère et de l’épouse à l’aide pour l’autonomisation de la femme et la promotion de la citoyenne. L’enseignement ménager est devenu économie sociale familiale, la monitrice : conseillère, la formation scolaire ou postscolaire : travail social.

7Ce déplacement de l’objet est évidemment à mettre en relation avec les transformations plus générales de la société : l’urbanisation des années cinquante et soixante, l’exode rural, le développement, surtout à partir des années soixante-dix, du travail des femmes, le changement dans la représentation et le statut de la femme, la production législative (sur la contraception ou l’interruption volontaire de grossesse, sur l’autorité parentale…), la politique de regroupement familial des populations immigrées, la prolongation de la scolarité obligatoire qui ôte, ipso facto, une part de la clientèle de l’enseignement ménager ou, en tout cas, l’oriente vers un public adulte, l’élévation du niveau de culture générale, la bancarisation de l’économie quotidienne, la précarisation accentuée d’une partie importante de la population depuis le milieu des années soixante-dix, etc. Il n’en demeure pas moins que d’autres groupes professionnels, dotés sans doute de plus d’atouts pour inscrire leur action dans la gestion de la quotidienneté et élargir leur champ d’intervention, les assistantes sociales par exemple, n’ont pas réussi à le faire et que l’économie sociale familiale a ainsi fait reconnaître et a imposé la pertinence et la légitimité de son objet face à la concurrence.
C’est précisément ce que n’ont pas réussi à faire les surintendantes d’usines puis les conseillers du travail. Certes, ils étendent le bénéfice de leur usage à l’ensemble de la population ouvrière donc aux hommes. Mais alors que leur fonction, si on analyse son objet et son contenu, portait potentiellement en elle un élargissement vers ce que l’on appellera plus tard la gestion des ressources humaines, on assiste au contraire à un rétrécissement et à un confinement de leur intervention dans des activités purement sociales, c’est-à-dire d’aide et d’assistance aux salariés confrontés à des problèmes de santé ou à des problèmes familiaux (alcoolisme, divorce, décès, endettement, logement, etc.) ; de moins en moins de participation à la sélection lors de l’embauche, à la négociation et à l’aménagement des postes de travail en fonction des conditions sociofamiliales ou des handicaps de santé, à la gestion de la discipline, plus généralement à la régulation des rapports professionnels, moins même de gestion des œuvres sociales collectives (cantines, économat, colonies de vacances, crèches…) [22]. Alors qu’au regard de la loi [23] la conseillère du travail exerce auprès et pour le compte du comité d’entreprise, une fonction de conseil et de gestion, dans les faits elle connaît peu les partenaires sociaux et assiste rarement aux réunions du comité d’entreprise sinon du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) [24]. Les surintendantes d’usines-conseillères du travail qui avaient contribué activement, dans les années vingt, à la diffusion de l’organisation scientifique du travail et du taylorisme dans lesquels elles voyaient un moyen d’améliorer l’hygiène et les conditions de travail, sont devenues des « assistantes sociales de catégorie » [25]. On comprend bien pourquoi, dès lors, elles ont pu être concurrencées et remplacées par des assistantes sociales sans formation spécifique pour exercer en milieu professionnel [26]. De nouvelles fonctions se sont développées en dehors d’elles, la médecine du travail, la gestion des ressources humaines, l’ergonomie, qui les ont plus supplantées que réellement concurrencées. En tout cas, elles n’ont pas réussi à y prendre pied.
Comme pour les conseillers en économie sociale familiale, cette évolution est à resituer par rapport aux transformations plus générales de la société et du monde du travail : la crise qui suivra le krach boursier de 1929 et le chômage qui en a résulté, le développement de l’organisation scientifique du travail faisant appel à des spécialistes, la complexification du droit du travail qui suppose une formation spécifique, l’affirmation des syndicats, surtout après 1934, qui ont majoritairement suspecté la fonction, l’exacerbation des conflits en 1936, la création des délégués du personnel qui vont assurer une fonction de représentation et de médiatisation des revendications individuelles et collectives, puis celle des comités d’entreprise en 1946 et leur gestion des œuvres sociales. Ajoutons, la très forte masculinité de l’encadrement et des dirigeants syndicaux, leur méfiance vis-à-vis du travail des femmes et la prégnance des représentations traditionnelles des rôles féminins et masculins dans les années trente, quarante ou cinquante sinon après [27]. Tout ceci a pour effet de contenir l’intervention sociale en entreprise dans les fonctions traditionnelles de l’assistance sociale et de l’éloigner de la gestion des hommes et de l’organisation du travail. Et sur ce point, la position et l’attitude des syndicats ne diffèrent pas fondamentalement de celles du patronat.

La construction d’une expertise spécifique

8Ces destins divergents, la reconnaissance, dans un cas, de la pertinence et de la légitimité à intervenir dans des domaines ou sur des objets de plus en plus éloignés des champs et objets d’origine (l’enseignement ménager), l’incapacité dans l’autre, à se maintenir sur ses positions initiales renvoient-ils à la capacité des deux groupes professionnels à développer, approfondir ou actualiser leur expertise ? Par expertise, on entend la capacité reposant sur la maîtrise des règles de l’art donc sur une qualification et des compétences, et socialement reconnue à dire le droit et à imposer la règle dans la pratique. L’expertise interroge donc directement la formation même si elle ne s’y réduit pas.

Conseiller en économie sociale et familiale : une dimension éducative préservée et une approche pédagogique adaptée

9De fait, on a assisté après la seconde guerre mondiale à une métamorphose de la formation de l’enseignement ménager et à sa mutation en économie sociale familiale entraînant la transformation des monitrices ou des professeurs en travailleurs sociaux. L’enseignement ménager a toujours été quelque peu paradoxal en ce sens qu’il alliait une morale conservatrice, voire réactionnaire, à une modernité technique et à une sensibilité au progrès de la science dans le domaine de l’hygiène et de la santé notamment. Il promouvait la rationalité dans l’organisation et la gestion de la maison et de ses gens. Il reposait sur, et inculquait, une certaine représentation de la mère et de l’épouse : mère d’une famille relativement nombreuse, demeurant au foyer pour élever ses enfants, les préparer à leur futur rôle d’ouvrier ou d’agriculteur, de mari et père pour les uns, de gardienne du foyer pour les autres. Mais en même temps, il inculquait les valeurs de l’enseignement, il reposait donc sur l’existence de savoirs formalisés sinon théoriques, à l’encontre des idées selon lesquelles l’entretien du ménage ne reposerait que sur des savoir-faire et un bon sens inné ou hérité. C’est par l’enseignement ménager que l’électroménager ou la puériculture a fait son entrée dans les foyers populaires. Certes, il s’agissait moins d’une formation théorique que d’une formation pratique, de savoirs investis dans la pratique quotidienne : cuisine, entretien du linge, soins aux enfants et aux malades, etc. On n’apprenait pas aux jeunes filles ou aux jeunes épouses les principes de base de l’électricité ou de la thermodynamique mais l’usage que l’on pouvait faire de l’électricité, les avantages et les limites ainsi que la façon de s’en servir à bon escient à travers les appareils nouveaux (ampoule et prise, machine à coudre, fer à repasser, aspirateur, réfrigérateur, chauffage d’appoint) dont il s’agissait d’assurer la maintenance de base. À bon escient, c’est-à-dire d’une façon sécurisante et économique, avec le souci de la productivité et de l’utilité. De même, on enseignait moins la physiologie ou l’anatomie que l’interprétation d’un certain nombre de symptômes et les premiers soins d’urgence ou les dispositions à prendre et surtout les soins appropriés à titre préventif ou curatif. Pour assurer cet enseignement, le recrutement des « monitrices » et des « cadres » – les futures conseillères en économie sociale familiale – était très sélectif, si l’on en juge par le faible taux de réussite à l’examen et le haut niveau de la formation au regard du programme suivi (Chambrette et alii, 1980). Ce haut niveau de l’encadrement des écoles va permettre aux enseignants de faire évoluer leur enseignement au fur et à mesure que s’élèvera le niveau d’instruction de la population, que se transformeront le niveau et les conditions de vie des ménages, que se diffuseront les appareils ménagers et que se développeront les services. L’enseignement deviendra moins pratique, moins inductif moins « professionnel » et plus « technique », plus théorique. On n’apprend plus, ou on apprend moins, l’art de faire beaucoup avec peu, mais l’art de faire selon les normes. Il s’agit moins d’enseigner comment varier les repas et accommoder les restes que les normes nutritionnelles, moins la couture que le fonctionnement du marché de la mode, moins la réparation des radiateurs électriques de base que les normes calorifiques voire moins l’usage des produits détergents que la chimie, moins les démarches juridiques à entreprendre dans telle ou telle situation que les principes généraux du droit et de la procédure, moins les « convenances sociales » que les éléments de base de la sociologie… (Sigoneau, 1986). On comprend dans ces conditions que les « écoles de cadres » qui formaient les futures enseignantes aient pu se mouler dans le nouveau dispositif du brevet de technicien de conseil ménager défini par l’arrêté du 27 avril 1960.

10Pourtant, si cet enseignement est devenu plus « technique » sinon plus théorique, il n’en a pas moins conservé de ses origines, des principes de base fondamentaux – implication concrète et opérationnelle, multidimensionnelle, centrée sur l’usage – qui rendent compte de son investissement, à partir de la création du diplôme d’État de conseiller en économie sociale familiale, dans le travail social. L’éclectisme du contenu – souvent critiqué par ailleurs – facilite une appréhension globale des problèmes. La pédagogie reposant, pour une part conséquente, sur l’analyse de situation et la résolution de cas met l’accent sur la dimension transversale ou la complexité des situations quotidiennes dont le traitement n’est pas réductible à la mobilisation d’un seul savoir – électricité, chimie, biologie, thermique, etc. – fût-il très approfondi, mais réclame la capacité à associer des connaissances complémentaires et hétérogènes dans un projet ou une solution concrète. On ne décide pas d’un mode de chauffage en tenant compte seulement de ses performances thermiques, mais en prenant en considération l’état du logement, le niveau d’isolation thermique, laquelle n’est sans doute pas sans incidence sur l’isolation phonique, la complémentarité avec les équipements déjà existants, le coût d’usage, la capacité des individus à en contrôler la dépense, les modes de vie…
Mais en élargissant leur champ de compétences, les conseillers en économie sociale familiale n’ont pas perdu leur maîtrise ancienne de la gestion domestique. Le développement de la précarité et la création de dispositifs publics créés pour y remédier (RMI, Fonds social logement, etc.) ont remis celle-ci au premier plan. Mais outre cette maîtrise des règles de l’art du ménage des gens et du ménage des choses, l’enseignante devenue travailleuse sociale a conservé la dimension éducative de son action et approfondi son approche pédagogique pour l’adapter à des publics adultes dans un cadre postscolaire. Et sans doute peut-on voir là une différence notoire avec les diverses catégories de travailleurs sociaux plus focalisés sur la résolution des problèmes.

Surintendantes d’usines et conseillers du travail : des savoirs banalisés

11La formation des surintendantes d’usines ou des conseillers du travail n’a pas subi la même évolution. Pourtant, à la base, l’intuition des fondatrices est la même que celle des promoteurs de l’enseignement ménager : l’intervention sociale auprès des femmes ou de leur famille ne s’improvise pas, elle ne relève pas de savoir-faire innés ou acquis par tradition et expérience précoce, elle n’est pas une question de sentiment, de dévouement ou de compassion. Elle suppose des savoirs aussi bien théoriques que pratiques, fondamentaux que méthodologiques, donc une formation ad hoc[28]’est du reste, d’une façon plus générale, la création des premières écoles de service social dans le premier quart du vingtième siècle, qui fonde le travail social en tant que groupe professionnel tant il est vrai – condition nécessaire même si non suffisante – qu’il n’existe pas de profession sans appareil de formation et formation spécifique.
La formation des surintendantes d’usines a pour caractéristique originelle et originale d’être dispensée, selon l’expression actuelle, en alternance. Elle comporte nécessairement un stage d’ouvrière (la formation n’est ouverte qu’aux femmes) qui prend un relief particulier lorsque l’on sait le caractère particulièrement élitiste culturellement, et donc socialement, du recrutement [29] La durée de la formation ira continuellement en s’allongeant et le contenu en s’étoffant durant les années vingt, passant de trois mois en 1917 à six mois en 1920 et à deux ans en 1926. La formation est assurée pour partie par des acteurs du service social ou des professionnels de la santé ou du droit, pour partie par des universitaires de renom. Les sciences sociales (sociologie, économie politique, psychologie sociale dénommée parfois psychologie ouvrière, histoire, etc.) y occupent une place essentielle sinon centrale (Aballéa, 2001). Mais on y trouve aussi des enseignements sur le syndicalisme (cours assuré par Jeanne Bouvier, militante de la CGT et féministe), l’organisation scientifique du travail (OST) voire l’ergonomie. Pourquoi une formation si moderne dans son principe et de si haute tenue dans ses contenus n’a-t-elle pas réussi à assurer une position dominante aux surintendantes d’usines ? Les causes sont sans doute diverses et ne renvoient pas toutes à la formation. Mais l’une nous paraît déterminante : l’absence d’autonomie et la perte de singularité de l’enseignement. À la différence de l’enseignement ménager qui conserve ses principes fondamentaux et son orientation pédagogique malgré sa transformation, même lors de la création du BTS d’économie sociale familiale en 1969, l’enseignement des surintendantes va voir son originalité fortement atténuée par son rattachement, en 1932, à la formation d’assistants de services sociaux puisque ne peuvent suivre la formation que les titulaires du diplôme d’État d’assistant de service social. La formation relevant du ministère en charge de l’assistance sociale plus que de l’instruction, qui ne reconnaîtra le diplôme qu’en 1938, ou du ministère en charge du travail, tend à ne devenir ainsi qu’une spécialisation du métier d’assistant social et la surintendante une assistante sociale spécialisée. Une spécialisation de deux ans – ce qui fait au total une formation de quatre ans – qui ne débouchera jamais sur le monopole de la gestion des services sociaux d’entreprise qui accueillent aussi, dès cette époque, des assistantes sociales. Cette évolution vers le métier d’assistante sociale va d’autant plus atténuer la spécificité du diplôme de surintendante que, suite à la réforme Sellier, le diplôme d’assistant de service social et d’infirmières visiteuses vont fusionner en 1938 surévaluant le poids du médical dans la formation – la première année de formation est commune aux assistantes sociales et aux infirmières (Bouquet, Treuil, 1995). Les surintendantes en poste ne s’y trompent d’ailleurs pas et dénoncent les « contrefaçons » la dérive médicale ainsi que l’atteinte à la dimension laïque et technique de la formation [30]. (Ibidem, p. 70).

À la recherche d’une déontologie

12Ce rattachement à la formation d’assistant social va avoir, en outre, pour effet d’aligner les références des surintendantes d’usines sur les références normatives et axiologiques des assistants de service social au détriment de la recherche et de l’affirmation de références déontologiques ou d’une éthique professionnelle propre. L’École des surintendantes d’usines avait, à son origine, une caractéristique notoire au sein de l’ensemble des écoles de service social : ses fondatrices dont certaines, à l’instar de Cécile Brunschvicg [31], jouaient un rôle essentiel dans les mouvements féminins, l’avaient voulue laïque et ses initiateurs (A. Thomas et L. Bourgeois) appartenaient à la mouvance socialiste, radicale et non chrétienne. Mais l’orientation féministe s’atténuera beaucoup, laissant la place à des orientations plus traditionnelles, plus morales, centrées sur la promotion de la famille et sur la protection de la femme en tant que mère et épouse plus qu’en tant qu’ouvrière ; et pour ce qui concerne la vie de l’entreprise, sur la paix sociale. Au niveau de la mise en œuvre de l’action et de l’intervention, la déontologie va tendre à se réduire à la défense du secret professionnel et à l’affirmation de valeurs catégoriques (neutralité, universalité, non-discrimination…). Il s’agit plus d’une déontologie défensive que d’un guide pour l’action : « ni contre le patron ni contre l’ouvrier ». Les surintendantes ne réussiront pas à développer une déontologie que leur position « ambiguë » au sein de l’entreprise aurait sans doute réclamée pour affirmer une autonomie professionnelle [32]. Leurs origines sociales, leur position de classe, les entraînent, presque naturellement, à partager les représentations, les valeurs et les références de leurs employeurs ; leur contact quotidien avec les ouvriers et les ouvrières et leurs conditions de travail et de vie les poussent à la compassion. Cela débouche au mieux sur le réformisme au plan collectif, et sur l’intercession et l’assistance individuelle au niveau de la pratique professionnelle, non sur une doctrine élaborée.

13Les conseillères en économie sociale familiale n’auront pas cette difficulté. Non pas qu’elles aient une déontologie spécifique et argumentée à mettre en avant ou qu’elles puissent réellement faire état d’une réflexion autonome en la matière mais elles ne participent pas de l’histoire du travail social et des vicissitudes que celui-ci a rencontrées pour s’affirmer [33]. C’est une profession plus récente, prenant appui non seulement sur un diplôme de travail social mais aussi sur un BTS, épargnée pour une part lors de « l’ère du soupçon », dans les années soixante-dix, par les détracteurs du travail social qui tenteront de le disqualifier, le dénonçant comme entreprise de normalisation, de contrôle social, d’aliénation et d’assujettissement [34]. Certes les conseillères revendiquent bien fort leur appartenance au travail social et ce d’autant plus que les métiers les plus établis (assistants de service social voire éducateurs spécialisés) tentent parfois de le leur contester. Il arrive même qu’elles nourrissent parfois un certain complexe. Mais leur culture et leurs origines sociales sont différentes, et leur formation éclectique à visée concrète et opérationnelle a forgé un sens du réel qui les conduit à composer davantage avec les contraintes de la situation. La mise en œuvre de la rationalité et la recherche de l’efficacité sont revendiquées comme principe d’action dans une logique toute technocratique. Il ne s’agit pas tant ici d’une déontologie ou d’une éthique professionnelle revendiquée que d’une posture mentale, un ethos pourrait-on dire, au mieux d’un étayage moral, qui tend à les éloigner des affirmations de principes généraux ou des pétitions abstraites pour gérer les contradictions [35] et établir les compromis qui leur paraissent acceptables dans l’instant entre les contraintes des uns et les besoins des autres, les exigences, contraires certes mais légitimes, des employeurs et des salariés, le court et le long terme, la dénonciation de l’injustice et la reconnaissance de la responsabilité au moins partielle des « victimes », des convictions catégoriques et inébranlables et une situation concrète qui exige une décision responsable. C’est du reste souvent cette posture mentale que mettent en avant les entreprises pour justifier leur préférence pour la conseillère en économie sociale et familiale quand bien même la nature du travail à accomplir s’accommoderait bien d’un autre métier du social (Aballéa, 2003). Et c’est aussi ce que dénoncent parfois les assistants sociaux à l’encontre de leurs collègues soulignant qu’entre le compromis et la compromission la frontière est souvent floue.
En réalité, l’histoire des deux « professions » révèle deux contextes différents. Les surintendantes ont dû nouer des alliances pour être reconnues, mais dans ces alliances elles ont perdu pour une part leur autonomie sinon leur spécificité et leur identité. Les conseillères se sont imposées davantage du fait de la dynamique propre du groupe professionnel et parfois en s’opposant ou en surmontant la mise en cause de leur expertise et de leurs références normatives. Ces contextes et ces stratégies différentes témoignent aussi sans doute des soutiens qu’a su, ou pu, mobiliser le groupe professionnel pour asseoir sa reconnaissance.

Alliés et alliance

14Dès le milieu des années vingt, l’École des surintendantes d’usines noue des alliances avec les autres écoles de service social. Ces alliances s’inscrivent dans une stratégie de reconnaissance de la formation dispensée et du titre délivré, donc de la reconnaissance par l’État d’un diplôme de travail social et donc du travail social comme profession. Le modèle de référence est celui des infirmières hospitalières qui ont obtenu cette reconnaissance en 1922. Pour ce faire, les différents fondateurs, responsables et animateurs de ces écoles, créent un comité d’entente des écoles de service social qui fonctionne comme groupe de pression mobilisant les appuis dans les ministères et en dehors et activant leurs réseaux de relations notabilaires respectifs qui, d’ailleurs, pour une large part se recouvrent. Après un premier échec en 1927, une seconde tentative connaîtra le succès en 1932 [36]. Mais dès lors l’École des surintendantes d’usines est partie prenante d’une histoire et d’une action collective qui l’empêchent de cultiver sa différence, au moins pendant les deux premières années du cycle de formation puisque celles-ci débouchent sur l’obtention du titre d’assistant de service social.

15La reconnaissance des monitrices d’enseignement ménager comme travailleuses sociales emprunte d’autres voies. Elle trouve son origine dans l’intérêt que certains ministères – l’Agriculture notamment [37] –, certains employeurs – les centres populaires par exemple [38] – ou certaines institutions familiales – les caisses de compensation, ancêtres des actuelles caisses d’allocations familiales [39] – ont porté à l’enseignement ménager destiné non à de jeunes scolaires mais à des mères de familles. Dès lors, en effet, les débouchés de la formation de monitrice s’élargissaient et s’émancipaient de la formation initiale. Pour autant, il n’y a pas eu rupture avec les instances en charge de l’enseignement initial. Celui-ci a vu au contraire dans cet élargissement une possibilité de redéploiement d’autant plus nécessaire que le public traditionnel de l’enseignement ménager se restreignait. L’enseignement se formalise et s’institutionnalise. En 1934 est créé le CAP d’enseignement ménager suivi de l’instauration du monitorat et du professorat de l’enseignement ménager en 1943. En 1945 s’instaure une double tutelle, ministère de l’Éducation et ministère de la Population, qui ancre la formation dans la mouvance du social et scelle l’enseignement ménager au travail social. Certes, la loi « Debré » de 1959 sur l’association de l’enseignement privé au service public de l’éducation, en refusant le principe de l’assimilation de l’enseignement ménager à l’enseignement technique, va marginaliser les centres ménagers et les écoles de cadres. Les enseignants n’auront d’autres ressources s’ils ne veulent pas disparaître que de s’inscrire sur la filière « vie sociale-famille-vie artistique » et de préparer au CAP « employé de collectivités » ou aux brevets professionnels tertiaires renforçant du même coup l’emprise du modèle de l’enseignement public et la finalité professionnelle de la formation. Ceci se traduira par la création, au début des années soixante, d’un BTS d’enseignement ménager qui deviendra, en 1969, le BTS d’économie sociale familiale. Dans le même temps, les centres de formation de la sécurité sociale fermeront leurs portes reclassant les professeurs et monitrices dans les centres sociaux, créant du même coup la fonction de conseiller en économie sociale familiale.

16De telles évolutions et métamorphoses n’ont été possibles que grâce à une alliance entre les professionnels de l’enseignement ménager, les employeurs et les inspecteurs académiques. Une alliance non pas défensive, mais fondée sur un long et patient travail de refondation de l’objet, des méthodes, des références communes. Très tôt après la seconde guerre mondiale, et au milieu de fortes controverses, des membres de l’association professionnelle – l’Union des professeurs et des monitrices de l’enseignement ménager – par l’intermédiaire de sa revue – Les Cahiers de l’enseignement ménager – militent pour une émancipation vis-à-vis de l’enseignement ménager traditionnel et une orientation résolue vers le travail social. Ils réclament la création d’un diplôme en économie sociale familiale dans une motion envoyée aux ministères de tutelle à la fin des années soixante. Les différents congrès de l’association témoignent de la recherche et de l’affirmation progressive d’orientations nouvelles soutenues par les représentants des ministères invités (ceux en charge des affaires sociales notamment), des institutions familiales (caisses d’allocations familiales, Mutualité sociale agricole). Mais l’accord se fera aussi avec l’Éducation nationale dont l’une des inspectrices générales écrit en 1968 : « À la place de l’expression “enseignement ménager familial ”, qui semble enfermer la ménagère dans un univers étroit et aux préoccupations matérielles, nous préférons l’expression “économie sociale familiale ”, qui élargit les problèmes à la mesure de notre temps, qui exprime la pénétration de la vie sociale à travers la vie familiale, la nécessaire ouverture de la vie familiale sur la vie sociale » (Informations Sociales, no 2-3, 1968). Dès lors la création du diplôme d’État de conseiller en économie sociale familiale était quasiment acquise. Elle le sera définitivement en 1973.
Les surintendantes d’usines n’ont pas réussi, quant à elles, à se doter d’une association professionnelle autonome aussi efficace. La raison principale tient, selon nous, à ce que l’École a été orientée par une association de notables plus que de professionnels. Au point d’ailleurs que les anciens élèves ont menacé de créer une association parallèle si l’association gérant l’École ne s’ouvrait pas davantage aux gens de terrain (Gradvohl, 1986). Elle le fera en partie mais sans pouvoir générer un dynamisme très grand. Le conseil d’administration de l’École au sein duquel siègent d’éminents spécialistes de l’hygiène et de la santé publique, quelques généraux en retraite, quelques préfets et quelques grands patrons ainsi que les fondatrices [40], était trop éloigné de l’exercice professionnel concret des surintendantes, de leur travail au quotidien, de leurs difficultés et des caractéristiques de la population à laquelle elles s’adressaient, pour être le fer de lance de la profession. Il se référait sans doute à une philosophie sociale, voire à des principes moraux, plus qu’il n’affirmait une technicité propre et un champ d’investigation original et essentiel. On peut se demander si par sa composition et les prises de position de certains de ses membres, il n’a pas contribué à disqualifier les surintendantes aux yeux de la population ouvrière et à renforcer sa méfiance en les rangeant du côté du patronat et de l’ordre:« l’œilet l’oreille du patron ». En fait, il s’agissait plus d’une association gestionnaire d’une école aux membres recrutés ou cooptés pour leur notoriété ou leur insertion dans le milieu de l’entreprise que d’une association professionnelle prenant en compte les intérêts moraux de ses membres. Elle marque la profession plus du côté du social ou médico-social que du côté du travail. Certes, l’École obtiendra une première reconnaissance du ministère chargé de l’instruction en 1934 [41] – qui lui permet notamment de bénéficier de la taxe d’apprentissage – puis celle de l’enseignement technique en 1938 – pour la formation des surintendantes – qui accroît les possibilités de financement. Elle restera cependant peu reconnue par le ministère chargé du travail et elle manquera le coche, en 1946, lors de la création du diplôme de conseiller du travail. Elle n’obtiendra pas l’extension de l’obligation du service social prévue par la loi de 1942. Le patronat n’y est pas favorable ; il fait pression, même s’il n’obtient pas sa suppression pour les branches concernées. La loi du 22 décembre 1982 qui réforme le comité d’hygiène et sécurité et étend ses missions aux conditions de travail n’inclut même pas les conseillers du travail parmi les membres de droit. En fait, les surintendantes et les conseillers du travail sont représentés aujourd’hui non par une association propre mais par l’Association nationale des assistants de services sociaux, c’est-à-dire au titre de leur diplôme d’AS et au détriment de leur identité.
On pourrait dire que les conseillers en économie sociale et familiale ont réussi à traduire leurs objectifs et leurs orientations dans des termes qui rencontrent les préoccupations d’un certain nombre d’institutions et d’employeurs du champ social, à convaincre que leur expertise permettrait de résoudre un certain nombre de problèmes d’adaptation à la vie moderne et urbaine quand les surintendantes et les conseillers du travail n’y sont pas parvenus. Ils ne sont notamment pas parvenus à traduire leur ambition initiale d’intervenir sur les champs de l’organisation du travail et de la régulation professionnelle au sein des entreprises à des employeurs qui les sous-estimaient ou s’en faisaient une chasse gardée du fait de leur caractère éminemment « sensible » et qui ont confiné les surintendantes dans des rôles traditionnels d’aide et d’assistance.

Concurrence et affirmation

17Les conseillères en économie sociale familiale comme les surintendantes et les conseillers du travail ont dû s’imposer face à des professionnalités concurrentes. Certes, les contextes de leur apparition et de leur développement sont fondamentalement différents.

18Les surintendantes naissent d’un contexte dans lequel la question sociale suscite la création de nombreuses institutions et écoles et l’intervention sociale charitable se professionnalise. Elles sont prises dans une contradiction difficilement surmontable : faire alliance avec ces différentes écoles pour la reconnaissance de cette intervention et en même temps afficher leur différence pour être reconnue en tant que telle. L’entente obligée entre les diverses écoles de service social n’empêche pas les tensions et nombre de celles-ci accueillent avec réserve cette volonté de se différencier et de s’octroyer une sorte de monopole de fait, sur le champ du travail. L’École normale sociale, fondée en 1911, aux références fortes à la doctrine sociale de l’Église, inscrit aussi une partie de sa réflexion et de son action sur ce champ. De fait, les surintendantes n’auront jamais le monopole de l’intervention en entreprise. Les employeurs désireux de créer un service social feront souvent appel à des assistantes sociales dont le nombre est moins confidentiel, et ceci dès avant la seconde guerre, contribuant à replier le service dans l’assistance sociale et à ancrer l’intervention dans la recherche médico-sociale de solutions individuelles souvent situées hors travail. Cette situation perdure jusqu’à aujourd’hui. Même dans les branches dans lesquelles le service social est obligatoire, les assistantes sociales sont majoritaires, à hauteur de 85-90 %. Ce sont ces dernières qui forgent l’image et l’identité du métier et construisent le contenu et les modalités d’exercice de la profession au point que nos enquêtes en cours montrent qu’il n’y a pas de différences dans la façon d’exercer le métier selon que l’on est « simple » assistante sociale ou surintendante-conseillère du travail. Dès lors pourquoi embaucher l’une plutôt que l’autre ? La loi du nombre joue en faveur des premières. Cette confusion des rôles dont bénéficient les assistantes sociales se répercute au niveau des statuts. Les conseillers du travail ont, au regard de l’accord du 14 mars 1947 donnant naissance à l’AGIRC, le statut de cadre. Dans les faits, la moitié seulement en bénéficient, pourcentage inférieur à celui des assistants sociaux du personnel exerçant en entreprise ou dans les administrations [42] ! Cependant, 50 % des premiers sont responsables de leur service contre 34 % des seconds.

19Les conseillères en économie sociale familiale ont eu à conquérir leur statut. Elles n’en avaient ni dans la fonction publique ni dans la plupart des conventions collectives. Tantôt elles avaient le statut de monitrice d’enseignement ménager, tantôt elles étaient assimilées aux animateurs. La conquête d’un statut de travailleur social est le résultat d’une lutte de la profession et des conseillères partout où elles étaient embauchées. La plupart des grands employeurs leur ont accordé un statut équivalent à celui d’éducateur. Le statut de la fonction publique territoriale en 1992 et de la fonction publique hospitalière en 1993 leur reconnaissent clairement le statut de travailleur social au même titre que les titulaires du diplôme d’assistant de service social et d’éducateur spécialisé. Tous sont « assistants » ou « conseillers socio-éducatifs ». Ceci dit, cette reconnaissance du statut se fait aussi au détriment de la reconnaissance sinon de l’affirmation d’une identité propre. Les différents métiers du social ne sont plus ainsi que des segments du groupe professionnel des assistants socio-éducatifs largement indifférencié ou plus généralement des travailleurs sociaux se disputant la prééminence. Les conseillers en économie sociale familiale marquent des points auprès de nombre d’employeurs (dans le logement social, les caisses d’allocations familiales, les conseils généraux, les centres communaux d’action sociale, voire les entreprises [43]). Ils suscitent parfois des réactions de méfiance de la part des autres travailleurs sociaux qui tendraient à les confiner dans des rôles subalternes et purement techniques (la gestion budgétaire) là où ils sont amenés à coopérer (Aballéa, 2003).

20Ce rapide aperçu de l’histoire des conseillers en économie sociale familiale et des surintendantes d’usines ou des conseillers du travail met ainsi en évidence des dynamiques fondamentalement divergentes et des processus de professionnalisation différents qui rendent compte de la situation des deux groupes professionnels aujourd’hui. Incapacité à renouveler et élargir l’objet de leur intervention ce qui a fait le lit de professions concurrentes d’un côté, capacité à redéfinir un champ d’intervention et un public dans l’autre ; incapacité à acquérir une autonomie formative et à maintenir un corps de doctrine profondément original dans un cas, mutation de la formation sur la base de référents pédagogiques maintenus – l’opérationnalité concrète – dans l’autre ; difficulté à forger des principes normatifs et axiologiques d’intervention eu égard au positionnement « ambigu » dans l’entreprise pour les surintendantes d’usines, développement d’un système d’attitudes et d’un rapport à la situation pour les conseillères en économie sociale familiale ; alliances contraintes et mutilantes de la spécificité pour les premières, alliance offensive pour les secondes ; enfin et peut-être pardessus tout, échec dans la constitution d’une instance professionnelle représentante authentique des professionnelles elles-mêmes, lieu d’élaboration d’une doctrine, promouvant la fonction, défendant leurs intérêts moraux et la légitimité du métier, pour les unes, travail en profondeur d’une association force de propositions, multipliant les manifestations et recherchant les soutiens pour les autres. Cela montre que la réussite d’une profession résulte non seulement de la mise en œuvre de stratégies de reconnaissance qui contribuent à renforcer l’identité qu’elle a pour objet de promouvoir mais d’un travail sur soi-même en relation avec son environnement : employeurs, formateurs, financeurs, usagers, etc. Une position n’est jamais acquise définitivement. Elle doit être défendue. Pour cela, il faut que le groupe professionnel se dote de « porte-parole » (Callon). On peut se demander d’ailleurs si les difficultés que connaissent actuellement la plupart des associations professionnelles du secteur social n’ont pas contribué fortement à ce que d’aucuns appellent la déprofessionnalisation du travail social entendu comme la perte d’un statut, d’un domaine d’intervention réservé, d’un mandat et d’une licence, la soumission à des logiques institutionnelles d’un côté et à la croissance des métiers dits de « l’intervention sociale » de l’autre (Chopart, 2000).
Mais trouver des alliés ne résulte pas, ou pas seulement, d’une capacité de séduction. Une profession ou un groupe professionnel ne s’impose pas par un coup de force permis par des alliances conjoncturelles et aléatoires. Il ne suffit pas non plus qu’un besoin objectif existe pour que naisse une profession. Ce n’est pas la fonction qui crée l’organe et ce n’est pas l’organe qui fait la profession. Pour qu’elle émerge, se fasse reconnaître et s’impose dans la durée, il faut qu’elle opère un constant travail sur elle-même pour maintenir sa cohésion interne et ses alliances externes. C’est peut-être ce travail sur lui-même du groupe professionnel que les approches fonctionnalistes ignorent comme si l’objectivité du besoin suffisait à lui fournir une réponse adéquate, et que les approches interactionnistes ne mettent pas suffisamment en évidence, renvoyant par trop la reconnaissance d’une profession à la réussite conjoncturelle d’une stratégie reposant sur la conjonction d’intérêts hétéroclites. C’est ce travail sur soi-même qu’ont pratiqué, dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, les monitrices d’enseignement ménager à travers de multiples tensions dont la revue de l’association se fait l’écho. Ce travail a permis de comprendre, en définitive, que leur public était appelé à se réduire d’une façon inexorable du fait de la montée de la scolarisation des jeunes filles et du travail des femmes, de percevoir que leur objet devenait obsolète face aux transformations des modes de vie et de consommation. Elles ont opéré un long travail de traduction de leur objet et de transformation de leur expertise pour les adapter à la situation d’une société salariale, urbaine, marchande. Ménage des gens, ménage des choses, certes ! mais plus des mêmes gens ni des mêmes choses. Elles ont réussi à problématiser – c’est-à-dire à faire reconnaître comme posant problème – auprès des responsables des institutions familiales, des bailleurs et des élus locaux la situation nouvelle des familles d’origine rurale se retrouvant dans les grands ensembles urbanisés. Elles ont montré qu’elles pouvaient remplir un vide laissé par le repli des assistantes de service social sur l’action individuelle de type psychoclinique. Elles ont opéré un déplacement de leur objet et de leur compétence. (C’est en ce sens que nous parlons de métamorphose et pas de mutation). Dit autrement, si coup de force il y a, il a été longuement et minutieusement préparé et ne repose pas sur de la séduction momentanée mais sur des réalités objectives longuement travaillées : un espace à occuper, un objet à définir, une compétence à investir, des références normatives à promouvoir, une rhétorique à adapter. A contrario, c’est ce que n’ont pas réussi à faire les surintendantes d’usines. Elles sont nées d’un coup de force (au sens propre : la guerre) ; elles ne lui ont pas réellement survécu. Elles n’ont pas réussi à traduire les besoins nouveaux des salariés et des employeurs dans une conjoncture nouvelle. Elles n’ont pas pu déplacer leur objet vers la gestion des ressources humaines, laissant la place à d’autres, faute sans doute d’avoir été en capacité, pour diverses raisons que l’on a analysées plus haut, d’en repérer les enjeux. Elles n’ont pas renouvelé leur discours. Dès lors leur objet s’est rétréci, leur position s’est marginalisée, leurs soutiens se sont affaiblis, leur groupe professionnel s’est étiolé.

Notes

  • [1]
    On ne reprendra pas ici les discussions sur la pertinence des concepts et des appellations : professions, groupes professionnels, métiers, etc. Pour différentes raisons, l’expression « groupe professionnel » nous paraît plus adéquate. Sur cette question, voir Dubar et Lucas, 1994. Nous ne discutons pas non plus de savoir si les travailleurs sociaux constituent un groupe professionnel au sein duquel pourraient être distingués plusieurs segments (AS, animateur, éducateur spécialisé, CESF…) ou si les uns et les autres constituent des groupes professionnels à part entière, en reprenant les distinctions et les analyses de Bucher et Strauss (1961).
  • [2]
    On peut parler de réussite ou d’échec au regard de la progression des effectifs en formation et de la position plus ou moins dominante sur un certain nombre de fonctions, le chômage étant pratiquement inconnu du travail social. (Cf. encadré 1).
  • [3]
    Il s’agit là d’un programme de recherche qui repose sur une analyse des archives de l’École des surintendantes qui a fait l’objet d’une communication au congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française à Québec en juillet 2000 sous le titre : Le travail social, premier échec d’une professionnalisation de la sociologie. Ce premier travail s’est poursuivi par une enquête par questionnaires conduite auprès des services sociaux du travail (400 questionnaires) et une recherche plus qualitative menée avec le concours de Charlotte Simon au sein du GRIS (Aballéa, Simon, 2004).
  • [4]
    Nous pensons ainsi sortir de l’opposition classique entre les approches fonctionnalistes et les approches interactionnistes pour montrer que la reconnaissance professionnelle ne se réduit pas à un rapport de force ou à la stratégie de groupes de pression, mais suppose un travail de traduction et la recherche d’alliés pour reprendre la terminologie de Callon (Callon, 1986).
  • [5]
    Si l’on se réfère à la composition des deux groupes professionnels, constitués aujourd’hui encore à plus de 90 % de femmes, il est pertinent d’utiliser le féminin et d’écrire assistante et conseillère.
  • [6]
    A. Moll Weiss, une des fondatrices de l’enseignement ménager, le définissait ainsi : « La partie matérielle de la vie, celle qui tend à produire avec les ressources les plus restreintes, la plus grande somme de bien-être possible, et de laquelle dépendent le bonheur et la prospérité de la famille » (cité par Marquart, 1974, p. 45).
  • [7]
    En 1928, Paulette Bernège avait publié un ouvrage de multiple fois réédité, La méthode ménagère, application de l’OST à l’organisation du ménage. On a parfois parlé de taylorisme ménager.
  • [8]
    Préoccupations natalistes et nationales ne sont évidemment pas étrangères à cette permanence de l’enseignement ménager par-delà la succession des régimes politiques : « À une époque de son histoire où la France a un besoin vital d’accroître sa population, le premier devoir qui s’impose aux pouvoirs publics est de sauvegarder l’existence des enfants qui viennent au monde ». (Ordonnance du 23 novembre 1945). C’est à cela que contribue, avec la protection maternelle et infantile, l’enseignement ménager.
  • [9]
    La dénomination de surintendantes d’usines est un décalque des expressions anglaises « lady superintendant » et « lady welfare supervisor ». Les Anglais avaient créé, avant la France, un corps de femmes chargées d’encadrer les ouvrières dans les usines d’armement. Cette expérience avait fait l’objet d’un intérêt très grand en France. Des voyages d’étude avaient été organisés pour la faire connaître.
  • [10]
    Significative de cette ambition, la création par Mademoiselle de Montmort, une des fondatrices de l’École des surintendantes, de l’Organisation internationale du service du travail qui se transforme en 1925 – bien avant que les travaux d’Elton Mayo ne soient connus en Europe – en Association internationale pour l’étude et le développement des relations humaines dans l’industrie.
  • [11]
    C’est là évidemment l’ambiguïté originelle des surintendantes qui revendiquent pour elles-mêmes ce qu’elles dénient aux autres femmes : le droit à être reconnues comme des professionnelles à part entière et rémunérées en conséquence. Notons toutefois les prises de positions fermes des surintendantes d’usines sur le principe : « à travail égal, salaire égal » et l’émergence d’un courant féministe valorisant l’autonomie par le travail. Comme l’écrit Annie Fourcaut : « Fonction nouvelle, qui tient encore de l’esprit de bienfaisance de la dame d’œuvres, état d’esprit qui marque encore majoritairement l’action des femmes de cette époque, mais aussi profession à part entière, c’est-à-dire calquée sur le modèle masculin, dégagée donc des féminités du bénévolat, et qui veut ouvrir aux jeunes femmes un champ nouveau d’activité » (Fourcaut, 1982, p. 19).
  • [12]
    Entre 1917 et 1928, on enregistre plus de 2 000 demandes d’inscription pour 156 diplômes délivrés (Fourcaut, 1982).
  • [13]
    Le ministère en charge du travail demande à l’École de former cinq cents surintendantes par an. Elle n’en formera qu’une cinquantaine et encore moins de diplômées, mais elle met sur pied une formation plus légère – quatre mois – d’auxiliaire sociale du travail.
  • [14]
    Le brevet est réservé aux AS diplômées ; le certificat peut être obtenu par des non assistants sociaux possédant une formation universitaire. La formation dure alors six mois.
  • [15]
    La loi de 1942 introduit le principe de l’obligation mais précise que les modalités de sa mise en œuvre seront fixées par décret pour chaque famille professionnelle. Trois décrets seulement seront signés sous le régime de l’État français : dans l’industrie des cuirs et peaux, la céramique, la transformation des métaux. Cette législation sera reprise en 1946 pour ces trois familles devenues branches professionnelles, mais l’obligation ne sera pas étendue à d’autres secteurs industriels.
  • [16]
    Article R. 250-6 du Code du travail : « Le service social est assuré par un conseiller ou un conseiller-chef du travail ».
  • [17]
    Article R. 250-10 : « Les conseillers ou conseillères du travail agissent sur les lieux mêmes du travail en vue :
    1. de veiller au bien-être du travailleur dans l’entreprise et de faciliter son adaptation au travail ;
    2. d’étudier plus particulièrement les problèmes soulevés par l’emploi de la main-d’œuvre féminine, juvénile et handicapée ;
    3. de coordonner et de promouvoir les réalisations sociales décidées par le chef d’entreprise et par le comité d’entreprise et d’exercer auprès de ce dernier les fonctions de conseiller technique pour les questions sociales ;
    4. de concevoir toute action d’offre éducative entreprise par le comité d’entreprise. »
  • [18]
    Article R. 250-2 : « Le conseiller ou le conseiller-chef du travail doivent être munis du diplôme spécial délivré par le ministère en charge du travail ».
  • [19]
    La formation de conseillers sociaux du travail est assurée dans un premier temps par les écoles d’AS, puis en 1947 reprise par le ministère du Travail, puis en 1952 par l’Institut des sciences sociales du travail rattaché à l’université de Paris Panthéon-Sorbonne et, enfin, à l’UFR des sciences sociales de cette université.
  • [20]
    La création de cette filière est due au ministre du Travail, communiste à l’époque. Elle sera perçue par nombre d’employeurs comme un moyen de « recycler » un certain nombre de militants de la CGT ou de la Résistance.
  • [21]
    Dans la pratique, les CESF qui développaient leurs activités dans les centres sociaux, ont continué longtemps à enseigner la couture et la cuisine. Ils ont continué également une activité formative, collective et individuelle, en matière de gestion du budget domestique (l’aide éducative budgétaire : l’AEB). Mais peut-être ces activités collectives étaient-elles le support d’une action de socialisation et d’intégration des nouveaux urbains dans un premier temps, des populations immigrées dans un second. La rhétorique transparaît à la lecture des comptes rendus d’activité ou des projets des centres sociaux que réclament les caisses d’allocations familiales (Marquart, 1974).
  • [22]
    D’après l’enquête par questionnaires, conduite fin 2000, les problèmes les plus fréquemment traités par le service social du travail sont dans l’ordre : les problèmes d’endettement, les problèmes familiaux, les problèmes de logement et les problèmes de reclassement professionnel et de retraite. En fin de classement, on trouve par ordre décroissant d’intervention : l’hygiène et la sécurité au travail, les conflits entre salariés, l’accompagnement des plans sociaux, l’assistance et le conseil au comité d’entreprise (CE), l’évaluation des postes de travail, la rédaction du bilan social.
  • [23]
    L’article R. 250-2 précise que le service social exerce les fonctions de conseiller technique auprès du comité d’entreprise et peut être chargé par lui de l’organisation et de la direction des institutions sociales de l’entreprise. Il précise également qu’il assiste de droit aux réunions du CE.
  • [24]
    La même enquête révèle que 52 % des AS du travail et 43 % des surintendantes n’assistent jamais aux réunions du CE. Plus de 40 % ne rencontrent jamais le secrétaire du CE.
  • [25]
    Une « assistante sociale de catégorie » est une assistante sociale qui traite de l’intégralité des dimensions du service social – comme « l’assistante polyvalente de secteur » – mais au bénéfice exclusif d’une catégorie de salariés ou de personnes, l’assistante sociale du régime minier ou de la marine de commerce, par exemple. À la différence de « l’assistante sociale spécialisée », elle ne traite pas que d’un type de problèmes, lié à la maladie par exemple.
  • [26]
    Dans l’enquête par questionnaires sur le service social du travail, il n’apparaît pas de différences significatives dans les tâches accomplies par les assistantes sociales sans formation spécialisée complémentaire et les surintendantes ou les conseillers du travail.
  • [27]
    Comme l’écrit Hyacinthe Dubreuil qui a enseigné à l’École des surintendantes : « Si ces préoccupations relatives à l’organisation du travail devaient prendre trop de place dans l’esprit de l’assistance, elles finiraient par constituer une sorte de déviation par laquelle on contribuerait à éluder le problème si important de l’éducation des chefs… », extrait de À l’image de la mère : essai sur la mission de l’assistante sociale, Paris Éditions sociales françaises, 1941. (Cité par Fourcaut, op. cit., p. 43).
  • [28]
    Brigitte Bouquet cite à ce propos un texte de l’École d’action familiale de 1913 : « Nous voulons former des ouvriers du service social… les bonnes volontés s’engagent dans le service social au petit bonheur, au hasard des rencontres de salon ou de chapelle… la vision qu’on a, dans ce travail, c’est celle d’un face à face du bien et du mal… On s’affronte… Nous fondons une école où ceux qui veulent agir, faire leur service social commenceront par apprendre et par savoir comment on fait son service » (Bouquet, Garcette, 1995, p. 12).
  • [29]
    Pour la promotion 1919, nous avons pu reconstituer l’origine sociale pour huit des douze diplômées, une est fille de juge, une de notaire, une d’industriel, une de commerçant, deux sont filles de pasteur, deux filles de négociant. Il n’y a aucune élève issue des classes populaires ou du monde agricole. De ce point de vue, les deux groupes professionnels se distinguent assez nettement : les monitrices et professeurs d’enseignement ménager se recrutant en grand nombre dans les milieux populaires et dans le monde rural. Ce clivage perdure aujourd’hui. Les CESF se recrutent massivement dans les milieux modestes, ce qui traduit aussi la faible sélectivité du BTS d’économie sociale familiale par rapport aux concours pour entrer dans les écoles de service social.
  • [30]
    « Ce qui nous intéressait justement à l’École des surintendantes, c’était l’aspect non médical des études ; c’était une école laïque et technique ». Propos d’une élève cité par B. Bouquet et D. Treuil (1995).
  • [31]
    Elle fut présidente de l’Union française pour le suffrage des femmes et présidente de la section travail du Conseil national des femmes françaises avant de devenir sous-secrétaire d’État dans le gouvernement du Front populaire.
  • [32]
    L’ambiguïté est constitutive de ce métier dès l’origine comme le manifestent les discours contradictoires sur le rôle, la fonction et le positionnement – entre patron et salarié – de la surintendante. Elle se présente comme neutre, animée par le souci de la justice et de la paix sociale, mais en même temps, la publicité de l’École la définit comme « l’alliée morale du patron », ce que confirment certains employeurs qui, à l’instar de monsieur Michelin, n’hésitent pas à affirmer : « le service social est un service qui paie » (Fourcaut, 1982, p. 23). La position de la surintendante sera particulièrement mise en cause durant les grèves du Front populaire. Dans leur grande majorité les syndicalistes se méfieront d’elle. Cette méfiance a sans doute disparu aujourd’hui. Mais certaines monographies de services sociaux de grandes entreprises que nous avons réalisées mettent en évidence que les salariés confinent l’assistante sociale ou la conseillère du travail dans un rôle et une fonction d’aide et d’assistance pour les problèmes généraux ne relevant pas de la sphère professionnelle, préférant s’adresser aux syndicats pour ce qui est des problèmes du travail.
  • [33]
    Il faut noter toutefois que l’enseignement ménager partage avec les différents métiers du social qui naissent au début du vingtième siècle la même vision de la femme, et des rôles sociaux, la même conception de la famille, plus généralement la même représentation de la société avec son ordre et ses hiérarchies. Mais aussi la même ambiguïté originelle que celle des surintendantes : permettre à des femmes dont la vocation est de rester à la maison, donc de ne pas « travailler », de sortir de chez elles, c’est-à-dire de travailler. Cette vision évoluera dans les années soixante-dix sous le double feu de la critique sociopolitique et féministe.
  • [34]
    En revanche, les assistantes sociales et les surintendantes d’usines seront une des cibles privilégiées des pourfendeurs du travail social à l’instar de J. Verdes-Leroux (1978) ou de R.-H. Guerrand et M.-A. Rupp (1978).
  • [35]
    Dont la principale est sans doute de participer, dans un même mouvement, à l’autonomisation de la femme en lui facilitant l’accès au marché du travail par l’enseignement de la rationalisation de l’organisation domestique libératrice de temps, et à son assujettissement aux tâches ménagères et au renforcement des rôles.
  • [36]
    Sur le comité d’entente, voir le témoignage de Mlle Delagrange publié dans Vie Sociale, no 8-9, 1986 et l’historique établi par Simone Boyer et Christine Garcette dans Vie Sociale, no 1-2, 1995.
  • [37]
    Le ministère de l’Agriculture fonde, en 1918, des écoles temporaires et ambulantes à destination des jeunes ruraux sur le modèle des écoles ménagères rurales créées en 1886 en Ile-de-France.
  • [38]
    Ces centres populaires, souvent confiés à des religieuses, étaient installés dans les cités ouvrières. Ils s’adressaient souvent non seulement aux épouses d’ouvriers ou aux jeunes filles, mais aux ouvrières elles-mêmes. La formation était parfois dispensée sur le temps de travail.
  • [39]
    La caisse de compensation de la région parisienne fonde sa première école ménagère en 1927.
  • [40]
    Le premier conseil d’administration de l’association gérant l’École, en 1923, se composait de huit femmes, les fondatrices et des femmes insérées dans le service social et de quatre hommes : deux médecins hygiénistes, un commandant, un patron proche du Comité des forges, en 1926, le nombre d’hommes passent à dix, celui des femmes à onze. Parmi les nouveaux, on compte un général, deux patrons, un préfet.
  • [41]
    Le certificat d’aptitude à la fonction de surintendante est reconnu sur la base d’un cursus agréé de : 317 heures de formation théorique et 502 heures de stages pratiques la première année et respectivement de 316 et de 816 la seconde.
  • [42]
    Selon notre enquête, 50 % des conseillers du travail ou des surintendantes et 55 % des assistants sociaux du personnel auraient le statut de cadre.
  • [43]
    Nous avons comparé les offres d’emplois parues dans l’une des principales revues professionnelles du secteur social en 1985 et en 1992. Les offres des communes et CCAS pour les CESF sont passées de 2 à 33 (pour 43 offres de travailleurs sociaux toutes catégories de travailleur social confondues cette dernière année). Les chiffres sont respectivement de 4 et 33 pour les conseillers généraux, de 4 et 40 pour les MSA et CAF, de 5 et 26, pour le secteur logement… Une mise à jour, entreprise en 2002 à l’occasion de la réédition de l’ouvrage sur les CESF, a confirmé ces tendances (Aballéa, 2003, première édition 1999).
Français

Résumé

Pourquoi un groupe professionnel se développe-t-il quand un autre végète ? C’est à cette question que cherche à répondre cet article en s’appuyant sur l’étude de deux métiers du social. Le premier compte parmi les plus anciens, puisque l’École des surintendantes d’usines a été créée à la fin de la première guerre mondiale. Le second n’a vu son titre, le diplôme de conseiller en économie sociale familiale, reconnu qu’en 1973. Pourtant malgré la renommée de leur école, l’excellence de leur formation et même dans certains cas, un monopole légal d’exercice, les surintendantes ne réussiront guère à s’imposer. Elles sont aujourd’hui très minoritaires au sein des services sociaux du travail des grandes entreprises peuplés d’assistantes sociales. Les conseillers en économie sociale familiale, au contraire, constituent une des branches les plus dynamiques des métiers composant le champ du travail social, celles dont les effectifs en formation croissent le plus vite. Elles ont réussi la métamorphose de l’enseignement ménager quand les surintendantes ont été confinées dans le social familial et se sont trouvées quelque peu marginalisées par rapport à la gestion des ressources humaines et les questions d’organisation. Parmi les différentes hypothèses examinées pour rendre compte de ces destins divergents, l’auteur retient notamment la capacité des groupes professionnels à se doter ou non d’une structure de représentation et de promotion des intérêts moraux de la profession, qui ne soit ni notabiliaire ni étroitement corporatiste, susceptible de nouer des alliances.

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François Aballéa
Directeur du groupe de recherche « Innovation et sociétés » (GRIS) du département de sociologie de l’université de Rouen. Il coordonne le GT 19 de l’Association internationale des sociologues de langue française : « Sociologie de l’action sociale ».
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.043.0205
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