Introduction
1Il existe de nombreux travaux de recherche sur les solidarités familiales au Québec. Ces recherches sont relativement peu connues en France. Il est vrai que les bilans de ces travaux ont été plutôt rares jusqu’à présent et c’est en bonne partie cet objectif qui a guidé la rédaction du présent article [1].Les synthèses existantes se limitent, la plupart du temps, à une seule discipline (sociologie, anthropologie ou histoire) et font rarement appel à un croisement de regards disciplinaires, contrairement à la France où, par exemple, il est fréquent de retrouver des références empruntées aux historiens de la famille dans les textes produits par les sociologues. Cette réinsertion des dynamiques contemporaines dans le temps long de l’histoire se révèle pourtant fort éclairante dans la compréhension des spécificités culturelles et sociales de ces dynamiques. C’est ce que nous verrons par le détour que nous effectuerons vers le temps de la colonisation au Québec. L’inscription historique des dynamiques sociales paraît ici l’une des pistes les plus prometteuses dans leur éventuelle comparaison avec la situation française.
2Cet enjeu comparatif prend d’ailleurs un sens très particulier actuellement alors que les chercheurs québécois deviennent de plus en plus conscients qu’ils ont souvent eu le réflexe d’emprunter leurs concepts théoriques aux Européens ou aux Américains, sans tenir compte du fait que ces concepts s’inscrivaient dans des univers culturels et sociaux distincts du leur. Dans le présent cas, nous verrons, par exemple, que les relations et solidarités familiales prennent une coloration très différente lorsqu’elles se définissent dans un contexte territorial entièrement occupé, comme c’est le cas en France depuis déjà très longtemps, ou qu’elles s’activent plutôt dans des territoires vierges où l’on a pu, jusqu’aux années soixante, s’établir par groupes familiaux entiers, plutôt qu’être tenu à désigner un seul héritier parmi sa descendance.
3La présente étude montre que certains éléments de contexte ont été très influents sur la production même des recherches sur le thème des solidarités familiales. Éclipsées durant les années soixante-dix, ces recherches sont revenues en force par la suite pour révéler la persistance de ces solidarités et leur adaptation à la modernité. De nos jours, les solidarités familiales au Québec se déploient dans un contexte différent et si les chercheurs continuent d’en démontrer l’importance, ils sont aussi de plus en plus sensibles aux effets que ces constats peuvent engendrer dans le domaine des politiques publiques [2]. Il s’agit, bien sûr, de l’enjeu du difficile équilibre entre, d’une part, la reconnaissance de la persistance de ces solidarités, dans un contexte où on a plutôt l’habitude de dénoncer l’individualisme égoïste ambiant, et d’autre part, le respect des limites des solidarités privées, alors qu’est annoncée, depuis déjà plus de deux décennies, une diminution du soutien de l’État dans le champ social au moment où, entre autres, le vieillissement de la population québécoise s’accélère, laissant supposer une demande accrue de soutien aux proches.
Encadré 1 : Quelques éléments sur la démographique québécoise
4Cet article débutera par une approche historique. Nous présenterons, par la suite, certaines grandes tendances de la recherche au fil des décennies, en s’attardant sur quelques travaux marquants dans les deux dernières décennies. Nous terminerons par un bref aperçu des thématiques actuellement dominantes et des questions qui vont mobiliser les chercheurs au cours des prochaines années.
Encadré 2 : Méthodologie
- les bibliographies des ouvrages de référence en sociologie de la famille dans le Canada francophone et celles des principales recherches qui ont été réalisées depuis le début des années quatre-vingt ;
- certains bilans partiels (Baillargeon, 1996 ; Dandurand et Ouellette, 1995 ; Tahon, 1995) ainsi que plusieurs numéros spéciaux de revues québécoises en sociologie ;
- enfin, la banque de données de la recherche sur la famille au Québec « Famili@ » qui est disponible en ligne (http://familia.inrs-ucs.uquebec.ca) et contient 4 700 fiches bibliographiques faisant référence à des travaux réalisés par des chercheurs de toutes disciplines en sciences sociales.
Quelques repères historiques
À la recherche d’une compréhension de l’évolution historique des solidarités familiales
5Le débat autour de l’historicité des modèles d’organisation familiale et des ménages – qui pose à la fois la question du moment de l’émergence du modèle centré sur la famille nucléaire et celle du déclin/maintien des solidarités dans la parenté – s’alimente assez fréquemment de travaux effectués ailleurs qu’au Québec, tels que ceux de Le Play, Shorter ou Parsons.
6Plus récemment, la recherche d’une compréhension de l’évolution historique des formes de solidarité familiale s’est appuyée davantage sur des travaux québécois dans le cadre d’une réflexion centrée sur les processus conjoints d’industrialisation et de migration des populations de l’espace rural vers la ville. Les travaux des historiens québécois se sont surtout intéressés à la vie sociale dans les milieux ruraux ou les petites villes plutôt que dans les milieux très urbanisés comme à Montréal. Les chercheurs rappellent toutefois fréquemment la proximité des comportements urbains et ruraux (Gagnon, 1988).
7Bouchard (1986) mentionne que les travaux québécois sur l’évolution des sociétés rurales québécoises au XIXe et XXe siècles, sont plus intéressés à comprendre l’univers de la parenté en tant que rapport social dynamique, qui met en valeur la vigueur des solidarités communautaires, qu’à en décrire les structures formelles ou en définir des typologies. On pourrait ajouter que ces recherches, comme celle effectuée par Roberge (1984), fournissent davantage une description des solidarités qui s’expriment à travers les échanges mutuels et l’entraide quotidienne que de celles qui prennent effet à travers la transmission intergénérationnelle du patrimoine.
Quels sont les principaux éléments à retenir dans cette revue de littérature de nature plus historique ?
8Il faut d’abord rappeler que le Québec du XIXe siècle est en retard sur les États-Unis dans le processus de croissance industrielle. La Nouvelle-Angleterre, qui connaît une croissance rapide de son industrie de la laine et du coton, devient une destination privilégiée des migrants qui quittent les campagnes dès la seconde moitié du XIXe siècle. Les travaux de recherche sur ces migrations, entre autres ceux d’Hareven (1977), ont montré que le processus d’industrialisation s’était souvent appuyé sur les solidarités de parenté. Le ménage ouvrier des villes industrielles du XIXe siècle et du début du XXe siècle n’était pas coupé de la parenté plus large : au contraire, le processus avait entraîné une recrudescence de la mobilisation des liens de parenté (Fortin, 1987 ; Dandurand et Ouellette, 1992).
9Les chercheurs démontreront, par exemple, la prégnance de réseaux familiaux dans les nouvelles usines aux États-Unis. Hareven dira : « le rôle central de la famille dans ce processus de formation des travailleurs nous porte à considérer que c’est la famille bien insérée dans un réseau de solidarités aux ressources variées, davantage que la famille nucléaire isolée qui était la plus susceptible de s’adapter au travail industriel » (1977, p. 192). Chez les émigrants canadiens français, les parents ont joué un rôle crucial dans le recrutement de la main-d’œuvre, l’organisation des mouvements migratoires vers le milieu industriel, l’appui aux nouveaux arrivants et l’affectation des travailleurs à l’intérieur des usines. Les parents constituent le principal intermédiaire entre les travailleurs et l’employeur. Les réseaux de parenté facilitent également les déplacements de travailleurs d’une usine à l’autre. Selon Hareven, l’espace de relations des Canadiens français s’étendait du Québec à Manchester et rejoignait d’autres villes de la Nouvelle-Angleterre. Dans les usines de textile, les parents servaient à protéger les emplois, à initier les jeunes et les nouveaux venus aux méthodes de travail… et à trafiquer les machines pour réduire les cadences. La famille initiait ses membres aux comportements collectifs de la classe ouvrière et les protégeait contre les bouleversements du milieu du travail. Lors des fermetures d’usines, les réseaux continuaient à jouer en organisant les déplacements vers d’autres usines ou les retours au Canada.
10Dans les périodes de récession de l’économie américaine, une partie des émigrés reviennent dans leurs villages. Le va-et-vient des jeunes qui se rendent en Nouvelle-Angleterre, le retour dans les périodes de récession et les départs temporaires témoignent aussi du maintien des liens avec le lien d’origine, ce qui contredit le postulat de la rupture des liens généralement associé au processus d’industrialisation et au départ des campagnes.
1840-1930 : les dynamiques familiales à l’épreuve de la colonisation
11Entre 1840 et 1930, de 700 000 à 1 000 000 Québécois ont quitté leur village. L’émigration vers la Nouvelle-Angleterre, surtout vers la fin du XIXe siècle, inquiétera d’ailleurs les élites politiques et économiques du Québec. La crainte de l’assimilation des francophones reste constante, nous seulement parce qu’elle paraît inévitable quand ils partent vivre aux États-Unis, mais aussi pour ceux qui choisiront de migrer vers Montréal, une ville en croissance qui est nettement dominée par l’élite anglophone. Les Canadiens français seront alors invités à se rallier au grand projet de la colonisation.
12Noreau et Perron (1997) rappellent que l’occupation du territoire et la création de paroisses nouvelles ont longtemps constitué l’expression même de l’aventure collective québécoise, avant de devenir l’image d’un retard sur la modernité. Le projet de colonisation est axé sur le peuplement et la possession de la terre dans les espaces disponibles. L’avenir des francophones doit passer par la maîtrise d’un territoire qui va permettre la survivance et l’épanouissement de la société canadienne-française. On vise même particulièrement le nord du Québec, pour s’isoler le plus possible des anglophones. L’expansion territoriale apparaît comme le moyen privilégié pour protéger la foi, la langue et les valeurs de la société canadienne-française.
13La colonisation s’inscrit en fait dans un plan de développement des régions et des « sociétés de colonisation » sont créées pour assurer sa réussite. Celles-ci vont faciliter l’établissement des nouveaux venus dans les régions plus éloignées du Québec. Comme le rappelle Saint-Hilaire (1992), l’État, par son usage du système de concession des terres publiques, a constitué un acteur non négligeable dans cette dynamique. Mais si la colonisation est favorisée par des initiatives des pouvoirs publics et des élites, la réponse des populations montre, une fois de plus, que les mouvements migratoires sont loin de correspondre à l’image de l’individu isolé qui part en quittant sa famille et à celle du déclin des solidarités familiales.
14L’analyse de l’équipe de SOREP [3] a montré qu’à l’époque de la colonisation, les dynamiques familiales se définissaient en référence à des objectifs socio-égalitaires visant l’établissement d’un maximum d’enfants dans un souci de maintien de l’intégrité du groupe familial. Les familles choisissaient de migrer vers les fronts pionniers afin d’établir les enfants à proximité les uns des autres, ce qui favorisait l’entraide, en particulier dans les tâches de défrichage. Dans un contexte de forte croissance démographique, établir l’ensemble de la descendance relève de l’exploit. Les données montrent pourtant que 72 % des enfants de la génération pionnière au Saguenay (dont 57 % des filles) ont effectivement été établis par le père. Le non-établissement, la plupart du temps des cadets, est plus souvent lié au fait que le père était déjà décédé quand l’enfant est arrivé à l’âge adulte. Les non établis ne subissent pas un mauvais sort : on les retrouve dans les professions libérales et ils sont plus instruits. Le non-établissement n’entraîne pas non plus une rupture des liens avec la famille. En bref, les dynamiques familiales observées se caractérisent par l’instabilité, la mobilité, la dispersion des avoirs, l’étalement du processus de transmission sur plusieurs décennies et le caractère improvisé des stratégies. Ce sont des dynamiques très différentes des modes d’organisation familiale repérés en France par les historiens.
Les années trente : migration urbaine et parenté
15Dans les années trente, les régions de colonisation sont devenues une destination privilégiée, ce qui a eu pour conséquences de réduire les départs vers les centres urbains. La colonisation favorise aussi le développement de l’industrialisation en région. Ce processus fait l’effet d’un contre-mouvement à la migration des individus isolés vers la grande ville : plutôt, c’est la petite ville qui s’installe à la campagne (Hugues, 1945). Dans certaines régions, le solde migratoire négatif sera freiné, jusque tard au XXe siècle. Par exemple, dans la période 1956-1976, deux personnes quittent la région de l’Abitibi pour une nouvelle qui vient s’y établir. Mais la grande ville conserve toujours ses attraits, entre autres auprès des jeunes, attirés par une vie plus libre et plus indépendante ; Montréal demeure d’ailleurs un pôle migratoire important, même à l’époque des migrations vers la Nouvelle-Angleterre.
16L’étude des dynamiques de migration vers Montréal révèle aussi la prégnance des solidarités familiales au sein des mouvements migratoires internes des Canadiens français vers cette ville au XIXe siècle et celui joué par la parenté dans l’adaptation au milieu d’accueil montréalais (Gagnon, 1988 [4]). La migration des familles entières demeure la plus courante. Selon Gagnon, la migration s’est effectuée avant le mariage dans la moitié des cas mais s’est accompagnée du déplacement des parents et des frères et sœurs. Les individus célibataires ne constituent que 13 % du total des migrants et ils se retrouvent en ville au sein du même ménage qu’un frère, une sœur, un cousin ou un individu extérieur à la parenté, mais issu de la même paroisse d’origine. Dans la moitié des cas, les migrants ont été précédés à Montréal par d’autres membres de la parenté.
17L’installation à Montréal résulte largement de processus d’émigrations en chaîne et la présence de la parenté en milieu d’accueil s’avère intense. La parenté constitue une ressource potentiellement disponible, apte à présider à l’adaptation des nouveaux venus. Gagnon a fait le repérage de nombreux cas de regroupements dans l’espace (corésidence, voisinage), de pratiques intenses de sociabilité, de la pratique d’un même métier et du maintien continu du lien avec la communauté d’origine. Une bonne proportion d’époux proviennent de la même paroisse. On enregistre aussi des retours dans le milieu d’origine après le mariage. Dans le voisinage urbain, plus de la moitié des ménages partagent une origine commune avec au moins un autre ménage situé sur la même rue.
18Selon Gagnon, les migrations urbaines et les migrations de colonisation, qui visent à réunir l’ensemble de la famille sur le territoire le plus restreint possible, ne sont pas très différentes. La famille y jouera, dans les deux cas, un rôle actif dans ce contexte de grandes transitions économiques et culturelles qui impliquent l’adaptation à un nouveau milieu. Elle fournit un encadrement puissant qui semble prémunir les migrants de la désorganisation sociale annoncée par les grands penseurs de l’époque. Selon les historiens québécois de la famille, les solidarités familiales ne servent d’ailleurs pas seulement à se prémunir contre ce qui serait interprété comme les effets d’une modernité destructrice des liens entre les proches, mais se nourrissent de la modernité et y participent (Bouchard, 1986).
Par ailleurs, si les solidarités familiales semblent particulièrement à l’honneur, c’est aussi parce que les solidarités collectives sont encore très timides. L’Église joue un rôle prépondérant dans les domaines de l’éducation et de l’assistance et encourage les familles à remplir leurs devoirs d’entraide. Si une première loi d’assistance a été votée pour les veuves de guerre en 1919, la loi de l’assistance publique, adoptée en 1921, fournit essentiellement un soutien aux institutions religieuses. Ce n’est qu’en 1937 que les « mères nécessiteuses » se sont vu octroyer une aide directe, mais sous de nombreuses conditions qui en excluent de fait un grand nombre.
Les grandes tendances de la recherche au fil des décennies
La parenté urbaine : après la seconde guerre mondiale
19Les sociologues et les anthropologues n’ont commencé à s’intéresser à la parenté urbaine qu’après la seconde guerre mondiale (Dandurand et Ouellette, 1992). Les analyses de Tremblay et Fortin (1964) et celles de Gagnon (1964) démontrent par exemple que les liens avec la parenté demeurent très actifs, en particulier en milieu ouvrier. Cohabitation entre générations, fréquentation assidue de la parenté et influence des clans familiaux dans les milieux de travail : on s’éloigne peu de ce qui avait été noté à propos des familles du début du XXe siècle.
20À partir des années soixante-dix, les travaux de recherche s’orientent plutôt vers l’analyse de la diversité des pratiques et de l’influence de l’appartenance de classe : la fréquentation plus distancée de la parenté qui s’accompagne d’une centration plus grande sur le couple et les enfants mineurs et sur les sociabilités amicales serait, par exemple, l’apanage des classes moyennes et supérieures.
Si la thématique générale de la persistance des solidarités dans la parenté constitue un point de repère significatif pour comprendre le sens des travaux québécois dans le domaine, il faut rappeler que la finalité des recherches se redéfinit en parallèle de l’évolution des contextes sociaux, politiques et de recherche. À cet égard, l’après-guerre est marquée par l’adoption, par le gouvernement fédéral, des premières dispositions concernant les allocations familiales universelles, soumises à la condition du maintien des enfants à l’école jusqu’à 16 ans. Les années soixante coïncident aussi avec la perte de l’hégémonie de l’Église dans les champs de l’éducation et de l’assistance, au profit de l’État et de ses nouvelles élites formées d’experts et de technocrates (Baillargeon, 1996). Les filles se voient alors ouvrir les portes de l’accès à l’éducation supérieure. C’est d’ailleurs aussi à cette époque de grands bouleversements dans la société québécoise, celle de la « Révolution tranquille », que va s’amorcer le processus de déclin de la fécondité des familles québécoises, brièvement souligné au début de ce texte. Ce déclin ne diffère de celui enregistré dans la plupart des autres pays occidentaux que par son rythme très rapide, mais ceci n’étonne guère au vu de l’ampleur des changements économiques, sociaux et culturels qui ont affecté la société québécoise à partir de cette époque et qui ont, entre autres, conduit à redéfinir le rôle des femmes et la vie de famille [5].
La recherche féministe sur la famille : dans les années soixante-dix
21L’évolution du contexte social et politique des années soixante et soixante-dix, contribue à l’émergence d’autres types de travaux de recherche sur la famille, qui s’intéressent plutôt à la situation des femmes, tant à travers un questionnement sur les relations conjugales que sur le rôle des femmes dans le processus de production/reproduction des êtres humains (Dandurand, 1981 ; Guillaumin, 1978 ; Tahon, 1995). La famille est alors moins définie en référence à l’espace élargi de la parenté, mais cette tradition émergente de recherche couvrira bientôt d’autres thématiques, dont celle des solidarités familiales plus larges. La recherche « féministe » – puisque c’est d’elle dont il est question – demeure extrêmement importante dans le champ de la recherche familiale au Québec, depuis les années soixante-dix jusqu’à nos jours. Cette tradition de recherche s’inscrit dans une perspective associée au processus d’individualisation des relations conjugales et familiales et offre aussi une lecture critique des rapports entre la famille et l’État.
22Dans les années soixante-dix, les théorisations féministes ont le plus souvent présenté la famille comme un lieu d’exploitation où le travail domestique, a priori invisible tant dans les analyses sociologiques que dans la société, devenait l’expression directe de l’appropriation et de l’exploitation du travail des femmes. La famille participait ainsi à la reproduction du mode de production capitaliste (Dandurand, 1981 ; Tahon, 1995 ; Toupin, 1996). Les réflexions féministes ont mené au développement d’une perspective d’analyse en termes de « rapports sociaux de sexe » qui a contribué à considérer la famille et le travail comme des sphères enchevêtrées et à développer la réflexion sur la famille dans son articulation entre le privé et le public.
Au Québec, les années soixante et soixante-dix sont aussi marquées par une accélération du développement de l’État providence qui prend le relais de l’Église dans bien des domaines des solidarités collectives, tant pour la protection de l’enfance, le développement des services de garde d’enfants que pour l’hébergement des parents âgés. Les chercheures féministes se définissent ainsi comme des chercheures engagées pour la cause des femmes et leurs travaux contribueront à développer l’argumentaire des groupes qui revendiquent auprès de l’État un soutien à la cause égalitariste. Les années soixante et soixante-dix sont, de fait, témoins de la révision et de l’adoption de nombreuses dispositions juridiques [6] et de nouvelles politiques qui favorisent l’égalité des sexes. À cette époque, la famille est perçue davantage comme un espace d’aliénation des femmes et de luttes de pouvoir que comme le lieu de l’expression des solidarités.
L’articulation entre solidarités privée et collective : à l’époque de la Politique familiale
23Durant les années quatre-vingt, un événement majeur, le projet de développement d’une politique familiale au Québec, va contribuer à orienter les réflexions sur les solidarités familiales vers le débat sur l’articulation entre les solidarités privées et collectives. Si plusieurs groupes (familialistes, fiscalistes, natalistes, féministes) participent activement aux discussions entourant l’élaboration de cette politique, qui sera adoptée en 1987, le projet va aussi mobiliser les chercheurs dont les travaux permettront, entre autres, de distinguer les différents intérêts représentés dans ces discussions et de comprendre les principaux enjeux d’une telle politique (Dandurand, 1987).
24Les chercheurs, et en particulier les chercheures qui s’inscrivent dans le courant féministe, orienteront leurs réflexions vers les thématiques de la maternité et du rapport à l’enfant. S’exprime alors, avec de plus en plus d’insistance, la crainte d’une pression publique à un « retour en arrière », i. e. au renvoi des femmes « à leurs foyers » ; la Politique familiale ayant été très souvent perçue comme une initiative portant d’abord un projet nataliste (Baillargeon, 1996 ; Dandurand, 1987 ; Le Bourdais et Marcil-Gratton, 1994 ; Pallacio-Quintin, 1985) [7]. Dans un contexte où s’amorce le mouvement de désengagement de l’État providence, cette lecture exprime une appréhension que le virage « familial » s’accompagne d’un changement dans les priorités publiques qui se traduirait par une réduction du soutien aux revendications des groupes de femmes dans la sphère du travail.
25Les débats sur la Politique familiale concerneront différents sujets : la fiscalité, la garde des enfants, la conciliation famille/travail, l’habitation, les loisirs, les services de soutien aux familles, le droit familial [8]. Dans la foulée de ces réflexions, et prenant en quelque sorte le relais des féministes marxistes qui ont été les premières à s’intéresser au lien entre les rôles familiaux et la position économique des individus, les nouvelles analyses des économistes de la famille [9] permettront de mieux connaître les impacts financiers directs des diverses mesures proposées.
26Au terme des débats entourant la politique familiale, on semble avoir privilégié une option neutre en ce qui concerne la définition de la famille (biparentale monoparentale, recomposée…), mais cette interprétation renforce l’idée qu’il n’est en fait surtout ici question que des parents ayant des enfants à charge. La question des solidarités est bien discutée, mais plutôt en référence au soutien collectif à ces « familles », un soutien qui pourrait être ciblé envers les plus démunis ou universel, qui s’adresserait plutôt aux parents travailleurs ou à la mère au foyer : telles en sont les questions fondamentales.
27Si les débats autour de la politique familiale ont conduit les chercheurs dans le domaine de la famille, et en particulier les féministes, à se centrer sur la question du rapport à l’enfant, cette réflexion constituera tout de même l’amorce de la réflexion sur la question des soins et de la responsabilité des personnes dépendantes.
À partir des années quatre-vingt-dix, certaines recherches poursuivront l’objectif de documenter les pratiques concrètes de solidarités familiales, répondant indirectement à la question de la capacité de la parenté à suppléer ou à se substituer aux services de l’État. D’autres travaux, s’appuyant aussi sur des enquêtes réalisées auprès des familles, s’intéresseront de façon plus étroite et plus précise aux conséquences de ces pratiques de soins et d’aide pour les personnes aidées et aidantes, en particulier dans le cas des soins à un parent âgé ou présentant certains problèmes de santé.
Le « retour » des travaux sur les solidarités familiales en 1985
28À partir du milieu des années quatre-vingt, la sociologie de la famille au Québec est marquée par la redécouverte d’un horizon familial plus large, celui de la parenté. Dans la foulée des travaux de Pitrou (1992), en France, et de Finch et Mason (1993), en Angleterre, plusieurs enquêtes québécoises documenteront l’état des sociabilités et des solidarités de la parenté contemporaine. Ces recherches utiliseront souvent la notion de « réseau » pour décrire ce qui est perçu comme une nouvelle réalité familiale, marquée à la fois par une redéfinition de la nature des relations interpersonnelles au sein de la famille et par l’imbrication de ces relations dans un espace social plus large où se retrouvent les amis, les collègues de travail, les voisins, dont on perçoit le rôle de sociabilité et d’entraide, mais dont on questionne la capacité de se substituer ou non aux relations familiales. Trois recherches se sont inscrites dans cette première vague de la fin des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt-dix. Les travaux de Fortin, de Dandurand et Ouellette et de Godbout et Charbonneau partagent certaines caractéristiques communes, celles de se situer en milieu urbain, par exemple, mais aussi celles d’examiner en quoi les sociabilités et solidarités familiales sont ou non influencées par la variable de la classe sociale.
Histoires de familles et de réseaux
29L’enquête de Fortin et de son équipe (1987) sera réalisée la première. Elle visait à décrire et analyser les réseaux de sociabilité dans l’agglomération de Québec. L’analyse démontre l’existence de différents types de réseaux. Le premier, calqué sur le modèle du clan ou de la « famille urbaine d’autrefois », se caractérise par une forte sociabilité familiale. Ce réseau, qui prend appui sur les relations entre les femmes de la famille, suppose une fréquentation intense de ses membres. Les chercheurs observent ce type de réseau dans les quartiers populaires de la basse ville de Québec, là où la parenté est encore très présente dans l’espace de proximité. Cette proximité géographique favorise les rencontres, mais aussi les échanges de biens et de services de toutes sortes. Les personnes font appel à la famille en cas de difficulté, mais commencent aussi à utiliser des ressources extérieures. Dans les autres quartiers étudiés, les sociabilités sont moins homogènes. En fait, plus les femmes travaillent, plus souvent émerge le modèle de l’unité domestique centrée sur le couple. Le modèle « basé sur le couple » se retrouve davantage dans les quartiers résidentiels de classe moyenne supérieure où la proximité géographique de la parenté est plus rare et la mobilité géographique plus fréquente. La famille est fréquentée sur un mode un peu distancé et le ménage peut plus facilement se passer de l’aide de la parenté en faisant appel au « marché » des biens et services.
30L’équipe de Fortin souligne quelle que soit la composition du réseau social des individus, celui-ci est toujours traversé d’échanges de biens, de services, de conseils ; ces échanges nourrissent les relations et les empêchent de devenir trop formelles et de s’épuiser. En comparant les sociabilités féminines et masculines, l’équipe ajoute que la famille continue d’être une « affaire de femmes ».
Entre autonomie et solidarité. Parenté et soutien dans la vie de jeunes familles montréalaises
31Quelques années plus tard, Dandurand et Ouellette (1992) réalisaient à leur tour une étude sur la double thématique solidarité/sociabilité, cette fois dans une démarche comparative de trois quartiers montréalais qui se différenciaient par des caractéristiques de « classe » : le quartier Saint-Henri, plus populaire, le quartier Rosemont, de « classe moyenne » et le quartier Outremont, à la population plus aisée [10]. Le projet avait pour objectif de décrire le processus de circulation des aides, d’en comprendre l’articulation selon les diverses sources et d’analyser les résultats en faisant appel aux variables de genre, de classe et de type de ménage.
32Les deux chercheures notent que dans, la plupart des cas, la parenté joue toujours un rôle important dans les sociabilités, mais il s’agit de la parenté la plus proche, celle constituée par le cercle des germains et ascendants, incluant parfois leurs conjoints et enfants respectifs. En comparant avec les résultats de l’enquête de l’équipe de Fortin, Dandurand et Ouellette arrivent à la conclusion que les observations réalisées à Québec témoignent d’une proximité de la parenté plus nombreuse et importante qu’à Montréal.
33Il demeure que l’étude des relations de parenté dans le quartier plus populaire de Saint-Henri rappelle toujours la présence de nombreux échanges matériels et symboliques avec les personnes apparentées qui résident à proximité. La parenté y est identifiée comme un réseau d’entraide et de solidarité essentiel. Mais la distance géographique limite rapidement la fréquentation et l’entraide. Les femmes jouent toujours un rôle de pivot dans le maintien et l’activation des relations de parenté. Mais déjà dans ce milieu, les autres types de relations participent à l’univers des sociabilités, par exemple les amis révèlent leur importance dans les domaines de la confidence, des conseils et du partage des valeurs, surtout pour les femmes.
34À Rosemont, les sociabilités observées ressemblent aux autres modèles repérés par l’équipe de Fortin, surtout celui basé sur le couple. Le couple et la famille nucléaire prennent le pas sur les liens de parenté dans le discours des personnes rencontrées, mettant ainsi en valeur la capacité d’autonomie des acteurs. Les familles paraissent marquées par l’« ambivalence à se définir comme membre d’un réseau de parenté et à s’impliquer dans ses pratiques d’échange et de solidarité » (p. 235), l’ambivalence entre les valeurs d’autonomie et de solidarité s’exprimant dans la recherche de la « bonne distance ». Dans ce contexte, les autres liens (amis, voisins, collègues) gagnent en importance, en particulier pour les femmes, mais ils ont le plus souvent des rôles « spécialisés ».
35Dans les familles aisées d’Outremont, apparaît plus nettement l’importance de la diversité des liens, de la valorisation des affinités personnelles et de la fragmentation des échanges. Les parents rencontrés investissent simultanément dans plusieurs types de liens indépendants, créés à travers un processus de circulation dans divers milieux sociaux. Les relations interpersonnelles sont spécialisées et les membres de la parenté qui font partie du réseau n’ont pas, comme c’était le cas ailleurs, un rôle prépondérant dans les échanges, même si la parenté continue d’être considérée comme un pôle dominant d’identification et une source importante de soutien. Comme le noteront les auteures : « certaines peuvent ainsi se dire tout à fait indépendantes et autonomes par rapport à leur parentèle alors même que leurs récits de situations concrètes témoignent d’une interdépendance affective et/ou matérielle » (p. 284). Les chercheures ont noté que l’aide des parents est active et bien accueillie, mais il est très important que ce soutien ne compromette pas la liberté de celui qui le reçoit et ne le fasse pas se sentir en dettes.
L’analyse suggère aussi que les solidarités familiales ne peuvent être bien comprises sans leur articulation avec les autres sources possibles de solidarités, ni sans qu’elles soient recontextualisées en référence à l’ensemble des autres rôles que la famille est susceptible de jouer, en termes d’identité, de sociabilité, de transmission, de socialisation, de contrôle social et même d’accès au marché du travail.
La circulation du don dans la parenté. Une roue qui tourne
36Dans leur étude, Godbout et Charbonneau (1996) poursuivront d’autres objectifs. Cherchant à documenter la réalité de la circulation du don (cadeaux, hospitalité et aide [11]) au sein de la parenté, ils choisiront de se concentrer sur un groupe restreint de familles – sept – résidant dans la région de Montréal et représentant une certaine diversité socio-économique [12].
37Comme les précédentes, l’enquête a démontré le fait que les familles poursuivaient des activités d’échanges et de don significatives pour les personnes rencontrées. L’appartenance de classe paraissait toujours influencer les dynamiques d’entraide, en particulier les types de contenus d’échange, tout comme la différenciation selon le genre ; les femmes jouant un rôle plus important en tant que gardienne du lien et dans la circulation des informations nécessaires à la circulation du don, entre autres pour faire connaître les besoins d’aide de chacun dans la famille. L’enquête a cependant aussi révélé la pénétration importante dans toutes les familles rencontrées de certaines des normes plus souvent associées aux classes supérieures, et en particulier de celle du respect de la liberté de donner et de recevoir. Si Dandurand et Ouellette avaient noté une ambivalence entre l’autonomie et la solidarité, ici c’est plutôt par la tension entre liberté et obligation qu’ont été définis les échanges.
38L’enquête a rappelé l’importance de comprendre la dynamique des échanges sur la durée des temporalités individuelles, des événements attendus et inattendus qui créent autant d’occasions de mobilisation des ressources, d’établissement des réputations et des vocations, de construction des liens de confiance, mais aussi de mise à l’épreuve pratique des liens qui peuvent révéler les difficultés, les malentendus, les déceptions.
39L’enquête s’est aussi attardée à documenter les limites des solidarités familiales et à voir comment les familles peuvent s’adapter aux nouvelles exigences liées à la promotion de l’individualité et surmonter les conséquences de ces histoires de déception, de don mal reçu ou mal donné, d’impression d’avoir trop donné, pas assez reçu et même trop reçu ; dans cette réflexion sur les limites du don, on a bien vu que parfois, il ne restait plus qu’à rompre le lien.
40La recherche a, de plus, montré que les valeurs de liberté et d’autonomie n’étaient pas portées seulement par les plus jeunes générations, mais aussi par les plus âgées, fort réticentes à dépendre de leurs enfants. Car si l’aide circule au gré des besoins des personnes et en fonction des ressources et des compétences disponibles, on a vu aussi qu’elle répondait à d’autres règles que ce soit par la préférence à se voir offrir une aide, plutôt qu’avoir à la demander, ou encore à s’assurer qu’elle ne génère pas un rapport de dépendance qui exclut toute réciprocité. Et c’est ici qu’on fera plus aisément appel au marché ou à l’État, souvent identifiés par les uns et les autres comme des garants du maintien d’une certaine indépendance à l’égard de la famille, voire qui se mettent même au service du maintien d’un lien familial satisfaisant pour tous, car moins empreint d’obligation.
41En bref, ces enquêtes ont toutes confirmé le maintien de l’importance des liens avec une parenté au-delà de la famille nucléaire, mais qui ne va souvent pas tellement plus loin que les fratries adultes, les filiations immédiates et quelques beaux-frères et belles-sœurs, une configuration dont on enregistre d’ailleurs les changements d’une fête de Noël à l’autre. En même temps, les histoires familiales sont riches de corvées partagées, de « coups de pouce » toujours les plus immédiatement disponibles. Ces enquêtes révèlent aussi, et c’était souvent leur objectif premier, l’existence de différentes règles de fonctionnement implicites qui ne peuvent être ignorées dans une réflexion sur les solidarités familiales.
42La richesse des résultats de ces trois démarches de recherche n’a certainement pas été exploitée suffisamment. On n’a certainement pas non plus suffisamment pris note de leurs conclusions pour comprendre que les solidarités familiales, qui seront beaucoup évoquées dans les années suivantes, ne peuvent répondre à tout ce qu’on semble maintenant vouloir exiger d’elles. Ces enquêtes ont montré, entre autres, que le maintien de relations satisfaisantes – passage obligé quand on se situe dans un contexte de relations électives – exige le respect de la liberté et de l’autonomie des uns et des autres, mais aussi l’accord avec les différents projets individuels qui se retrouvent en compétition dans l’espace de temps disponible. Dans un tel contexte, alors que se défont et se refont les alliances et les familles, les solidarités doivent compter avec une marge d’incertitude importante. Le constat sur la diversité des situations familiales sera d’ailleurs renforcé à la suite des conclusions des chercheurs qui seront de plus en plus nombreux, à partir de la fin des années quatre-vingt, à s’intéresser à la vie des familles issues de l’immigration ou des divers groupes ethnoculturels présents à Montréal et dans diverses régions du Québec [13].
Plusieurs recherches québécoises, centrées sur des thématiques plus étroites, seront réalisées au cours des années quatre-vingt-dix. Elles contribueront à documenter avec plus de précisions les effets de ces nouvelles conditions d’exercice des pratiques de solidarités familiales.
Thématiques d’aujourd’hui et questions pour demain
Perturbations dans les parcours de vie, vulnérabilités et soutiens
43Dandurand et Ouellette, dans le cadre de leur enquête, avaient déjà amorcé cette démarche en s’intéressant à la question des soutiens autour de plusieurs thématiques, dont celles de la garde des enfants et des ruptures d’union.
44L’analyse montre ainsi qu’à Saint-Henri, milieu populaire, on privilégie surtout la garde des enfants en milieu familial, chez une voisine, qui est parfois une amie ou une parente. À Rosemont, les modes de garde étaient plus diversifiés, faisant appel, en plus du mode de garde en milieu familial, à des gardiennes à la maison ou aux ressources publiques de crèches ou de garde en milieu scolaire. En milieu plus aisé, il y a souvent une gardienne à la maison, mais les mères de ce milieu utilisent aussi des crèches lorsque les enfants atteignent 3 ans. Dans aucun des milieux étudiés les grands-parents n’apparaissent comme une ressource importante dans les modèles de garde d’enfants, comme l’enquête de Godbout et Charbonneau l’avait aussi souligné. En fait, les grands-parents fournissent plus souvent une aide matérielle légère et épisodique, des conseils, des dons divers et jouent tout au plus un rôle de garde de dépannage.
45L’étude de l’aide, suite à une rupture d’union, révèle aussi des différences selon les quartiers étudiés. En milieu aisé, les parents des mères seules ont généralement apporté un soutien diversifié surtout immédiatement après l’événement de la rupture. Dans les autres quartiers, en particulier pour les mères qui sont devenues dépendantes de l’aide financière de l’État, l’analyse suggère que l’aide de la parenté n’est pas aussi disponible, non par manque de solidarité, mais parce que les parents vivent trop loin ou encore parce que ces liens ont parfois disparu, par exemple, à la suite d’un décès. De plus, l’aide nécessaire peut aussi dépasser la capacité d’intervention de la parenté. Entre ces deux pôles, un troisième sous-groupe de femmes a développé une sociabilité et des modes d’entraide centrés sur l’amitié.
Cycle de vie et mobilisation des ressources
46Cette thématique de l’aide à la suite d’une rupture conjugale a été étudiée à peu près à la même époque par d’autres chercheurs, par exemple en France par Martin (1997), mais aussi au Québec (Charbonneau, 1991). L’intérêt pour ce type d’analyses témoigne de la présence d’un nouveau type de recherches axées sur l’étude du processus de mobilisation des ressources formelles et informelles en lien avec des événements spécifiques du cycle de vie. Les études qui s’inscrivent dans cette tradition sont moins centrées sur les dynamiques familiales, en termes de mutations du sens ou d’évolution de l’institution familiale, que sur une analyse très explicite de l’articulation de la sphère familiale avec toutes les autres sources potentielles de mobilisation des ressources. Cet intérêt pour l’articulation des ressources ne se traduit pas seulement par un exercice de description des ressources mobilisées, mais plus encore dans la compréhension du processus de mobilisation, de ses règles, du sens accordé aux différents types d’aide, des stratégies utilisées par les acteurs.
Capacité de mobilisation de l’aide familiale dans la durée
47Ces recherches permettent aussi de tester les capacités des solidarités familiales. Ainsi, l’enquête québécoise sur le processus de mobilisation des ressources qui suit une rupture conjugale (Charbonneau, 1991) a confirmé le fait que l’aide provenant de la famille présentait des caractéristiques de diversité, de rapidité de mobilisation et de souplesse par rapport auxquelles celles fournies par divers programmes gouvernementaux (aide financière, résidentielle, soutien psychologique) ne pouvaient rivaliser. Mais l’analyse montrait aussi la difficulté de mobiliser l’aide de la famille sur une longue durée, en dehors d’immédiates périodes de « crise » ou des rituels habituels où circule l’aide matérielle et même financière. Cette aide n’est pas non plus disponible dans toutes les familles et certains parents peuvent refuser d’aider quand ils ne sont pas d’accord avec la décision de rupture de leur fille. La crainte de la dépendance, le refus de se créer une dette difficile à rendre, la difficulté de poser le geste de demander une aide et même la crainte d’être une trop lourde charge pour les proches limitent aussi le recours à l’aide familiale.
48Comme cela avait été noté dans d’autres enquêtes, l’aide de l’État était considérée comme une garantie du maintien de l’indépendance envers la famille. Cette enquête, qui comprenait un volet comparatif entre le Québec et la France, avait démontré que la famille était plus fréquemment mobilisée en France et que son aide s’inscrivait davantage dans un processus continu alors qu’au Québec, celle-ci était très ponctuelle et paraissait plus difficile à demander. Les Québécoises étaient moins réticentes à faire appel aux ressources institutionnelles et en demeuraient dépendantes sur une plus longue durée, ce qui s’expliquait entre autres par les caractéristiques des aides disponibles.
49Dans cette même tradition de recherche qui associe événement perturbateur du cycle de vie et processus de mobilisation des ressources formelles et informelles, notons aussi la recherche réalisée au milieu des années quatre-vingt-dix auprès des mères qui ont eu un premier enfant durant leur adolescence (Charbonneau, 2003a). Les résultats de l’enquête ont, ici aussi, mis en évidence la difficulté à concilier les aspirations d’indépendance et d’autonomie des mères avec un besoin d’aide qui ne peut, dans ce contexte spécifique, que se poursuivre sur de nombreuses années. En révélant la complexité du processus de mobilisation des ressources qui s’effectue principalement auprès des parents de la jeune mère, l’analyse a mis au jour les difficultés de compréhension mutuelle des aides reçues ou non reçues, attendues ou non, offertes ou non.
50Dans ce champ d’études des solidarités familiales qui concerne principalement le lien entre les parents et les jeunes adultes et met en valeur la question des solidarités descendantes, on peut aussi citer les travaux de Lefebvre (1998, 2001), qui a longtemps travaillé avec Jacques Grand-Maison sur la question des rapports intergénérationnels et, plus précisément de l’« équité entre générations ». Lefebvre a mis en évidence la contradiction entre les solidarités importantes qui se manifestent dans l’espace privé de la famille et les difficultés des jeunes à s’insérer dans le monde du travail où leurs aînés, détenant les rênes du pouvoir, multiplient les obstacles devant ces jeunes. Elle a aussi rappelé que ce constat de la vigueur des solidarités intergénérationnelles ne doit pas faire oublier le risque de renforcement des clivages entre groupes sociaux plus ou moins favorisés et ainsi, entre « héritiers et non-héritiers ».
Ces débats font par ailleurs apparaître dans la réflexion sur les solidarités familiales un sujet qui avait rarement été abordé jusqu’à présent : celui de la transmission intergénérationnelle. Dans les travaux centrés sur les solidarités entre vifs, il est plus souvent question d’une certaine mutualité des échanges, d’aide pratique et de don de temps. La transmission du patrimoine, les questions d’héritage, semblent rarement avoir intéressé les sociologues québécois dans leurs études des solidarités. Mais il est probable que ce sujet les intéresse davantage dans l’avenir : les générations actuelles d’adultes québécois qui sont arrivées à la retraite, ou qui y arriveront d’ici dix ans, ont connu un processus d’enrichissement significatif, grâce à une mobilité sociale associée à une hausse des niveaux de scolarité et à la création d’emplois dans le secteur tertiaire au cours des décennies soixante et soixante-dix. Ce sont ces générations qui se trouvent actuellement en position d’aider les plus jeunes arrivés au seuil de l’âge adulte dans un contexte économique plus difficile qu’auparavant [14].
Mise à l’épreuve des solidarités dans une situation exceptionnelle
51Avant de procéder à une certaine inversion de la problématique pour s’intéresser aux recherches sur les solidarités familiales ascendantes, un mot sur une autre enquête, toujours inscrite dans ce croisement entre événements, solidarités et famille : celle sur la mobilisation des ressources à la suite de la tempête de verglas de 1998.
52L’enquête réalisée dans le cadre de la Commission d’étude sur les conséquences de la tempête de verglas en 1998 (Charbonneau et al., 1998) constituait un « instantané » d’un processus de mobilisation des ressources, dans un contexte de sinistre naturel de grande ampleur, mais à durée limitée. Devenir un sinistré du verglas signifiait, entre autres, qu’il fallait trouver un hébergement pour toute la famille à l’extérieur de la zone concernée par la panne électrique ou chez quelqu’un ayant accès à une source alternative d’énergie pour se passer de l’électricité pour vivre, entre autres, par très grand froid et parfois pour quelques semaines. Tous les aspects de la vie quotidienne de millions de personnes, très peu habituées à ce contexte d’urgence nationale, ont été perturbés. Les autorités publiques ont fourni diverses ressources à la population sinistrée, elles ont aussi fait de grands appels à la solidarité collective pour faire face aux problèmes. Différentes enquêtes ont donc été réalisées durant l’été qui a suivi l’événement.
53L’analyse a, une fois de plus, rappelé l’importance des solidarités familiales ; toujours les premières sollicitées dans ce contexte d’urgence. Elle a, par ailleurs, montré que tous n’y ont pas accès et que d’autres types de ressources doivent donc être disponibles. L’analyse du processus de mobilisation a en fait montré que la débrouillardise individuelle est demeurée la réponse préférée des sinistrés et certains ont même risqué leur santé pour ne pas avoir à demander l’aide des autres. On aura bien vu aussi que l’aide publique est plutôt la dernière sollicitée quand tous les autres types d’aide ne sont pas ou plus disponibles. Bien que le sinistre n’ait duré tout au plus que quatre semaines, certaines histoires de cohabitation n’ont cependant pas été faciles, faisant resurgir les tensions familiales, des déceptions, des malentendus, la crainte de surcharger l’autre, la difficulté de concilier des habitudes de vie en très petits ménages avec de nouvelles exigences du partage de l’espace de vie et des responsabilités. Pour certains, le sinistre aura été le grand révélateur des solidarités familiales, d’autres se sont tout à coup rendus compte qu’ils n’avaient justement personne sur qui compter.
Si cette enquête se situe dans une classe à part à cause du caractère exceptionnel de l’événement concerné, elle s’inscrit tout de même dans cette tradition d’analyse de la mise à l’épreuve des solidarités familiales, révélatrice des règles, des limites et du sens qui y est accordé.
Les soins aux « proches fragilisés »
54C’est sans doute dans le domaine des soins aux proches que cet exercice de mise à l’épreuve des solidarités familiales a été réalisé avec le plus d’attention au cours des dernières années. Comme le rappellent Dandurand et Saillant (2003), ce sont surtout les chercheurs intéressés par les problématiques du vieillissement et de la santé, ainsi que ceux qui s’inscrivent dans une perspective reliée à l’éthique féministe et qui centrent leurs travaux autour de la notion de « caring » qui s’y sont attardés. Certains chercheurs se sont plutôt intéressés aux soins des proches ayant des problèmes psychiatriques [15]. En fait de nombreux travaux ont été réalisés sur ce thème dès la fin des années quatre-vingt [16].
55Au début des années quatre-vingt-dix, Lesemann et Chaume (1992) publiaient une recherche sur le « maintien à domicile » qui avait permis d’étudier la réalité quotidienne des aidants principaux. Ces chercheurs avaient d’abord inscrit leur réflexion dans une perspective qui sera souvent reprise par la suite : celle qui définit cette responsabilité en termes de « charge » ou de « fardeau ». Selon eux, cette perspective, largement inspirée d’une littérature anglo-saxonne à prédominance psychosociale, présente les solidarités familiales dans un langage d’utilité publique qui les assimile à du travail professionnel dont il faut, entre autres, pouvoir identifier les risques, afin de s’assurer qu’elles jouent bien leur rôle de relais de l’intervention publique. C’est aussi la perspective la plus utilisée par les intervenants, les planificateurs et bon nombre de chercheurs. Lesemann et Chaume, au fil de leur enquête, ont pourtant observé une réalité qui mettra plutôt en valeur la capacité stratégique des aidants à définir leur propre action à l’intérieur d’un certain « champ des possibles ». L’analyse révélera ainsi l’écart considérable entre les points de vue des aidants et des évaluateurs institutionnels qui se traduira, entre autres, par la coexistence entre une logique marchande et étatique où prédominent les normes, les classifications et les procédures, celle de l’économie institutionnelle, et la logique de l’économie familiale, enracinée dans la solidarité, la réciprocité, le « bon vouloir », dans l’histoire longue de ces familles. La logique de l’économie familiale serait dominée par l’influence du rapport affectif, qu’il soit d’amour ou de haine, et par une « force de désignation », ce que les travaux de Godbout et de Charbonneau avaient aussi montré et qu’ils avaient plutôt qualifié en termes de vocation et de réputation.
56Les conclusions de cette enquête seront reprises dans plusieurs recherches par la suite. Ces travaux se sont en fait généralement centrés sur la dyade personne aidée-personne aidante, reléguant dans l’ombre la contribution des autres membres de la famille (Dandurand et Saillant, 2003). Cette thématique du soutien auprès de proches vulnérables, que ce soit des personnes âgées ou d’autres ayant des problèmes de santé sévères permet de mettre l’accent sur le type d’aide le plus exigeant qui soit en termes de temps, de ressources et d’investissement personnel, donc sur celui qui, posant avec le plus d’acuité la question de l’interaction avec l’aide institutionnelle, met le plus en valeur l’impact du processus de retrait de l’État providence [17].
57Dandurand et Saillant (2003) se sont intéressées au rôle des aidants principaux et secondaires et l’ont étudié dans une diversité de situations (personnes âgées, enfants, conjoints ou même amis malades, handicapés). Si elles rappellent que les aidants principaux demeurent le plus souvent des femmes et des membres de la famille la plus immédiate (filiation directe, conjoint), leur analyse met aussi en évidence le fait que c’est lorsqu’ils proviennent d’une famille nombreuse, là où on a été socialisé au partage et à la solidarité, que les aidants principaux peuvent le mieux compter soit sur un certain relais auprès des personnes aidées, soit sur une aide qui leur est directement offerte (soutien moral surtout). C’est évidemment une réalité qui tend à disparaître parmi les plus jeunes générations. L’analyse des obstacles au soutien a aussi révélé que l’exercice d’un emploi ou le fait que la maladie ou le handicap altèrent le comportement ou la lucidité de la personne en besoin d’aide sont les raisons le plus souvent évoquées par les hommes lorsqu’ils cherchent à justifier leur absence d’implication dans le processus. Selon ces chercheures, l’évolution du contexte social laisse penser qu’il sera de plus en plus difficile de compter sur des proches aidants. Certaines mesures devront donc être prises pour leur faciliter la tâche, que ce soit de prévoir des congés de soutien aux proches dépendants ou des aides institutionnelles et communautaires accrues au chapitre du maintien à domicile. Les chercheurs font aussi valoir l’importance de favoriser une meilleure socialisation des garçons à l’engagement familial.
Comme en témoigne la recherche de Dandurand et Saillant, les chercheurs concluent souvent leur analyse par une réflexion sur les politiques publiques. D’autres montrent plutôt les incohérences de ces politiques. Par exemple, Lavoie (1998) dénonce la tendance institutionnelle à la promotion de l’implication des proches dans l’aide auprès des personnes fragilisées dans un contexte où on leur offre le moins de services possibles. Cette double logique s’inscrit en fait dans le processus plus large de transfert des soins à la communauté, « la communauté étant essentiellement les membres féminins des familles ayant des parents fragilisés ». Guberman (2002) poursuit dans cette voie en analysant les contenus de deux documents récents du ministère de la Santé et des Services sociaux [18]. Selon cette auteure, si l’État a bien entendu le message transmis par les chercheurs sur les risques d’épuisement des aidants, c’est tout de même encore la logique de la réduction des dépenses publiques qui guide l’intervention étatique dans ce domaine. En 1985, l’adoption de la Politique du vieillissement avait mis au jour la double priorité du renforcement des solidarités premières et du développement du partenariat entre la famille et l’État. Si la première priorité est toujours présente dans les nouvelles orientations qui veulent « maintenir les aidantes au centre de l’organisation des soins », l’absence de la reconnaissance du statut des aidants et leur relégation au rôle d’« accompagnateur de la personne, si la personne y consent », limitent leur capacité d’être considérées comme de véritables partenaires. Selon Guberman, la priorité accordée au choix du « maintien à domicile », plutôt qu’à celui d’une diversité de ressources d’hébergement, se traduit par une responsabilité accrue des proches, dans un contexte où il n’y a jamais eu d’investissement significatif dans les services de proximité (Rosenthal, 1997). Les orientations qui ciblent plus directement l’aide aux proches aidants paraissent se limiter à des mesures de répit, à certaines activités de « transfert d’information », qui permettront aux aidants de fournir une aide plus efficace, voire plus « professionnelle », et à une intention – jamais traduite en mesures concrètes – de mieux couvrir les frais des services connexes (aide domestique par exemple). Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des autres provinces canadiennes, ces frais ne sont effectivement toujours pas couverts au Québec.
Plusieurs chercheurs s’inscrivent dans ce double mouvement d’un travail minutieux de description de la réalité concrète des solidarités familiales et d’une analyse concomitante des impacts de leurs conclusions sur la dynamique d’interaction entre la famille et l’État. Cette analyse est généralement formulée dans les termes d’une limite à ne pas dépasser dans la sollicitation et la promotion des solidarités familiales. Certaines recherches mettent pourtant plutôt en évidence la revendication à un droit à la solidarité, ou du moins au droit à la reconnaissance de la solidarité, si l’on peut s’exprimer ainsi. Prenons quelques exemples.
La revendication du droit à la solidarité
58Les réflexions mettant en avant des revendications qui visent à faire reconnaître le « droit » aux solidarités familiales émergent surtout dans le cadre d’activités d’échanges entre les chercheurs et des représentants des milieux d’action publique et communautaire, où les milieux communautaires font, par exemple, valoir l’importance de la reconnaissance du rôle des grands-parents dans les politiques publiques dans le domaine de la famille (Racine, 2001).
Reconnaissance du droit à la solidarité entre générations
59Certains chercheurs se sont ainsi impliqués en offrant leur expertise pour réfléchir aux moyens par lesquels pourraient être mieux reconnues les solidarités familiales, entre autres celles entre les générations. C’est le cas, par exemple, de l’équipe de Fortin et de Després (et Vachon, 2002) qui ont réalisé un travail minutieux de documentation des expériences de maisons intergénérationnelles [19] dans les résidences pavillonnaires de la banlieue de Québec. Dans la dernière partie de leur rapport, ces chercheures proposent une refonte des règles de zonage afin de permettre le développement de cette formule particulière ; certaines municipalités ont d’ailleurs accueilli cette idée avec intérêt.
Reconnaissance du droit à la solidarité dans le cadre des rapports conjugaux et parent-enfant mineur
60Ce thème de la reconnaissance du droit à la solidarité est très présent dans le champ plus étroit des rapports conjugaux ou du lien parent-enfant mineur. C’est le cas par exemple, lorsqu’il est question de la revendication du droit au « mariage », portée par la communauté homosexuelle. Ces dernières années, les chercheurs ont été amenés à réfléchir à cette question, soit à l’intérieur des partenariats de recherche avec des groupes représentant la communauté gaie et lesbienne (par exemple à l’Alliance de recherche IREF/Relais-Femmes), soit dans le cadre plus immédiat des consultations publiques sur un avant-projet de loi [20] visant à permettre aux couples de même sexe de bénéficier des mêmes droits et obligations que les couples hétérosexuels. Si les chercheurs qui ont participé aux réflexions menant à l’adoption de la loi sur l’union civile sont plutôt favorables aux revendications des homosexuels (Julien, 1998 ; Robinson, 2001), il leur restera, dans les années à venir, à étudier les impacts de ces nouveaux types d’engagement.
61La question des solidarités dans l’espace plus étroit de l’univers des « couples-parents » conduit à s’intéresser à la thématique de la paternité. Dans la foulée de l’augmentation des divorces et des ruptures d’union se sont d’abord posés les problèmes du désengagement des pères et de l’appauvrissement des enfants qui se retrouvaient, plus souvent qu’autrement, sous la garde unique de leur mère. Les premières analyses, celles des féministes entre autres, se sont orientées vers le thème de la perception des pensions alimentaires auprès des pères récalcitrants à assurer leurs responsabilités (Baker, 1997) [21]. La réflexion s’inscrivait dans une perspective de solidarité, mais qui serait « contrainte » par des moyens légaux [22]. Le débat s’est élargi vers un questionnement sur les diverses modalités fiscales qui pourraient avantager l’un ou l’autre parent, ou encore les parents, en général, par rapport à ceux qui ne le sont pas [23].
62D’autres chercheurs, en particulier ceux associés aux courants psychosociaux, se sont plutôt intéressés à la question de l’impact de l’absence des pères auprès de leur enfant. Les conclusions de leurs recherches ont d’ailleurs inspiré l’élaboration de mesures d’intervention visant à favoriser l’implication des pères auprès de leurs enfants (Devault, 2000 ; Turcotte, 1994). On se situe ici moins dans l’univers des solidarités contraintes, que dans celui d’une intériorisation de nouvelles normes sociales sur l’engagement paternel (Conseil de la famille, 1993).
63Au cours de la dernière décennie, plusieurs recherches ont eu pour objectif d’évaluer l’impact des dispositions légales ou des interventions dans ces domaines (Dubeau et al., 2001 ; Dulac, 1998 ; Turcotte et Rose, 1997). Certaines des conclusions s’inscrivent dans des réflexions sur les conséquences négatives d’une action contrainte de l’État dans le domaine des solidarités, susceptible de créer un désengagement accentué des pères. Les chercheurs ont aussi révélé la présence d’obstacles sociaux et institutionnels importants à l’engagement des pères, au-delà de leur « mauvaise volonté » souvent présumée, que ce soit par le biais des normes sociales qui valorisent toujours une différenciation des rôles masculins et féminins ou plus prosaïquement de l’absence de considération du rôle de parent (mère et père) en milieu de travail (Bourassa, 2001 ; Dulac, 1998 ; Lacharité et Lachance, 1998 ; Turcotte et al., 2001).
64Peu à peu, les chercheurs se sont davantage intéressés au discours des pères eux-mêmes qui veulent faire reconnaître leurs droits d’être présents auprès de leurs enfants (Baker, 1997 ; Comité des pères régional de Québec, 1998). On retrouve, chez les pères, les mêmes préoccupations que chez les autres « acteurs » des solidarités familiales ; celle d’abord de la difficulté de concilier l’exercice pratique de ces solidarités avec l’ensemble des autres sphères d’action des personnes concernées (Dulac, 1998). Il est le plus souvent question des problèmes de conciliation travail/famille, mais la réflexion s’est élargie sur le thème de la conciliation de l’ensemble des temps de la vie quotidienne, incluant les activités de loisir, le temps pour soi et la double responsabilité de parents âgés et de jeunes enfants pour la génération intermédiaire. Cette réflexion s’inscrit, comme celles déjà présentées, dans le débat sur le partage des responsabilités entre la famille, la communauté et l’État et sur l’articulation entre solidarités privées et solidarités collectives. En termes de politiques publiques, ces débats se cristallisent surtout sur la question des congés [24] (congés de parentalité, i. e. maternel et paternel, mais aussi congés de soutien aux proches dépendants, comme l’avaient évoqué Dandurand et Saillant) et sur celle des services de garde (Dulac, 1998 ; Moisan, 1997).
Rosenthal (1997) et Connidis (1997) [25] rappellent aussi que le vieillissement accéléré de la population canadienne signifie que les familles sont plus susceptibles qu’auparavant « de compter en leur sein des membres âgés à qui elles doivent prodiguer des soins » (Connidis, 1997, p. 124). De plus, la tendance des personnes âgées à revendiquer le droit à demeurer dans leur propre logement complique la tâche des aidants « car il n’est pas facile d’aider un parent âgé avec qui on ne vit pas » (p. 124). Aussi, l’effet des divorces et des transformations familiales est rarement mis en lien avec cette problématique des soins aux personnes âgées. Connidis rappelle que dans l’avenir, il est fort probable qu’« un plus grand nombre de personnes d’âge moyen et de personnes âgées n’auront pas de conjoint sur qui s’appuyer ». Par ailleurs, elle souligne que les gens des nouvelles générations sont nés dans un contexte « où il est normal de compter sur le soutien de l’État ; habitués à vivre à une certaine distance des membres de leur famille, ils ne s’attendront pas spontanément à ce que ceux-ci se tiennent prêts à veiller sur eux » (1997, p. 142).
Conclusion
65Les chercheurs québécois en sciences sociales étudient les dynamiques de solidarités au sein des familles depuis plusieurs décennies déjà et rappellent toujours leur persistance et leur vitalité, malgré les changements importants qui ont affecté la société québécoise. Il n’en demeure pas moins que ces solidarités ont connu des mutations au fil du temps, influencées par la montée de nouvelles valeurs, mais aussi parce qu’elles ont dû s’adapter au processus de redéfinition de la famille elle-même. Malgré le foisonnement des recherches qui décrivent, avec moult détails, la diversité des nouvelles réalités familiales, on s’est encore peu intéressé aux conséquences que ces dernières pourraient avoir sur les solidarités familiales de demain. Comment pourrons-nous concilier les défis liés au vieillissement accéléré de la population québécoise, avec la présence massive des femmes québécoises sur le marché du travail, moins disponibles qu’autrefois pour jouer le rôle de l’aidant « naturel » (et le plus souvent unique) ou encore avec la réduction de la taille des fratries, qui diminue d’autant les capacités d’entraide au sein des familles ? Sur qui pourrons-nous vraiment compter après avoir connu ruptures conjugales successives, recompositions et décompositions des liens de famille ? Sur des amis ? Sur d’autres formes de solidarités collectives, formelles ou informelles ?
66La conciliation des projets personnels et familiaux et celle des temps de la vie quotidienne posent de nombreux défis aux individus et aux familles d’aujourd’hui. Les recherches confirment que les familles sont toujours aussi volontaires pour aider les proches, mais rappellent aussi que les solidarités familiales sont plus faciles à mobiliser à court terme et si elles n’entrent pas trop en concurrence avec d’autres projets personnels, ni ne viennent bousculer les valeurs d’autonomie et d’indépendance que chacun se plaît maintenant d’entretenir, même à un âge avancé.
67Le long détour que nous avons choisi de faire vers une période plus ancienne, et moins souvent citée, de l’histoire du Québec a permis de mieux comprendre le rôle que la famille a tenu à chaque étape des transformations sociales qui se sont produites depuis la fin du XIXe siècle. L’entrée dans la modernité a été possible parce que la famille a soutenu ses membres quand ils en avaient besoin. Mais la famille a aussi changé avec le temps et il faudra mieux connaître les impacts de ces changements sur les solidarités dans les prochaines décennies. Cela constituera certainement un défi important pour les chercheurs québécois en sciences sociales.
68Le contexte même de la production de la recherche a aussi connu des mutations significatives. Au fil des décennies, les recherches réalisées dans le champ « famille » l’ont souvent été grâce au soutien financier des organismes gouvernementaux (fédéraux et provinciaux) qui administrent le financement de la recherche dans le domaine des sciences sociales. Depuis une quinzaine d’années, les orientations de ces organismes ont changé. Il est maintenant plus difficile de réaliser des recherches dans un cadre non préalablement défini, par exemple, par des appels d’offres thématiques ; en sciences sociales, ceux-ci sont le plus souvent formulés en termes de problèmes sociaux. Ces orientations sont d’ailleurs susceptibles d’avantager certaines disciplines (psychologie, psycho-éducation, travail social, criminologie) plutôt que d’autres (sociologie, anthropologie, histoire). Il en résulte un découpage précis du champ de recherche et de compréhension des dynamiques familiales. En effet, telles qu’elles sont formulées, les questions posées nourrissent souvent un regard angoissé sur les effets des mutations des familles et cette lecture va autoriser un certain type d’intervention de l’État, plus centré sur les individus que sur les familles et valorisant davantage les changements de comportement que la reconnaissance des limites structurelles. Par ailleurs, on constate que lorsqu’il est question de la famille, c’est bien souvent surtout à ces « couples parents de jeunes enfants » auxquels on s’intéresse.
Les relations entre les chercheurs et les milieux d’élaboration des politiques sociales sont de plus en plus étroites. Ce rapprochement inquiète certains chercheurs qui craignent que leurs travaux ne soient utilisés que pour avaliser des décisions publiques. Ceci concerne directement la thématique des solidarités familiales car si les recherches ont, au fil des décennies, démontré que ces solidarités sont toujours aussi actives, elles nourrissent ainsi cette idée qu’un État qui se « désengage » peut compter sur la famille et la communauté pour prendre son relais. Ce dernier sujet, comme on l’a constaté, continue d’intéresser de nombreux chercheurs, en particulier autour des questions de soins aux proches vulnérables et aux personnes âgées. Plusieurs recherches, entre autres celles réalisées dans la mouvance féministe, abordent ces thématiques en se situant du côté de la critique envers « l’appel étatique à la responsabilité », perçu comme peu respectueux des réalités familiales et des dynamiques relationnelles complexes qui sont celles d’aujourd’hui [26]. Sur ces questions, il semble d’ailleurs que les débats au Québec et en France ne soient pas très éloignés les uns des autres.
Notes
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[1]
Il s’appuie sur la présentation qui a été faite lors du séminaire à la DREES-MiRe, en mai 2003, « La parenté comme lieu de solidarités ».
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[2]
Ceci, d’autant plus que les travaux de recherche sur la famille sont réalisés, la plupart du temps, grâce à des financements publics ; soit par le biais des programmes annuels de subventions proposés par des organismes tels que le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (Gouvernement du Québec) ou le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (Gouvernement du Canada) auxquels les chercheurs peuvent soumettre leurs projets à différents concours, soit par le biais d’autres programmes de financement plus ciblés des ministères provinciaux ou fédéraux ou de contrats directement négociés avec ces derniers. Nous reviendrons, en conclusion, sur l’évolution récente de ces sources de financement et de l’impact de cette évolution sur la recherche dans le champ familial.
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[3]
L’équipe de SOREP (Société universitaire de recherches sur les populations) réunit des chercheurs de l’université du Québec à Chicoutimi, de l’université Laval et de l’université Mc Gill. Leurs travaux sont basés sur l’utilisation d’une importante banque de données informatisées (Bouchard et Larouche, 1987).
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[4]
Gagnon a effectué une étude approfondie d’une centaine d’histoires de migration.
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[5]
Sur l’analyse de l’évolution de la fécondité québécoise à l’époque de la « Révolution tranquille » : Krull, 1998.
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[6]
Entre autres : 1968 – adoption de la loi sur le divorce ; 1969 – loi sur l’aide sociale (et abrogation de la loi sur les mères nécessiteuses) ; dans le Code civil : 1964 – fin de l’incapacité juridique des femmes ; 1970 – changement du régime matrimonial et passage de la « communauté de biens » à la « société d’acquêts », les femmes peuvent administrer les biens du ménage et avoir accès à 50 % du patrimoine commun ; 1977 – remplacement de l’autorité paternelle par l’autorité parentale et fin de la distinction entre enfants légitimes et illégitimes ; aussi : 1975 – adoption de la Charte québécoise des droits de la personne qui fait la promotion de l’idée de « salaire égal pour travail équivalent » ; 1971 – révision des dispositions de l’assurance chômage qui permet aux femmes de profiter d’un congé de maternité de dix-sept semaines dont quinze à 60 % du salaire. En 1978, le Québec y ajoute deux semaines de prestations. 1981 : adoption de dispositions permettant le retrait préventif du travail pour les femmes enceintes et 1974 : adoption de la première politique sur les services de garde.
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[7]
Ceci n’étonne guère quand on pense que la plus importante mesure de cette politique a été celle des allocations à la naissance, beaucoup plus généreuses (3 000 dollars, puis 8 000 dollars) à partir du troisième enfant que pour les premiers (500 dollars, puis 1 000 dollars).
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[8]
Durant la même décennie, d’autres dispositions juridiques ont aussi été modifiées. Par exemple, le gouvernement fédéral modifie la loi sur le divorce en 1985 (divorce « sans faute »). En 1989, une loi sur le patrimoine familial est aussi adoptée. Elle favorise la division obligatoire à parts égales des biens essentiels (résidence, automobile, meubles et régimes de retraite). C’est aussi à la fin des années quatre-vingt qu’un nouveau Code de la famille a été adopté. Il prévoit, entre autres, que les époux ne se doivent plus obligation alimentaire après le divorce ; les enfants sont maintenant touchés par cette disposition.
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[9]
Depuis cette époque, des économistes se sont en effet spécialisés dans ce type d’analyses, moins axées sur les coûts relatifs des solidarités au sein des familles que sur l’impact des politiques publiques sur la vie familiale. Voir, par exemple : Lefebvre et Perrot, 1987 ; Leblanc et al., 1996.
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[10]
La démarche est différente de la recherche de l’équipe de Fortin car, ici, l’objectif premier était d’explorer la variabilité des aides disponibles pour les ménages familiaux avec jeunes enfants, en partant du point de vue du « receveur » d’aide.
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[11]
Sur la thématique spécifique de l’aide, l’enquête a brièvement évoqué la question de l’organisation domestique avant de s’attarder plus longuement à l’existence de traditions familiales d’entraide et aux pratiques concrètes dans différents domaines (bricolage, aide domestique, soins aux personnes, conseils et soutien émotif, argent, imprévus).
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[12]
La démarche visait à recueillir les récits de plusieurs personnes appartenant au même réseau de parenté et, en particulier, à se situer du point de vue de trois générations différentes au sein du même « réseau » ; ce réseau comprenant à la fois la famille et la belle-famille et étant constitué autour d’un couple de la génération intermédiaire. Au total, quarante-trois ont participé à l’enquête.
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[13]
Pour un aperçu de ces travaux : Haldemann, 1995 ; Vatz-Laaroussi, 2001.
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[14]
Ces jeunes sont d’ailleurs peu nombreux dans chacune de ces familles, du fait de la baisse significative des taux de fécondité. Une enquête récente sur les rapports intergénérationnels au moment de l’entrée dans l’âge adulte (Molgat et Charbonneau, 2003) fait état des discours des parents qui définissent justement cette aide aux plus jeunes (aide matérielle, cohabitation prolongée, soutien aux études) comme un héritage entre vifs, plus facile à distribuer tout de suite lorsqu’on se trouve dans la situation d’un parent seul avec un enfant unique…
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[15]
Par exemple : Bergeron, 1994 ; Ducharme et al., 2000 ; Guberman, Maheu et Maillé, 1991 et 1993 ; Maheu et Guberman, 1992.
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[16]
Par exemple : Brault, 1998 ; Clément et Lavoie, 2001 ; Lavoie, 2000 ; Lepage, 2001 ; Renaud, Jutras et Bouchard, 1987 ; Roy, 1998 ; Saillant, 1992 ; Therrien, 1990 ; les numéros spéciaux de la revue Lien social et Politiques sur « Les jeunes visages du vieillissement » 1997 et « Prendre soin. Liens sociaux et médiations institutionnelles », 1992.
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[17]
Vézina et Pelletier (1998) et Lavoie (2000) sont parmi les chercheurs qui ont réalisé des enquêtes sur ce sujet au cours des dernières années et qui ont cherché à pousser leur réflexion au-delà de la dyade entre une personne aidée et un aidant principal. En fait, l’aide ne paraît justement pas très partagée – elle est le plus souvent réservée à une femme dans la famille – si ce n’est pour la « surveillance du malade » ou le soutien moral à son identité.
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[18]
Le premier concerne la formulation de nouvelles « Orientations ministérielles sur les services offerts aux personnes âgées en perte d’autonomie » (2001) et le second, le rapport du « Comité pour la révision du cadre de référence sur les services à domicile » (2000) devant mener à la rédaction d’une « Politique de soutien à domicile des personnes ayant des incapacités et de soutien aux proches ».
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[19]
Les règlements de zonage dans les banlieues pavillonnaires interdisent généralement la présence de plus d’un logement par lot en zone de résidences unifamiliales. Pour faciliter l’entraide intergénérationnelle, dans le respect de l’autonomie de chacun, les familles veulent pouvoir installer leurs parents âgés dans un logement attenant, mais indépendant, soit en annexe de la résidence principale, ou en sous-sol.
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[20]
La loi sur l’union civile, votée en 2002, suppose que les conjoints engagés dans le cadre de cette législation se doivent, comme les personnes mariées, « respect, fidélité, secours et assistance » et leur ouvre, entre autres, l’accès légal au patrimoine familial et à la pension alimentaire. Cette loi encadre aussi la responsabilité parentale et confère au parent non biologique et à l’enfant « les mêmes droits et obligations que la filiation par le sang et lie l’enfant, non seulement à ce parent, mais aussi à des grands-parents, oncles, tantes, cousins et cousines » (Ducharme, 2002 : 10). Notons qu’en mars 2004, la cour d’appel du Québec, s’appuyant sur la Charte des droits et libertés, a rendu un jugement favorable au mariage homosexuel, suivant ainsi l’exemple de l’Ontario et de la Colombie-Britannique.
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[21]
Comme le rappelle Baker, le traitement de ces questions n’est pas facilité par le fait qu’« au Canada, le droit familial et la loi sur le divorce relèvent de deux paliers de gouvernement. Le gouvernement fédéral a juridiction sur le divorce […] et définit les principes qui encadrent la garde des enfants, les droits de visite et l’entretien des enfants. Mais en vertu de la constitution canadienne, ce sont les provinces qui ont juridiction sur le mariage et sur le partage des biens du ménage en cas de divorce, édictent les dispositions touchant l’attribution de la garde des enfants, les droits de visite et les pensions alimentaires ». (1997 : 63).
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[22]
En 1996, a d’ailleurs été votée une loi permettant la perception « automatique » (qui sera prélevée directement sur le salaire) des pensions alimentaires.
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[23]
D’autres acteurs se sont, plus récemment, intéressés à ce débat, en revendiquant les moyens de reconnaître, par des moyens fiscaux, l’aide apportée par les « aidants naturels ».
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[24]
Rappelons qu’en 1990, la loi sur les normes du travail a été modifiée afin de permettre le congé de maternité de trente-quatre semaines, non rémunéré.
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[25]
Elles utilisent les données de différentes enquêtes statistiques : recensements canadiens, Enquête sociale générale de Statistique Canada et enquête CARNET (Canadian Aging Research Network, enquête réalisée, en 1993, auprès de 5 400 Canadiens).
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[26]
En 2001, la revue Lien social et Politiques publiait un numéro sur cette thématique de la responsabilité. Les chercheurs associés à ce numéro ont proposé des réflexions qui traduisent bien cette double tendance à montrer que les solidarités familiales sont toujours très actives, et les gens toujours très « responsables » de leurs proches, mais à mettre en garde contre une plus grande sollicitation de ces responsabilités.