Introduction
1Cet article entend l’expression « accès au droit » comme un synonyme de l’expression « accès au juge » et considère la justice comme le résultat de la mise en œuvre juridictionnelle du droit (Serverin, 1999). C’est le sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Cherchant à préserver les droits de chacun, y compris les droits relevant de la protection sociale [1], la Convention impose aux pays signataires de s’assurer que « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle […] » (article 6-1). En outre, « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles » (article 13). La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reprend ces obligations dans son article 47.
2Dans cette perspective, les règles procédurales qui permettent de contester en justice les décisions des organismes débiteurs de prestations sociales sont la garantie d’un accès au droit pour les usagers. La garantie d’un accès au droit substantiel – soit, du point de vue des usagers, les prestations sociales prévues par les textes – suppose donc la mise à disposition des intéressés des outils procéduraux qui leur permettent de les revendiquer. Ces outils doivent répondre à deux difficultés : d’une part, l’inégalité structurelle entre les parties au procès, d’autre part, la multiplication des « droits diffus ».
3En 1968, dans un article intitulé « L’inégalité dans le droit de la sécurité sociale », J. Bordeloup montrait la spécificité du contentieux de la sécurité sociale ; il décrivait les difficultés des juridictions judiciaires pour apprécier les modes de fonctionnement du service public de la sécurité sociale, qui place nécessairement l’usager dans une situation d’infériorité, alors que les techniques privatistes sont associées au principe d’égalité des plaideurs. En effet, « si un particulier n’observe pas la règle de droit, tout un appareil de sanctions saura l’y contraindre ; mais si de son côté le service enfreint à son tour la règle, le particulier rencontrera de sérieuses difficultés pour la faire respecter », et « s’il estime que l’agent a porté atteinte à ses droits, il devra évidemment s’adresser au juge et prendre ainsi dans le procès la position défavorable de demandeur » (Bordeloup, 1968). Avant lui, Pierre Laroque avait exposé la spécificité du contentieux social et le besoin corrélatif d’une juridiction sociale autonome, capable de « dépasser le cadre de la distinction classique du droit privé et du droit public, de la juridiction judiciaire et de la juridiction administrative » (Laroque, 1954).
4En 1984, M. Cappelletti et R. David (Cappelletti, David, 1984) soulevaient la question de l’accès à la justice dans un État providence. Au-delà de la question de l’accès aux juridictions des plus pauvres ou des moins savants, question à laquelle tente de répondre l’aide judiciaire classique, l’ouvrage aborde la question centrale de la multiplication des « droits diffus ». Il s’agit de droits dont l’intérêt économique pour chaque personne concernée est faible (ce qui dissuade chacun de se lancer dans une procédure juridictionnelle a priori longue et coûteuse, au moins en temps et en investissement personnel), mais qui concernent un grand nombre d’individus : leur addition serait très importante mais aucun justiciable n’est plus indiqué qu’un autre pour agir. En outre, une éventuelle action individuelle est de toute façon impuissante à résoudre globalement la question. La structure de la procédure est telle qu’une action juridictionnelle concerne d’abord des individus agissant dans leur seul intérêt (question de la qualité pour agir) pour obtenir une solution qui leur est propre (effet relatif de la chose jugée). Le demandeur pourra par exemple obtenir des dommages et intérêts pour lui-même, mais pas des dommages et intérêts pour les autres individus concernés qui ne seraient pas partie au procès, pas plus que la cessation d’une activité qui a pourtant été jugée préjudiciable à son égard et l’est tout autant pour l’ensemble des usagers placés dans une situation comparable.
5Le développement de l’État providence a multiplié les occasions de différends à l’occasion de la distribution des nombreuses prestations qu’il prévoit. Ces différends opposent nécessairement une personne privée, isolée, et une « organisation » (administration ou organisme de sécurité sociale, dans tous les cas débiteurs de la prestation). À la difficulté de s’engager dans un processus contentieux pour un droit de faible montant, souvent diffus, s’ajoute alors l’inégalité structurelle qui existe entre les moyens juridiques et économiques à la disposition de l’organisation gestionnaire de la prestation et la personne privée. En outre, la relation d’autorité instaurée entre l’organisation et le bénéficiaire de la prestation place celui-ci en situation de demandeur, avec ou sans la sanction du « privilège du préalable » propre au droit administratif. Ce privilège traduit l’autorité juridiquement reconnue aux administrations : elles ont le pouvoir d’appliquer d’emblée les décisions qu’elles prennent, présumées juridiquement valides. L’administré qui s’y oppose doit donc saisir la justice pour démontrer, s’il y a lieu, leur invalidité. C’est en s’appuyant sur la présomption de légalité des décisions administratives que l’on admet également que le recours devant les juridictions administratives n’est en principe pas suspensif. Certes, cette présomption ne concerne pas les organismes locaux de sécurité sociale, organismes de droit privé, mais la relation d’autorité y est cependant comparable et la question s’y pose, de fait, dans les mêmes termes. Les assurés y sont, là aussi, placés dans la situation de demandeurs.
6À partir de la problématique de l’accès au juge entendu comme mode d’accès au droit, on peut donc (ré)interroger les règles procédurales en vigueur dans le domaine du contentieux des prestations sociales : offrent-elles les moyens de rééquilibrer la partie qui se joue ou continuent-elles de vivre sur la fiction de l’égalité des armes devant le juge, fiction qui préside traditionnellement à l’organisation du contentieux judiciaire ? La procédure intègre-t-elle à la fois l’existence de droits diffus et le décalage structurel des situations, ou bien présume-t-elle que les parties au procès, égales en droit, sont toutes les deux capables de se saisir des règles et de les mobiliser à leur profit ?
Posée de la sorte, la question permet de s’attacher aux fonctions assurées par les différentes règles de procédure disponibles, indépendamment des catégories juridiques établies. En effet, les mécanismes qui organisent la distribution de prestations sociales ne répondent pas tous expressément à cette problématique, mais beaucoup y répondent implicitement et mettent en œuvre des dispositifs procéduraux plus ou moins élaborés permettant l’expression des différends et, à terme, l’accès au juge. Et puisqu’il s’agit de travailler à partir des fonctions ainsi repérées, il devient alors possible de procéder à une comparaison avec d’autres systèmes de droit [2].
Trois étapes peuvent être distinguées. Avant même d’envisager le rôle des juridictions dans le rééquilibrage des situations, il est nécessaire de s’assurer de la possibilité pour les différends d’être identifiés et d’accéder au statut de litige susceptible d’être soumis au juge (sur ces distinctions, voir Jeammaud, 2002). Et au-delà des modalités de la réponse juridictionnelle, on peut s’interroger sur les limites inhérentes aux décisions de justice. Dans quelle mesure les décisions judiciaires, conçues comme interindividuelles, voient-elles leurs aspects collectifs renforcés dans le champ du contentieux des prestations sociales ?
La naissance du litige lors la procédure préjuridictionnelle : le rôle des organismes de protection sociale dans l’accès au juge
7La question de l’accès au droit renvoie d’abord aux règles internes de fonctionnement des organismes débiteurs et à la place que ce fonctionnement aménage aux demandeurs de prestations. En effet, c’est de la relation qui se noue entre l’organisme débiteur et le bénéficiaire de la prestation que va naître une réclamation. Or ce sont également les services de cet organisme qui vont, dans un premier temps, entendre ces demandes et leur apporter une première réponse, que ce soit dans le cadre d’un recours amiable, hiérarchique ou gracieux.
8Outre l’hypothèse du silence gardé par l’organisme, la réponse donnée peut être une réponse au fond : il s’agit de donner raison ou tort au demandeur ; la réponse peut également être de nature procédurale : la transmission de la demande à l’autorité compétente pour apprécier ce premier niveau de recours. Au sein des organismes de sécurité sociale, ce premier niveau de recours est celui de la Commission de recours amiable (CRA), émanation des conseils d’administration. Il est obligatoire avant toute demande en justice.
9Il est donc essentiel de déterminer selon quelle procédure les « réclamations » des bénéficiaires de prestations sont accueillies, traitées et éventuellement rejetées au sein même des services concernés, favorisant ou non l’émergence d’un différend. Ces « réclamations » étant identifiées et traitées comme telles, il reste à déterminer dans quelle mesure une juridiction peut être saisie de ce différend.
De la réclamation au différend
10L’activité décisionnelle des services que supposent l’accueil, la reconnaissance et le traitement des réclamations peut faire l’objet d’un encadrement procédural spécifique, favorisant l’émergence des différends. À l’opposé, l’organisation de cette activité décisionnelle peut être laissée à la seule diligence des services. Dans ce cas, l’absence de règles procédurales spécifiques laisse plus de liberté à l’organisme débiteur de prestations. Une réflexion sur le rôle des services dans l’émergence des différends suppose donc une analyse des dispositifs procéduraux mis en place avant tout recours au juge, lorsque l’autorité concernée est encore en situation de revenir sur sa propre décision ou d’organiser, en son sein, une remise en cause de sa propre décision. Ce sont donc les règles qui organisent les relations entre le bénéficiaire d’une prestation et l’organisme local de sécurité sociale ou la personne publique débitrice de l’aide sociale qu’il s’agit d’examiner. Ces procédures dites non contentieuses [3] sont issues du monde de l’administration et sont applicables en matière d’aide sociale. Leur importation dans les organismes de sécurité sociale est aujourd’hui bien avancée, même si elle montre encore des limites. On le constate à travers l’interprétation restrictive de ces textes au sein de la sécurité sociale, interprétation qui permet aux services de conserver le pouvoir de traiter ou non les réclamations comme manifestant un différend digne d’être porté devant la commission prévue à cet effet.
Les enjeux de la gestion de la réclamation : accusés de réception et décisions implicites de rejet
11De l’ensemble des textes actuellement en vigueur, il ressort notamment l’obligation d’informer les usagers de la teneur des décisions prises à leur égard et, dans le même temps, des voies et délais de recours disponibles. Quant au mécanisme de la décision implicite de rejet, il permet de considérer comme refusée, une demande restée sans réponse pendant un délai de deux mois, ce qui ouvre ensuite le recours juridictionnel.
12La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations [4] a conforté ce mécanisme en instaurant l’obligation de fournir un accusé de réception à toute demande, qu’il s’agisse d’une première demande ou de la contestation d’une décision administrative initiale (article 18). Cet accusé de réception doit faire connaître le mécanisme de la décision implicite de rejet à l’usager et l’informer des voies et délais de recours disponibles. Il améliore sa situation d’action, les connaissances nécessaires à l’action étant fournies par l’administration elle-même (sous réserve des moyens dont disposent les services pour respecter ces exigences).
13L’article 19 de la loi écarte cette obligation lorsque la demande tend « au service d’une prestation prévu [e] par les lois et règlements pour laquelle l’organisme ne dispose d’aucun autre pouvoir d’appréciation que celui de vérifier que le demandeur remplit les conditions légales pour l’obtenir ». Par conséquent, la circulaire d’application [5] en déduit qu’« à l’exception des prestations d’action sanitaire et sociale, l’ensemble des prestations servies par les organismes de sécurité sociale est donc exclu de l’obligation d’accuser réception ». Dans le champ de la sécurité sociale, restent donc notamment soumises à cette obligation les demandes de remises de dettes ou d’échelonnement de leur paiement.
14Cette exception est logique dans la mesure où il est généralement admis que le versement des prestations de sécurité sociale n’offre aucune marge de manœuvre aux services qui ne peuvent qu’appliquer de façon mécanique une règle générale à une situation particulière. Elle est en revanche inadaptée à l’objectif d’améliorer la situation d’action précontentieuse et contentieuse de l’usager si l’on admet que, même dans le champ des prestations légales, l’indétermination de certaines règles laisse nécessairement aux services une part de décision propre [6]. Dans ces conditions, il est contre-productif d’exclure l’obligation d’accuser réception pour l’ensemble des prestations servies par les organismes de sécurité sociale. Certes, la notification d’attribution ou de refus de prestations doit fournir au demandeur l’indication des voies et délais de recours. Mais cette solution ne permet pas de résoudre la question du silence gardé par l’organisme et de rendre plus efficace le délai de droit commun de deux mois pour répondre auquel sont dorénavant soumis les services. Sans information initiale sur le mécanisme du délai implicite de rejet, accompagnée dès ce stade de l’indication des voies et délais de recours, le demandeur non informé reste impuissant.
Le domaine d’application de cette exception a été très largement étendu par la circulaire d’application. Celle-ci considère en effet que les exceptions à l’obligation d’accuser réception de l’article 19 de loi « sont valables tant pour les demandes initiales que pour les réclamations, y compris les demandes formulées devant la commission de recours amiable » (§ 626 de la circulaire). À titre d’exemple, reprenant le texte de la circulaire de la Direction de la sécurité sociale, la lettre-circulaire de la CNAF [7] constate que « les réclamations, y compris celles donnant lieu à saisine de la CRA et les contestations [étant] la suite d’une demande, le ministère les excepte de l’obligation d’accuser réception ». Face à l’importance de l’extension du domaine d’application de cette exception, la CNAF a cependant décidé d’étendre l’obligation d’accuser réception « aux réclamations faisant l’objet d’une saisine de la CRA et aux contestations », considérant qu’il ne s’agit pas d’une simple ouverture de droits. L’ensemble passe donc pour une faveur faite à l’allocataire alors que l’application de l’article 19 de la loi aurait pu sinon dû aboutir à un résultat au moins aussi favorable aux assurés.
L’accès à la commission de recours amiable
15En étendant l’obligation d’accuser réception aux « réclamations faisant l’objet d’une saisine de la CRA et [aux] contestations », la lettre-circulaire de la CNAF illustre toute l’ambiguïté liée à l’indétermination du droit. Ce texte pose la question de la définition de ces objets et celle de la qualification, dans les services, des demandes formulées par les assurés. Que sont des « réclamations » ou des « contestations », ou même des « réclamations faisant l’objet d’une saisine de la CRA » ? Qui qualifie les demandes de « réclamations » ou de « contestations » ?
16La part d’indétermination du droit a été démontrée dans l’activité des caisses d’allocations familiales : la mise en œuvre des dispositions régissant le versement des prestations familiales n’est pas neutre. Les agents prennent un ensemble de microdécisions. Les décisions de versement, de suppression, de refus, de diminution… donnent lieu à des arbitrages avec lesquels les assurés peuvent être en désaccord (Sayn, 1998 ; Choquet, Sayn, 2000). On peut analyser la limitation du domaine d’application de l’obligation d’accuser réception aux « contestations » et aux « réclamations faisant l’objet d’une saisine de la CRA » comme une application particulière de cette indétermination : l’institution définit ce que sont des « réclamations » et des « contestations » ; elle décide ensuite, au cas par cas, si telle demande individuelle constitue effectivement une « réclamation » ou une « contestation » [8].
17Dès lors qu’une procédure spécifique est prévue pour régler les différends au stade préjuridictionnel (en l’occurrence la saisine de la commission de recours amiable), cette procédure va s’appliquer aux seules demandes qualifiées de « réclamation » au sens de l’institution et de ses agents, selon qu’elle caractérise ou non, à leurs yeux, un différend susceptible d’être réglé par les voies prévues à cet effet. La question est alors de savoir comment se passe cette opération de tri. Or, contrairement au modèle juridictionnel, dans lequel seul le magistrat est juge de sa propre compétence, la CRA n’est pas maître de sa propre compétence ; elle est soumise sur ce point aux décisions des services qui la précèdent dans la procédure précontentieuse et ne peut apprécier une demande que si elle lui est soumise par ces services.
18L’accès à la CRA est donc conditionné par la décision préalable des services et il a été démontré que, là comme ailleurs, la décision des services n’est pas transparente. Elle résulte d’un ensemble d’arbitrages qui feront qu’une demande qui ne se présente pas expressément comme une contestation est soumise à la CRA ou, au contraire, qu’une demande qui s’adresse spécifiquement à la CRA n’y sera pas soumise. On peut d’ailleurs mettre en évidence, à partir d’un échantillon de 78 caisses d’allocations familiales sur un total de 125, la très grande variabilité du nombre de demandes traitées comme des contestations : les CRA peuvent prendre 54 décisions de ce type pour 10 000, comme aucune (Sayn, 2003).
19Le constat est d’ordre strictement procédural. Il ne permet aucune appréciation de la justesse des solutions fournies par les services des CAF. Mais il montre que le statut de la demande, et donc l’obligation de délivrer un accusé de réception, dépend de la décision des services. La question est d’autant plus centrale que le rôle d’aiguillage ainsi joué par les services ne se limite pas à une décision de renvoi ou non devant la CRA. Les demandes présentées devant la CRA le sont soit en tant que contestation (remise en cause d’une décision antérieure), soit en tant que demande de remise de dette (l’assuré faisant valoir qu’il ne peut pas, compte tenu de sa situation personnelle, rembourser la somme qui lui est demandée au motif de prestations indûment versées). Or, à la suite d’une jurisprudence restrictive de la Cour de cassation, cette distinction induit une limitation considérable de l’accès au juge.
Cette difficulté ne se pose pas sur le terrain du contentieux de l’aide sociale (contentieux administratif) : on y admet que les décisions de versement, alors même qu’elles constitueraient pour partie des décisions prises en opportunité, doivent pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel (restreint). En outre, les procédures non contentieuses s’appliquent indifféremment, que la demande constitue une contestation du demandeur ou simplement une première demande, et il n’existe pas de recours préalable obligatoire à l’accès aux commissions départementales et centrale d’aide sociale.
La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) démontre, s’il en était besoin, que la distinction entre les prestations dites d’aide sociale et les prestations dites de sécurité sociale est une distinction construite. En effet, étendant le domaine d’application du règlement permettant d’assurer la libre circulation des travailleurs en organisant la coordination des régimes européens de protection sociale, la CJCE a pu considérer que certaines prestations définies par le droit interne comme relevant de l’assistance devaient, pour l’application de la directive, être rattachées à la sécurité sociale [9]. Selon la Cour, sont concernées les prestations qui « confèrent aux bénéficiaires une position légalement définie » et s’éloignent ainsi de l’appréciation individualisée qui caractérise l’assistance, indépendamment du caractère contributif ou non de la prestation. Cette définition traduit les incertitudes liées à la définition de l’aide sociale. Elle montre aussi les usages dont elle peut faire l’objet pour limiter l’accès au juge des bénéficiaires de protection sociale. Dans le fonctionnement des organismes de sécurité sociale, le service d’une prestation « prévue par les lois et règlements pour laquelle l’organisme ne dispose d’aucun autre pouvoir d’appréciation que celui de vérifier que le demandeur remplit les conditions légales pour l’obtenir » est présenté comme neutre et n’impose donc pas la délivrance d’un accusé de réception, tandis qu’une décision de remise de dette, assimilée de ce point de vue à une prestation d’aide ou d’action sociale [10], impose en revanche la délivrance d’un accusé de réception parce qu’elle suppose une appréciation individuelle, mais ne permet pas d’accéder à un contrôle juridictionnel.
L’accès du litige au contrôle juridictionnel : le cas des demandes de remise de dette
20La Cour de cassation a parfois adapté certains des raisonnements du Conseil d’État afin de répondre aux cas de figure soulevés par la spécificité du contentieux de la sécurité sociale, notamment sur la question de l’autorité de la chose décidée face aux conditions du retrait d’une décision administrative (Prétot, 1998). En matière de remise de dette, cette adaptation a abouti à refuser que la cause des assurés sociaux puisse toujours être « entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, [afin de décider] des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil […], comme l’exige l’article 6-1 CEDH ». En effet, la Cour de cassation considère que les décisions rendues par les commissions de recours amiable en matière de remise de dette, qui constituent parfois la presque totalité de leur activité [11], sont des décisions prises « en opportunité » qui, à ce titre, ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire.
Compétence exclusive des organismes de sécurité sociale pour apprécier l’opportunité des remises
21On a pourtant assisté en droit public à la quasi-disparition des décisions administratives qui ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle juridictionnel (autrefois qualifiées d’« actes discrétionnaires » ou d’« actes de pure administration ») et à l’extension corrélative du contrôle opéré sur les décisions discrétionnaires. Elles sont aujourd’hui soumises à un « contrôle restreint » qui comprend le contrôle de l’exactitude matérielle des faits, l’erreur de droit, le détournement de pouvoir et l’erreur manifeste d’appréciation (Chapus, 2001). Cette analyse du droit administratif ne trouve pas d’équivalent en droit privé et donc en droit de la sécurité sociale. Là, les décisions prises « en opportunité » par les commissions de recours amiable en matière de remise de dettes sont soustraites au contrôle judiciaire depuis deux arrêts rendus en 1964 et 1965 [12] et dont la solution a été maintenue depuis : il est admis que les caisses d’allocations familiales « ont seule qualité […] pour accorder, sur avis de [leur] commission de recours [amiable], la remise de dette sollicitée ». La Cour de cassation tient d’ailleurs une position similaire sur le terrain du contentieux de l’assurance chômage, qui relève en première instance du tribunal de grande instance. Après quelques hésitations, elle admet l’existence d’un contrôle juridictionnel des décisions des commissions paritaires des ASSEDIC dès lors qu’il s’agit d’apprécier si « les intéressés remplissent ou non les conditions pour bénéficier d’une prestation » mais le refuse dès lors que la commission « dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour accorder gracieusement […] des prestations » [13].
22Malgré l’évolution considérable du droit public, la Cour de cassation maintient sa position. Formellement, elle se fonde sur l’article L. 256-4 CSS au terme duquel « sauf en ce qui concerne les cotisations et majorations de retard, les créances des caisses nées de l’application de la législation de sécurité sociale […] peuvent être réduites en cas de précarité de la situation du débiteur par décision motivée par la caisse ». Pourtant, les motivations retenues en 1965 ne sont plus d’actualité. Le contrôle de ces décisions, opéré à l’origine par le ministère de tutelle, est aujourd’hui quasiment supprimé, de sorte qu’il n’y a plus à craindre de multiplier les interventions [14], ce que soulignait à l’époque le rapporteur général (Lindon, 1964). L’appréciation de l’opportunité de la remise de dette demandée au regard des circonstances, particulièrement de la situation économique et sociale du demandeur, fait donc pour l’heure l’objet d’une compétence exclusive de l’organisme débiteur de prestations sociales, sans contrôle juridictionnel ultérieur. Notons que cette jurisprudence est sans application pour les prestations qui relèvent du contentieux administratif alors même qu’elles sont versées par les caisses d’allocations familiales, soit le revenu minimum d’insertion (juridictions d’aide sociale) et l’aide personnalisée au logement (tribunal administratif).
Confusion entre demande de remise de dette et reconnaissance de la dette : un obstacle à l’accès au juge
23À l’incompétence des juges pour apprécier l’opportunité de la décision de remise de dette est généralement associée l’idée qu’une demande de remise de dette vaut acquiescement sur le principe même de la dette, les caisses considérant que « renonce nécessairement à contester le bien-fondé de la créance d’une caisse d’allocations familiales l’allocataire qui en sollicite la remise » [15]. Cette appréciation institutionnelle est contredite par la Cour de cassation. Pour elle, une demande de remise gracieuse ne constitue pas, à elle seule, une reconnaissance de dette. La demande d’un allocataire tendant à voir déclarer ses droits aux allocations est donc recevable, alors même qu’il en résulterait une contestation de la dette litigieuse [16].
24L’usage qui prévaut dans les caisses reste de tenir pour irrecevable la contestation lorsqu’elle a été précédée d’une demande de remise de dette. Or, dès lors que ce sont les services qui apprécient la nature et la recevabilité de la demande, le poids de l’analyse institutionnelle est considérable : la caisse pourra opposer l’acquiescement tacite à la décision contestée pour refuser de saisir la CRA de cette contestation, ce qui constitue un obstacle considérable à l’accès au juge [17]. Le contentieux de la remise de dette, qu’elle soit acceptée ou refusée, risque par conséquent de s’épuiser avec la décision de la CRA sans que le juge ne puisse jamais examiner le bien-fondé de la demande de remboursement.
25Cette position de la jurisprudence judiciaire ne manifeste pas seulement un retard vis-à-vis de la jurisprudence administrative. Elle ignore l’article 6-1 de la CEDH qui impose que toute cause puisse être entendue « équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, […] des contestations sur [les] droits et obligations de caractère civil » [18]. Or il est établi que la CRA n’est ni impartiale, ni indépendante. L’assurance d’une procédure juridictionnelle ultérieure est donc indispensable pour assurer le respect de ce texte. Cette situation doit sans doute être rattachée à l’absence de débats juridiquement construits dans le champ du contentieux des prestations sociales : ce débat, et l’enrichissement des arguments qu’il permet, est le plus souvent rendu impossible par l’absence d’interlocuteur face aux arguments des organismes de sécurité sociale. Dans ce domaine, la représentation par un professionnel n’est pas obligatoire et les spécialistes semblent rares. La question est alors celle des moyens mis en œuvre pour compenser le décalage structurel entre les situations de fait dans le cadre de l’égalité formelle des parties.
Le rôle des juridictions dans le rééquilibrage des situations
26L’accès au juge pensé comme une garantie d’accès au droit suppose que les magistrats disposent des moyens de mener leur tâche à bien. Répondre à la question de l’accès au juge/accès au droit des bénéficiaires de prestations sociales renvoie à la question de la place qu’occupent les juridictions en charge du contentieux des prestations sociales et leurs juges dans l’ensemble du paysage juridictionnel. Compte tenu du déséquilibre structurel des situations respectives des parties, elle renvoie également aux pouvoirs dévolus aux juges pour s’assurer ou assurer l’égalité des armes (juridiques) au cours de l’instance.
La place des juridictions spécifiques compétentes dans le paysage institutionnel
27En France, la volonté de favoriser l’accès au juge dans le contentieux de la protection sociale a conduit à créer des juridictions spécifiques, présumées plus proches des justiciables, où le recours à un avocat n’est jamais obligatoire. On aboutit ainsi à un contentieux divisé entre plusieurs juridictions et même entre plusieurs ordres de juridictions :
- d’une part le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS), pour le contentieux général, à côté des juridictions du contentieux technique mais aussi du tribunal de grande instance ou même du juge aux affaires familiales ;
- d’autre part, les juridictions d’aide sociale (commissions départementales et commission centrale d’aide sociale) et le tribunal administratif.
29La multiplication des juridictions et la complexité des règles de compétences qu’elle suscite, favorisent la disparition institutionnelle de ces « petites » juridictions, devenues des juridictions « défavorisées », sous-dotées, éventuellement sous-qualifiées, parfois et pour grossir le trait, ravalées au rang de « juridictions non identifiées ». Signalons, par exemple, que les TASS sont les seules juridictions de l’ordre judiciaire qui ne donnent pas lieu aux recueils statistiques mis en place dans le cadre de l’annuaire statistique de la justice, que ses magistrats sont les seuls qui puissent siéger dans une formation de jugement bien qu’ils soient magistrats honoraires (article L. 142-4 CSS) ou qu’il a fallu que la Cour de cassation rende une série d’arrêts bloquant l’ensemble du contentieux technique pour que la loi du 1er janvier 2002 modifie la composition des tribunaux du contentieux de l’incapacité et de la cour nationale pour assurer leur impartialité.
30Les juridictions d’aide sociale ne sont pas mieux loties. Pour les juridictions du premier degré, aucun chiffre d’activité n’est disponible auprès du ministère des Affaires sociales et la question de l’impartialité de leur composition n’est sans doute pas définitivement réglée. Certes, le Conseil d’État a jugé que le fait que les sections de jugement comprennent des membres nommés, choisis parmi les fonctionnaires, et que certains des rapporteurs chargés d’instruire les dossiers et ayant voix délibérative soient des fonctionnaires de l’administration centrale n’est pas de nature à compromettre l’indépendance et l’impartialité de la commission centrale d’aide sociale au sens de l’article 6 de la Convention européenne. Mais il a cependant dû ajouter que lorsqu’elles statuent sur un litige portant sur des prestations d’aide sociale relevant de l’État, ces formations ne peuvent comprendre, ni comme rapporteur ni parmi leurs autres membres, des fonctionnaires exerçant leur activité au sein du service ou de la direction en charge de l’aide sociale au ministère des Affaires sociales [19]. La question se pose avec plus d’acuité sans doute pour les commissions départementales : présidées par le président du tribunal de grande instance ou par le magistrat désigné à cet effet, elles comprennent en outre « trois conseillers généraux élus par le conseil général » et « trois fonctionnaires de l’État en activité ou à la retraite, désignés par le représentant de l’État dans le département » (article L. 134-6 CASF).
31Dans son rapport annuel 2001, Les institutions sociales face aux usagers, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) signale d’ailleurs « un paysage juridictionnel peu compréhensible » et « un droit social méconnu et difficile à appliquer » (IGAS, 2001). L’institution note que le juge « n’a pas de visibilité sociale et partant, [qu’il] n’est pas considéré comme le recours légitime à encourager. Beaucoup d’affaires ne sont pas plaidées, qui donneraient raison aux usagers ». Les auteurs ajoutent que « tout se passe comme si s’érigeait peu à peu un face-à-face entre des juges qui interprètent le droit social dans une logique plutôt soucieuse de la réalité […] et des organismes pour lesquels la règle de droit renvoie d’abord à des impératifs de gestion. Il est clair que, dans ce contexte, l’éparpillement des juges sociaux ne renforce pas leur audience » [20]. La décision de séparer le contentieux de la sécurité sociale du contentieux de travail au sein des chambres civiles de la Cour de cassation, le second restant à la chambre sociale tandis que le premier est dorénavant affecté à une autre chambre civile de la Cour ne peut, semble-t-il, que renforcer ce constat [21].
Ces éléments éclairent la faible considération prêtée au contentieux de la protection sociale et il est peu étonnant, dans ces conditions, que le travail d’élaboration juridique de la matière soit relativement peu avancé, « ni les travailleurs sociaux, ni les personnels administratifs, ni même les avocats, de surcroît lorsqu’ils sont rémunérés par l’aide juridictionnelle, ne [maîtrisant] parfaitement la procédure et la matière de ces contentieux hautement spécialisés ». Or on peut poser l’hypothèse que la visibilité des juridictions concernées, l’autorité qui leur est prêtée, leur prestige dans le champ juridique et parallèlement les moyens qui leur sont alloués sont liés à l’unité du contentieux dit social. De ce point de vue, la Belgique fait figure de contre-exemple absolu : tout le contentieux social (droit du travail et droit de la protection sociale) relève d’une juridiction unique dotée d’un ministère public spécifique et actif (l’auditorat du travail) dont l’objectif est de participer à l’élaboration de décisions juridictionnelles de bonne qualité juridique, en favorisant ou même en suscitant le débat qui se noue entre les parties à l’occasion de l’instance, quitte à jouer l’avocat de la partie faible (Janssens, 2003).
Les pouvoirs du juge dans le déroulement de l’instance
32Les modalités de déroulement de l’instance devant ces juridictions constituent un autre point d’entrée dans la problématique de l’accès au droit : une fois prise la décision d’agir, quels sont les outils procéduraux mis en place pour parvenir à rééquilibrer les situations des parties en présence ?
33Parmi les réponses traditionnelles à cette préoccupation, on compte, à côté de la dispense de représentation par un avocat, l’aide juridictionnelle, l’instauration de la gratuité complète de la procédure ou encore l’instauration d’une procédure orale. C’est le cas en particulier devant le TASS. En matière d’aide sociale, par exception à la procédure de droit commun, il est également admis que le demandeur puisse prendre la parole lors de l’audience de jugement pour présenter ses arguments ou qu’il fasse intervenir la personne de son choix (article 139-4 CASF).
34Ces dernières solutions constituent pourtant des outils à double tranchant. La procédure orale en vigueur devant les juridictions judiciaires aboutit à présumer le caractère contradictoire des débats [22], de sorte qu’il est possible de retenir comme non contestée la demande de l’organisme en raison du défaut de moyens contraires avancés par la partie adverse, éventuellement absente à l’audience. En outre, si le demandeur n’est ni comparant ni représenté à l’audience, le tribunal devra considérer qu’il n’est saisi d’aucun moyen, sans pouvoir fonder sa décision sur les pièces pourtant versées au dossier [23]. Quant à l’absence d’avocat, elle laisse le demandeur – personne privée – démuni face aux représentants de l’organisme débiteur de prestations qui ont par hypothèse une « connaissance particulière de la question » (Tunc, 1984). Ce faisant, elle prive les magistrats d’un débat contradictoire juridiquement élaboré qui pourrait faire évoluer leur analyse de la matière en même temps qu’il permettrait une évolution de la jurisprudence. Elle suppose en contrepartie une participation active du magistrat à la construction du dossier. Sans doute, les pouvoirs d’instruction des magistrats dans ces matières sont-ils importants. C’est le droit commun dans le contentieux administratif, et des textes spéciaux y pourvoient dans le contentieux judiciaire. Mais, pour la procédure judiciaire, la tradition accusatoire semble prévaloir, ne serait-ce qu’en raison de la situation peu valorisée des juridictions concernées. La mise à disposition des règles adéquates ne suffit pas et, pour la France, la situation des juridictions concernées y est peu propice.
35À la question des pouvoirs d’instruction des magistrats s’ajoute celle des conceptions plus ou moins restrictives du « principe dispositif », dès lors que ce principe constitue une limite aux pouvoirs d’initiative du juge. Le « principe dispositif » fait du procès la chose des parties : elles seules peuvent déterminer l’objet du litige. Il interdit en principe au juge toute initiative sur ce terrain. Mais ce principe trouve ses limites dans un débat tronqué où l’une seulement des parties maîtrise l’instance. Dans ces conditions, les juges peuvent-ils utiliser leur connaissance de la chose juridique pour réorienter la demande de l’usager, éventuellement pour modifier l’objet de la demande lorsqu’il n’est pas adapté au débat judiciaire et conduirait à un rejet ?
36En France, le juge qui apercevrait un chef de demande susceptible de permettre à l’une des parties d’obtenir une solution plus favorable ne peut pas y recourir, y compris en l’absence de représentation des parties par un professionnel du droit. Il ne saurait pallier l’incompétence des parties en remodelant l’objet de la demande à la lumière de ses connaissances juridiques. Pour prendre un exemple issu du droit français, le juge judiciaire ne saurait allouer des dommages et intérêts pour tenir compte de la faute des services de l’organisme débiteur de prestations sociales lorsqu’il est saisi d’une demande de remise de dette consécutive aux versements excessifs opérés par l’organisme qui en demande le remboursement, sauf à détourner la présomption de régularité attachée au caractère oral de la procédure. Il peut seulement interpréter une demande qui serait mal formulée et par exemple élever le « taux d’incapacité permanente partielle » qui commande le montant d’une rente lorsque le demandeur a sollicité « une révision bienveillante de la décision » [24]. Il peut également accorder une mesure virtuellement comprise dans la demande [25].
37Sans remettre en cause le principe, on constate cependant que l’obligation des juges de trancher les litiges « en droit » peut venir atténuer les rigueurs du principe dispositif. Ainsi, le point d’équilibre entre ces deux principes peut pencher tantôt d’un côté (le juge ne saurait susciter une demande nouvelle au nom de la neutralité qu’impose le principe dispositif), tantôt d’un autre (le juge doit susciter une demande nouvelle dès lors qu’elle lui permettra de fournir la solution juridiquement acceptable au litige). À côté de la question des moyens matériels dont disposent les juges, l’équilibre mis en place entre ces deux injonctions parfois contradictoires est essentiel [26].
38Ainsi, en Allemagne, la limitation des pouvoirs du juge est expressément tempérée par les textes : bien que le juge de la Cour du contentieux social soit soumis au « principe dispositif », il est obligé de susciter des demandes « utiles » (article 106 SGG/article 86 alinéa 3 VwGO), comme tout juge de la Cour administrative. Ici, le principe selon lequel le juge doit décider « en droit » contrebalance effectivement le principe dispositif. Ce texte lui impose de proposer au demandeur de transformer sa demande s’il la juge inadaptée. Il peut par exemple suggérer de transformer une demande de pension de retraite vouée à l’échec en une demande de pension d’invalidité, dès lors que les conditions pour y prétendre sont réunies. Si le juge doit respecter la matière de litige fixée par les parties, celle-ci est entendue largement : il n’y a aucune difficulté à ce que le juge prévoit d’office le versement d’intérêts lorsqu’il répond favorablement à une demande de condamnation au paiement d’une somme d’argent. Ce pouvoir d’initiative est d’autant plus largement concédé au juge que la partie concernée n’a pas d’avocat pour la représenter.
Parmi les modalités de la réponse juridictionnelle, d’autres mécanismes peuvent être évoqués pour améliorer la situation d’action des bénéficiaires de prestations : en Allemagne, par exemple, les recours contre une décision de suppression ou de diminution du montant d’une prestation sont par principe suspensifs : l’organisme débiteur assume le risque d’insolvabilité du bénéficiaire en cas de confirmation de sa décision par le juge. Mais en France, les mêmes recours ne sont pas suspensifs dans le domaine de la sécurité sociale. Les organismes de sécurité sociale, compte tenu de leur situation « quasi administrative », se trouvent en situation d’appliquer leurs propres décisions aux assurés dans l’attente de la solution judiciaire du litige. Bien qu’elle soit souvent ignorée [27], il existe une seule exception : les recours contre les décisions des caisses d’allocations familiales de se rembourser d’office une somme indûment versée sur les prestations en cours. En revanche, alors que les recours contre une décision administrative ne sont en principe pas suspensifs, ils le sont dans le domaine de l’aide sociale dès lors qu’il s’agit d’un recours contre une décision d’admission à l’aide sociale aux personnes âgées ou aux personnes handicapées (article 134-8 CASF). Ils sont également suspensifs dans le cas des recours en matière de RMI, formés devant ces mêmes commissions (article L. 262-42 du CASF).
Au-delà des modalités de la réponse juridictionnelle, il faut encore s’interroger sur les limites inhérentes aux décisions de justice. Conçues comme des décisions interindividuelles, depuis la condition de l’intérêt à agir jusqu’à l’effet relatif de la chose jugée, sont-elles aptes à répondre aux contentieux suscités par le développement d’un face-à-face entre une personne privée et une administration entendue au sens large ? La question est alors de rechercher comment ces caractéristiques sont conciliées avec les aspects collectifs de ce contentieux.
L’aspect collectif des décisions juridictionnelles
39L’isolement des bénéficiaires de prestations sociales face à un acteur institutionnel organisé et le caractère « diffus » des droits concernés conduit à s’interroger sur les aspects collectifs des décisions juridictionnelles, tant au stade de « l’entrée » dans la procédure qu’au stade des effets de cette procédure : dès lors que les acteurs privés disposent de moyens d’intervention modestes, cette intervention peut-elle être confiée à d’autres ? À partir du moment où le différend est né d’une pratique institutionnelle condamnée par le juge, qu’en est-il des conséquences de cette décision sur les autres personnes privées soumises parallèlement à la même pratique institutionnelle ? Dans quelle mesure le mouvement associatif ou syndical peut-il s’insérer dans les mécanismes procéduraux et obtenir une décision qui aura un effet direct sur un groupe de bénéficiaires de prestations ou sur l’ensemble de ceux-ci ?
L’extension des effets des décisions de justice peut se passer d’une modification des règles procédurales relatives à la qualité pour agir ou à l’effet relatif. Il faut alors une intervention active d’acteurs collectifs. Mais au-delà, on constate que les règles relativement nouvelles qui ont pour objectif de répondre à la question des « droits diffus » par l’introduction d’acteurs collectifs portent atteinte aux conceptions traditionnelles de droit d’agir ou de l’effet relatif de la chose jugée.
L’intervention active d’acteurs collectifs : des exemples européens
40Parmi les différents dispositifs rapidement recensés ici, les acteurs collectifs envisagés peuvent tout aussi bien relever de l’organisation juridictionnelle elle-même que lui être extérieurs, dès lors qu’ils constituent un contre-pouvoir à la position privilégiée de l’organisme débiteur de prestations sociales et permettent, d’une façon ou d’une autre, d’étendre les effets d’une solution juridictionnelle au-delà du face-à-face entre le demandeur et l’organisme débiteur de prestations.
41•En Belgique, la loi a instauré un ministère public spécialisé auprès de la juridiction sociale, juridiction compétente pour l’ensemble du contentieux dit social : droit du travail et protection sociale. Cet « auditorat du travail » s’assure de la mise en état des dossiers, en imposant si nécessaire la remise des pièces utiles, voire en suggérant une modification de l’objet de sa demande compte tenu des éléments de la cause. Après une augmentation du contentieux, ce dispositif a conduit à une amélioration de la qualité juridique du travail des organismes débiteurs et une baisse corrélative du contentieux [28]. On peut accréditer ainsi l’hypothèse d’un « effet retour » de l’amélioration du contrôle juridictionnel sur l’amélioration de la qualité juridique du travail des organismes débiteurs de prestations et, partant, d’un meilleur accès au droit substantiel des usagers des prestations sociales avant tout recours au juge : la qualité du contrôle juridictionnel rétroagit sur la qualité de l’activité juridique des organismes débiteurs.
42• De son côté, l’organisation juridictionnelle britannique autorise la collaboration directe des magistrats siégeant au sein des juridictions d’appel (21 Social Security Commissionners pour l’ensemble de l’Angleterre et du Pays de Galles), ce qui leur permet de repérer d’emblée les séries de demandes comparables et de les traiter parallèlement. Il est alors décidé de surseoir à statuer pour la presque totalité des affaires concernées, seuls un, deux ou trois dossiers faisant l’objet d’un traitement juridictionnel attentif. Les solutions retenues pour ces test cases seront ensuite étendues par les magistrats à l’ensemble des dossiers en instance. Rien de tel n’existe en droit français au niveau des juridictions d’appel. Le nombre de magistrats et l’ampleur du contentieux ne permettent pas de repérer à ce stade les demandes qui pourraient constituer une série. Cette pratique juridictionnelle se retrouve seulement au niveau de la Cour de cassation qui peut rendre le même jour de nombreuses décisions comparables, comme elle l’a fait s’agissant de la conformité de la composition des juridictions du contentieux technique de la sécurité sociale à l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH).
43•En Allemagne, c’est l’intervention d’un acteur non juridictionnel qui peut étendre les effets d’une solution juridictionnelle au-delà du face-à-face entre le demandeur et l’organisme débiteur de prestations. Un syndicat qui a repéré la possibilité d’un contentieux de masse peut en effet susciter un grand nombre de demandes de révision des décisions mises en cause auprès des organismes débiteurs. Il traite ensuite avec l’organisme en cause : celui-ci sursoit à décider en attendant que la justice ait statué et une affaire, à titre d’exemple, fait l’objet d’un recours juridictionnel. La solution retenue par les juges sera ensuite étendue à l’ensemble des demandes comparables en suspens. Ainsi, à partir d’une seule procédure judiciaire, concernant une seule demande, la solution retenue par les juges est appliquée d’emblée à l’ensemble des situations comparables.
44•En France, les syndicats ne semblent pas jouer ce rôle d’interface entre le contrôle juridictionnel et l’activité des organismes débiteurs de prestations sociales. Là, seules les conséquences attachées au contrôle de légalité des décisions administratives à caractère réglementaire peuvent être retenues comme conférant un caractère collectif à une décision pourtant individuelle : le texte annulé ne pourra plus être utilisé par son auteur, y compris à l’égard des autres usagers susceptibles de se le voir opposer. Ce type de mécanisme existe, éventuellement sous d’autres formes, dans les législations voisines. Mais, en France, la division du contentieux des prestations sociales limite considérablement la portée de cette solution. S’agissant de la décision générale à caractère réglementaire émanant d’un organisme de sécurité sociale, elle impose à l’assuré qui voudrait en demander l’annulation de saisir le tribunal administratif. En effet, le tribunal des affaires de la sécurité sociale, juridiction normalement compétente pour examiner son différend avec la caisse de sécurité sociale ne pourra qu’écarter des débats ce document n’ayant pas de valeur juridique, sans pouvoir en examiner la légalité. S’agissant de la décision générale à caractère réglementaire émanant d’une autorité administrative compétente en matière d’aide sociale, la difficulté est similaire : les juridictions d’aide sociale ne sont pas compétentes pour en apprécier la légalité. Le demandeur déterminé devra également s’adresser au tribunal administratif. Le poids de ces règles procédurales est d’autant plus considérable que le demandeur, personne privée, réclame un droit par nature diffus.
Sans doute les règles du paritarisme auraient-elles pu introduire un acteur collectif au c œur même du contentieux de la sécurité sociale. Les CRA sont en effet composées d’administrateurs des caisses, donc de représentants des assurés sociaux également soucieux de la bonne marche des organismes. Mais le rôle que jouent les CRA dans l’accès au droit est, on l’a vu, négligeable. D’une part, elles ne sont pas compétentes pour juger de leur propre compétence et ne sont saisies qu’à partir d’une décision préalable des services. D’autre part, la presque totalité des affaires qui leur sont soumises, le sont sous la forme de demandes de remise de dettes, qui ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel. Retenons également que, s’agissant des CAF en tout cas, le manque de temps et de formation aidant, c’est essentiellement l’avis du secrétaire de la commission, représentant des services administratifs de la Caisse, qui fera la décision de la CRA.
Des pistes d’évolution du droit d’agir et de l’effet relatif de la chose jugée
45La tradition procédurale s’oppose en général à l’extension du droit d’agir et impose une application stricte de l’autorité de la chose jugée, deux mécanismes conçus comme des garants du respect de la liberté des justiciables. Dans les années récentes, les textes ont cependant multiplié les hypothèses d’ouverture expresse d’actions juridictionnelles à des acteurs collectifs. Dans les domaines du droit pénal, du droit de la consommation ou du droit du travail, les associations et syndicats peuvent agir à titre personnel pour défendre un intérêt collectif ou individuel, dans des conditions plus ou moins restrictives selon les textes [29]. Cependant, il existe seulement deux hypothèses où l’action conduite par un acteur collectif aura un effet élargi et concernera directement des justiciables intéressés par la solution juridictionnelle mais non parties à l’action. Certaines associations de consommateurs peuvent en effet « demander à la juridiction civile, statuant sur l’action civile, ou à la juridiction répressive, statuant sur l’action civile, d’ordonner […] le cas échéant sous astreinte, toute mesure destinée à faire cesser des agissements illicites ou à supprimer dans le contrat ou le type de contrat proposé aux consommateurs une clause illicite » (article L. 421-2 C. de la consommation). Par suite, les pratiques contractuelles abusives condamnées devront disparaître, au bénéfice de l’ensemble des consommateurs. L’autre exemple relève du droit du travail : les syndicats disposent d’un droit de substitution au salarié à l’occasion de la défense en justice de son intérêt individuel. Or, dans cette hypothèse, la Cour de cassation a repoussé les limites classiquement attachées à l’effet relatif de la chose jugée en admettant que cette action, formée par un syndicat dans l’intérêt personnel des salariés, puisse aboutir à des mesures qui concernent directement les salariés, les juges pouvant notamment ordonner que leur soient versés des rappels de salaire [30].
46Ces deux dispositifs aboutissent, dans des contentieux où les situations d’action des demandeurs sont comparables, à des résultats parallèles. Ils favorisent l’accès au droit des consommateurs ou des salariés en permettant à un acteur collectif d’agir à leur place et dans leur intérêt individuel direct.
47Il n’existe aucun dispositif comparable dans le champ des prestations sociales. Pourtant, l’action en cessation des agissements illicites, élaborée pour favoriser le contrôle des usages du droit par les fournisseurs, pourrait sans aucun doute être adaptée pour favoriser le contrôle des usages du droit par les organismes débiteurs de prestations sociales. De même, l’action en substitution appliquée au contentieux de la protection sociale serait pour les syndicats un autre outil leur permettant d’agir en lieu et place des bénéficiaires.
48Certes, il existe la possibilité de recourir au contrôle de légalité des décisions à caractère général prises par les organismes débiteurs de prestations sociales, mais on a vu que la dispersion des contentieux y est peu propice. Du point de vue du contentieux administratif (aide sociale), le Conseil d’État admet depuis longtemps la recevabilité devant les juridictions administratives des recours en excès de pouvoir exercés par des personnes morales au nom d’un intérêt collectif. Les associations et syndicats peuvent contester par cette voie la légalité des décisions à caractère réglementaire des organismes d’aide sociale (Chapus, 2001). La solution est comparable pour les décisions à caractère général des organismes de sécurité sociale, dans la mesure où la mission de service public qu’ils assurent, ouvre la possibilité d’un tel contrôle par le juge administratif. Mais, comme on l’a vu, la division du contentieux des prestations sociales limite considérablement la portée de cette solution. Alors que ce sont respectivement les commissions d’aide sociale et le tribunal des affaires de sécurité sociale qui sont compétents pour entendre les demandes individuelles formées par les bénéficiaires de prestations sociales, seul le tribunal administratif est compétent pour procéder à un contrôle de légalité et annuler, s’il y a lieu, la décision déferrée. Le poids de ces règles procédurales est considérable lorsque le demandeur est une personne privée qui réclame un droit par nature diffus et les acteurs collectifs semblent a priori peu présents sur ce terrain.
Les solutions développées dans les domaines du droit de la consommation ou du droit du travail démontrent que penser le déséquilibre des parties permet de trouver des solutions innovantes. Cela montre aussi, en creux, que cette réflexion est absente dans le domaine du contentieux des prestations sociales. L’accroissement du rôle des acteurs collectifs dans ce domaine et le développement corrélatif de débats juridiquement construits y sont probablement indispensables.
Conclusion
49En 1954, P. Laroque plaidait pour confier l’ensemble du contentieux social à un nouvel ordre de juridiction. En 1968, J. Bordeloup proposait plus modestement la réunification de l’ensemble du contentieux social relevant de l’ordre judiciaire. En 1993, A. Supiot présentait à l’occasion d’un colloque consacré à « La perspective d’un ordre juridictionnel social » (Saint-Jours, 1994) un texte intitulé : L’impossible réforme des juridictions sociales. Il le terminait par ces mots : « Que les défenseurs du statu quo se rassurent : les victimes principales des imperfections des juridictions sociales, c’est-à-dire les plus faibles et les plus démunis, n’ont d’ordinaire pas voix au chapitre. Et les autres ont tous une raison ou une autre de tenir à l’équilibre actuel. Il y a donc fort à parier que rien ne bouge d’important, d’ici longtemps, du côté des juridictions sociales… » (Supiot, 1993). En 2004, les juridictions sociales n’ont pas été réformées et le contentieux des prestations sociales est toujours le parent pauvre du droit social : les organismes de sécurité sociale restent procéduralement maîtres de la naissance d’un litige et l’accès au juge judiciaire impossible pour une grande partie des décisions prises par les CRA. Les juridictions sont toujours éparpillées et dotées de magistrats qui n’ont souvent pas les moyens d’utiliser les pouvoirs que leur confère la loi. Les acteurs collectifs restent très effacés et ne disposent pas de moyens procéduraux permettant de compenser le déséquilibre des situations d’action entre les parties au procès. La matière souffre du manque d’espaces collectifs de débat et d’élaboration juridique, laissant aux professionnels des institutions concernées une plus grande liberté dans l’usage qu’ils font du droit (Sayn, 2004). Si l’on veut bien concevoir la procédure comme un outil de mise en œuvre de la règle et en déduire qu’elle doit permettre à chacune des parties au litige de mobiliser les règles à son profit, alors ce rapide état des lieux rend plutôt pessimiste sur l’accès au droit des bénéficiaires de prestations sociales.
Notes
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[1]
La Cour européenne des droits de l’homme considère que les prestations sociales, y compris celles relevant de l’aide sociale étatique, sont incluses dans le champ d’application de l’article 6-1. Voir en particulier les arrêts Feldbrugge c. Pays-Bas du 26 mai 1986 et Schuler-Zgraggen c. Suisse du 24 juin 1993.
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[2]
L’analyse de l’ensemble des dispositifs ainsi repérés a fait l’objet d’un séminaire intitulé : « Contentieux de la protection sociale, procédure européenne comparée ». Il réunit des représentants allemand, anglais, belge et français. Les réunions de travail sont maintenant terminées et le site web créé à cette occasion permet de continuer les échanges rendus nécessaires par la rédaction en cours des analyses. Ce site contient l’ensemble du matériel juridique utile pour mener à bien une comparaison, sous forme de questions réponses (http://cercrid.ish-lyon. cnrs.fr/).
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[3]
Non contentieuses au sens où elles interviennent avant toute saisine de la juridiction, mais elles peuvent tout à fait avoir pour objet de régler un différend entre l’usager et le service.
-
[4]
Loi no 2000-322 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, JO no 88 du 13 avril 2000.
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[5]
Circulaire DSS no 2002-56 du 30 janvier 2002 (BO no 2002-14) relative à l’application aux organismes de sécurité sociale de la loi no 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations.
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[6]
Pour l’opposer à l’aide sociale, le droit de la sécurité sociale est souvent présenté comme un droit réglementaire, qui ne laisserait aucune marge d’appréciation aux organismes et à leurs agents. L’analyse de l’activité décisionnelle des agents démontre au contraire le maintien d’un espace de décision que l’organisation, lorsqu’elle s’y essaie, ne parvient pas à supprimer. Sur cette analyse, voir Sayn (2004). Sur l’indétermination du droit, voir notamment Arnaud (1993).
-
[7]
Lettre-circulaire de la CNAF du 1er août 2002 no 2002-139 à destination des CAF, non publiée.
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[8]
Au sein des CAF, le terme « contestation » vise plus généralement la remise en cause d’une décision initiale dès lors qu’elle est portée devant la CRA ; le terme « réclamation » vise plus généralement les demandes des allocataires, y compris celles présentées à la CRA comme une demande de remise de dette ou celles qui sont traitées à l’intérieur même des services. Cependant, le langage du droit ne distingue pas ces deux termes, qu’il ne définit pas, et la qualification opérée au sein des caisses semble liée à la décision de conduire ou non la demande devant la CRA. Pour la suite de cet article, les termes de réclamations et de contestations seront donc traités comme des synonymes. Sur ces points, voir Sayn (2003).
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[9]
Voir par exemple Dupeyroux (2001), no 559 s. et Borgetto, Lafore (2000), no 46 s.
-
[10]
L’activité de remise de dette ne constitue pas une activité généralement assimilée au versement d’une prestation d’aide ou d’action sociale. Cette assimilation est pourtant réalisée à plusieurs occasions. La Cour de cassation y voit une activité discrétionnaire, alors que le versement de prestations de sécurité sociale est conçu comme une simple activité de contrôle de l’existence des conditions requises, sans marge de manœuvre de la part de l’organisme. Les textes en tirent les conséquences et prévoient la délivrance d’un accusé de réception pour les demandes de remise de dette, alors que cette obligation est écartée pour les prestations légales. Les décisions de remise de dettes relèvent de la compétence des administrateurs pourtant incompétents en matière de prestations dites légales. En outre, le régime de l’anonymat des décisions dans ce domaine a parfois été calqué sur celui de l’attribution des aides financières. En effet, après avoir annulé la décision de lever l’anonymat des dossiers présentés à la commission des aides financières, décision prise par le conseil d’administration d’une caisse d’allocations familiales (ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, DSS, 12 avril 1995), le ministère du Travail et de la Protection sociale a rappelé l’obligation de respecter la règle de l’anonymat. À cette occasion, il a pris position pour l’extension de cette règle à l’activité de remise de dettes des commissions de recours amiable (Lettre, ministre de l’Emploi et de la Solidarité nationale à Monsieur le directeur de la CNAMTS, 7 août 1997). Sur le fond, il faut encore ajouter que ces décisions sont prises sans autres considérations que la situation économique et sociale des demandeurs, à laquelle peut s’ajouter une réflexion sur leur bonne foi et corrélativement sur une éventuelle responsabilité de l’organisme dans la naissance de l’indu. Signalons cependant, à l’inverse, que les sommes remises sont affectées au fonds correspondant à la prestation en cause, soit le Fonds national des prestations familiales lorsque l’indu porte sur une prestation familiale.
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[11]
Les chiffres collectés par les DRASS et centralisés par la Direction de la sécurité sociale ne sont pas publiés. La circulaire DSS/5C 99-343 du 16 juin 1999 relative aux modalités d’exercice du contrôle de légalité par les DRASS permet cependant (année 1997) d’apprécier la variabilité des situations d’un régime à l’autre. Pour la DRASS Nord-Pas-de-Calais, le taux de « contestations de droits et d’obligations » varie de 82 % (CPAM) à 6,2 % (CAF) des décisions rendues par les commissions de recours amiable, en passant par 41 % (CRAM) et 22 % (URSSAF), le reste étant constitué de demandes de remises de dettes. S’agissant des commissions de recours amiable des seules CAF, on sait que le taux de « contestations au fond » varie considérablement d’une caisse à l’autre et qu’il resta globalement très modeste au regard du nombre de décisions prises sur le terrain des remises de dette : 57 des 78 CAF de l’échantillon (année 2001) présentent un taux de 0 à 19 décisions au fond pour 10 000 décisions, 11 présentent un taux de 35 à 55 pour 10 000 (Sayn, 2003).
-
[12]
Cass. ass. Plénière, 23 janvier 1964, JCP 1964, II, 13818 et Cass. ch. Réunies, 21 mai 1965, JCP, IV, 89. Il est remarquable qu’à cette occasion, le procureur général Lindon se soit interrogé sur la distinction entre « différend » et « réclamation », Dalloz, 1965, p. 209. Sur une distinction entre conflit, différend et litige, voir également Jeammaud (2001).
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[13]
Cass. soc., 30 mai 2000, Droit ouvrier, no 629, février 2001, p. 54. Le commentateur, critique, fait valoir que la compétence discrétionnaire de l’ASSEDIC ne justifie pas l’absence de tout contrôle juridictionnel, inconcevable dans un État de droit, ne serait-ce qu’un contrôle minimum portant sur la légalité ou l’erreur manifeste d’appréciation (Chauchard, 2001).
-
[14]
Depuis la circulaire DSS/5 no 99-348 du 16 juin 1999, le contrôle opéré par les directions des affaires sanitaires et sociales (DRASS) est cantonné aux contestations de droits ou d’obligations portées par les assurés devant les commissions de recours amiable, à l’exclusion des remises de dette dès lors qu’elles ne posent pas de question d’interprétation.
-
[15]
Voir par exemple Cass. soc., 28 octobre 1999, arrêt no 3881, pourvoi no 97-21 373, Juridisc-Lamy, publié au Bulletin, arrêt dans lequel la Cour écarte l’argument.
-
[16]
Cass. soc., 22 janvier 1998, arrêt no 334, pourvoi no 96-15 744, JuridiscLamy.
-
[17]
Les assurés, qui disposent d’un délai de deux mois pour contester, devront donc agir directement devant le juge, soit contre la décision de refus de saisir la CRA, soit contre la décision implicite de rejet de la CRA. Cette dernière situation englobe les hypothèses de défaut de saisine de la CRA par l’organisme. On mesure ici toute l’importance de l’accusé de réception et des informations qu’il contient, les assurés ne connaissant pour ainsi dire pas cette possibilité procédurale.
-
[18]
Le tribunal des conflits admet parallèlement qu’une décision du conseil d’administration de la CNAV fixant un barème d’attribution de prestations d’action sociale doit nécessairement être soumise à un contrôle juridictionnel, ici les juridictions du contentieux général, dès lors qu’ils constituent des « litiges individuels se rapportant aux prestations que les organismes de sécurité sociale […] sont appelés à servir à leurs assurés ou allocataires dans le cadre de l’action sanitaire et sociale », Trib. Conflits, 10 mars 1997, Rev. Droit social, 1997, p. 631.
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[19]
Conseil d’État, Assemblée, 6 décembre 2002, Recueil Lebon.
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[20]
Aux critiques faites à l’organisation des contentieux de la sécurité sociale et de l’aide sociale le rapport ajoute des propositions de réformes (p. 270 s.). Il s’agit notamment d’assurer l’indépendance des juridictions et la compétence de leurs magistrats qui ne doivent pas exercer cette fonction « à titre secondaire ou comme retraités ». Il s’agit aussi de créer une juridiction sociale unique et de s’assurer que les organismes débiteurs appliquent la jurisprudence.
-
[21]
Ordonnance du Premier président de la Cour de cassation du 6 janvier 2003 (entrée en vigueur le 1er mai 2003), Rev. Action juridique, no 162, septembre 2003.
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[22]
Pour une application, voir par exemple Cass. soc., 15 octobre 2003 (pourvoi no 01-43815), Inédit : « la procédure étant orale, les moyens sont présumés avoir été débattus contradictoirement par les parties ». N’est donc pas fondé le moyen selon lequel la cour d’appel ne pouvait allouer des dommages-intérêts à la salariée sur le fondement d’un licenciement nul alors qu’aucune des parties n’avait formé cette demande, l’objet du litige étant déterminé par les prétentions des parties et le juge devant se prononcer seulement sur ce qui lui est demandé. La présomption permet d’écarter le grief de violation des articles 4 et 5 du nouveau Code de procédure civile au titre de la modification de l’objet de la demande.
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[23]
Cass. civ., 1er juillet 1999, Rev. Procédures, décembre 2000, p. 342.
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[24]
Cass. soc., 20 juillet 1982, Bull. civ. no 488.
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[25]
Cass. soc., 27 juin 1990, Bull. civ. no 319.
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[26]
Sur le rôle du juge dans le contentieux social et la place centrale qu’occupe le principe dispositif, voir G. Demez (2003) et V. Vannes (2003).
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[27]
Tout paiement indu peut être retenu sur les prestations en cours « sous réserve que l’allocataire n’en conteste pas le caractère indu » (article L. 553-2 CSS) et l’allocataire dispose d’un délai de deux mois pour contester. Le caractère suspensif de ce recours préjuridictionnel est cependant contesté dans les caisses et le Service des études et de la documentation de l’Assemblée nationale saisi d’une demande d’un parlementaire a pu répondre que d’une façon générale « La Caisse ne peut être tenue de suspendre l’effet de sa décision dans l’attente d’une éventuelle contestation, et il appartient à l’allocataire qui s’y oppose de saisir la CRA […] ».
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[28]
Informations recueillies à l’occasion du séminaire « Contentieux de la protection sociale, procédure européenne comparée », préc., à paraître.
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[29]
Voir par exemple, dans le domaine du droit du travail, les articles L. 122-53, L. 135-4, L. 411-11 et L. 721-19 C. trav. Pour le droit de la consommation, voir les articles L. 422-1 s. C. consom. ou, en matière d’environnement, les articles L. 252-5 et R. 252-21 et s. C. rural et en matière boursière, les lois du 5 janvier 1988 (articles 13 à 15) et du 8 août 1994 (article 29). Outre un grand nombre d’articles insérés dans le Code pénal et permettant à des associations diverses de demander réparation à l’occasion d’actions pénales en matière de discriminations, de maltraitance, de crimes contre l’humanité ou crimes de guerre, de défense des intérêts des déportés et résistants ou des anciens combattants et victimes de guerres… articles 2-2, 2-6, 2-8, 2-9, 2-10, 2-12, 2-15, 2-16, 2-18, 2-19 et 2-20.
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[30]
Cass. soc., 1er févrrier 2000, JCP 2001, II, 10451 : les salariés qui ne se sont pas opposés à l’action bénéficient directement de la décision et notamment des rappels de salaire.