Introduction
1Cet article s’inscrit dans la problématique du rôle de la mobilité du travail comme instrument d’ajustements des économies intégrées dans le cadre de l’Union monétaire européenne. Lorsqu’un pays membre de la zone monétaire subit de manière spécifique un choc négatif, par exemple une baisse soudaine de la demande adressée aux biens dans lesquels il est spécialisé, il n’a plus de possibilité de compenser ce choc par une dépréciation de son taux de change. La compensation d’un tel choc par une relance de la compétitivité de ce pays pourrait être favorisée par une baisse des prix et des salaires afin d’éviter une augmentation du chômage. Toutefois, les travaux économiques (Blanchard et Katz, 1992 ; Mazier, Oudinet, et Saglio, 2002) montrent que, dans la plupart des cas, la flexibilité des prix et des salaires ne joue pas un rôle significatif dans ces mécanismes d’ajustement des marchés du travail. Un autre mécanisme d’ajustement pourrait être alors, ainsi que le désignait Mundell (1961), la mobilité du travail entre les pays membres de la zone monétaire. Le pays qui subit le choc voit alors ses chômeurs émigrer vers les pays qui bénéficient au contraire d’une augmentation de l’activité économique. C’est pourquoi nous avons souhaité analyser le rôle des migrations intracommunautaires. Il s’agit de savoir ce qui motive les travailleurs qualifiés ou non qualifiés à migrer dans l’espace européen.
2En dépit de leur faiblesse structurelle comparativement aux États-Unis, les migrations intracommunautaires connaissent une sensible augmentation et sont alimentées par les migrations extra-européennes (Bailly, Mouhoud, Oudinet, dans ce numéro). En outre, les migrants qui se déplacent dans l’espace européen ont des comportements différents selon leur origine intracommunautaire ou extracommunautaire, le nombre d’expériences d’émigration et leur qualification.
3Pour que les migrations jouent un rôle d’ajustement des marchés du travail, au moins deux conditions doivent être réunies. D’abord, le volume des flux de migration doit être relativement élevé afin d’avoir un impact important sur les marchés du travail des pays membres de l’Union européenne. Ensuite, la sensibilité des flux d’émigration aux différences de taux de chômage, à la dynamique de l’emploi et aux différences de salaires entre les pays doit être suffisamment forte.
4Dans les faits, d’autres facteurs déterminent les comportements des migrants liés davantage aux effets de réseaux entre les familles ou groupes sociaux de migrants et aux facteurs plus généraux ne concernant pas nécessairement les marchés du travail (différences d’aménités, situations sociale et politique…). Par exemple, un citoyen d’un pays européen affecté par un choc négatif de la demande sur le marché des biens l’entraînant au chômage ne recherchera pas nécessairement à émigrer pour retrouver un emploi dans un pays dans lequel peu de ses concitoyens se seraient installés précédemment (absence d’effets de réseaux), ou encore dans lequel le système de protection sociale serait moins favorable en dépit de meilleures conditions sur le marché du travail.
5Dans le cas des pays de l’Union européenne, peu de travaux se sont penchés sur la sensibilité comparée des comportements des migrants à ces conditions d’emplois. Il nous apparaît alors important de revenir sur ces deux conditions en analysant les déterminants des migrations de main-d’œuvre sur les marchés du travail des pays de l’Union européenne selon le pays de naissance des migrants, leur degré de qualification, leurs caractéristiques sur les marchés du travail et leur pays de résidence antérieur [1].
La première partie de cet article propose une mesure du poids relatif des variables de déséquilibre du marché du travail par rapport à celui des effets de structure et de réseaux dans les comportements de migration. La seconde section examine le rôle des variables du marché du travail selon différentes catégories de migrants et différents types de pays d’accueil.
Les effets de réseaux structurent les migrations en Europe
6Il est nécessaire de distinguer, parmi les facteurs déterminants des migrations, ceux qui sont liés aux déséquilibres du marché du travail, et ceux qui dépendent de facteurs davantage structurels ou d’effets de réseaux des communautés de migrants dans divers pays d’accueil. Pour mesurer le poids relatif de ces deux types de facteurs, un modèle économétrique est utilisé (voir annexe 1).
7Le premier type de facteurs est réduit ici aux différences dans les salaires relatifs et les taux de chômage relatifs des pays d’accueil. Les taux de croissance de l’emploi relatif et les taux de chômage relatifs sont calculés par rapport aux taux de l’Union européenne. Ces variables sont susceptibles de refléter l’effet attractif ou répulsif (push and pull) du marché du travail.
8Les comportements des migrants sont distingués selon leur origine communautaire ou non communautaire. Les migrants non communautaires sont supposés comparer le salaire de leur pays d’accueil au salaire moyen de l’Union européenne. Cela signifie qu’une fois leur décision d’émigration prise, le choix de leur pays de destination est déterminé par les différences de salaires et de taux de chômage entre les différents pays d’accueil de l’Union européenne.
9Le second type de facteurs tels que les différences d’aménités (environnement du pays, conditions climatiques, dotations en infrastructures, protection sociale…) ou les effets de réseaux associés à la présence de compatriotes déjà installés dans les pays de destination des migrants, est mesuré de deux manières à travers la prise en compte d’effets fixes et des degrés d’inertie spécifiques des taux de migration. Les effets fixes traduisent les caractéristiques spécifiques des pays comme par exemple les dotations en infrastructure qui peuvent attirer des migrants d’une manière structurelle dans une région. Les effets de réseaux sont mesurés par la présence de fortes inerties des flux migratoires. Par exemple, un pays dont le flux d’immigrants se reproduit d’une année sur l’autre dans une grande proportion démontre que ces migrations se réalisent quelle que soit l’évolution du marché du travail (voir équation du modèle dans l’annexe 1).
Dans cette section, l’accent est d’abord mis sur les liens entre les flux de migrations d’une année sur l’autre afin de repérer les éventuels effets de réseaux qui structurent les migrations dans les différents pays européens. Il est ensuite proposé une analyse économétrique des déterminants des migrations liés aux marchés du travail : taux de chômage relatif et taux de salaires relatifs, en utilisant notre typologie des migrations (voir Bailly, Mouhoud et Oudinet, dans ce numéro) en distinguant les migrants et les retours de nationaux dont les caractéristiques sont spécifiques.
Flux d’émigration et d’immigration : une évolution parallèle
10Un résultat positif des corrélations entre les flux d’émigration et ceux d’immigration incite à distinguer les flux entrants et sortants des soldes de migration nette. Si le salaire ou le chômage relatif explicitaient prioritairement les évolutions des flux migratoires, la corrélation serait négative entre l’immigration et l’émigration. Une augmentation du salaire du pays d’accueil, comparé à celui des autres pays, provoquerait une baisse de l’émigration de ce pays car les résidents seraient moins incités à partir. Par contre, on verrait les flux d’immigrants évoluer en sens inverse et augmenter. Une corrélation positive signifie que les deux flux évoluent dans le même sens et que les déterminants des migrations dans les pays de l’Union européenne ne sont pas uniquement liés aux déséquilibres sur les marchés du travail [2].
Dans une majorité des cas, l’évolution des flux migratoires est similaire (tableau 1).
Corrélation entre les flux d’immigrants et d’émigrants

Corrélation entre les flux d’immigrants et d’émigrants
11Sur les 33 calculs effectués, 60 % des corrélations sont positives, 20 % ne sont pas corrélés et seulement 20 % des corrélations sont négatives [3]. En Europe, les flux migratoires n’évoluent donc pas majoritairement en sens inverse, et évoluent plutôt de concert, en particulier pour les communautaires où presque tous les coefficients sont positifs et élevés (compris entre 0,75 et 0,92).
12La Belgique fait exception puisqu’elle ne présente pas de corrélation entre les deux flux. On observe une corrélation positive mais moyenne pour les Pays-Bas. C’est aussi dans ces deux pays que la corrélation est négative entre les flux de non communautaires.
13Les autres corrélations négatives (autour de -0,5) concernent exclusivement les flux migratoires de pays périphériques (Espagne, Irlande, Portugal). Déjà, dans cette analyse sommaire semble naître une différence entre les comportements migratoires concernant les pays du centre et ceux de la périphérie de l’Union européenne.
En première conclusion, les déséquilibres sur le marché du travail ne semblent pas être prioritaires dans le choix de la destination des migrants au sein de l’Union européenne, en particulier vers les pays du centre. Par contre, ces déséquilibres doivent influencer plus fortement dans le cas des pays périphériques.
De fortes inerties dans les flux migratoires dans l’espace européen
14La majorité de corrélations positives entre les flux migratoires nous conduit à estimer séparément les flux d’émigration et ceux d’immigration. Ainsi, est-il possible de voir s’il existe une différence entre les comportements des immigrants et ceux des émigrants, en tenant compte de leur nationalité d’origine.
15Les études précédentes sur les comparaisons européennes des déterminants des migrations, ne distinguaient pas les flux migratoires, comme c’est le cas dans l’étude d’Eichengreen (1993) [4] où l’immigration nette dépend positivement du salaire relatif et négativement du chômage relatif. Dans cette étude, la migration nette aux États-Unis apparaît bien plus sensible aux déséquilibres sur le marché du travail qu’en Grande-Bretagne et en Italie où la migration nette est davantage expliquée par les effets d’inertie ou de réseaux. Près de 60 % du solde migratoire se répète d’une année sur l’autre dans les deux pays européens, alors qu’aucune inertie n’apparaît dans le cas des États-Unis. En revanche, dans ce dernier, la sensibilité de la migration nette par rapport aux différences de salaires et de chômage est beaucoup plus forte qu’en Grande Bretagne [5].
16On retrouve ces caractéristiques américaines dans l’étude de Mazier, Oudinet et Saglio (2002) où des équations de taux d’immigration et d’émigration ont été estimées pour les régions américaines (quatre grandes régions). Il n’y a pas d’inertie dans les flux migratoires mais les caractéristiques des régions attirent plus ou moins les migrants. Ce sont les perspectives d’emploi relatives, et non pas le taux de chômage relatif, qui sont fondamentales dans l’attraction des immigrants [6]. L’augmentation du revenu relatif de la région d’accueil tend à attirer des immigrants (élasticité de 0,9) mais n’a pas d’impact sur le comportement des émigrants. Enfin, il y a une convergence entre les comportements migratoires puisque les élasticités liées aux variables du marché du travail sont identiques aux quatre régions.
17Pour estimer ici, dans le cas des pays européens, les déterminants des migrations, on s’intéresse, comme cela a été indiqué plus haut, à deux variables importantes du marché du travail : le taux de salaire relatif et le taux de chômage relatif. Les déterminants structurels sont de deux ordres : les effets de réseaux approximés par les degrés d’inertie des flux de migration (taux de migration de la période précédente) et les différences d’aménités (infrastructures, éducations, santé, climat…) approximées par les effets fixes spécifiques aux pays.
Un premier résultat global est que les migrants dans l’espace européen semblent moins sensibles aux variables du marché du travail qu’aux déterminants structurels des flux migratoires tels que les effets de réseaux (degré d’inertie du taux de migration) ou les différences d’aménités (effets fixes). Mais les comportements diffèrent selon les types de flux (émigration, immigration) et la nationalité des migrants.
Les flux d’immigration
18Les deux variables explicatives caractérisant le déséquilibre sur le marché du travail ont des élasticités significatives et de signe cohérent avec les approches théoriques (cf. tableau en annexe 2). Ainsi une augmentation du salaire relatif du pays d’accueil provoque un accroissement du taux d’immigration, alors qu’une augmentation du taux de chômage relatif du pays d’accueil (caractérisant une baisse des perspectives d’emploi dans ce pays d’accueil, ou une hausse des perspectives dans les pays d’origine) entraîne une baisse du taux d’immigration de ce pays d’accueil.
19Mais les élasticités sont d’un niveau trop faible pour avoir un impact significatif (0,048 pour le salaire relatif et -0,073 pour le taux de chômage relatif). Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, une augmentation du salaire relatif de 10 % n’entraînerait qu’une hausse de 0,48 % du taux d’immigration.
20Par contre, le degré d’inertie des flux migratoires est très significatif et relativement élevé pour l’ensemble des pays. Ainsi les taux d’immigration sont pour beaucoup déterminés par les taux des années précédentes (entre 60 à 75 % des taux se répètent l’année suivante). Ce résultat reflète l’importance de la population étrangère résidant déjà dans le pays d’accueil dans l’aide à l’intégration et donc dans la réduction des coûts psychiques de la migration [7].
21La ventilation par pays d’accueil montre une grande diversité de comportements [8]. L’immigration globale se révèle la plus sensible aux déséquilibres sur le marché du travail en Espagne (les élasticités du salaire et du taux de chômage relatifs sont les plus élevés). En Grèce, en Allemagne et au Royaume-Uni, l’immigration totale est aussi liée à ces variables du marché du travail (cf. tableau 2). Par contre, en France, au Portugal ainsi qu’en Italie, les flux d’immigration sont plutôt expliqués par d’autres facteurs, comme la présence de compatriotes ayant déjà migré par le passé : c’est, en effet, dans ces pays que le degré d’inertie est le plus fort, au contraire de l’Espagne et de la Grèce.
Au total, les flux d’immigration vers les pays de l’Union européenne apparaissent significativement peu sensibles aux variations du taux de chômage relatif et des niveaux de salaires relatifs. Les élasticités sont en effet d’un niveau assez faible, ce qui signifie que l’impact de ces variables du marché du travail sur les flux d’immigration est limité.
Équations du taux d’immigration tout pays d’origine confondu : élasticités spécifiques par pays

Équations du taux d’immigration tout pays d’origine confondu : élasticités spécifiques par pays
Les flux d’émigration
22Concernant les flux d’émigration dont seules les données pour les pays anglo-saxons et nordiques sont disponibles, les variables de déséquilibre du marché du travail ont encore moins d’influence sur les comportements des émigrants qu’elles n’en avaient sur ceux des immigrants. Ainsi le salaire relatif n’apparaît pas du tout comme une variable explicative significative (absent dans le tableau 3) : les émigrants ne quittent pas ces pays pour des salaires plus élevés. Le taux de chômage relatif ne joue que très légèrement son effet répulsif en Allemagne, Finlande et pas dans les autres pays.
23Les facteurs explicatifs des flux d’émigration sont plutôt liés à la présence de migrants précédemment installés (d’où un degré d’inertie), ou à des différences structurelles (effets fixes) [9].
Équations du taux d’émigration tout pays d’origine confondu : élasticités spécifiques par pays

Équations du taux d’émigration tout pays d’origine confondu : élasticités spécifiques par pays
24Au total, pour les flux d’émigration, les facteurs explicatifs sont donc encore moins liés aux déséquilibres du marché du travail que pour les flux d’immigration. Les effets de réseaux dominent dans la détermination de ces flux.
25Les flux d’émigration concernent essentiellement les départs de nationaux d’un pays A vers un pays B. L’autre composante de ces flux, correspondant aux situations de migrations répétées (départs de non nationaux du même pays Avers un pays B), sera analysée dans la section suivante de cet article.
26En revanche les départs des nationaux (cf. tableau 4) semblent beaucoup plus fonction du taux de chômage relatif, et particulièrement en Belgique et en Allemagne, où l’élasticité est élevée. Ainsi les Belges et les Allemands quitteraient leurs pays pour des raisons liées à l’évolution du chômage relatif, ce qui n’est pas le cas pour les autres pays étudiés.
27En effet, une augmentation d’un point du taux de chômage entraîne, toutes choses égales par ailleurs, dans ces deux pays, une augmentation équivalente du taux d’émigration des nationaux.
Mais, dans ce cas également, le salaire relatif ne joue pas un rôle déterminant. Les effets fixes négatifs sont importants, particulièrement en Belgique, Allemagne et Royaume-Uni où les structures favorables de la société limitent l’incitation à émigrer.
Équations du taux d’émigration des nationaux : élasticités spécifiques par pays

Équations du taux d’émigration des nationaux : élasticités spécifiques par pays
Les retours des nationaux déterminés par des variables structurelles
28Les déterminants du retour des nationaux semblent également peu liés aux caractéristiques du marché du travail. Les décisions de retour sont souvent prises bien à l’avance, comme les retours en fin d’activité, et sont donc de nature structurelle : ceci est pris en compte par un degré d’inertie qui est commun à tous les pays. De plus, par un simple effet mécanique, les pays dont le taux d’émigration tend à baisser fortement voient leur flux de retours diminuer quelques années plus tard, quelle que soit l’évolution du marché du travail. Ceci est particulièrement le cas des pays du sud de l’Europe devenus récemment des pays d’immigration.
Une singularité apparaît toutefois : les retours des Espagnols, Irlandais et Finlandais se révèlent fortement sensibles aux variations du taux de chômage relatif. Dans ces pays, l’amélioration des conditions d’emploi, de vie et de niveau de salaire liée à leur rattrapage effectif par rapport aux pays du centre, explique une partie non négligeable du phénomène de retour des nationaux. En revanche, dans le cas du Portugal et de la Grèce, qui présentent encore des divergences structurelles par rapport aux autres pays de l’Union, les niveaux de salaire relatif demeurent trop faibles pour que leur variation conjoncturelle constitue un facteur incitatif suffisant aux retours des nationaux dans leur pays d’origine. Les retours s’expliquent davantage par des facteurs structurels.
Équations du taux d’immigration des nationaux : élasticités spécifiques par pays

Équations du taux d’immigration des nationaux : élasticités spécifiques par pays
Le rôle du marché du travail dans les choix de localisation des migrants
29Cette section examine le rôle joué par les différences de salaires et de chômage et les effets de réseaux dans les choix de localisation des migrants selon qu’ils viennent des pays membres de l’Union européenne ou des pays non membres, et selon qu’ils sont ou non en situation de migrations répétées.
Des différences de comportement entre les immigrants communautaires et non-communautaires
30Une première analyse montre que la sensibilité de la migration aux différences de salaires entre pays d’accueil est plus élevée pour les immigrants communautaires et extracommunautaires (respectivement de 0,5 et 0,6). Cela signifie qu’une augmentation du salaire relatif de 10 % dans un pays donné, induit une hausse de 5 % des immigrants communautaires et de 6 % des non communautaires. La sensibilité de l’immigration aux différences de taux de chômage entre les pays d’accueil tout en demeurant à un niveau faible, est deux fois plus élevée pour les non-communautaires (-0,127 contre -0,06).
31Les décisions d’émigration par les non-communautaires se prennent davantage de manière spéculative, c’est-à-dire sans garantie préalable de trouver un emploi dans le pays d’accueil. Par contre, pour les migrants communautaires, plus souvent insérées dans des marchés internes aux firmes, leurs décisions d’émigrer sont prédéterminées en termes d’emploi (migrations contractées). Les migrants communautaires qualifiés conservent d’ailleurs souvent le même employeur (Bailly, Mouhoud et Oudinet, 2003).
32L’inertie est en moyenne un peu plus faible pour les flux d’immigrants non européens probablement parce que les régularisations ponctuelles provoquent des fluctuations importantes.
Surtout des marchés internes pour les migrants communautaires
33Les immigrants communautaires semblent se montrer plus sensibles à une hausse du salaire relatif pour venir dans les pays du Nord (Suède, Finlande et, à un degré moindre, au Danemark et en Irlande) ainsi qu’en France alors qu’une hausse de salaire n’est pas incitative pour arriver en Espagne ou au Portugal. Ce sont plus des facteurs liés à la dégradation du marché du travail qui envoient les migrants européens en Espagne (élasticité très élevée de -3,8 du taux de chômage relatif), ainsi que dans les autres pays du Sud comme la Grèce et le Portugal (cf. tableau 6).
Équations du taux d’immigration des communautaires : élasticités spécifiques par pays

Équations du taux d’immigration des communautaires : élasticités spécifiques par pays
Des immigrants non-communautaires sensibles au marché du travail des pays d’accueil de la périphérie de l’Union européenne
34La forte sensibilité de l’immigration en Espagne aux déséquilibres sur le marché du travail est essentiellement expliquée par les immigrants d’origine non communautaire (cf. tableau 7). C’est aussi le cas pour la Finlande qui voit arriver de nombreux Russes et originaires des pays de l’Europe de l’Est, et pour la Grèce (Albanais, Bulgares et ex-Yougoslaves). Ces trois pays sont des pays d’accueil et de transit pour les non européens. L’immigration non communautaire (essentiellement turque) est aussi assez sensible aux variations du chômage relatif en Allemagne.
35L’immigration non communautaire au Portugal [10] est plus sensible aux variations du chômage relatif qu’au salaire relatif. L’organisation par les autorités et les entreprises portugaises de l’immigration (en provenance des PECO en particulier) en fonction des variations conjoncturelles explique que les migrants soient peu sensibles au salaire relatif. Les flux d’immigration historiques (Capverdiens), ou bien liés à une politique de quotas déguisée (Ukrainiens et Européens de l’Est), expliquent que le Portugal possède la plus forte inertie. En effet 74 % des flux d’immigrants non communautaires s’expliquent par la présence des flux d’immigrants non communautaires de l’année précédente. Seulement un quart des flux d’immigrants non communautaires seraient ainsi influencés par les autres variables liées aux marchés du travail.
Équations du taux d’immigration des non communautaires : élasticités spécifiques par pays

Équations du taux d’immigration des non communautaires : élasticités spécifiques par pays
Des migrants en situation de migration répétée, moins sensibles aux effets de réseaux
36La distinction entre les émigrants étrangers (communautaires et non communautaires) et les nationaux permet de comparer les comportements de ceux qui sont en migration répétée avec les autres. En effet, un émigrant communautaire ou non communautaire qui quitte la Belgique, par exemple, réalise certainement au moins sa seconde migration. Hormis ceux qui sont nés en Belgique (expatriés rentrés), les émigrants ont dû venir en Belgique précédemment.
37Les résultats de ces émigrations de communautaires et de non-communautaires peuvent ainsi être comparés à ceux des émigrations de nationaux (cf. tableau 4). Ils sont synthétisés respectivement dans les tableaux 8 et 9.
38Les émigrants en situation répétée, communautaires et non communautaires se révèlent encore moins sensibles au chômage relatif que les émigrants nationaux. D’autres raisons de nature plus structurelle dictent leurs décisions.
39En ce qui concerne le degré d’inertie, le résultat diffère en fonction de la nationalité : moins élevé pour la migration répétée des communautaires que pour les émigrations de nationaux qui émigrent pour une première fois, mais plus élevé pour la migration répétée de non-communautaires.
40Les communautaires en situation de migration répétée (cf. tableau 8) sont, par contre, un peu plus sensibles au chômage relatif que les non-communautaires (élasticité d’un niveau très faible, tableau 9). C’est en Belgique que ce phénomène est le plus marqué (l’élasticité est trois fois plus importante que celle des autres pays) et à un degré moindre au Royaume-Uni.
Les degrés d’inertie des flux de d’émigrants communautaires sont aussi légèrement moins importants que ceux des flux d’émigrants non communautaires. Pour ces derniers, l’aspect réseaux reste fondamental même lors de leur seconde migration.
Équations du taux d’émigration des communautaires : élasticités spécifiques par pays

Équations du taux d’émigration des communautaires : élasticités spécifiques par pays

Équations du taux d’émigration des non-communautaires : élasticités spécifiques par pays
41Les migrations de nature répétée ne sont, en définitive, que très peu dictées par un facteur répulsif comme le taux de chômage relatif.
42Les effets de réseaux sont moins déterminants pour les migrants communautaires en situation répétée car ces derniers subissent de manière moins intense les coûts psychiques de la migration dans l’espace socioculturel européen. Ils bénéficient d’un effet d’apprentissage de leurs premières expériences d’émigration qui diminue le coût de l’intégration dans le pays. Ce coût est en revanche plus élevé dans le cas des migrants non communautaires.
Conclusion
43La migration intracommunautaire, même lorsque l’on intègre la mobilité des migrants non européens dans l’espace européen, ne peut véritablement jouer un rôle de facteur d’ajustement sur le marché du travail pour deux raisons essentielles, l’une d’ordre quantitatif et l’autre d’ordre qualitatif.
44Tout d’abord, malgré la relance récente des flux d’immigration en Europe, il persiste une faiblesse structurelle des flux intracommunautaires comparée à la mobilité entre les régions des États-Unis qui demeure environ dix fois plus forte. Ensuite, les facteurs déterminants de ces flux sont moins liés aux déséquilibres sur le marché du travail qu’aux effets de réseaux et de structures. On peut donc parler d’une prime aux effets de réseaux dans les déterminants des migrations au sein de l’espace européen au contraire de ce que l’on a pu observer dans le cas américain [11].
45Néanmoins, on peut distinguer deux types de comportements sur les marchés du travail selon, d’une part, les catégories de migrants et, d’autre part, la position des pays d’accueil.
46Du point de vue des migrants, ceux qui viennent des pays non membres de l’Union européenne sont davantage influencés par les différences de salaires entre les pays d’accueil. Ceux qui viennent des pays membres, sont moins sensibles aux salaires relatifs et à l’emploi puisqu’ils conservent le même emploi et le même salaire dans le cadre d’un marché interne du travail (firmes multinationales). Les personnes en situation de migration répétée bénéficient d’un effet d’apprentissage de leurs premières expériences d’émigration qui diminue le coût de l’intégration dans le pays d’accueil.
La position du pays d’accueil intervient également dans la distinction des différentes logiques de migrations dans l’espace européen. Les pays périphériques de l’Union européenne, en situation de divergence structurelle par rapport aux pays du centre, utilisent plus volontiers la migration comme variable d’ajustement ce qui explique le fait que les migrants soient davantage attirés par les différences de salaires et d’emplois en se rendant dans ces pays. À l’inverse, les effets de réseaux et de structure jouent un rôle plus grand dans le cas de l’immigration dans les pays du centre de l’Union européenne.
Sources et méthodologie
Sources statistiques
47Les séries sont issues des bases de données relatives aux migrations internationales Sopemi de l’OCDE et New Cronos d’Eurostat [12]. On rappelle que la collecte des données New Cronos et Sopemi est opérée par Eurostat et l’OCDE à partir de sources nationales dont les critères d’enregistrement et les définitions des migrants sont hétérogènes. Aux différences de critères, viennent s’ajouter diverses définitions de migrants en fonction de leur durée de résidence [13].
48Les autres données macroéconomiques (salaire, prix à la consommation, PPA, taux de chômage, nombre de salariés, population) sont issues directement ou construites à partir de la base de données Economic Outlook de l’OCDE.
49Les séries de flux d’immigration ont été reconstituées sur la période 1985-1999 pour quatorze pays de l’Union européenne [14]. En ce qui concerne les séries de flux d’émigration, le panel est bien moindre compte tenu de l’absence de données dans les pays n’ayant pas de registre de population ou d’enquêtes. Seuls les flux d’émigration de sept pays scandinaves et anglo-saxons sont disponibles qui ont malheureusement des caractéristiques proches concernant les flux migratoires [15].
50La distinction des flux de migrants en fonction de leur nationalité d’origine (communautaires, non-communautaires et nationaux) permet de repérer des comportements spécifiques liés à la nationalité.
Méthodologie
51Une analyse des corrélations entre les deux flux migratoires est réalisée en premier. La confirmation d’une corrélation majoritairement positive nous conduit ensuite à estimer séparément les flux d’émigration et ceux d’immigration et non pas à les agréger dans une variable commune comme la migration nette (IM-EM).
Pour les estimations, les variables expliquées sont :
- les taux d’immigration, soit le rapport du flux d’immigration sur la population totale (IM/POP) ;
- et les taux d’émigration, rapport du flux d’émigration sur la population totale (EM/POP).
Plusieurs variables représentatives des déséquilibres sur le marché du travail ont été construites et testées
52Le salaire relatif en parité de pouvoir d’achat [16] (PPA) qui est le rapport du salaire en PPA du pays d’accueil sur le salaire en PPA des concurrents. Ici le salaire en PPA des concurrents est celui de la zone euro, calculé en pondérant chaque salaire en PPA par le pourcentage de salariés. Les salaires relatifs sont ceux du secteur privé (Compensation per Employee, Private Sector). Rappelons que pour les non-communautaires, l’élasticité du salaire relatif compare le salaire du pays d’accueil au salaire moyen de l’Union européenne, et non pas au salaire de leur pays d’origine. On se situe par là dans une logique d’ajustement où les immigrants non communautaires vont dans un des quinze pays européens.
53Les taux de croissance de l’emploi relatif et les taux de chômage relatif sont calculés par rapport aux taux de l’Union européenne. Ces variables caractérisent l’effet attractif ou répulsif (push and pull) du marché du travail.
54Les autres variables explicatives des migrations non liées aux déséquilibres sur le marché du travail, comme les aménités (prise en compte de l’environnement du pays comme les conditions climatiques ou les dotations en infrastructures) ou comme les flux répétés de migrants d’une nationalité (rejoignant d’autres compatriotes déjà installés) sont pris en compte d’une manière globale soit à travers l’introduction d’effets fixes par pays, soit à travers des degrés d’inertie spécifiques des taux de migration. Ainsi des dotations en infrastructure peuvent attirer des migrants d’une manière structurelle dans une région (ce qui se traduit par la présence une constante positive). Une très forte inertie des flux migratoires démontre que ces migrations se renouvellent assez régulièrement quelle que soit l’évolution du marché du travail.

Les séries temporelles ont été estimées en commun (panel) afin de répondre aux problèmes de degré de liberté
56Pour traiter des séries temporelles en commun, il faut faire une hypothèse sur le poids relatif de chacune des observations et répondre à la première question d’une équipondération ou non. Nos observations n’ont manifestement pas le même poids. Les petits pays européens ne doivent manifestement pas compter autant que les grands pays européens.
57Pour ensuite attribuer une pondération on a deux possibilités :
- soit l’on fait une première estimation avec un poids égal et puis on l’applique avec des moindres carrés pondérés dans un second temps (cross section weights) ;
- ou bien, on utilise la méthode SUR (Seemingly Unrelated Regression) ; la matrice de covariance est estimée dans une première régression et est appliquée dans des moindres carrés généralisés dans un second temps.
58Avec une spécification de l’équation commune, mais des coefficients qui peuvent être différents, on peut tester des comportements spécifiques selon les régions ou les pays. Dans les résultats présentés, certaines variables explicatives ont une élasticité commune donc l’impact de ces variables est équivalent pour tous les pays, alors que pour d’autres variables le comportement des migrants est spécifique au pays (les élasticités sont différentes selon les pays).
59Dans un premier temps, des contraintes interéquations ont été fixées sur les coefficients des variables explicatives des déséquilibres sur le marché du travail afin d’avoir pour repère un coefficient global pour l’Union européenne. La contrainte sur le coefficient unique est ensuite relâchée afin d’estimer des paramètres spécifiques aux pays. Ces équations ne sont qu’une étape car en fonction des tests de Wald sur les contraintes, il convient de relâcher la contrainte de coefficient unique. Les résultats complets sont dans les tableaux en annexe 2, alors que dans le corps de l’article, des tableaux résumés indiquent la valeur relative de l’élasticité par rapport à la moyenne des élasticités.
Les estimations des déterminants des migrations dans l’Union européenne [17]
Taux d‘immigration : rapport du flux d’immigration sur la population totale (IM/POP)

Taux d‘immigration : rapport du flux d’immigration sur la population totale (IM/POP)

Taux d’émigration : rapport du flux d’émigration sur la population totale (EM/POP)
Notes
-
[*]
El Mouhoub Mouhoud : professeur à l’université de Paris 13 et directeur du Centre d’économie de Paris Nord (CEPN), CNRS UMR 7115.
Joël Oudinet : maître de conférences à l’université de Paris 13 et chercheur au CEPN. -
[1]
Dans le chapitre IV de l’étude (Mouhoud et Oudinet, ed. 2003) sur laquelle est basé cet article, l’impact et le rôle des migrations sur l’ajustement des marchés du travail sont estimés à travers un modèle macroéconomique en comparant les États-Unis et l’Union européenne. Dans le présent article, nous ne nous intéressons qu’aux facteurs déterminants des migrations dans l’Union européenne. L’étude précitée a été effectuée dans le cadre d’un appel d’offres de la MiRe « Circulations migratoires », CEPN, Paris, mai 2003 ; y ont participé Franck Bailly, Guy Maurau, Jacques Mazier et Sophie Saglio. Le rapport de cette étude est disponible sur simple demande à la MiRe : philippe.bertin@sante.gouv.fr (Tél. : 01 40 56 82 34).
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Voir à ce sujet la controverse entre Althaus et Schachter (1989), d’une part, et Evans (1990), Greenwood et al. (1991), d’autre part.
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Sept sur trente-trois des corrélations sont inférieures à 0,25 (et inversement pour les corrélations positives). Le manque de données de flux d’émigration, pour une grande majorité des pays périphériques, pourrait relativiser ce résultat.
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Cette étude s’inspire du modèle de Pissarides et McMaster (1990) et Attanasio O.P., Padoa Schioppa F. (1991).
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L’élasticité aux salaires relatifs est vingt-cinq fois plus forte aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne dans l’étude d’Eichengreen (1993), alors qu’elle n’était que cinq fois plus forte dans l’estimation de Pissarides et Mc Master (1990). L’élasticité au chômage relatif est aussi très élevée aux États-Unis (deux fois plus forte).
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Les semi-élasticités calculées s’avèrent assez élevées (3,5 et 3,8).
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Comme de plus, cette variable retardée englobe, avec la constante, l’ensemble des variables explicatives autres que celles liées au marché du travail, il apparaît que l’immigration est plutôt déterminée par des variables structurelles.
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Les résultats des tests sur les contraintes nous indiquent qu’il faut désagréger l’analyse par pays.
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C’est en Finlande que le degré d’inertie est le plus élevé (mais il est compensé par une absence d’effet fixe) et au Danemark que les effets fixes sont les plus importants (eux aussi compensés par une inertie non significative).
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Sur ces questions : voir également l’article de Maria Pereira Ramos « Nouvelles dynamiques migratoires au Portugal et processus d’intégration » dans le présent numéro (N.D.L.R.).
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Cf. Mouhoud et Oudinet (2003) voir supra.
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Les enquêtes annuelles sur les forces de travail (Labor Force Survey – LFS), utilisées par ailleurs dans le rapport Mouhoud et Oudinet (2003) ont permis de confirmer les évolutions de ces flux. (cf. supra).
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Par exemple, certains pays (Belgique, Danemark, Finlande, Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas et Suède) utilisent leurs registres de population ou leurs registres d’étrangers alors que d’autres utilisent leurs permis de résidence ou leurs permis de travail renouvelables (France, Grèce, Italie, Portugal, Autriche). Pour ces derniers, on comprend que les données d’émigration sont souvent absentes. Le Royaume-Uni, l’Irlande, l’Espagne utilisent encore d’autres sources (enquêtes). À ces différences de critères, viennent s’ajouter des diverses définitions de migrants en fonction de leur durée de résidence. Selon les recommandations des Nations unies, beaucoup de pays retiennent une durée de douze mois, mais certains ne s’y conforment pas. Pour la Belgique, l’Allemagne et le Luxembourg, trois mois suffisent, six mois pour les Pays-Bas.
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L’Autriche est absente de ce panel car les données ne sont disponibles qu’à partir de 1995.
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Hormis la Finlande qui est aussi un pays à la périphérie de l’Union européenne.
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La parité de pouvoir d’achat (PPA) est celle calculée par l’OCDE.
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Les t de Student indiqués dans les deux tableaux montrent que la majorité des coefficients sont significativement différents de 0 à 95 %. Les coefficients ayant une probabilité inférieure à 95 % ont été signalés comme non significatifs (ns).