Principe de précaution et risque sanitaire. Recherche sur l’encadrement juridique de l’incertitude scientifique, Karine Foucher, préface de Raphaël Romi, L’Harmattan, 2002, 560 pages
1Cet ouvrage est issu de la thèse soutenue par l’auteur, en décembre 2000, à la faculté de droit et des sciences politiques de Nantes. J’exprimerai quelques réserves dans les lignes qui suivent, mais tiens à dire d’emblée que c’est une belle et utile étude, fine et riche, que les travaux futurs sur le sujet ne devront pas ignorer.
2Je la vois comme une synthèse « de nouvelle génération » sur le principe de précaution. L’irruption du principe de précaution dans le débat public a d’abord suscité, chez les juristes, une génération de pionniers. Comme il était normal, ils se sont divisés en une majorité de militants et une minorité de détracteurs, les uns et les autres également virulents et manquant, par la force des choses, de recul.
3Avec le livre de K. Foucher, l’étude du principe atteint la maturité, à défaut d’être encore tout à fait adulte. L’incertitude juridique n’est pas entièrement levée mais l’auteur montre avec sérénité que le principe n’est ni la révolution, ni le « gadget » passager que prétendaient certains des analystes antérieurs. Cette mesure dans l’expression et le fond contribue à l’agrément de l’ouvrage.
4La thèse générale est que le principe de précaution conduit à un enrichissement des exigences normatives du principe de prévention lorsque l’on se trouve devant un risque incertain, grave et irréversible. Cet enrichissement s’exprime différemment dans le processus décisionnel : l’auteur distingue la « gestion permissive du risque » (étudiée dans la première partie) et la « gestion conservatoire du risque » (deuxième partie). L’obscurité de ces intitulés masque plus qu’elle ne révèle une distinction convaincante : la gestion permissive s’exerce « à froid » à l’occasion d’une procédure d’autorisation ; elle requiert une évaluation aussi précise que possible du risque que comporte une activité ou un produit et conduit souvent à un « surdimensionnement » (le mot est laid, mais l’idée juste), inspiré par un « principe du seuil », des mesures de protection. La gestion conservatoire, qui intervient dans l’urgence, dicte des mesures conservatoires de retrait ou de suspension dans l’attente d’un progrès de la connaissance du risque.
5On voit que K. Foucher n’oppose pas précaution et prévention : la première est en quelque sorte mise au service de la seconde. C’est une vision doctrinale intéressante et raisonnable. Elle aurait été plus convaincante si l’auteur avait davantage défini les deux termes et exploité des textes anciens (tels l’article L. 2212 CGCT) qui, employant les deux mots, n’auraient pas desservi sa thèse.
6L’ouvrage fait implicitement un choix légitime qui aurait gagné à être explicite : quoique présenté comme un principe d’action, le principe de précaution est surtout une règle de procédure décisionnelle. C’est sans doute sa force et sa faiblesse. L’auteur n’ignore bien sûr pas le contenu des mesures qu’elle étudie, mais ne nous dit pas synthétiquement ce qu’implique substantiellement la précaution, si tant est qu’elle implique quelque chose de particulier sur ce plan. On ne lui reprochera ici aucune erreur, car son propos, toujours exact, est conforme au droit positif. Mais ce dernier explique la réserve des juges communautaire et national envers le principe, due peut-être à l’inadaptation de leurs instruments de contrôle du fond des mesures : peuvent-ils, doivent-ils aller au-delà de la censure de l’erreur manifeste d’appréciation ? La réponse dépend de l’idée que l’on se fait de leur office ; elle n’a rien d’évident. On regrette un peu que K. Foucher n’ait pas vraiment apporté la sienne.
7J’évoquais en commençant un phénomène de génération. En voici un autre, qui distingue celle de l’auteur et… la mienne. K. Foucher intègre tout naturellement le principe de précaution à l’ordre juridique normatif international, communautaire et français, dont elle maîtrise avec talent tous les aspects en publiciste moderne qui n’ignore pas le droit privé. L’avenir se chargera de lui donner raison : porté par une exigence sociale impressionnante, le principe a, dans les faits, échappé aux instruments juridiques qui le cantonnent au seul droit de l’environnement. Pour moi, qui ai vu, non sans réticence, naître le principe de précaution, elle va un peu vite en besogne : je l’aurais aimée plus précise sur le statut actuel du principe, sur sa place dans la hiérarchie des normes et sur son champ d’application ; bref, j’aurais apprécié qu’elle démontre qu’il est déjà en droit (et pas seulement en fait) un principe du droit sanitaire.
8Comme toute bonne thèse, celle de K. Foucher prête à la controverse doctrinale. À défaut d’être convaincante dans tous ses aspects (mais elle l’est dans la plupart), elle est séduisante, intéressante et enrichissante.
9Didier Truchet
10Professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II)
Président de l’Association française de droit de la santé
Les gens de rien : une histoire de la grande pauvreté dans la France du XXe siècle, André Gueslin, Fayard, Paris, 2004, 456 pages
11L’émotion vive suscitée par le récent rapport du CERC [1] dénombrant un million d’enfants pauvres vivant aujourd’hui en France, comme l’intérêt porté ces derniers mois par la presse [2] aux nouveaux « hommes des bois », SDF établis en forêt aux portes de Paris dans des abris de fortune, corroborent l’actualité de l’ouvrage qu’André Gueslin, historien des questions sociales contemporaines, consacre à la grande pauvreté dans la France du XXe siècle. Les chocs ressentis face à la divulgation de chiffres d’autant plus insupportables qu’ils concernent des enfants, comme devant les photographies des campements du bois de Meudon, renvoient à la juste observation d’André Gueslin : « la société englobante se représente la misère plutôt qu’elle ne la constate ». Et il est certes moins dérangeant de se la représenter adulte et encore sur le pavé de la ville, plutôt que terrée au fond des bois…
12Pour nourrir son enquête, l’auteur mobilise une impressionnante somme de documentation, exposée dans les cinquante pages de notes et bibliographie [3], dont la diversité renvoie au caractère difficilement saisissable de son objet, la grande pauvreté, et de ses sujets d’étude, les « gens de rien ». Le socle documentaire d’André Gueslin rassemble des travaux universitaires d’historiens, notamment de remarquables monographies régionales sur l’assistance sous la IIIe République comme celles de Yannick Marec sur le « système rouennais » ou de Cécile Viela sur le cas bordelais, prolongés par des travaux de sociologues, d’ethnologues, de philosophes, de psychologues et d’économistes. L’auteur fait également une large place, dès lors qu’il s’en produit soit après 1950, aux statistiques, aux rapports officiels, aux sondages d’opinion, ainsi qu’à leurs commentaires journalistiques. Les témoignages, ceux des « gens de rien », délicats à manier parce que trop pudiques ou trop conformes à ce que l’enquêteur souhaite entendre, et ceux des gens qui vont à leur rencontre, par profession ou par simple humanité, permettent de passer des dimensions théorique et descriptive à celle de l’expérience vécue. Du côté des représentations, les romans sont interrogés, de la Mort à crédit de Céline (1932) aux Belles Ames de Lydie Salvayre (2000), comme la chanson populaire des années cinquante rendant familière la silhouette du clochard parisien, et le cinéma, du Boudu de Jean Renoir (1932) à la vagabonde Mona, Sans toit ni loi, d’Agnès Varda (1985).
13Donc, comme le souligne l’auteur dans sa conclusion, une difficile quête documentaire extensive, pour tenter d’appréhender un monde sans écriture – et de façon générale un monde « sans » – ne laissant percevoir à l’historien que des traces indirectes. André Gueslin souligne deux autres écueils qui l’ont sans cesse guetté : d’une part, le risque d’attitudes trop passionnelles devant un sujet « qui interpelle » et, d’autre part, le sens des mots, qui, en cent ans a changé. Ainsi du chômeur, qui ne saurait être le même en 1930 et en 2000, ou du « sans domicile fixe », déjà connu du vocabulaire administratif de la fin du XIXe siècle, mais bien peu parent du SDF d’aujourd’hui. Pour leur part, les chiffres eux-mêmes se dérobent à la comparaison : si depuis la fin du XVIIIe siècle les estimations butent obstinément sur 10 à 15 % de pauvres dans la société française, il convient de nuancer – mais c’est plus facile à dire qu’à faire – entre la pauvreté relative, plus ressentie quand la société s’enrichit, et la pauvreté absolue, que l’on s’accorde aujourd’hui à situer en dessous de la moitié du revenu médian.
14André Gueslin structure son étude en trois parties, les deux premières se penchant, selon un découpage chronologique, de 1914 à 1945 et depuis 1945, sur l’histoire de la pauvreté, que l’auteur situe dans son contexte économique et dont il inventorie les remèdes proposés par les œuvres d’assistance et par l’État, tandis que la troisième s’attache à rendre sensibles « l’être et le paraître » des plus pauvres.
15Entre la Grande Guerre et la crise économique majeure atteignant la France en 1930, règne – déjà – cette « famine du logement » qui collera, sans rémission, aux basques de la grande pauvreté, de bout en bout du siècle ; les HBM de 1928, comme plus tard les HLM, logent des familles modestes, mais laissent sur le carreau les plus pauvres. Les bureaux de bienfaisance continuent leur office, tandis que l’action sociale de l’État se renforce avec de premières lois sur les assurances sociales en 1928 et 1930, dont seuls bénéficient les travailleurs. Si les œuvres d’assistance confessionnelles, héritées du XIXe siècle, soulagent toujours les « bons pauvres », non sans prosélytisme, la charité privée s’écorne sous les coups de l’impôt sur le revenu qui ampute les patrimoines. Autre mutation décisive, l’assistance se professionnalise ; la dame d’œuvre laisse le terrain à l’infirmière-visiteuse diplômée. La grande crise des années trente génère un chômage massif faisant basculer dans la misère des milieux jusqu’alors seulement fragiles, et, ce faisant, dépouille le chômeur de la suspicion morale qui lui collait à la peau. Le chômage, récurrent et de plus en plus durable, est mal indemnisé, quand il l’est – les épouses de travailleurs et les étrangers n’ont droit à rien. Les familles ouvrières se serrent la ceinture, les restaurants économiques et les asiles de nuit se multiplient, à l’enseigne de la Mie de Pain ou de l’Armée du Salut, œuvres relayées par les municipalités qui organisent collectes et distributions de secours en nature. Dans la France des années trente, le chômage ouvre toute grande la trappe de la grande pauvreté. La Seconde Guerre mondiale voit perdurer la pauvreté ancienne et en naître de nouvelles formes. Les problèmes d’approvisionnement touchent évidemment en premier lieu les plus démunis, acculés à une sous-alimentation mortifère. La politique antisémite de Vichy, pour sa part, prive de tout une population spoliée et « désaffiliée », bientôt exterminée. Le vieux Secours National de 1915 réactivé, alimenté notamment du produit des biens juifs spoliés, combine propagande et charité publique ; Pétain en fait une pièce maîtresse de sa révolution nationale. L’Armée du Salut est dissoute, les œuvres d’assistance juives aussi, Vichy leur substituant l’Union générale des Israélites de France (UGIF), créée en novembre 1941, que le régime tente de contrôler. Dès 1944, les œuvres anciennes, persécutées et réduites à la clandestinité, refont surface. Le Secours Catholique et le Secours Populaire se relancent.
16Sur le second versant du XXe siècle, politiques et décideurs croient longtemps, et dur comme fer, que la grande pauvreté est résiduelle, en voie d’éradication, dans une société en enrichissement constant. Pourtant, très vite, en des temps de reconstruction, de nouveaux démunis s’agrègent au vivier habituel de la grande pauvreté : des immigrés, venus aider à reconstruire, travailleurs déracinés épuisant leurs maigres salaires à faire vivre une famille. Dès lors, pour André Gueslin, les questions de la grande pauvreté et de l’immigration sont liées. Le problème du logement, déjà douloureux avant-guerre, prend un tour catastrophique après 1945 – flambée des loyers, mauvais état des biens, pénurie – justifiant le fameux « coup de gueule » radiodiffusé de l’abbé Pierre en février 1954. Depuis, chaque hiver rigoureux fauche ses morts de froid et si l’on a cru que les bidonvilles ne se remettraient jamais des coups portés par la « nouvelle société » du seuil des années soixante-dix, force est de constater aujourd’hui que ce paysage pourrait renaître autour de certaines grandes villes. Les questions majeures de la grande pauvreté après 1945 se voient proposer par l’État des réponses, certes incomplètes, mais qui hissent hors du gouffre certaines catégories fragiles qui y étaient irrémédiablement condamnées : travailleurs malades avec la Sécurité sociale (1945), chômeurs, avec la mise en place de l’UNEDIC et des ASSEDIC, vieux, avec la pleine mesure à partir de 1970 d’un système de retraite nécessitant des années de cotisation en nombre suffisant. La crise économique déferlant à partir de 1973 met un terme à la persistante illusion de la fin prochaine de la misère et contraint l’État social à innover. Le RMI, mis sur pied en 1988, dispense, pour la première fois, un revenu régulier sans contrepartie de travail. La CMU, en 2000, assure un accès aux soins gratuits à des non-travailleurs. Dans les deux cas, les besoins étaient criants et les actions d’œuvres caritatives de plus en plus médiatisées et bien reçues par les « classes moyennes », ont été déterminantes. Ces œuvres qui ont été largement renouvelées depuis 1950, dans leur esprit comme dans leurs animateurs et donateurs, ont contribué à rendre la question de la pauvreté incontournable, notamment lors des campagnes électorales présidentielles. De la « fracture sociale », dénoncée en 1995, mais toujours pas réduite, à l’illusion d’un horizon sans SDF, évoqué en 2002, le thème de la grande pauvreté s’est imposé dans le débat politique. La popularité des Restaurants du Cœur depuis leur création par Coluche, comme celle, plus éphémère, des journaux de rue montre que l’opinion publique, pour sa part, y est attentive.
17Le troisième volet de l’enquête d’André Gueslin quitte la chronologie pour une approche transversale, interrogeant d’abord les mesures et les définitions du pauvre dans la société française du XXe siècle, sans négliger la face, plus cachée, du pauvre à la campagne. Un essai d’anthropologie observe la traduction en histoires de vies, en gestes, en allures, en langages, en « habitus » pour reprendre Bourdieu, des déficits cumulés par les pauvres en termes de capitaux économique, social et culturel. L’absence d’espace à soi, rendant poreuse toute intimité et publique toute vie privée, renvoie une fois de plus à la question, la plus dramatique et la moins résolue, celle du logement. Le dernier chapitre, s’attache pour sa part aux images et aux représentations du pauvre dans la société qui l’entoure, pour en souligner l’évolution. Du fatalisme, quand l’économie n’était pas encore développée, on est passé à la stigmatisation de l’inadapté social qui ne suivait pas le mouvement, quand celle-ci s’est emballée dans les Trente Glorieuses, pour arriver aujourd’hui à une prise de conscience du caractère non pas individuel de la pauvreté, mais au contraire lourdement collectif et fédérateur de questions sociales cruciales.
On l’aura compris, l’entreprise consistant à retracer l’histoire de la grande pauvreté en France de la Première Guerre mondiale à nos jours n’est pas des plus aisées et l’on saura gré à André Gueslin de nous proposer sa fresque, même si des pans de cette histoire restent à préciser. Les prolongements nécessaires supposent peut-être de renoncer à couvrir le siècle entier pour adopter des périodisations plus courtes, tant les contextes économique et démographique, pour ne citer qu’eux, ont varié. Les historiens du temps présent ne manquent pas là de sujets d’étude potentiels, et l’on peut espérer que des mouvements comme ATD Quart Monde, ou une initiative comme les Restaurants du Cœur trouveront leurs fins analystes comme les bureaux de bienfaisance du début du siècle ont trouvé les leurs. On pourrait encore attendre beaucoup d’approches qui croiseraient plus systématiquement les questions des âges et/ou du genre avec celle de la pauvreté. Sur le genre, l’auteur passe trop rapidement, conforté par la sous-représentation féminine parmi la population des SDF (17 % seulement dans les années quatre-vingt-dix), alors même que les traits spécifiques accusés par cette minorité appelleraient un examen plus poussé. Il y a sans doute d’autres aspects de la pauvreté féminine à éclairer plus vivement, du côté des retraitées très âgées aux pensions amputées du fait de carrières incomplètes, de celui des femmes chefs de familles monoparentales, ou encore des chômeuses de longue durée.
Martine Sonnet
Chargée de mission, Drees-MiRe
L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Robert Castel, La République des idées, Seuil, 2003, 96 pages
18Voilà un petit livre, remarquablement écrit et d’accès aisé, qui mérite d’être lu et discuté bien au-delà de la communauté académique. Il s’ouvre sur un paradoxe : bien que nous vivions « dans des sociétés parmi les plus sûres qui aient jamais existé », grâce notamment à la protection sociale, les préoccupations de sécurité restent extrêmement prégnantes à tel point que « l’insécurité moderne ne serait pas l’absence de protections, mais plutôt leur envers… dans un univers social qui s’est organisé autour d’une quête sans fin de protections ou d’une recherche éperdue de sécurité ».
19Robert Castel montre en effet que la « frustration sécuritaire » n’est pas un fantasme résultant d’une mise en scène politico-médiatique à usage électoral des incivilités et de la délinquance. D’une part, pour une raison structurelle, consubstantielle à la modernité : nous sommes des sociétés d’individus dans lesquelles les protections rapprochées traditionnelles (la famille, les liens communautaires) se sont effritées pour être remplacées par celles de l’État social, à la fois garant des libertés publiques et de la sécurité civile et dispensateur de services sociaux et de prestations : la « protection sociale… représente un homologue de la propriété privée, une propriété pour la sécurité désormais mise à la disposition de ceux qui étaient exclus des protections que procure la propriété privée ». L’individu ne « tient » en société que « parce qu’il est comme infusé et traversé par les systèmes collectifs de sécurisation montés par l’État social » et « lorsque ces protections se fissurent, cet individu devient à la fois fragile et exigeant parce qu’il est habitué à la sécurité et rongé par la peur de la perdre ». D’autre part, parce que, depuis les années soixante-dix, plusieurs facteurs se sont conjugués pour fragiliser les grands systèmes collectifs de protection mis en place depuis la fin du XIXe siècle : affaiblissement des capacités de pilotage de l’économie dans le cadre national par l’État social ; érosion des grandes formes d’organisation collectives des salariés ; et surtout, « mise en mobilité généralisée des relations de travail, des carrières professionnelles et des protections attachées au statut de l’emploi ». Ce « processus d’individualisation-décollectivisation » du travail et des trajectoires professionnelles et sociales peut bénéficier aux plus dotés ; mais d’autres, ceux qui ne disposent pas de ressources pour s’y adapter ou dont les compétences se retrouvent invalidées subissent collectivement une dégradation de leur condition, qui alimente d’autant le sentiment d’insécurité, la frustration et le ressentiment, notamment à l’égard des catégories sociales les plus proches (fonctionnaires réputés nantis ou immigrés vus comme concurrents autour d’un gâteau qui rétrécit).
20Comme au XIXe siècle avec la montée des classes dangereuses, ce ressentiment face au malheur social tend à se cristalliser sur ceux qui apparaissent à la fois comme les plus en marge de la société et comme porteurs de menaces : les jeunes de banlieue. Sans nier le fait qu’il y a bien, notamment dans les quartiers dits « sensibles », un cumul des facteurs d’insécurisation et en insistant pour que l’on prenne au sérieux les préoccupations sécuritaires, Castel souligne le paradoxe de la réponse publique, qui, reprenant à son compte cette translation de la question de l’insécurité sociale vers celle de l’insécurité civile, opère un glissement de l’État social vers un État sécuritaire, d’autant plus préoccupé d’ordre qu’il se dispense ainsi de traiter les causes profondes de l’insécurité sociale.
21Comment, alors, reconfigurer les protections sociales ? Castel est trop fin observateur de notre système de protection sociale pour ne pas en repérer les fragilités et les éléments qui le déstabilisent profondément, ni penser que ce système puisse rester en l’état. Certes, la question du financement est très importante, mais aussi le fait que se creuse « l’écart entre des publics qui peuvent continuer à bénéficier de protections fortes, délivrées d’une manière inconditionnelle parce qu’elles correspondent à des droits tirés du travail, et le flot croissant de tous ceux qui décrochent de ces systèmes de protections ». Et à cette dualisation de la protection sociale s’ajoute une dégradation de la conception de la solidarité qui tend à la réduire – au risque d’un affaiblissement de la cohésion sociale – aux mécanismes d’aide aux « plus démunis », loin d’une protection collective de l’ensemble des citoyens contre les risques sociaux. En même temps, ce système serait inadapté à « maintenir des dispositifs de sécurité dans un monde à nouveau confronté à l’incertitude des lendemains ». Prenant acte de l’effritement du statut de l’emploi et des protections qui lui sont associées, Robert Castel, s’appuyant sur les travaux d’Alain Supiot [4] et de Bernard Gazier [5], propose de transférer les droits sociaux « du statut de l’emploi à la personne du travailleur », afin de concilier mobilité et sécurité : il s’agirait d’assurer une continuité des droits quelles que soient les discontinuités de la carrière et de l’emploi, en couvrant grâce à des droits à transitions à la fois les éventuelles périodes de chômage et les périodes de formation. De même que l’État de droit est indispensable à la préservation de la sécurité civile, un État social flexible et actif est pour Castel une exigence pour à la fois faire reculer l’insécurité sociale, domestiquer le marché et permettre aux individus, en disposant des conditions sociales de leur indépendance et de leur interdépendance.
22Une des parties les plus incisives de cet ouvrage est celle que Castel consacre à dénoncer l’abus que représente l’utilisation extensive de la notion de risque, appliquée sans discernement à un vaste éventail d’éventualités néfastes, de menaces, de nuisances, de dangers potentiels voire improbables, dont l’amalgame contribue au succès de la thèse de la « culture du risque » (Giddens) et de la « société du risque » (Beck) et à la montée d’un sentiment généralisé d’insécurité. Au sens propre, le risque est un événement prévisible, probabilisable, aux conséquences quantifiables, donc assurable par mutualisation. Pour une part, la prise en charge de risques sociaux classiques par des systèmes assurantiels contribue à déplacer les craintes vers de « nouveaux » dangers, qui alimentent en retour une demande éperdue de sécurité. Mais Robert Castel réfute cette « quasi-métaphysique du risque » qui mélange ce qui est assurable et ce qui ne l’est pas, qui brouille la responsabilité du politique ou des acteurs économiques et qui conduit finalement à faire de l’individu, selon son degré d’aversion au risque et ses ressources, le meilleur protecteur de lui-même. À ce titre, la critique de Castel porte-t-elle à trois niveaux : critique de Beck [6] et de Giddens [7], dans la mesure où leur représentation de la modernité est celle d’une société d’individus confrontés isolément à un océan de risques multiformes, comme si l’identification des responsabilités et la recherche de solutions collectives n’étaient plus de mise ; critique d’Ewald et de Kessler [8] qui, faisant du risque « la mesure de toute chose » et d’abord de la valeur des individus eux-mêmes, substituent à la vieille notion de risque social, fondatrice de nos systèmes de protection sociale, celle de « risque de l’existence » (sous-entendu de l’existence individuelle), en déplaçant le curseur de l’imputation des responsabilités entre l’État, les entreprises et les individus et en reconfigurant du même coup, au profit de l’assurance privée, l’architecture des protections. Mais c’est aussi, implicitement, une critique des notions longuement forgées dans les années quatre-vingt-dix par les économistes de la Banque mondiale [9], notamment celle du « social risk management » : notion très extensive puisqu’elle intègre des risques sociaux classiques, des risques économiques, sanitaires, environnementaux, voire le risque de guerre ou d’attentat. Ce modèle repose fondamentalement sur une conception de l’individu comme détenteur de capitaux (des actifs et du capital humain) qu’il doit tenter de protéger et développer. D’où le programme de la Banque consistant, essentiellement pour les populations les plus pauvres et les PVD, à réguler la protection des individus contre les risques en combinant effort individuel, prévention et assurance et en organisant des systèmes mixtes faisant une large place, à côté des protections publiques, à l’informel ou l’aide communautaire et, dès que possible au marché. Face à ces approches centrées sur l’individu, Castel rappelle la primauté des protections collectives et la nécessité, d’abord, d’intégrer les individus dans des collectifs protecteurs ; il rappelle aussi que la stabilité de ces protections suppose une intervention publique non résiduelle.
23On ne peut que souhaiter que ce débat s’approfondisse, d’autant plus qu’il faut noter au moins un point de convergence entre les analyses de Robert Castel et celles de Denis Kessler : quand le premier montre que l’existence et la recherche éperdue de protections créeraient elles-mêmes de l’insécurité, le second se demande « comment réduire les effets de “risque moral” qui engagent le système de protection sociale dans une spirale de développement infini » et « contribuent à générer des comportements qui accroissent l’exposition aux risques ». L’argument n’a rien de nouveau et nombre d’économistes s’emploient à l’illustrer. Mais peut-on, en matière de protection sociale, le prendre comme tel en rejoignant ainsi la vieille rhétorique de l’effet pervers, qui, comme l’a bien montré Hirschmann [10], est au fondement de la rhétorique réactionnaire depuis les Poor laws et récuse inlassablement, au non des effets pervers supposés de ces politiques, l’intervention publique dans le domaine social ?
24Un autre point de discussion que cet ouvrage peut susciter vient de son insistance – justifiée – sur le fait que nous sommes toujours dans une société salariale, même si celle-ci est affaiblie. Le travail est toujours le « grand intégrateur » (selon la formule d’Yves Barel) et il « n’a pas perdu de son importance, mais… de sa consistance ». Si l’on comprend bien, alors, que l’acquisition de protections sociales « passe par l’inscription des individus dans des collectifs protecteurs », faut-il obligatoirement que ces protections soient liées à un statut indexé sur le travail ? Et cela signifie-t-il que l’ouvrage – ce qui affaiblirait sa portée – ne s’intéresse qu’au cas français ou au modèle bismarckien de protection sociale fondé essentiellement sur des couvertures assurantielles liées à l’emploi ? C’est un point aveugle de l’analyse de Robert Castel, qui n’évoque pas des modèles alternatifs de protection sociale dans lesquels la protection des individus est d’abord fondée sur la citoyenneté (et techniquement sur l’impôt). Le modèle nordique de protection sociale [11] offre des solutions alternatives, qui semblent assez efficaces en matière de sécurisation de l’ensemble des citoyens et de contribution à la cohésion sociale.
25Autrement dit, on peut se demander dans quelle mesure l’insécurité sociale à la française est liée pour une part aux difficultés spécifiques, aux ratés de notre architecture – composite et baroque – de la protection sociale, qui mêle assurance, assurance complémentaire et assistance dans un filet qui reste plein de trous, même s’il est régulièrement ravaudé avec les moyens du bord. Au passage, il est bien difficile avec un tel système de répondre à la fois à la demande de protection collective et d’individualisation ; et ce, au double sens d’adaptation aux situations et besoins individuels et d’accrochage des protections aux individus (hommes, femmes, enfants), alors que nous restons dans une protection sociale largement familialisée et accrochée à la figure de « Monsieur Gagnepain ».
Il faut noter que Robert Castel n’aborde qu’incidemment (par deux notes de bas de page) un aspect trop souvent négligé, bien que décisif, dans l’analyse comparée des systèmes de protection sociale : c’est celui des services publics sociaux et, plus largement, de la contribution des équipements collectifs et services publics, qui assurent à tous des prestations en nature, tout en pouvant s’adapter aux besoins de chacun. Castel cite, à juste titre, le cas de l’Argentine où la privatisation systématique des services publics et leur dégradation ont été un facteur majeur de la crise de cette société. A contrario, les services sociaux généralistes des pays nordiques sont une composante décisive de la protection des citoyens et contribuent à leur adhésion à un modèle généreux, mais coûteux, de protection sociale. Quand bien même une partie minoritaire de ces équipements et services sociaux sont, en France, financés par les caisses de Sécurité sociale (donc au travers de cotisations), on voit mal comment ils pourraient être structurellement indexés sur un statut et des protections liés à la personne des travailleurs.
Mais Robert Castel ne pouvait tout traiter avec une telle contrainte de format d’ouvrage. On attend donc la suite avec impatience.
Pierre Strobel
Responsable de la Mission Recherche – DRESS
Notes
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[1]
Les enfants pauvres en France, Olivier Bontout et Christine Bruniaux, rapport du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, Paris, février 2004.
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[2]
Articles parus fin 2003 et début 2004 dans Le Parisien, Libération et Le Monde 2.
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[3]
Ainsi qu’une brève filmographie dans laquelle on regrette l’absence du film d’Agnès Varda : Les glaneurs et la glaneuse.
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[4]
Alain Supiot, Au-delà de l’emploi, Paris, Flammarion, 1999.
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[5]
Bernard Gazier, Tous « sublimes ». Vers un nouveau plein-emploi, Paris, Flammarion, 2003.
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[6]
Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, traduction française, Paris, Flammarion, 2003.
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[7]
Anthony Giddens, Modernity ans Self-Identity, Stanford, Standford University Press, 1991 ; Les conséquences de la modernité, traduction française, Paris, L’Harmattan, 1994.
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[8]
Denis Kessler, « L’avenir de la protection sociale », Commentaire, n° 87, automne 1999 ; François Ewald, Denis Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n° 109, mars-avril 2000.
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[9]
Voir Robert Holzmann, « La gestion du risque social : un cadre théorique pour la protection sociale », in B. Palier, L.-C. Viossat (eds), Politiques sociales et mondialisation, Pais, Éditions Futuribles, 2001.
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[10]
A.-O. Hirschmann, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, traduction française, Paris, Fayard, 1991.
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[11]
Voir le numéro de la Revue française des Affaires sociales « L’État providence nordique : ajustements, transformations au cours des années quatre-vingt-dix », n° 4, octobre-décembre 2003.