Introduction
1Dans le domaine de la santé, la prévention est considérée en France comme une question essentielle : elle vise à empêcher ou limiter les dysfonctionnements du corps humain, dans le double mouvement du diagnostic et du traitement préventifs. Ce modèle pourtant s’avère plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y paraîtrait au premier abord, tant la logique médicale est une logique de soin avant d’être une logique de prévention, même si l’efficacité de certaines vaccinations a démontré l’intérêt de la démarche préventive en la matière. La prévention est donc bien plus souvent évoquée que véritablement pratiquée… De plus, en matière de santé mentale la chose devient beaucoup plus compliquée, car aux difficultés de positionnement du médical en matière de prévention viennent se surajouter les difficultés dans la définition même de l’objet que serait la santé mentale, et les divergences fondamentales de position sur la façon de la préserver. Ces divergences viennent s’inscrire sur le terrain au travers des acteurs concernés par la démarche préventive, dont les options apparaissent parfois si éloignées qu’elles en deviennent difficilement conciliables.
2La façon dont un réseau assez informel de prévention précoce a pu essayer de se pérenniser sur les quartiers populaires de Marseille que sont les quartiers Nord nous paraît exemplaire des attentes auxquelles peut répondre ce type de réseau, mais aussi des difficultés qu’il est susceptible de rencontrer. Ce dont il est question, en effet, pour les acteurs de la périnatalité psychique s’articulant en réseau, c’est bien de mettre en place les conditions d’une prise en charge coordonnée des troubles de la parentalité naissante. Ce qui anime cette volonté préventive précoce est la référence à un idéal préventif mettant l’accent sur l’idée qu’une intervention la plus précoce possible dans le processus d’élaboration de la subjectivité aura le plus grand impact préventif, ce qui veut dire une intervention auprès du bébé ou du très jeune enfant. Mais s’intéresser au bébé ou au très jeune enfant dans une perspective de prévention psychique implique de prendre en compte ses parents (ou ceux qui en font office), car s’il est un domaine où la dimension relationnelle des troubles psychiques ne peut être éludée c’est bien celui de la petite enfance. D’où l’importance donnée par les thérapeutes à la prise en compte de cette dimension de la relation parentale nécessitant un étayage, d’où aussi l’insistance des cliniciens à vouloir préserver l’approche psychanalytique en pédopsychiatrie, celle-ci apparaissant comme le noyau de résistance au mouvement de reprise en main de la psychiatrie par la discipline médicale [1]. Permettre aux parents et leur bébé ou jeune enfant de bénéficier d’un dispositif d’appréhension et de suivi de leurs difficultés, c’est soit leur éviter les troubles potentiels générés par des situations complexes ou difficiles, soit voir ces troubles traités précocement par les professionnels appropriés au niveau adéquat de la chaîne préventive ainsi constituée [2]. L’objectif est d’éviter les conséquences invalidantes auxquelles les thérapeutes sont par la suite confrontés.
Dans ce contexte, la recherche que nous avons réalisée sur la prévention précoce en matière de santé mentale [3] s’est appuyée sur l’analyse de ce réseau informel de prévention des quartiers Nord de Marseille, pour rendre compte des enjeux de la prévention précoce, des espoirs qu’elle suscite et des obstacles qu’elle rencontre (cf. encadré).
L’hypothèse préventive face au territoire
3L’hypothèse sous-jacente à cet idéal préventif partagé par la plupart des cliniciens en matière de petite enfance suppose que l’attention précoce aux difficultés relationnelles potentielles ou effectives entre le bébé et ses parents permettrait d’éviter ou de stopper de nombreux troubles du développement psychique dudit bébé, et par là éviterait des souffrances et des coûts inutiles. Mais cette hypothèse générale, qui s’appuie sur l’accumulation des savoirs apportés par la psychanalyse et la psychologie du développement en matière de petite enfance et de santé mentale [4], demande encore à être validée de façon systématique, par delà les nombreux exemples cliniques de sa pertinence [5]. Son intérêt pour notre recherche résidait dans le questionnement de son impact sur le terrain, aussi bien auprès des professionnels que des institutions. Elle a donc d’emblée été confrontée à la réalité des dispositifs organisant le cadre institutionnel et social de la prise en charge de la santé mentale. La recherche a permis alors de montrer la pertinence de l’idée selon laquelle, malgré les intentions affichées dans les discours, les institutions et beaucoup de professionnels ont du mal à mettre en œuvre une attitude préventive du fait des résistances à cet objectif.
Ces résistances participent de plusieurs dimensions qui se combinent pour venir perturber la volonté préventive en santé mentale :
- positionnements théorico-politiques ;
- autarcie des fonctionnements institutionnels et de leurs difficultés de coordination ;
- réticence des parents à faire appel aux dispositifs susceptibles de les aider à répondre aux problèmes posés par l’irruption du bébé dans leur vie.
Cet article se trouve alors, à l’image de la recherche, pris entre deux constats :
- celui de la présence d’un désir plus ou moins unanimement partagé d’œuvrer à une prévention psychique ;
- et celui de la difficulté à ce que se constitue et se pérennise une dynamique organisationnelle qui permette de formaliser efficacement une telle démarche préventive.
Attardons-nous alors à décrire les atouts et les limites d’un dispositif qui, d’une certaine façon, est exemplaire du statut ambivalent de la prévention précoce en santé mentale en France.
Le territoire de référence, correspondant au croisement d’une approche institutionnelle et sociale, a été celui des quartiers Nord de la ville de Marseille, couramment identifié comme regroupant les arrondissements 13, 14, 15 et 16. Il combine l’existence d’une population dense, de forte natalité et de faible niveau social, avec la présence d’une couverture institutionnelle variée et une mise en relation des professionnels à la fois assez efficace et relativement incertaine, car insuffisamment ancrée dans les institutions. Les études démographiques [6] montrent que l’importante présence infantile (bien supérieure à la moyenne de Marseille) est liée à une forte représentation de familles en situation de précarité économique et sociale, aux indicateurs sanitaires très bas indiquant une grande vulnérabilité [7]. Cette situation qui justifierait une intervention préventive particulièrement marquée correspond au contraire à un moindre recours préventif au pédiatre et un recours curatif plus important lorsque les troubles sont installés, avec une hospitalisation lors des deux premières années de vie nettement plus importante que sur le reste de Marseille.
Le réseau informel des professionnels interviewés concerne l’ensemble de ce territoire, qui rassemble une population de 227 000 habitants. L’hôpital psychiatrique Édouard-Toulouse y occupe une position centrale à de multiples égards, en dépendent deux secteurs de psychiatrie infanto-juvénile (le secteur 5 : 14e, 15e, 16e et Septèmes et le secteur 6 : 1er, 2e, 3e et 13e arrondissements de Marseille). Ces quartiers sont donc situés pour une part sur le secteur 5 et pour une part sur le secteur 6, mais entretiennent aussi d’autres liens particuliers avec d’autres « zonages » institutionnels. Le centre hospitalier universitaire Nord présente ainsi l’originalité d’avoir mis en place un centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP) plus particulièrement centré sur la prématurité et la toute petite enfance, indépendant des autres CAMSP, liés, eux, à l’hôpital psychiatrique Édouard-Toulouse. Ce qui nous a conduit à l’interrogation de professionnels travaillant sur des zones plus larges que ces quartiers, aussi bien les professionnels des équipements (psychiatriques, médico-sociaux, sociaux) du 13e et 14, 15e arrondissements, que des équipements sanitaires et médicosociaux desservant l’ensemble de ces quartiers (d’une part, services d’obstétrique, de néonatologie et de pédiatrie du CHU Nord, CAMSP du CHU Nord, d’autre part, secteurs de consultation de protection maternelle et infantile, foyers pour mères adolescentes et nourrissons, services de placement familial, structures d’accueil, thérapeutes libéraux…). Trente-cinq professionnels ont été interviewés. En parallèle, quinze interviews de parents et plusieurs vignettes cliniques, viennent compléter les propos des professionnels sur la question.
Cohérence et incohérence d’un territoire de prévention
6Remarquons d’emblée que le territoire de référence n’en est pas véritablement un, dans la mesure où se confronte, dans ce qui constitue une aire géographique approximative de vie (les quartiers Nord), un territoire vécu et approprié par les populations comme tel, à des découpages divergents de territoires institutionnels où s’appliquent des autorités spécifiques, offrant l’opacité de leurs logiques aux tentatives de coordination transinstitutionnelle d’une politique. Les découpages où s’inscrivent les consultations de protection maternelle et infantile, les centres d’action médico-sociale précoce, les hôpitaux, les caisses d’allocations familiales, les lieux d’accueil de la petite enfance… sont différents, suivant la logique historique de leur évolution propre. Ce qui peut avoir pour fonction commode de masquer les divergences de stratégie opposant des institutions dont le rattachement s’échelonne du local associatif ou municipal (lieux d’accueil) à une logique plus globale (les hôpitaux) en passant par l’échelon départemental (PMI, CAF…) ou régional (PRS et réseaux régionaux de périnatalité…).
7La démarche préventive demande alors, pour avoir une portée globale, d’articuler le tissu informel des relations poursuivies entre les différents agents convaincus de l’intérêt de la prévention, aux dispositions ou dispositifs officiels évoqués dans les textes [8] (par exemple les commissions régionales de la naissance). Ceci renvoie à l’existence d’une distinction nette entre ce qui serait une mise en réseau institutionnelle ou transinstitutionnelle organisée d’en haut, inscrite dans les dispositifs depuis le début des années quatre-vingt-dix et formalisée par divers textes récents, et l’existence concrète d’un réseau d’acteurs de terrain qui transcende les clivages institutionnels et se développe sur la base des collaborations interpersonnelles.
8Les difficultés de mise en phase de ces deux types de réseaux tiennent à ce que bien souvent ils ne répondent ni à la même définition, ni au même but, ni à la même logique [9].
9Certains dispositifs institutionnels autodésignés comme réseaux, s’ils font réseau sur le terrain en procédant à un quadrillage du territoire en mailles plus ou moins larges, ne fonctionnent pas comme des réseaux de communication. Il en va ainsi de l’offre de services des récents réseaux régionaux de périnatalité, définis par les décrets de périnatalité d’octobre 1998, avec comme objectif la rationalisation de la prise en charge des naissances à risque sur le plan médical, et qui articulent, sur un territoire, la présence de maternités de niveaux de fonctionnalité différents, niveaux relatifs à la complexité des interventions à réaliser auprès des bébés (du niveau 1, ne disposant pas de ressources en néonatologie, au niveau 3, disposant d’une structure de réanimation néonatale contiguë). Outre que les réseaux de ce type restent essentiellement centrés sur le somatique, ils n’empruntent guère à l’idée de réseau que la dimension de structuration spatiale de la diversité des réponses thérapeutiques au détriment de l’acception dynamique du réseau comme communication interactive entre ses membres. Ce qui a poussé Françoise Molénat (2000), et bien d’autres, à dénoncer une utilisation qui a tendance à évincer l’utilisation concrète du terme réseau en périnatalité, jusqu’alors appréhendé comme « manière dont les différents professionnels se succédant aux différentes étapes de la grossesse, de la naissance et de la petite enfance sont reliés les uns aux autres. »
Pour que fonctionne donc de manière efficace sur un territoire donné un réseau de prévention psychique dans le domaine de la périnatalité, il convient qu’aux dispositifs possibles prévus par la réglementation et qui ne sont jamais très adaptés à une volonté de prévention psychique [10], s’articule un réseau d’acteurs de terrain. Celui-ci doit être en mesure de s’appuyer sur les dispositions existantes, pour les faire fonctionner dans une logique coordonnée d’élaboration d’un véritable dispositif territorialisé d’accompagnement à la parentalité naissante et à ses éventuelles perturbations. Ceci signifie d’y impliquer, avec les différents types de professionnels, les parents et les institutions. La question qui se pose alors est de savoir si ce dispositif demande à se développer sous l’impulsion d’une structure animant et coordonnant les différentes interventions possibles, et laquelle, ou si c’est d’une modalité d’articulation et d’un autopilotage entre les institutions qu’il faut attendre le renouvellement des pratiques.
Impulser une dynamique de prévention : une fonction complexe et délicate
10Ce que montre l’exemple du territoire marseillais étudié c’est qu’une telle impulsion d’une dynamique préventive n’a guère pu s’effectuer que lorsque la présence d’un noyau d’individualités motivées convaincues de l’intérêt de la prévention psychique et se trouvant à des postes décisionnels, a été conjuguée avec l’élément moteur qu’apporte une personnalité forte pouvant à un poste clé permettre que se cristallise le dispositif préventif et se fédèrent les énergies en ce sens.
11L’occasion se présenta lorsque fut lancée en France la sectorisation psychiatrique, destinée à remplacer l’ancien système du soin en hôpital par des interventions et des suivis à partir de structures légères, localisées sur les territoires de vie des habitants et visant à éviter de nombreuses hospitalisations. L’ouverture du secteur de psychiatrie infanto-juvénile s’effectue en 1974 sous l’impulsion d’un personnage charismatique, l’ancien médecin directeur de l’hôpital psychiatrique Édouard-Toulouse, qui quitte son poste pour tenter avec conviction l’aventure de la sectorisation, en entraînant derrière lui une équipe motivée, qui va former l’ossature des futurs CAMSP et CMP de la Rose (13e).
12L’optique d’implantation des structures du secteur se situait à la fois dans la volonté de prévention et dans la complémentarité, en évitant d’entrer en concurrence avec des structures déjà existantes, comme les centres médico-psychopédagogiques (CMPP). La période de démarrage, avec les implantations qu’elle suscita, et les années qui suivirent furent marquées par l’enthousiasme et la volonté de réformer le système ancien de la santé mentale pour pouvoir répondre aux objectifs de désenclavement de l’hôpital et du système de soins, et prévenir des troubles mentaux dont, de plus en plus, on percevait l’origine précoce.
13Les années 1975-1985 furent alors, selon l’expression du pédopsychiatre Jean-Noël Trouvé, « les années merveilleuses pour la prévention », où tentait de se mettre en place une autre conception de la psychiatrie, intégrant l’idée de prévention et celle de proximité avec les populations en difficulté. Pour la psychanalyste Georgette Revest, qui fut une des actrices de ce mouvement, « l’idée que nous participions à un mouvement général d’amélioration de la société était très présente. »
14Il s’ensuivit tout un ensemble d’innovations qui trouvèrent à se développer avec plus ou moins de bonheur en se heurtant aussi bien aux contraintes et limitations institutionnelles qu’aux difficultés relationnelles et de coordination entre les acteurs de ce mouvement. Par delà les péripéties d’implantation et les luttes d’influence, se constitua progressivement un nouvel espace territorialisé de la santé mentale articulant quatre pôles différenciés, aux relations parfois difficiles, sur le secteur 6.
Un nouvel espace territorialisé de la santé mentale, articulé sur quatre pôles
15Le centre d’action médico-sociale précoce de la Rose (13e), créé en 1980 et dépendant de l’hôpital psychiatrique, devint le pôle central, avec vocation de s’adresser aux enfants de moins de 6 ans, parallèlement au CMP, deuxième pôle voisin, axé quant à lui sur les enfants de plus de 6 ans. Mais, compte tenu de l’ampleur de la tâche et de la faible attention encore accordée aux très jeunes enfants, le CAMSP ne pourra guère prendre en compte que des enfants de plus de trente mois, déjà en grande difficulté de développement. Les conditions d’une prévention précoce se mettent ainsi progressivement en place, mais sa précocité reste alors toute relative (il faudra attendre les années quatre-vingt dix pour que la démarche se centre, non sans mal, sur la période entourant la naissance que constitue la périnatalité, comme nous le verrons). Se développèrent ainsi, sous l’égide du CAMSP, aussi bien de nouvelles pratiques d’accueil et de consultation conjointe (alliant thérapeutes et intervenants médico-sociaux) qu’une coordination avec des structures institutionnelles voisines : Aide sociale à l’enfance, Protection maternelle et infantile, Éducation nationale. Les équipes du CMP et du CAMSP participent alors aux commissions de placement de l’ASE, aux commissions d’adoption, à la formation des assistantes maternelles, collaborent avec la PMI, des écoles, des éducateurs, des maternités… Comme l’indique une psychologue : « Dans le service, la question de la prévention se travaillait beaucoup, il y avait une grande attention à son égard. Ce qui a permis de participer à des actions en dehors du service, avec beaucoup d’enfants autistes, ou bien à la maternité de la Belle de mai… On était dans une optique pluridisciplinaire, avec beaucoup d’échanges, avec l’idée d’ouvrir les systèmes institutionnels. » Ce qui indique un intérêt partagé pour la petite enfance, la prévention et la transversalité, dont les personnes interviewées reconnaissent qu’il se tarira peu à peu, compte tenu d’une certaine lourdeur de la démarche transinstitutionnelle, du départ à la retraite du fondateur, des tensions entre les différents acteurs, mais aussi de la nécessité pour les responsables institutionnels de privilégier leurs logiques internes de gestion. Ce, dans un contexte de manque de moyens spécifiques alloués à la prévention et au réseau, manque qui a pu parfois servir d’alibi au désengagement.
16Ainsi, cette période très riche en réflexion et en initiatives est également déjà chargée de tensions internes liant plusieurs éléments, souvent retrouvés au sein des équipes de psychiatrie :
- des références théoriques différentes au sein même d’une référence commune à la psychanalyse (courant kleinien, courant lacanien) entraînant de très réelles et très pragmatiques divergences d’appréciation sur les stratégies thérapeutiques (accueils, indications), et dans l’articulation du service avec les équipes extérieures (entre autres à propos des initiatives en faveur de l’intégration scolaire) ;
- des regroupements d’équipes renforçant ces distinctions et les « territorialisant », sinon géographiquement, du moins dans des espaces de pratiques et de réseaux ;
- les inévitables tensions compétitives entre ces équipes et entre leurs représentants, exacerbées dans un deuxième temps par l’impossibilité de trouver des financements nouveaux, surtout en personnel, pour faire aboutir de nouveaux projets ou compenser des disparités de moyens.
17Quatrième pôle, après le CAMSP et les deux CMP, en 1985 se crée l’hôpital de jour pour jeunes enfants psychotiques Saint-Jérôme (13e), permettant d’utiliser une dotation de personnels, qui servira aussi à alimenter une antenne du CAMSP créée dans le quartier Saint-Louis (15e). L’espace des quartiers Nord s’en trouve mieux équipé, offrant aux populations une plus grande diversité d’équipements de proximité, mais l’organisation du secteur en devient relativement complexe, traversée par des découpages spatiaux et de fréquentes divergences institutionnelles, mais aussi techniques et parfois idéologiques. Pris dans toutes ces contradictions, son développement se trouve enrayé, les professionnels se recentrant sur leurs structures en ne sollicitant le réseau que ponctuellement. Son orientation vers la prise en charge de la petite enfance s’en retrouve limitée, notamment en ce qui concerne la dimension psychique de prévention.
Un réseau d’acteurs ouverts à la prévention précoce en pédopsychiatrie
18Toujours est-il que, parmi les premiers secteurs de France à avoir entrepris un tel travail ouvert sur la prévention précoce en pédopsychiatrie, le secteur 6 a beaucoup oeuvré en ce sens, à la fois « avec le parti pris de rompre avec les pratiques incluant l’hospitalisation des enfants, en lien avec la psychothérapie institutionnelle et clinique ». Il a favorisé l’ouverture sur la coopération avec la PMI, l’ASE, les crèches et les lieux d’accueil enfantsparents, l’école et l’action sociale. Mais jusqu’alors, au réseau d’acteurs ne correspondait pas un réseau institutionnel formalisé. La mise en relation des différents représentants des différentes structures en charge de la périnatalité se faisait au gré des positionnements personnels, théoriques, éthiques, des enjeux de pouvoir et des proximités relationnelles. Cela a cependant sensibilisé chaque intervenant à l’intérêt d’une coordination avec d’autres niveaux d’action auprès des familles, en reconnaissant aux « professionnels de première ligne » (sages-femmes, assistantes sociales, éducateurs/trices, infirmières, travailleuses familiales…) une importance souvent méconnue pour l’efficacité de dispositifs de prise en charge à visée préventive.
19Plusieurs événements se conjuguent alors au tournant des années quatrevingt-dix :
- le départ à la retraite du médecin-chef du secteur 6 de psychiatrie infanto-juvénile des Bouches-du-Rhône ;
- la formalisation dans les nouveaux textes du renouveau de l’intérêt institutionnel pour la prévention ;
- et l’arrivée d’un nouvel acteur sur le terrain des quartiers Nord, qui va reprendre le flambeau de la prévention précoce en le portant sur la période périnatale.
Le renouvellement de l’approche
Une tentative de transformation du réseau dans les années quatre-vingt-dix
21C’est, en effet, dans ce contexte d’usure du réseau de prévention précoce et de ses habitudes de travail plus ou moins partagées, qu’une tentative de transformation de ce réseau est activée dans les années quatre-vingt-dix par ce nouvel arrivant, praticien déjà expérimenté en matière de santé mentale périnatale.
22Celui-ci tente d’accréditer auprès de l’administration hospitalière l’intérêt de l’engagement dans un nouveau programme de prévention centré sur la périnatalité, sur la base d’une utilisation des ressources nouvelles offertes par les incitations au développement des réseaux institutionnels, et la remobilisation des énergies des acteurs du réseau informel.
23Ce programme prévoit l’articulation du travail du réseau d’acteurs locaux à la formalisation de la coordination institutionnelle des deux secteurs de psychiatrie infanto-juvénile, de l’hôpital psychiatrique (avec la création de quelques lits d’hospitalisation de jour et d’hospitalisation temps plein mère-bébé ou parents-bébé), des diverses institutions partie prenante de la périnatalité (PMI…) et des services de périnatalité duCHUNord. La nouvelle dynamique locale ainsi impulsée reste d’autant plus délicate à maîtriser qu’elle s’inscrit par ailleurs dans l’évolution paradoxale du contexte général d’appréhension de la petite enfance et de sa prise en charge. Autant est massivement reconnu l’intérêt d’un travail de plus en plus précoce auprès des enfants, des bébés, et leurs parents, y compris au niveau psychique, autant, d’un autre côté, s’affirme une tendance à vouloir penser autrement le travail de prévention autour de la redéfinition des normes d’une psychiatrie recentrée sur le traitement pharmacologique des symptômes.
24Une telle évolution ne manque pas de rendre particulièrement délicat le travail de coordination des acteurs de la santé mentale alors que, d’une part, est remise en question une partie de l’approche classique de la psychiatrie d’inspiration analytique, très représentée sur le terrain et que, d’autre part, de plus en plus, les pédiatres ou les médecins généralistes sont appelés à traiter directement des troubles des jeunes enfants, sur la base des nouvelles classifications [11] et des réponses pharmacologiques qui les sous-tendent. Se superposent alors plusieurs niveaux de résistance ou plusieurs types de réticence à cette formalisation d’un réseau de prévention précoce, qui a du mal à articuler les différences de positionnements théoriques et de pratiques thérapeutiques, aux différences de positionnements institutionnels et de stratégies de développement interne, et aux différences de sensibilités des acteurs de terrain à la question de la prévention et la manière de l’aborder.
Un réseau activé occasionnellement
25Soumis à de multiples incertitudes, ce projet ne trouvera pas les financements nécessaires, promis et reportés, et restera orphelin de son initiateur, découragé par la force d’inertie institutionnelle et parti sous d’autres cieux plus propices à ses projets concernant la notion nouvelle de « périnatalité psychique ».
26Si l’impulsion vers la périnatalité continue alors à fonctionner, c’est que son intérêt dans les cas les plus complexes ne peut être dénié. Comme le rappelle une psychiatre, responsable d’un secteur de psychiatrie générale de l’hôpital psychiatrique : « si on ne le pose pas comme une priorité, on ne le fait pas. Je l’ai posé comme une priorité, bien que cela vienne alourdir considérablement notre charge de travail. » Le réseau ébauché en matière de psychiatrie périnatale n’est donc plus activé que ponctuellement, sous l’impulsion de bonnes volontés toujours nombreuses, mais qui regrettent l’absence de coordination et de prise en charge centralisée de la dynamique préventive. L’absence d’une personne ou d’une structure en charge d’animer ce type de réseau apparaît bien alors comme regrettable pour la plupart des professionnels interviewés, ne serait-ce que parce que la présence d’un tel acteur est nécessaire pour permettre de surmonter les inerties et les résistances inhérentes à la complexité du territoire et son tissu social constitué.
Obstacles et résistances au fonctionnement en réseau de prévention
27Exemplaire pour sa volonté à dépasser les clivages et se situer aux avantgardes d’une évolution des pratiques en direction de la prévention en santé mentale, ce réseau se trouve aussi exemplaire des risques d’enlisement d’une telle dynamique. Essayons d’identifier plus précisément à travers l’expérience des acteurs impliqués ce qui pour eux fait obstacle à son développement et son bon fonctionnement.
Quatre grands types d’obstacles à surmonter
28Quatre grands types d’obstacles sont désignés comme devant être surmontés pour que puisse s’envisager un fonctionnement pérenne d’un tel dispositif. Pris un à un, ils apparaissent plus ou moins susceptibles d’être surmontés, comme ce fut le cas à plusieurs reprises dans l’histoire du réseau, mais leur intrication rend difficile la pérennisation d’un fonctionnement en réseau qui reste trop informel pour être stable et assuré. Sont en jeu le niveau général des divergences de positionnements institutionnels et personnels, le niveau plus particulier des pesanteurs internes à chaque organisme, le niveau de la coordination pluripartenariale, et enfin, le niveau des attitudes des parents eux-mêmes.
29• Le premier participe des différences de mandats des institutions et des identités spécifiques qui leur correspondent dans leur intrication avec les divergences de conceptions de la prévention et des stratégies à adopter. Par exemple, symétriquement à l’hôpital psychiatrique et ses personnels, centrés sur le psychique et peu concernés par les aspects somatiques, les maternités et services de néonatologie restent centrés sur la dimension somatique des troubles possibles. L’importance de l’environnement relationnel pour le bon équilibre du bébé reste sous-estimé en pratique, du fait des contraintes externes, et ne sont pas toujours développées chez le personnel des attitudes « contenantes », susceptibles de soutenir les parents dans ce qui peut constituer pour eux une épreuve. Cela se traduit par une méconnaissance des problématiques psychiques dans certains services qui dénote aussi bien un déficit d’intérêt des responsables qu’une impréparation des professionnels de base (infirmières, sages-femmes, puéricultrices…) largement soumis aux représentations sociales dominantes en matière de troubles psychiques. « Un travail prioritaire est à effectuer avec les maternités qui, en tant que lieux de passage de tous les accouchements, constituent un lieu potentiel de prévention inestimable. Une partie du personnel y est prête, mais n’est pas soutenue et formée pour l’approche des troubles psychiques et reste dominée par les habitudes et les représentations sociales communes : les psychiatres sont vécus eux-mêmes comme dérangés et les femmes atteintes de troubles psychiatriques sont inquiétantes. Le passage à une attention à la dimension psychologique des troubles par le biais d’une formation permettrait que se modifient les représentations des équipes. Elle semble la condition d’un véritable travail préventif » (Michel Dugnat). Une telle formation concrète à l’accueil du fait psychique n’est encore abordée que partiellement et au coup par coup au gré des prises de conscience des chefs de service et des sages-femmes cadres supérieurs de santé. Ce que déplorent la plupart des acteurs impliqués.
30L’autre partenaire, celui de la PMI, retrouve une telle position qui traverse en tant que telle l’institution, en opposant la logique novatrice, formalisée par la circulaire de 1983, qui milite en faveur de la prise en compte de la dimension psychique de la prévention et est soutenue par un certain nombre de professionnels dans l’institution, à la prégnance d’une optique essentiellement médicale, qui perdure dans nombre de services, en harmonie avec les représentations traditionnelles du personnel. « Ou bien on se contente de faire une pédiatrie sanitaire pour laquelle on a été formés, ou bien on essaye de faire autre chose, avec une dimension psychologique, relationnelle, développementale et environnementale beaucoup plus développée : dans certains départements on a les moyens en personnel pour ça, mais pas la formation nécessaire aussi bien pour les médecins que les infirmières et puéricultrices. Celle-ci reste très hospitalière. L’objectif est qu’une formation diminue les résistances à l’égard de la dimension relationnelle, le personnel osera plus s’engager ensuite » (Martine Arama, pédiatre, responsable du secteur PMI centre et Sud-Est, secteur différent du secteur psychiatrique). Là aussi, l’effort soutenu reste dépendant des différents responsables.
31• Non sans lien avec le premier, le deuxième type d’obstacles identifié participe plus de ce que l’on peut appeler la pesanteur institutionnelle, tant dans sa logique administrative, qui pousse l’institution à une reproduction d’elle-même à l’identique et freine l’innovation, que dans sa logique de cloisonnement entre services, peu propice à la collaboration active entre eux que suppose l’articulation des démarches de prévention. Un exemple parmi d’autres nous est fourni par les difficultés de coordination entre les différents CAMSP, notamment entre ceux dépendant de l’hôpital psychiatrique et ceux dépendant des hôpitaux généraux. Un autre exemple concerne la direction générale à l’Action sociale du conseil général des Bouches-du-Rhône, entre les services de la Protection maternelle et infantile et ceux de l’Aide sociale à l’enfance. Leur rattachement au conseil général avec la décentralisation a été suivi d’une série de réformes d’organisation interne dont la logique peut paraître à certains obscure ou inadaptée. Pour ce médecin, responsable de secteur PMI, « le secteur est un lieu de transversalité, mais qu’il y ait trois directions (PMI, ASE, polyvalence) rend la transversalité plus difficile, malgré des habitudes de travail bien ancrées. » Peut-être au nom de considérations de gestion politique prenant trop d’importance, et que dénonce notamment cette psychologue de l’institution : « Le souci du conseil général est plus électoraliste qu’avant. Ce qui compte c’est que les gens soient reçus, non que leur dossier soit traité car on manque de temps, mais qu’ils soient reçus ! Avant il y avait un souci de gestion commune des choses, maintenant chacun gère ses flux. C’est une espèce de tout administratif. »
32Rien d’étonnant alors à ce que nombre des agents interviewés dans des institutions se plaignent d’un manque d’autonomie face à un pouvoir administratif qui les empêche de participer plus efficacement aux dispositifs, internes ou transversaux, de prévention. Les logiques de fonctionnement des appareils demandent alors à être amendées, voire bousculées, ce qui ne va pas sans nécessiter la mobilisation d’une grande énergie, et limite de fait les avancées possibles. Il s’agit bien alors de dépasser un fonctionnement de type bureaucratique pour s’ouvrir à une démarche transversale et participative. Or, « le changement ne peut être opéré sans une forte adhésion des acteurs et des procédures de communication aptes à résoudre en temps réel les difficultés de mise en œuvre » (Eggrickx, Briole, 2003, 16). Ce qui est loin d’être le cas à tous les niveaux des institutions concernées…
33• Troisième type d’obstacles, les difficultés à la mise en place d’une véritable coordination, non seulement entre services, comme on vient de le voir, mais entre structures et entre professionnels représentant ces structures ou fonctionnant en libéral. Si les difficultés (et les facilités) de coordination entre les professionnels participent autant des caractéristiques personnelles que des options théoriques, elles s’appuient aussi sur les différences de positionnement des structures qu’ils représentent. Or, bien que les directives institutionnelles, et plus globalement encore de politique de santé mentale, incitent à la coordination interpartenariale et au développement d’actions de prévention, cette coordination apparaît particulièrement délicate à mener.
34Il s’agit, en effet, de dépasser les divergences relatives à la disparité des aires géographiques de compétence, aux diversités des rattachements (du quartier à l’État), aux logiques institutionnelles d’autonomie – si ce n’est d’isolement –, aux spécificités de spécialisation et aux écarts de stratégies. Faire fonctionner dans un même dispositif interactif les représentants de la DGAS et ses différents services, des secteurs de psychiatrie infanto-juvénile, des secteurs de psychiatrie adulte, de l’hôpital général et des maternités, des structures municipales, des foyers d’accueil, des médecins et « psys » travaillant en libéral et des représentants du secteur associatif constitue un défi organisationnel que les secteurs ont vocation à relever, mais que, faute de moyens et de soutiens suffisants, ils n’ont guère la possibilité de prendre véritablement en charge. Comme le rappelle Michel Dugnat (2002) « si les secteurs de psychiatrie publique favorisent, parfois, des phénomènes qui s’apparentent à ceux des réseaux d’acteurs, ils ne sont actuellement qu’exceptionnellement moteurs de réseaux institutionnels. » Cela supposerait en effet que « le temps dévolu à l’activité en réseau soit suffisamment reconnu et valorisé pour s’intégrer dans le fonctionnement ordinaire des équipes de soin et de promotion de la santé. » Or, bien que des textes (1992, 1998) insistent dans cette voie, les relais sont absents le plus souvent, les moyens manquent et les choses, on l’a vu, ne se mettent guère en place que par à-coups.
35• Dernier élément, enfin, de résistance, les attitudes des parents ou futurs parents eux-mêmes, qui, pris entre les représentations sociales négatives de la maladie mentale, du handicap et de la psychiatrie, les incohérences du dispositif de prise en charge et la difficulté du rapport aux institutions ne manifestent bien souvent une demande d’aide que lorsqu’un trouble s’est suffisamment affirmé pour devenir ingérable par la famille. La fragilisation narcissique que suppose la reconnaissance du trouble, alliée à la méfiance à l’égard de tout représentant institutionnel d’un pouvoir, apparaît d’autant plus forte qu’il s’agira de personnes plus démunies elles-mêmes d’un quelconque pouvoir de ce type et qui seront anxieuses de préserver leur fragile autonomie. La méconnaissance fréquente dans ces populations des professions de soin ou de prise en charge ne fera qu’ajouter à la tendance au repli et au déni. « Au CMP, nous sommes très conscients que nous sommes quelquefois en avance sur la demande des parents mais aussi celle des enfants : certains nous sont adressés alors qu’eux-mêmes n’ont pas pris conscience d’avoir des symptômes, par exemple pour l’énurésie ou l’échec scolaire ; les enfants, et parfois les parents, ne considèrent pas ça comme un symptôme. On est donc obligé de tenir compte de plusieurs demandes : sociale, parentale, enfantine. » (Jean-Noël Trouvé).
Le travail de prévention psychique s’en trouve considérablement complexifié, car à supposer que la prévention pour être psychique doive s’étayer sur la formulation d’une demande, encore faut-il que cette demande émerge. Ce qui rappelle toute l’importance que prennent dans cette perspective les professionnels « de première ligne », et leur capacité ou non à entendre les symptômes, puis tout à la fois à y répondre à leur niveau et à disposer d’un réseau susceptible de soutenir d’autres interventions que la leur, alors même qu’en période périnatale le suivi médical permet des contacts généralisés. Cela demande que puisse être produite une confiance personnalisée (Giddens, 1994). Elle permettra que s’amorce alors un véritable soutien à la parentalité à valeur de prévention psychique, au-delà de la confiance abstraite dans un dispositif institutionnel – en l’occurrence médical –, car « la foi nécessaire et indispensable dans les principes impersonnels (la confiance comme foi dans les systèmes) n’est pas suffisante et doit sans cesse faire appel à une confiance personnelle qui se forme par la mutualité ou la réciprocité des engagements, des réponses, des implications dans une situation de coprésence autour d’un “faire”. » (Ème, Neyrand, 2001, 229). Ce qu’illustre parfaitement l’action de certains professionnels mettant en place les conditions relationnelles de la fréquentation d’un lieu de soin ou d’accueil, en produisant la confiance par une prise de contact et un accueil dans une proximité bienveillante et à l’écoute. Ainsi, par exemple, de cette mère angoissée à l’idée de se séparer de son enfant, à propos des professionnelles d’une halte-garderie du secteur porteuse d’un projet spécifique. « La première fois que j’ai dû le laisser, j’étais en larmes. La séparation ça m’a fait quelque chose, de le laisser c’était très dur, mais celles qui travaillent ici m’ont aidée moralement, m’ont mise en confiance. Au début, j’ai participé à l’accueil, je restais avec le petit, comme un genre d’apprentissage, une heure puis je partais. Petit à petit ça a duré moins longtemps. Je l’ai laissé, il n’avait pas peur. J’ai fait confiance. Ça m’a beaucoup aidée. J’avais l’esprit libéré. » Mais ce genre d’accueil, pensé et mis en place par des éducateurs jeunes enfants, est loin d’être systématique, et la confrontation des parents avec le dispositif de prise en charge ne se passe pas toujours dans les conditions optimales pour une telle mise en confiance.
La dépendance du réseau aux sensibilités personnelles et aux relations interpersonnelles
36On le voit, si certaines conditions nécessaires au fonctionnement d’un réseau de prévention précoce sont présentes sur le terrain et font que celui-ci fonctionne par moment, toutes ne sont pas réunies pour que le réseau devienne une structure transversale mobilisable en permanence par l’ensemble des acteurs concernés. Le point faible de ce type de réseau reste son instabilité et sa dépendance aux sensibilités personnelles et aux relations interpersonnelles, si ce n’est au dynamisme et à la capacité de faire consensus de personnalités susceptibles d’impulser son fonctionnement. Lors de l’enquête, les remarques concernant les inimitiés, les divergences de vue, les conflits de pouvoir, les oppositions théoriques et les raisons de ne pas collaborer avec un partenaire ou l’autre ont été foison. Et l’on comprend que le départ de tel ou tel qui faisait lien ou qui drainait les énergies soit regretté. Mais le dynamisme ou le bon fonctionnement d’un tel réseau ne se limite pas au jeu interactif des individualités, il dépend tout aussi bien des positions institutionnelles et des possibilités qu’elles dégagent que du contexte général d’évolution des représentations et des stratégies en matière de thérapie, de prévention, et de positionnement professionnel de chacun.
37Le fonctionnement local du réseau est ainsi exemplaire de ce qui se passe sur la plupart des territoires. Il s’inscrit dans un contexte réglementaire qui incite globalement à la coordination entre structures et professionnels et qui érige la prévention en objectif, sans avoir pour autant suffisamment formalisé le dispositif interpartenarial nécessaire. L’effort entrepris en ce sens depuis quelques années a du mal à trouver sa traduction sur le terrain, le positionnement général semble peu adéquat à une prévention psychique précoce, favorisant une difficulté à obtenir un consensus sur les façons de faire, alors que les résistances demeurent vives et les moyens sont jugés insuffisants. Du coup, les disparités en termes de prévention précoce selon les sites restent très importantes, le montage des dispositifs préventifs demeure lié au positionnement des responsables de service et à leur capacité à impulser des collaborations transinstitutionnelles, ou au dynamisme de la société civile.
38Dégageons alors les perspectives susceptibles d’œuvrer au dépassement des résistances à un idéal préventif, cette représentation dynamique à vocation thérapeutico-humaniste partagée par certains professionnels, et qui se révèle potentiellement créatrice
Perspectives pour une prévention
39L’idée de prévention psychique précoce [12] apparaît dans le mouvement de généralisation de l’idéal démocratique aux fonctionnements familiaux dans une société libérale. Le pari démocratique qu’elle constitue s’affirme conjointement au niveau éthique, économique et politique, en faisant ressortir que la fiction préventive est un support particulièrement rassembleur dans le champ du médico-psychosocial, et qu’elle trouve des points d’ancrage particulièrement forts dans l’imaginaire social, unissant dans une même problématique la dette de vie psychique (Bydlowski, 1997) à l’égard des parents et la dette de vie sociale (Castel, 1995) à l’égard de la collectivité des humains. Parler ici de fiction préventive permet de mettre en évidence la fonction organisatrice de la construction mentale anticipatrice que représente la fiction, à l’égard de quelque chose qui n’existe pas encore et a besoin d’être pensée préalablement à sa mise en place : la prévention.
Trois dimensions utiles au dispositif à visée préventive
40Pour s’élaborer, un tel dispositif à visée préventive a besoin d’être anticipé, en tenant compte de la nécessaire conjugaison des trois dimensions utiles à sa constitution :
- la formation des personnels ;
- le fonctionnement en réseau ;
- et la participation des parents.
Une divergence de vues sur la prévention précoce
41Dans une perspective d’une prévention primaire pour le bébé et secondaire pour ses parents, ce qui fait consensus dans le réseau étudié, c’est la prise en compte de la dimension parentale dans les dispositifs institutionnels.
42Cette position se démarque d’une approche privilégiant la prévention secondaire et le dépistage épidémiologique, qui relie l’apparition de troubles mentaux à la présence de facteurs de risque particuliers [14] et propose de concentrer l’effort sur des « populations à risque » qu’il s’agira d’adapter au mieux à leur environnement et à leurs troubles. La plupart des professionnels du réseau manifestent un scepticisme à l’égard d’une telle optique adaptative, qui pour eux semble à moyen terme inadaptée à son objectif de prévention si on s’en tient là. En n’agissant pas véritablement sur les causes (notamment relationnelles) du trouble, les traitements, s’ils limitent son expression, favorisent le déplacement sur d’autres symptômes de la manifestation d’un désordre intérieur non élucidé, et paraissent de ce fait insuffisants aux cliniciens.
43C’est sans doute pourquoi un tel modèle d’inspiration biomédicale de prévention psychique, qui vient renouveler l’ancien modèle d’adaptation, n’apparaît pas satisfaisant pour la plupart des acteurs de la santé et de la petite enfance, en dehors du cercle restreint d’un certain nombre de neurologues, psychiatres, et comportementalistes. La majorité des acteurs rencontrés font plutôt référence à un modèle d’expression, qui vise à produire une dynamique de repositionnement relationnel interactive entre des professionnels à l’écoute et attentifs et des parents ayant du mal à assumer leur relation à des enfants perturbés, malades ou handicapés. Il se justifie à leurs yeux par le constat que l’adoption d’un positionnement préventif au sens premier, c’est-à-dire permettant d’éviter le développement de troubles potentiels, permet, d’une part, d’alléger le recours à une démarche thérapeutique toujours coûteuse en oeuvrant au bien-être des familles, d’autre part, de pouvoir impliquer dans un fonctionnement en réseau l’ensemble des acteurs de la question périnatale, des parents aux soignants, en passant par les différents professionnels de la prise en charge de la petite enfance. Ce qui présente le grand intérêt de permettre aux différents acteurs de s’approprier la démarche de prévention. Cette perspective, qui répond à des objectifs aussi bien humanistes que gestionnaires, se révèle en phase avec les représentations de référence de la plupart des professions rencontrés, et semble pour eux la plus appropriée à une prévention effective.
Les conditions d’une prévention précoce en réseau
44On sait que les possibilités d’optimisation du fonctionnement des institutions au regard d’une politique de prévention précoce sont multiples, allant de l’ouverture du personnel des maternités à l’écoute psychique jusqu’au développement des capacités d’accueil de structures de soin aujourd’hui saturées, en passant par une prise en compte accrue de la dimension psychologique dans les PMI, et bien d’autres améliorations en ce sens évoquées par les professionnels comme des expériences positives à renouveler… On peut se référer, à ce sujet, au remarquable travail effectué à Montpellier par Françoise Molénat et son équipe, et les prolongements que celle-ci en a tiré quant à la prévention, en termes de travail d’équipe, d’accueil des parents, de formation des personnels et de travail en réseau (Molénat, 2001, 2000). C’est lorsqu’un tel effort a été poursuivi que la coordination interinstitutionnelle et la mise en réseaux des acteurs ont été beaucoup plus opérationnelles et généralisées sur l’ensemble du territoire local, et que s’est réalisée une certaine synergie entre réseau institutionnel et réseau d’acteurs. Les pratiques de qualité revendiquées par de multiples agents ont trouvé alors à s’exprimer dans leur institution aussi bien qu’avec les autres professionnels du réseau, et en concertation avec les parents. Ce qui est sans doute la condition pour que les familles voient leurs résistances s’effacer devant le bien-fondé de la démarche et les garanties éthiques qu’elle procure, en étant débarrassées de la méfiance légitime à l’égard des manifestations antérieures du pouvoir médico-social, trop indexé à ce qui était vécu comme un contrôle désubjectivant. Elles peuvent alors, sur la base de ce « consentement éclairé », atteindre à la capacité de développer une pratique autorégulée de prévention en utilisant le cadre ainsi offert.
45Dans le contexte des sociétés démocratiques, l’objectif ultime du dispositif de prévention consiste à placer les parents en situation de pouvoir par une information adéquate eux-mêmes identifier l’intérêt d’une demande d’aide dès les premiers signes d’une perturbation, et leur offrir les possibilités socio-institutionnelles d’y répondre de façon active, en utilisant alors les moyens à disposition dans ce qui se révélerait constituer une pratique autorégulée de prévention. Le réseau a périodiquement avancé dans cette direction, mais n’a jamais réussi à stabiliser ses acquis en arrivant à trouver suffisamment d’appuis institutionnels et suffisamment d’entente et de cohésion interne entre acteurs pour se pérenniser. La possibilité d’une mise en phase suffisante des différents acteurs semble largement soumise à l’évolution des représentations sur la question et dépend, en grand part, de la mise en place de formations appropriées, impliquant de façon interactive les différents professionnels.
Une telle démarche attend son impulsion, elle permettrait à l’ensemble des intervenants de participer à la prévention psychique, en se plaçant en position d’entendre la souffrance mentale et les difficultés relationnelles des parents et des jeunes enfants. Pour éviter toute tentation d’une déqualification de la position thérapeutique, il convient d’insister sur le fait que cet effort de formation demande à se situer à deux niveaux interactifs : la sensibilisation des professionnels de première ligne à l’écoute psychique, leur permettant un meilleur accueil des parents et enfants et leur assurant un rôle de filtre à l’égard des spécialistes ; et la requalification d’une formation clinique centrée sur la parole et l’écoute pour les différents spécialistes du psychisme, en particulier les psychiatres et pédopsychiatres, auxquels doit être reconnue toute l’importance de leur fonction d’écoute en santé mentale dans une perspective préventive.
Notes
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[*]
Sociologue, responsable de recherches au Centre interdisciplinaire méditerranéen d’études et recherches en sciences sociales.
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[1]
On se retrouve là au cœur d’un conflit entre deux écoles, car le mouvement de remise en cause d’une spécificité psychique de la psychiatrie et sa remédicalisation se réalise sous l’égide des progrès réalisés par la pharmacologie et la systématisation de ses résultats dans une refondation classificatoire de type DSM de l’appréhension des troubles mentaux, si ce n’est de leur étiologie (Ehrenberg, 1998).
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[2]
Se retrouve ici la distinction élaborée par l’OMS entre les trois niveaux de prévention, primaire, secondaire et tertiaire (Soulé, Noël, 1988), le premier niveau, celui de la prévention primaire, se différenciant fondamentalement des deux autres en ce qu’il se situe en amont du processus dont il s’agit de prévenir tout dérèglement, les autres s’apparentant plus à du soin précoce. Dans cette perspective, relevons qu’une action de prévention secondaire auprès des parents a un effet de prévention primaire auprès du bébé (Dugnat, 1996).
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[3]
Quelle prévention des troubles de la relation parentale précoce ? Acteurs et contexte institutionnel, G. Neyrand, avec la collaboration de M. Dugnat, G. Revest, J.N. Trouvé, CIMERSS ; contrat MiRe (Mission recherche) de la DREES du ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, 2003 (ce travail devrait donner lieu à publication d’un ouvrage dans le courant de l’année 2004.). Que mes collègues et amis cliniciens Michel Dugnat, pédopsychiatre, psychothérapeute, Georgette Revest, psychanalyste, Jean-Noël Trouvé, psychiatre, psychanalyste, soient ici remerciés pour leur collaboration à ce travail qu’ils ont impulsé, soutenu et alimenté tout au long de son déroulement, ainsi que pour leurs remarques et conseils pour l’amélioration du présent article.
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[4]
Voir à ce sujet notre travail sur l’évolution des positions savantes en la matière : L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Paris, PUF, 2000.
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[5]
Une telle procédure de validation de l’hypothèse préventive s’avère de fait extrêmement délicate à mettre en œuvre, dans la mesure où il semble quasi impossible de mesurer ce que l’on a empêché d’apparaître.
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[6]
« Recensement démographique du secteur d’habitation proche de l’hôpital nord », in Fino Marie-Laure, Prévention et soins dans le cadre CAMSP/PMI, modalités d’intervention de la PMI dans le pavillon mère-enfant de l’hôpital nord, journée du conseil général des Bouches-du-Rhône, 1999.
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[7]
Voir le programme régional de santé des enfants et des jeunes PACA, Santé des enfants et des jeunes : les problèmes et les objectifs régionaux, Groupe régional de programmation, mai 1999.
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[8]
La circulaire du 11 décembre 1992 sur la pédopsychiatrie insistait sur l’importance de la prise en charge précoce et ses effets préventifs. Les décrets de périnatalité de 1998 prévoient la création des réseaux régionaux de périnatalité et réorganisent l’ensemble de la politique de santé périnatale pour accroître la sécurité. L’arrêté du 8 janvier 1999, en créant les commissions régionales de la naissance, incite les réseaux régionaux et les DRASS à porter une attention particulière aux femmes à risques pendant la grossesse et le post-partum, que le risque soit psychologique, somatique ou social. Représentés dans cette commission par un pédopsychiatre, les « psys » sont invités à être disponibles.
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[9]
Voir Michel Dugnat, « Santé mentale et psychiatrie périnatales : renouveler l’approche de la prévention », Dialogue « Accompagner les premiers liens : la prévention précoce », no 157, 2002 ; et « Développement de la notion de réseau », in Quelle prévention des troubles de la relation parentale précoce ? op. cit., p. 84.
-
[10]
Ainsi des réseaux de santé, redéfinis par la loi 2002-303 du 4 mars 2002 relative au droit des malades et à la qualité du système de santé comme « interdisciplinaires et multiprofessionnels, centrés sur le patient » et ayant vocation à une prise en charge adaptée du patient, tant au plan des soins que de la prévention, et dont un décret d’application concernant les réseaux a été promulgué en décembre 2002. Formalisant la collaboration entre professionnels libéraux, du secteur public et du secteur associatif, ils sont censés donner un cadre favorisant l’échange des informations, la concertation et la continuité des soins à partir d’une convention impliquant le patient. Susceptibles d’être financés annuellement par une enveloppe budgétaire spécifique, ils restent cependant centrés sur la dimension somatique du soin et de la prévention (à l’instar des réseaux de périnatalité organisant les niveaux de maternités) et ne laissent guère évoquer la question de la santé psychique. Ils pourraient cependant fournir un cadre pour une telle prise en compte.
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[11]
L’opposition qui peut se dégager actuellement entre l’option thérapeutique faisant d’abord appel aux ressources nouvelles de la pharmacologie pour influer sur les états psychiques et celle qui appréhende le symptôme comme l’expression somatique d’un trouble d’abord psychique, c’est-à-dire ayant rapport à l’univers relationnel du patient, atteste de la complexité des attitudes cliniques et de leurs histoires différentes, elle éclaire cependant certaines prises de position (cf. Ehrenberg, 1998). Bien sûr, cela ne signifie pas que les deux approches sont incompatibles dans la pratique quotidienne des thérapeutes. Nombre d’entre eux combinent, dans des proportions variables selon les situations et les convictions, les prises en charge relationnelles – essentiellement par le biais de la verbalisation des affects – et les prises en charge médicamenteuses.
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[12]
Les aspects cliniques de la mise en œuvre d’un tel modèle expressif de prévention précoce centré sur l’écoute et l’accompagnement n’ont pas été ici développés. Outre notre rapport, on peut consulter à cet effet le numéro 147 de la revue Dialogue, « Accompagner les premiers liens : la prévention précoce », (sous la direction de G. Neyrand) 3e trimestre 2002 ; et le livre Prévention précoce, parentalité et périnatalité (sous la direction de M. Dugnat), Toulouse, Erès, 2004.
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[13]
Comme c’est déjà le cas pour des utilisateurs de lieux d’accueil enfants-parents ou de certaines PMI.
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[14]
Un document récent, rendu en 2002 par un groupe d’experts réunis par l’Inserm, « Troubles mentaux. Dépistage et prévention chez l’enfant et l’adolescent » prend par exemple clairement position pour une approche neuro-cognitiviste se situant dans une démarche épidémiologique classique. Celle-ci s’appuie sur les nouvelles classifications des troubles possibles (DSM notamment) et aboutit, en évacuant l’idée encombrante de maladie mentale, à identifier comme troubles mentaux ce que d’autres désignent comme les symptômes d’une maladie (troubles de l’humeur, troubles obsessionnels compulsifs, hyperactivité, troubles anxieux, troubles des conduites alimentaires…), tout en proposant leur traitement par des techniques cognitivo-comportementales.