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À la recherche d’un « modèle scandinave » de réforme sociale ?

1Si on peut considérer que les évolutions qui ont affecté l’État providence (Welfare State) au lendemain de la seconde guerre mondiale, relèvent de « la politique contre le marché » (Esping-Andersen, 1990, 1996), à l’inverse les évolutions des années quatre-vingt-dix ressortent plutôt d’une approche « de politique avec le marché », voire « de marché contre la politique ». De nombreux secteurs ont été marqués par une réduction de l’intervention de l’État, le corporatisme s’est vu discrédité tandis que le rôle du marché a été revalorisé. Des slogans tels que « le travail plutôt que la protection sociale » ou « rendre le travail plus payant » invitaient à trouver de nouvelles solutions. Ainsi, dans certains systèmes, tandis que baissait le niveau des prestations de chômage et d’aide sociale, les chômeurs se voyaient contraints d’accepter n’importe quelle offre d’emploi. Au niveau du discours, la thématique de l’État providence et de la socialisation des droits a été remplacée par celle de l’individualisation des risques (Crespo et Serrano Pascual, 2002). Désormais, les analyses néoclassiques, le « nouveau management public » (new public management) et d’autres justifications à ces changements sont devenues populaires. Les syndicats, bien que profondément intégrés dans le processus de prise de décision dans de nombreux pays, ont été rendus responsables de rigidités et de désincitations au travail et ont subi une perte d’influence face aux offensives néolibérales et néoconservatrices.

2Néanmoins, au cours des deux dernières décennies, il faut distinguer plusieurs types de réforme de l’État providence à travers l’Europe (Scharpf et Schmidt, 2000 ; Lödemel et Trickey, 2000 ; Pierson, 2001 ; Sarfati et Bonoli, 2002 ; Barbier, 2003). Presque tous les pays européens ont été confrontés au problème du chômage et aux questions de réforme sociale (Gallie et Paugam, 2000). Les mécanismes d’activation [1] (activation system) et les systèmes de protection sociale ont été modifiés de différentes manières, si bien que l’on ne distingue pas, au niveau européen, de réelle convergence quant à la manière de réformer l’État providence. La solution uniforme prônée par des organisations internationales telles que l’OCDE et le FMI, ainsi qu’à droite de l’échiquier politique, ne semble pas correspondre aux choix des décideurs politiques. Les réponses apportées aux problèmes engendrés par des évolutions externes – économiques et culturelles – diffèrent. À travers l’élaboration de pactes sociaux, les syndicats ont acquis une certaine importance politique dans nombre de pays européens au cours des années quatre-vingt-dix (Fajertag et Pouchet, 2000 ; Jørgensen, 2002b), et dans certains systèmes le corporatisme a continué à jouer un rôle important.

3Parmi les pays relativement performants au cours des années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire avec un taux d’emploi élevé et un taux de chômage bas, figurent les pays scandinaves [2], et en particulier le Danemark. Des réformes qui ne sont pas d’inspiration libérale font aussi partie du tableau. Les pays scandinaves, sans aucun doute, continuent à servir de référence en matière de politique de l’emploi (labour market policies) et de protection sociale, même si les pressions liées à la compétitivité ont fait sentir leurs effets, notamment en termes de modération des salaires. Cependant – ainsi qu’en témoignent les articles publiés dans ce numéro – les réponses scandinaves n’ont pas non plus été uniformes. Les évolutions les plus spectaculaires ont été observées en Suède, à commencer par une évolution sensible du système corporatiste de relations professionnelles. Mais aucun de ces pays n’a accepté de payer le prix d’une « révolution bleue », témoignant de ce que la réforme du système social (Welfare systems) et des politiques de l’emploi pouvait être entreprise autrement qu’aux dépens de la solidarité sociale. Cela vaut aussi pour la Suède, dont les quelques tentatives pour créer des emplois et réduire le chômage au prix d’une augmentation des inégalités n’ont pas été populaires. Globalement, égalité, forte productivité et faible chômage ont été de pair dans les pays scandinaves (Rothstein, 1992 ; Esping-Andersen, 1999), et les performances de ces pays ont été meilleures que celles de pays à faibles revenus comme l’Espagne, l’Italie et la Grèce, mais aussi que celles de pays comme la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Si la nature des politiques mises en œuvre dans les pays scandinaves n’a pas fondamentalement changé, la manière de les élaborer et de les mettre en œuvre a, elle, sensiblement évolué (Jørgensen, 2002a). Dans cet article, le rôle politique et la participation effective des syndicats à l’élaboration de telles politiques au Danemark et en Suède seront analysés, à savoir l’orientation politique des syndicats, leur participation au système politico-administratif et leur influence sur lui, ainsi que la manière dont les syndicats sont devenus des acteurs politiques de premier plan.

4Traditionnellement, tous les pays scandinaves ont été dépeints comme fortement corporatistes, et dotés de mouvements ouvriers puissants (Lijphart et Crepaz, 1991 ; Treu, 1992 ; Crouch, 1994), mais les syndicats et le système corporatiste ont subi la pression des offensives néolibérales et les gouvernements conservateurs se sont efforcés de déréglementer et de rendre le marché du travail plus « flexible ».Ya-t-il un « modèle » commun du rôle des syndicats dans les réformes sociales au cours des années quatre-vingt-dix ? Les syndicats ont-ils subi une grande perte d’influence ou ont-ils réussi à agir sur les politiques mises en œuvre ? Ont-ils modifié leurs choix fondamentaux et leurs priorités au cours des années quatre-vingt-dix ?
Mon hypothèse en la matière est que la présence des syndicats et leur action ont été prépondérantes dans le processus de réforme de la politique de l’emploi et du système de protection sociale, que le corporatisme et le lobbying syndical sont des éléments permanents des évolutions politiques scandinaves, mais aussi que le rôle et l’orientation des syndicats ont davantage changé en Suède qu’au Danemark. Dans les années quatre-vingt-dix, le « modèle scandinave » est parti dans tous les sens. Aussi est-il quelque peu arbitraire de réduire ces évolutions nationales à l’articulation formelle entre un modèle de négociation sociale (le « modèle scandinave ») et un processus de réformes sociales, tant les compromis politiques et les modes d’intégration des syndicats au processus politique ont été divers en Scandinavie au cours des années quatre-vingt-dix. Du reste, la manière dont les syndicats ont établi, ici et là, le contact avec le système politique et administratif est symptomatique de leur rôle en tant qu’acteurs politiques. Leur rôle dans la réforme relève à la fois d’une influence politique et du système indépendant de négociations collectives. La négociation collective touche non seulement aux salaires et aux conditions de travail, mais aussi à des questions plus larges, qui sont normalement parties intégrantes de la politique sociale, telle la question des retraites, celle de la formation professionnelle (vocational training) et de la formation en général, ou des congés maladie. Pour cette raison, les réformes sociales ne peuvent pas être vues seulement comme une question de restructuration sociale et de décisions politiques au niveau de l’État, mais elles sont aussi une partie de l’évolution de la négociation collective.
Les choix des pays scandinaves sont différents par rapport à l’Union européenne. La Suède et la Finlande ont rejoint l’Union européenne en 1995 et se sont adaptées, de différentes manières, à l’impératif d’intégration économique et monétaire. Le Danemark est membre de l’Union européenne depuis 1973, mais a voté non au traité de Maastricht en 1992 et non à nouveau à l’euro en 2000. Le Danemark a eu le courage de conduire – avec succès – une politique « active », délibérément keynésienne sur le double plan de la politique de l’emploi et de la politique budgétaire en 1993-1994. La Norvège a décidé de ne pas rejoindre l’Union européenne, mais de coordonner ses politiques économiques avec les politiques européennes. Les sociaux-démocrates sont revenus au pouvoir en 1993 au Danemark et en 1994 en Suède après une parenthèse conservatrice entre 1991 et 1994 (tandis que les sociaux-démocrates prenaient le pouvoir en 1995 en Finlande, mais le perdaient en 1997 en Norvège). La relation étroite entre les sociaux-démocrates et les syndicats a souvent été décrite comme une condition nécessaire au corporatisme social, mais comme nous le verrons plus loin, ce n’est pas nécessairement le cas. Corrélativement, les pressions habituelles visant à une adaptation du marché du travail ne se traduisent pas nécessairement par une réforme identique des structures de la négociation ni par une (dé) réglementation uniforme. Il y a eu des réponses nationales. Dans cet article, je m’efforcerai de présenter une alternative à la théorie – largement répandue – selon laquelle les pressions économiques déterminent et biaisent le processus de réformes sociales.

Les systèmes de négociation et les pressions régulatrices

5Depuis quelque temps, il est dit communément que l’internationalisation des échanges et la « globalisation » des relations économiques, via une intensification de la compétition, conduisent inévitablement à la déréglementation, à une plus grande flexibilité, à la décentralisation et à la remise en cause des systèmes sociaux. Mais, d’un point de vue empirique, on n’observe aucune convergence. Les théories de la convergence postulent que les systèmes de régulation et les systèmes sociaux (Welfare state arrangements) vont évoluer en fonction des exigences économiques. L’essence d’une telle vision est que la structure est déterminée par la fonction. Mais l’essence fonctionnaliste de la théorie de la convergence établit un parallèle erroné entre la manière dont le marché est supposé fonctionner – par « sélection naturelle » via la libre concurrence – et la manière dont la politique et la régulation professionnelle sont supposées fonctionner. Car entrent en jeu également des logiques sociales et politiques, ainsi que des facteurs historiques et institutionnels au sein de chaque pays (Jørgensen, 2002a). Bien d’autres facteurs que les forces du marché international sont susceptibles d’amener les États nations à agir et à réagir. Le régime politique et économique de l’Union européenne met bien sûr sous pression les pays membres, mais ce sont encore les États eux-mêmes qui développent et mettent en œuvre leurs stratégies d’adaptation. Par conséquent, il faut commencer par analyser les évolutions stratégiques et institutionnelles au sein des cadres nationaux avant d’examiner les divergences et les possibles convergences.

6En ce qui concerne les deux pays scandinaves étudiés ici (Suède et Danemark), une approche comparative donne à penser que l’on est en présence de cas très similaires. Les traits communs (des économies petites et ouvertes, des syndicats forts et des États providence étendus) facilitent l’analyse des variations historiques et empiriques.

7Les pays nordiques entretiennent différentes formes de relations avec l’Union européenne. La Finlande est entrée dans l’union économique et monétaire sans aucunes réserves, alors que le Danemark s’y est refusé. La Suède a aussi choisi de se tenir à l’écart (et la Norvège n’est pas membre du tout de l’Union européenne). De plus, différents régimes monétaires existent dans ces pays.

8Les évolutions économiques ont aussi divergé au cours des années quatre-vingt-dix. La Suède et la Finlande ont dû faire face à une sévère récession au début de la décennie. En Suède, les dévaluations et les efforts politiques d’adaptation de l’économie ont rendu le système instable pendant quelques années. La Norvège – en raison de ses ressources pétrolières – n’a pas été durement touchée par les perturbations économiques, et l’économie de ce pays s’est bien remise de sa crise bancaire et de sa petite récession du début des années quatre-vingt-dix. Le Danemark a connu des problèmes économiques dès la fin des années soixante-dix et, à l’exception de la période 1984-1986, la reprise n’a pas été effective avant la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, du fait notamment de la politique conduite à partir de 1993 par le nouveau gouvernement combinant une politique budgétaire keynésienne et une politique active de l’emploi (active labour market policies). Sur le plan social, la Suède et la Finlande ont été traumatisées par la montée, à partir de 1990, du chômage exceptionnellement élevé. La Norvège n’a connu que de faibles fluctuations en comparaison de la Suède et de la Finlande, et son taux de chômage, inférieur à 5 %, n’assombrit pas le tableau social. Le Danemark a connu de sérieux problèmes dans la première moitié des années quatre-vingt-dix mais il est devenu, en l’espace de quelques années, un exemple au niveau européen. Au regard de la réforme du système de protection sociale (welfare), la Suède et la Finlande ont eu à faire face à des problèmes des dépenses publiques plus que le Danemark ou la Norvège. Certes, la maîtrise des dépenses publiques est aussi apparue en Norvège, mais en raison d’une volonté politique, non du fait des pressions économiques. Les pressions externes ont été ressenties de manières diverses mais, les différences majeures dans les évolutions constatées dans les années quatre-vingt-dix, résultent essentiellement de pressions internes et de choix politiques.
En ce qui concerne l’adaptation des systèmes de négociation dans les pays scandinaves au cours des années quatre-vingt-dix, le Danemark a décentralisé les négociations sur les salaires, de même que la Suède où le macrocorporatisme et la centralisation formelle se sont en partie désagrégés, bien qu’ils soient encore servis par de puissants mécanismes de coordination et des institutions de conciliation au niveau sectoriel (Dølvig et Vastiainen, 2002 ; Elvander, 2002a et b). Pour sa part, la Norvège a « recentralisé » les processus de négociation, et la Finlande a conservé une forte centralisation même lorsqu’elle a été confrontée à des conditions économiques difficiles. Les conditions d’une coordination effective de la politique salariale et des politiques publiques ne sont pas seulement réunies dans le cadre de négociations salariales – centralisées ou complètement décentralisées –, mais elles sont aussi fortement dépendantes de la capacité de parvenir à des accords intégrant à la fois les dimensions de coordinations horizontale et verticale (Traxler et al., 2001). Une politique des revenus qui participe d’une faible approche verticale peut produire de faibles résultats. Par conséquent, ce sont les capacités de coordination et la « flexibilité » du système dans son ensemble qui comptent. Sur ce point, les pays nordiques ont fait preuve à la fois d’un remarquable degré de stabilité et d’une remarquable faculté d’adaptation, grâce aux stratégies des acteurs fondées sur la coopération. Les accords collectifs nationaux sont encore la forme dominante de régulation des salaires et des conditions de travail dans tous les pays nordiques. Cependant, à la différence des autres pays, la Suède n’a pas conduit de politique des revenus. En outre, dans le secteur public, les accords collectifs sont conclus au niveau national mais la mise en œuvre est de la responsabilité d’acteurs décentralisés. Le double rôle du secteur public à la fois employeur et régulateur a occasionné des débats politiques passionnés sur le rôle de la puissance publique. Certains en appellent à de nouvelles règles. Presque un tiers des salariés sont employés par l’État, les comtés et les municipalités. C’est un facteur à ne pas sous-estimer lorsqu’il s’agit d’évaluer les actions et les priorités syndicales dans les réformes sociales au cours des années quatre-vingt-dix.

La participation syndicale à la politique

9Les réformes des politiques sociale et de l’emploi ont pris différentes formes et directions, mais peut-on aussi observer différents systèmes d’acteurs dans les trois pays ? Les syndicats suivent-ils différentes stratégies ? Même si les syndicats sont parties prenantes de tous les systèmes, on trouve des objectifs, des ressources et des résultats différents à la fois dans la régulation du marché du travail et le processus de prise de décision politique. Dans le but d’éclairer le rôle des syndicats dans la réforme des systèmes de protection sociale et des politiques de l’emploi, il est nécessaire de prêter attention tant aux modalités d’accès à la prise des décisions en matière de politique publique qu’aux manières d’influer sur ces dernières, dans les trois pays.

10Les formes institutionnalisées de pression peuvent être dirigées aussi bien vers les représentants politiques qu’administratifs ; le système politico-administratif peut accorder des positions privilégiées à des groupes d’intérêt par l’intermédiaire d’accords corporatistes. Cette manière d’inclure des groupes d’intérêt peut être segmentée, comme en témoignent les entités politiques et administratives ayant compétence pour concevoir et mettre en œuvre les politiques de l’emploi (Hermansson et al., 1999).

11Les formes non institutionnalisées de pression peuvent aller d’actions directes (grèves, etc.), à l’activation de réseaux relationnels (lobbying), ou à l’inscription dans le calendrier politique (agenda-setting) via les médias avec lesquels des contacts permanents ont lieu.
Si l’on examine de plus près les modes de participation politique, en opérant une distinction entre les interactions avec les hommes politiques et celles avec les responsables administratifs, en combinant cette distinction avec le degré d’institutionnalisation, l’on aboutit à différentes formes de corporatisme et de lobbying (voir figure 1).

Figure 1

Groupes d’intérêt et modes de participation politique

Figure 1
Institutionnalisation Forte Faible Cibles Représentants politiques Corporatisme politique I II Lobbying politique Responsables administratifs Corporatisme administratif III IV Lobbying administratif

Groupes d’intérêt et modes de participation politique

12Les règles gouvernant les comportements sont vagues, voire ambiguës, en matière de lobbying, ce qui n’est pas le cas pour les formes de corporatisme les plus institutionnalisées. En examinant les modes de participation politique, nous sommes à même d’avoir une image du « style politique » en vigueur au cours des années quatre-vingt-dix dans chaque pays. La question est de savoir si certaines formes de corporatisme basées sur la décision conjointe ont survécu au Danemark et en Suède, ou si de nouvelles formes de lobbying ont remplacé les « vieux » dispositifs corporatistes (Schmitter, 1974 ; Schmitter et Lembruch, 1979 ; Öberg, 1994). L’observation des évolutions nationales des politiques et du marché du travail au cours des années quatre-vingt-dix permet de comprendre le rôle joué par les syndicats dans la réforme des systèmes de protection sociale et de la politique de l’emploi.

13L’analyse montre aussi qu’il existe une grande marge de manœuvre dans la conduite des politiques économiques et sociales dans chaque pays. Rien ne vient conforter l’idée si largement répandue que les États providence sont économiquement inefficaces et qu’ils désincitent à travailler. Les politiques mises en œuvre dans cette période n’ont pas fait reculer les dépenses sociales, et l’on peut même observer une amélioration des standards sociaux et des conditions de travail. L’universalisme a été la base fondamentale des politiques orientées vers l’égalité, notamment au Danemark. Les politiques sociale et de l’emploi ont été préservées. Ceci est aussi – et avant tout – le fruit de la puissance des syndicats. Une classe ouvrière fortement organisée et mobilisée est à la base des stratégies coopératives – déployées à la fois vers les organisations patronales et les organisations politiques –, dans lesquelles la coopération avec les gouvernements sociaux-démocrates a été forte. Mais des changements ont eu lieu dans les années quatre-vingt-dix dans ce domaine. Il est important de noter qu’en Scandinavie les chômeurs restent membres des syndicats et que, corrélativement, les syndicats développent de vastes programmes et initiatives pour réinsérer leurs membres chômeurs, de même que pour contribuer à l’amélioration des politiques sociales et des mécanismes d’activation. Les syndicats sont des acteurs politiques puissants.
Dans tous les pays scandinaves, les syndicats ont toujours été en faveur d’un État providence puissant et de politiques publiques volontaristes. Plus spécifiquement, les positions syndicales ont été les suivantes autour des années quatre-vingt-dix :

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  • un secteur public vaste et puissant qui incarne la responsabilité de la société vis-à-vis de tous les citoyens : ceci doit comprendre la protection sociale, les services sociaux, la formation, le logement, ainsi que d’autres besoins sociaux. Un fort degré d’universalisme est fondamental, ne serait-ce qu’en termes de légitimité de l’État providence ;
  • le plein emploi et des politiques actives de l’emploi, permettant à l’économie nationale d’être à la fois compétitive, équilibrée et juste. Ceci suppose de coordonner les politiques macroéconomiques et les politiques sectorielles. Ceci suppose également que les partenaires sociaux (ce qu’on appelle en Scandinavie, les « organisations du marché du travail » (the labour market organizations)) soient enclins à aborder les négociations salariales d’une manière qui tienne compte à la fois des gains de productivité et de la hausse des salaires dans les autres pays ;
  • des droits à des prestations sociales de base pour tous les citoyens quel que soit leur statut sur le marché du travail : il doit exister une sécurité sociale de base financée par un haut degré d’imposition, mais complétée par une assurance chômage liée à l’emploi et variant selon le revenu du travail. Ce système dit de Gand (“Ghent-system”) est le seul élément d’assurance dans l’ensemble du système de protection sociale, et il est administré par les partenaires sociaux (exception faite de la Norvège) ;
  • le rôle des municipalités : les pays scandinaves sont de petits pays décentralisés dans lesquels les municipalités sont responsables de la fourniture de la plupart des services et prestations sociales et le font dans le cadre de fortes traditions démocratiques. Les municipalités occupent des positions stratégiques dans le système politico-administratif, elles engagent la majorité des dépenses publiques, assument la plupart des missions d’assistance et sont proches des citoyens. La proximité est une condition indispensable à la démocratie, qui devrait s’appliquer à tous les domaines des politiques publiques ;
  • la distribution des revenus doit être relativement égalitaire : elle doit être garantie par un système d’imposition progressif. Les syndicats sont en faveur de politiques publiques solidaristes, à la fois dans les négociations salariales et dans les interventions de la puissance publique permettant de contenir le niveau de pauvreté ;
    les droits des femmes : comme les dispositifs sociaux reposent sur les droits individuels, les femmes ne sont pas dépendantes du revenu du mari, comme dans le système du « male breadwinner », et l’égalité des sexes (gender equality) peut être considérée comme un des piliers des États providence scandinaves. Les femmes bénéficient d’un des taux de représentation les plus élevés en Europe : elles sont notamment représentées sur une base paritaire avec les hommes dans les syndicats. Les syndicats se sont ainsi « féminisés » ;
  • les syndicats : ils sont traditionnellement forts, et représentent entre 56 % et 85 % des salariés suivant les secteurs. Ils sont à l’origine d’un large éventail d’accords qui assurent des salaires minimums relativement hauts et qui laissent peu de gens sans protection professionnelle. La tradition de régulation volontariste est très forte au Danemark et en Suède. Le mouvement syndical suédois a souvent été considéré comme l’un des plus puissants au monde, pénétrant bien des secteurs de la société suédoise, depuis les conseils religieux locaux jusqu’aux grandes institutions nationales.
Examinons maintenant ce qu’il en est advenu durant les années quatrevingt-dix, de quelle manière se sont traduites ces orientations dans chaque pays, en particulier si les priorités syndicales ont évolué et comment, et quelle a été l’influence des syndicats dans l’élaboration des politiques publiques.

La Suède

15De prime abord, les évolutions les plus significatives ont eu lieu en Suède. Bien qu’il n’y ait pas eu à proprement parler de politique de démantèlement (Pierson, 1994, 1996), le secteur public a été sur la défensive, et les entités corporatistes, traditionnellement fortes dans les politiques suédoises, ont connu des changements sensibles (Svensson, 2001). La possibilité même d’identifier un « modèle suédois » pose problème. C’est pourquoi il nous faut prêter une attention particulière au cas de la Suède.

16Le « vieux » système suédois de relations professionnelles est fondé, depuis les années trente, sur un compromis historique entre le capital et le travail (Saltsjöbadavtalet). De ce « New Deal » a résulté un fort interventionnisme étatique sur le marché du travail, particulièrement à partir des années cinquante. Les partenaires sociaux occupent une position centrale à la fois en tant que décideurs et que chargés de la mise en œuvre. La notion de modèle suédois repose sur un système centralisé et se caractérise par des politiques budgétaires et des politiques actives de l’emploi (active labour market policies). Ce modèle a été désigné sous l’appellation de « modèle de Rehn-Meidner » (Kjellberg, 1998 ; Rothstein, 1992). Le syndicalisme est au centre du système et les gouvernements à majorité sociale-démocrate ont conforté le pouvoir des syndicats d’influer sur le système politico-administratif. Des évolutions semblables ont eu lieu en Norvège dans les années trente, mais l’importance de la politique active de l’emploi et du corporatisme n’a jamais atteint le niveau de ce qui a pu être observé en Suède. Au Danemark, un système privé de régulation du marché a vu le jour beaucoup plus tôt, avant 1900. Le « Compromis de septembre » de 1899 était le premier accord du travail de ce type au monde, et il continue à définir les règles du jeu dans les négociations collectives. Ce n’est qu’en 1938 que de tels accords ont vu le jour en Suède [3].

17L’objectif de tous les pays scandinaves en matière de politiques publiques a été de garantir le plein emploi et la justice sociale, ainsi que le développement équilibré de l’économie, dans le cadre d’une « citoyenneté sociale » (social citizenship) [4] universelle. Le mouvement syndical a toujours encouragé l’État providence et l’extension des services sociaux, et les partis sociaux-démocrates ont presque toujours été au pouvoir depuis les années trente. Une des caractéristiques importantes du système a été la combinaison de centralisation et de décentralisation à la fois dans les discussions entre partenaires sociaux et dans la prise de décision publique. Ainsi, les sections syndicales dans l’entreprise sont devenues parties prenantes des processus de recrutement et de négociation. Au niveau national et sectoriel, des accords ont été conclus aux fins de constituer un système de négociation collective à trois niveaux (entreprise, secteur, national) au Danemark à partir des années trente, en Norvège à partir des années quarante, en Finlande à partir des années soixante, et en Suède à partir des années cinquante avec un système plus centralisé conformément aux vœux de la confédération patronale suédoise, la SAF. Cette forte centralisation a disparu à nouveau en Suède au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, et en partie aussi au Danemark, en raison des pressions des employeurs. Il en a résulté une perte d’influence et une crise de légitimité pour la fédération syndicale suédoise LO. Traditionnellement, cette fédération exerçait un fort pouvoir sur les syndicats qui y étaient affilés, du fait notamment que la base n’était pas appelée à ratifier les accords négociés au niveau national, contrairement à ce qui était de mise avant 1940 [5].

18Avec l’expansion du secteur public à partir du milieu des années soixante, les syndicats ouvriers traditionnels ont été rejoints par de nouveaux syndicats d’employés (comptant une majorité de femmes), ce qui a renforcé le rôle des cartels de négociations et du corporatisme dans le secteur public. À tous les échelons politiques et administratifs – municipalités, comtés, État central – les syndicats participent aux organes de consultation et de décision ce qui renforce le système dual de représentation et de coopération. Dans le secteur public, les syndicats représentent 90 % des salariés, tandis que dans le secteur privé ils ne représentent que 70 % environ des salariés au Danemark et 75 % en Suède [6]. Des tensions sont apparues en Suède entre les centrales syndicales, à mesure que se sont développées des structures de négociation décentralisées au cours des deux dernières décennies, mettant à mal les dispositifs corporatistes traditionnels. Il a été mis fin en partie au système centralisé et les syndicats se sont divisés.

19La législation du travail en vigueur durant les années soixante-dix couvrait un large éventail de domaines (droit du travail, protection de l’emploi, fonds salariaux, etc.), et s’apparentait à une traduction politique de la radicalisation des syndicats, ce qui a provoqué au cours des années quatre-vingt une vague de mécontentement de la part des fédérations d’employeurs, qui contestaient de plus en plus le bien-fondé des « compromis historiques ». La politique salariale solidariste, fonctionnant comme une forme extragouvernementale de politique des revenus, était également impopulaire. À la suite d’un conflit du travail généralisé, les nouvelles orientations stratégiques du côté des employeurs au cours des années quatre-vingt ont témoigné d’une approche plus militante, orientations qui ont trouvé à se concrétiser à la fin des années quatre-vingt et au cours des années quatre-vingt-dix. Les positions stratégiques des différents partenaires sociaux ont commencé à diverger. Le capital – notamment les multinationales – est passé à l’offensive, s’efforçant de saper l’axe de coopération entre LO (du côté des salariés) et la SAF (du côté des employeurs).

20Du côté des organisations de salariés, le paysage a également été bouleversé. La Confédération suédoise des employés (TCO, fondée en 1944) et la Confédération suédoise des associations professionnelles (SACO, fondée en 1947) sont devenues prépondérantes tant dans la sphère industrielle que dans la sphère politique. Ces organisations ont fait partie de nombreuses commissions et conseils dans le système suédois (Lewin, 1992).

21En 1992, la SAF s’est purement et simplement retirée du système de représentation corporatiste, dont l’AMS (Arbetsmarknadsstyrelsen : la principale commission des autorités du marché du travail) était la principale structure (Rothstein et Bergström, 1999). Le corporatisme administratif semblait soudain s’effondrer. La SAF ne voulait plus légitimer les politiques publiques en vigueur, lesquelles, pourtant, étaient élaborées par des hauts fonctionnaires de plus en plus acquis aux concepts du nouveau management public. Le macrocorporatisme était maintenant vu comme un obstacle potentiel à l’assainissement du marché et à la restructuration sociale. L’orientation proeuropéenne et promarché des employeurs n’était pas pour rien dans cette évolution. Le système politique a réagi à cette situation de manière inhabituelle, à mille lieues des standards sociaux-démocrates en la matière.

22Désormais, les représentants dans ce genre de commissions se voient accorder un « mandat personnel » par le gouvernement, mais en réalité ce sont encore les membres des organisations syndicales qui sont à la source de la décision. Cette situation donne à ces organisations l’opportunité d’opérer plus librement à l’instar des lobbyistes. Et c’est ce qu’ils font. Les syndicats ont aussi plus souvent recours à des contacts directs, notamment pour essayer de faire pression sur les hommes politiques. Les organisations d’employeurs comptent plus volontiers sur les contacts intenses avec les autorités administratives et les fonctionnaires. Mais ces nouvelles orientations semblent démontrer que les batailles d’influence autour de la mise sur agenda des politiques publiques sont désormais plus importantes que la participation aux différentes étapes de leur mise en œuvre.

23La SAF a plaidé pour une refonte du système de représentation corporatiste, mais, paradoxalement, les confédérations d’employeurs ont été contraintes de participer au corporatisme politique sous la forme d’une concertation nationale sur les salaires sous les auspices de l’État au cours des années quatre-vingt-dix, conformément aux recommandations d’une « commission de médiation nationale » tripartite, la Commission Rehnberg. L’État, par ses efforts entre 1991 et 1995 de « re-régulation », a répondu au défi de la fragmentation du système de négociation, d’un taux de chômage élevé (8,2 % en 1993), et de la nécessité de concilier hausse des salaires, inflation et réformes sociales. Les accords de stabilité ont été étendus à toutes les organisations syndicales. Cette recentralisation a bousculé la tradition de forte autorégulation des partenaires sociaux, si bien qu’en 1997 ils ont convenu d’un nouveau type de « compromis », un accord interprofessionnel (appelé Industriavtalet) insistant sur la nécessité de maintenir une forme institutionnalisée d’autorégulation, mais assortie de médiateurs neutres aux niveaux national et sectoriel (Elvander, 2002a et b). Il n’est désormais plus question de conciliation publique pour de nombreux syndicats. Les dispositifs de conciliation et de régulation privés représentent d’ailleurs 60 % du total en la matière. Mais cette nouvelle configuration ne rencontre pas les faveurs de la TCO et de la SACO.

24Le vieux « modèle » suédois était à peine reconnaissable au début des années quatre-vingt-dix. Des politiques inspirées par le marché avaient été adoptées, et le système d’assurance chômage était devenu moins favorable (Svensson, 2001 ; Klitgaard, 2002). L’interventionnisme étatique, si prégnant au cours des années soixante-dix, n’était plus qu’un souvenir dans de nombreux secteurs. Plusieurs dispositions de la législation du travail des années soixante-dix avaient été abolies (ainsi les textes sur la sécurité du travail de 1974, sur les représentants syndicaux dans les entreprises de 1974 et sur la codétermination de 1976), tandis que la politique salariale solidariste avait vu également son rôle diminué.
Le taux des prestations d’assurance chômage est passé de 90 % à 80 % en 1993 et à 75 % en 1996 – officiellement en raison de problèmes budgétaires – avant d’être relevé de nouveau à 80 %. Les conditions pour avoir droit aux prestations ont été durcies (allongement de la durée requise des périodes précédemment travaillées), et la durée de versement des prestations a été réduite. Ainsi, le système d’assurance chômage suédois a été quelque peu restreint.
Le système de garde des enfants (Child caring) [7] a aussi été réformé au début des années quatre-vingt-dix dans le sens d’un plus grand soutien aux initiatives privées. Le libre choix a été promu dans de nombreux domaines. Les syndicats ont mis en garde contre les effets de telles évolutions en termes de redistribution. Le processus de restructuration du système de protection sociale a alors été négocié avec les syndicats. Le dialogue social pouvait continuer, mais souvent selon de nouvelles modalités et dans des arènes politiques plus nombreuses.
Les organisations syndicales ont dès lors envoyé des représentants dans la plupart des comités et des commissions, bien que le nombre des commissions comptant un seul représentant ait augmenté durant la dernière décennie. Toutefois, en matière de politiques sociale et de l’emploi, les syndicats sont encore parties prenantes à l’élaboration de la législation et à la programmation de la mise en œuvre des politiques.

Dès lors, que peut-on conclure sur le rôle des syndicats en Suède au cours des années quatre-vingt-dix ?

25Pour certains, la manière dont les intérêts privés sont institutionnalisés a changé. L’État a joué le premier rôle dans la conduite des discussions entre partenaires sociaux dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, à un moment où la crise frappait très durement la Suède, mais la portée des pactes sociaux est restée modeste (touchant par exemple à la modération des salaires), et un grand nombre de questions liées à la protection sociale ont été exclues du cadre des négociations, à l’inverse de ce qui s’est passé dans d’autres pays. Des conseils consultatifs et des entités bipartites (par exemple sur les retraites complémentaires et les normes de sécurité du travail) ont été mis en place avec des représentants syndicaux. Pour ce qui a trait au corporatisme administratif, il était d’usage que les syndicats soient membres des bureaux exécutifs des agences gouvernementales, lesquelles bénéficient d’une grande autonomie en Suède. Désormais, les « mandats personnels » prédominent. Il est plus difficile, dans ces conditions, de rendre les organisations concernées comptables des décisions prises et des accords signés mais les représentants désignés ont encore la possibilité d’influencer ces décisions. En 1960, les représentants des groupes d’intérêt occupaient 69 % des sièges des bureaux exécutifs des agences gouvernementales dans le domaine de l’emploi, mais ce taux est descendu à 23 % en 2000 (Svensson et Öberg, 2002) [8]. La participation des syndicats au corporatisme administratif suédois et leur influence n’ont pas disparu, mais les entités gouvernementales tripartites traditionnelles n’existent plus ni au niveau central ni aux niveaux décentralisés à l’exception du tribunal des prud’hommes (Labour court) et du Fonds d’assurance pour les retraites (Pension Insurance Fund). Or les syndicats suédois s’attachent particulièrement, en ce moment, à la question des retraites. La lutte sociale sera aussi une lutte pour les retraites futures et les prestations monétaires.

26Quant aux formes de participation non institutionnalisées, elles ont incontestablement gagné en importance pour les syndicats. Les contacts directs avec les hommes politiques sont fréquents et variés, tandis que les contacts avec les administrations sont quotidiens. Les consultations sont organisées à tous les niveaux et à tout moment. Plus rare est l’usage d’actions directes (grèves, sabotages, etc.), de même qu’est marginal le recours à des agences de consultants faisant le lien entre les secteurs public et privé et devenant des acteurs politiques pour les organisations avec des ressources importantes. Les contacts avec les médias, en revanche, deviennent de plus en plus fréquents. D’après une étude récente, il est clair que les contacts avec les représentants politiques sont les plus fréquents (Svensson et Öberg, 2002). 55 % des syndicats font état de contacts au moins une fois par mois avec des représentants publics (alors que les organisations d’employeurs ne sont concernées qu’à hauteur de 39 %, ce qui reste somme toute relativement important). Le lobbying est une activité politique habituelle des syndicats. On pourrait également noter que 70 % des syndicats au cours des deux dernières décennies ont créé des départements spécifiques pour le traitement et la diffusion de l’information, les contacts avec les médias et l’inscription dans le calendrier politique. La lutte sociale a, en partie, été transformée en une lutte des médias.
La forte orientation politique des syndicats est aussi étayée par une autre étude suédoise, suggérant que LO prête une attention particulière au parti social-démocrate – qui est un parti de gouvernement ayant des affinités organisationnelles et idéologiques avec LO – ce qui est également vrai de TCO et SACO, sauf que ces organisations s’attachent également à entretenir des contacts directs avec les ministres (Svensson et Öberg, 2002). Ces statistiques pour l’année 2000 (voir tableau 1) confirment également que les employeurs ciblent davantage les fonctionnaires.

Tableau 1

Proportion des représentants des organisations syndicales (employeurs, LO, TCO et SACO) qui prennent contact avec des représentants du pouvoir politique central et des institutions gouvernementales au moins une fois par mois (en %)

Tableau 1
Parti social-démocrate Parti conservateur Comité sur l’emploi Ministère de l’Industrie et du Commerce Ministère des Finances Bureau du Travail Bureau de la Sécurité du travail et de la Santé Employeurs 21 19 3 18 10 13 16 LO 59 0 9 27 13 11 13 TCO 30 4 8 29 12 14 4 SACO 27 15 4 11 11 4 4 LO : fédération syndicale suédoise. TCO : confédération suédoise des employés. SACO : confédération suédoise des associations professionnelles. Source : Svensson et Öberg, 2002.

Proportion des représentants des organisations syndicales (employeurs, LO, TCO et SACO) qui prennent contact avec des représentants du pouvoir politique central et des institutions gouvernementales au moins une fois par mois (en %)

27La confirmation de l’orientation politique des syndicats est forte. En ce qui concerne le corporatisme administratif, en particulier, la Suède fonctionne différemment des autres pays corporatistes voisins. Les syndicats ne semblent pas avoir perdu leur rôle dans la mise sur agenda, ni leur influence politique dans les commissions et dans les autres dispositifs d’amont. Les données empiriques soulignent l’importance du lobbying et des contacts directs avec les hommes politiques et les responsables administratifs, mais elles ne nous disent pas quel a été le pouvoir d’influence réel des syndicats. Indirectement, l’on peut constater qu’ils n’ont pas réussi à empêcher les autorités politiques de fragiliser la sécurité sociale et de réduire le niveau des prestations, ni à conduire celles-ci à améliorer la sécurité de l’emploi et le système de santé.

28Les programmes existants ont été réduits, mais la plupart n’ont pas été transformés. L’interventionnisme étatique n’est plus aussi important, mais le secteur public a été élargi et l’autorégulation a été réintroduite dans les relations patronat-syndicats. Il y a de bonnes raisons de croire que les syndicats sont encore considérés comme des acteurs clefs dans le système suédois, même si les centrales syndicales ont été affaiblies, ce qui a pu conduire à des formes de restructuration sociale pas toujours à l’avantage des salariés. La Suède a conduit en partie avec succès une déréglementation voulue par les employeurs et une décentralisation des politiques de l’emploi, mais les dispositifs propres à la protection sociale universelle (universal welfare state) n’ont pas été démantelés, et le soutien à l’universalisme est encore fort.

Le Danemark

29La fondation précoce au Danemark d’un système « privé » (conventionnel) de négociation et de résolution des conflits a fait de LO (la Fédération danoise des syndicats, fondée en 1896) et de DA (la Fédération danoise des employeurs, fondée en 1898) des acteurs centraux dans le système de relations patronat – syndicat aussi bien que des acteurs politiques significatifs. La première entité corporatiste au Danemark a été mise en place en 1898, un an avant le « Compromis de Septembre ». Les partenaires sociaux assuraient la réglementation de questions qui, dans d’autres systèmes, sont prises en charge politiquement (par exemple, le temps de travail et les salaires minimums), et ils ont également mis en place une juridiction prud’homale « privée » (Arbejdsretten). Cet héritage historique du système danois n’a été entamé que par des évolutions marginales de l’accord de base (en 1960, 1973, et 1993). Des partenaires sociaux puissants sont capables d’adapter mieux que les lois, les règles aux circonstances changeantes et aux pressions et les mécanismes pour régler les conflits sont rapides et efficaces. Mais ce qui compte, c’est la collectivité des partenaires, et non le travailleur ou l’employeur individuel, comme c’est le cas dans la plupart des autres systèmes européens.

30Le système danois est un système de régulation hautement volontariste combiné avec des outils puissants d’intervention en matière de politique de l’emploi, dispositifs dans lesquels les partenaires sociaux sont des acteurs prépondérants, à la source de la décision. Pour cette raison, les partenaires sociaux et certains chercheurs parlent du « modèle réussi » danois (Due et al., 1994). Toutefois, le fait que l’intervention juridique et politique soit limitée au Danemark crée des problèmes, notamment nombre d’employés et d’employeurs ne sont pas couverts par les conventions collectives : c’est le cas d’un quart environ d’une population active de 2,8 millions d’individus (Due et al., 1994 ; Scheuer, 1996). Pour cette raison, l’Union européenne a contraint les autorités danoises à accepter de compléter leur législation pour la mettre en conformité avec les directives européennes, alors même que les partenaires sociaux et le ministère du Travail s’opposaient dans les années quatre-vingt-dix à toute forme d’intervention législative ou réglementaire et s’en tenaient à une transposition par la voie des conventions collectives.

31Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le système de relations patronat-syndicat était très centralisé au Danemark. Un médiateur d’État a le rôle important d’éviter les conflits ouverts lorsque les accords arrivent à échéance. Pour autant, des conflits ouverts peuvent se déclarer, comme cela a été le cas dernièrement en 1998. Les représentants politiques ont dû intervenir au bout d’une semaine pour désamorcer le conflit. Les accords nationaux doivent normalement être soumis au vote des adhérents et cela donne force et légitimité à leurs dispositions. (Ibsen et Jørgensen, 1979 ; Scheuer, 1998). Le système, organisé essentiellement par métiers et non sur une base interprofessionnelle comme en Suède, est dominé par LO avec 1,4 million de membres, mais les syndicats de « cols blancs » jouent aussi un rôle important, notamment ceux qui appartiennent à la FTF (la Confédération centrale des employés et des salariés, fondée en 1952), l’AC (la Confédération centrale des associations professionnelles, fondée en 1972, et dont les membres sont tous diplômés de l’enseignement supérieur), ainsi que d’autres syndicats spécialisés dans les métiers de services. Le paysage syndical est très complexe au Danemark, mais seules les trois principales centrales syndicales siègent en permanence dans les dispositifs corporatistes. Aujourd’hui, LO rassemble à peu près les deux tiers des syndiqués, la FTF environ 15 % et AC 7 %. Le secteur privé domine au sein de LO et l’étroite collaboration entre LO etDAaccroît cette prépondérance. Un autre problème est l’exclusivité de la représentation des employeurs par DA, à la fois dans les prises de position et dans le processus de prise de décision.

32Même durant la grave crise économique des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt-dix, les syndicats danois ont su faire progresser leur recrutement, sans doute en raison du lien étroit entre les syndicats et le fonds d’assurance chômage. La part des syndiqués a augmenté de 3 % par an, entre 1975 et 1989, pour atteindre un pic de 84 % en 1995. Ce taux est désormais redescendu à 81 %.

33La décentralisation des négociations et des accords sur les salaires a été accélérée au cours des années quatre-vingt-dix – sous la forme d’une « décentralisation centralisée » (Due et al., 1994) se faisant essentiellement par branche en décalage avec la structuration par métiers des organisations syndicales. On a pensé remédier à cela en instaurant des cartels de négociation, mais le succès a été limité [9]. Dans le secteur public, deux cartels existent également (pour l’État et les municipalités), mais dans ce cas de figure les organisations syndicales sont quotidiennement au contact des employeurs dans les institutions publiques. De fait, le corporatisme administratif interne a été renforcé au cours des années quatre-vingt-dix (Jørgensen, 2002a), ce qui est un facteur important de résistance à une réorganisation sociale rapide.

34Le gouvernement social-démocrate qui est entré en fonction en 1993, s’est attaché à réformer la politique de l’emploi et les règles d’attribution des prestations de chômage (la commission Zeuthen avait fait des propositions en ce sens en 1992). D’importants changements ont eu lieu au cours des années quatre-vingt en matière de politique de l’emploi, comme par exemple la réforme du système d’offres d’emplois (initialement lancée en 1978) ou la formalisation du droit à la formation professionnelle (vocational training) et à des formations de remise à niveau (further education) pour les personnes sans emploi. Mais, dans l’ensemble, la politique de l’emploi n’était pas à proprement parler « active » ; un effort de redéfinition de cette politique s’imposait. En 1993 une nouvelle politique qui mêlait d’importants efforts budgétaires et de nouveaux dispositifs d’activation a été introduite en même temps que de nouvelles conditions d’accès aux prestations chômage. La durée maximale de bénéfice de ces prestations a été ramenée graduellement de sept ans à quatre ans au cours des années quatre-vingt-dix. C’est un gouvernement social-démocrate qui a pris cette décision. Le niveau des prestations d’assurance chômage n’a pas été diminué, mais les nouvelles conditions d’accès tendent à réduire les chances de pouvoir en bénéficier. Les jeunes de moins de 25 ans notamment, sont contraints d’accepter des emplois sous-payés ou d’entrer en formation. Ce durcissement des règles va de pair avec l’introduction de plans d’action personnels pour chaque chômeur, faisant appel à différents types de mesures d’activation. La formation et l’acquisition de nouvelles compétences sont au centre du nouveau dispositif, dispositif administré par quatorze conseils régionaux du travail. Ces conseils sont des entités corporatistes où siègent des représentants des syndicats, des organisations d’employeurs, des municipalités et du comté (Jørgensen, 2000, 2002b).

35Le corporatisme administratif a été renforcé au Danemark au cours des années quatre-vingt-dix. Ici, les processus de délibération et de prise de décision concertée ont leur place dans la programmation des politiques régionales de l’emploi, avec l’assistance des agences publiques de l’emploi. Finalement, avec l’aval des syndicats, de nouveaux systèmes de congé ont été mis en place en 1994 : le congé de formation (educational leave), le congé sabbatique et le congé parental. Seul le dernier est encore en vigueur aujourd’hui, mais les trois systèmes se sont avérés populaires.

36De nombreux syndicats ont été à la pointe du combat pour inciter les municipalités à améliorer le système de garde des enfants. Cela a été aussi le moyen de promouvoir la participation des femmes au marché du travail. De fait, des progrès ont été enregistrés dans la quasi-totalité des 275 municipalités. Le taux d’emploi a augmenté pendant les années quatre-vingt-dix avec la création de plus de 200 000 nouveaux emplois depuis 1993.

37La hausse des salaires est restée modeste au cours des années quatre-vingtdix, même si la baisse du chômage a été spectaculaire depuis 1994, passant d’un taux de 12,4 % à un taux de 5 % en 1999. Les commentateurs étrangers ont parlé d’un « miracle danois » en la matière, insistant sur la flexibilité du marché du travail, l’efficacité des politiques de l’emploi, les créations d’emploi, et l’absence de problèmes sérieux dans la balance des paiements (Cox, 1998 ; Auer, 2000).

38Un système de départ anticipé à la retraite, introduit en 1979, était alors très populaire, maintenant on considère qu’il posera des problèmes à l’avenir en matière de main-d’œuvre en raison de la baisse de la natalité et du non-renouvellement des générations ; les analyses concernent désormais moins les problèmes de chômage que les problèmes de disponibilité de la main-d’œuvre et de la qualification de celle-ci.

39Depuis la fin des années quatre-vingt, des systèmes de pension liée à l’emploi [10] ont été introduits par conventions collectives et ils ont été étendus partout depuis. C’est une première brèche dans la protection sociale universelle, et un premier pas vers l’intégration européenne, dans la mesure où ces accords rompent avec le principe de citoyenneté sociale et de financement par l’impôt. Cette évolution est intervenue sans grand débat public, mais elle a été défendue par les syndicats.
Les syndicats, à la fois dans le secteur public et le secteur privé, ont plaidé pour davantage de réformes politiques et sociales et, de fait, certaines avancées ont été enregistrées à la fin de la décennie. Cependant, l’attitude des organisations syndicales et des décideurs politiques à l’égard des travailleurs immigrés et des réfugiés politiques a été frileuse. Dans la première moitié de la décennie, ils ont été en marge du marché du travail. Et certains n’y ont jamais eu leur chance. Ils constituent désormais la moitié des bénéficiaires de l’aide sociale administrée par les municipalités, et une plus grande attention politique est portée à ces groupes dans la société danoise. Le rôle des syndicats à cet égard n’a pas été flatteur, et ce n’est que récemment que des campagnes menées conjointement par des salariés et des autorités publiques ont connu quelque succès, au-delà d’un caractère uniquement symbolique. La protection, le maintien sur le territoire et l’intégration sont les trois éléments de la stratégie d’inclusion danoise. Mais Les aides ont été données prioritairement aux personnes précédemment salariées. Ainsi, les organisations syndicales de pointe – tant pour ce qui concerne les salariés que les employeurs – semblent avoir réduit la responsabilité du corps social à une responsabilité sociale interne plutôt qu’à une responsabilité sociale externe (Bredgaard, 2003). Par ailleurs, les « clauses sociales » dans les conventions collectives donnent l’opportunité d’employer à des conditions salariales adaptées des personnes avec des capacités de travail réduites, mais seulement quelques milliers de personnes ont été concernées jusqu’ici.
Les réformes sociales ont emprunté diverses voies et formes (Kautto, 1999 ; Jørgensen, 2002a). Les services ont été améliorés dans beaucoup de domaines et notamment pour la garde des enfants et les soins à domicile, mais ils ont été modifiés conformément aux préceptes du New Public Management, tandis que les revenus de transferts (prestations temporaires passives et services d’activation) ont été en partie diminués. Les syndicats se sont déclarés favorables à un droit pour tous les enfants d’un à cinq ans d’avoir une place dans une crèche, ou tout autre système public de garde, ce qui a quasiment été réalisé en 2000, du fait d’un engagement financier du gouvernement.
Les sections syndicales locales sont souvent les plus actives pour tenter d’influencer les autorités politiques locales et les administrations décentralisées dans un sens favorable à leurs adhérents. Au Danemark, l’État providence est avant tout une « municipalité providence ».

En somme, le système social danois n’a été sujet qu’à de légères évolutions

40Une nouvelle « réforme sociale » a été engagée en 1998 sans véritable conflit politique, mais aussi sans véritable travail en commission, les syndicats étaient principalement intéressés par l’élaboration d’une loi sur les politiques sociales actives – leur intérêt pour les questions de politique sociale a été grandissant au cours de la décennie – et peut-être plus encore l’intérêt des organisations d’employeurs. État et municipalités ont mis en place des politiques d’activation avec les partenaires sociaux qui étaient aussi représentés dans l’arène des politiques sociales en 1998 par « les comités de coordination locaux ». Ceci constitue un autre exemple de dispositif corporatiste au Danemark. Les partenaires sociaux élargissent leur attention et leurs activités d’« agenda setting » à presque tous les domaines politiques, ce qui n’était pas le cas deux décennies auparavant.

41Le style politique des années quatre-vingt-dix a changé dans beaucoup de domaines, il est devenu plus consultatif et intergouvernemental. Le système politique a parfois avancé ses propres propositions, laissant simplement aux partenaires sociaux le soin de les commenter et les reléguant, de ce fait, au statut de lobbyistes. Il y a désormais moins de commissions officielles, comme l’atteste le tableau 2.

Tableau 2

Nombre de bureaux, conseils, commissions, etc., au Danemark entre 1980 et 1995

Tableau 2
1980 1985 1990 1995 Nombre total 732 515 387 369 Bureaux, etc., où siègent des représentants des groupes d’intérêt 537 394 326 246 Source : Christiansen et Rommetvedt, 1999, p. 198.

Nombre de bureaux, conseils, commissions, etc., au Danemark entre 1980 et 1995

42Dans ces conditions, la question suivante se pose : quels enseignements tirer de l’évolution inverse du corporatisme politique et du corporatisme administratif, l’un étant en perte de vitesse, l’autre gagnant en influence ? Certains pourraient penser que l’emprise des politiques néolibérales entame la foi dans l’efficacité du corporatisme au profit du lobbying et des contacts informels (Svensson, 2001 ; Christiansen et Nørgaard, 2003). Mais le cas d’espèce danois semble au contraire invalider une telle hypothèse. Les syndicats ont accordé autant d’importance au corporatisme et au lobbying. Il faut aussi tenir compte du fait que, d’une part, les gouvernements danois sont généralement minoritaires et que, d’autre part, les groupes d’intérêt ont toujours été parties prenantes de la vie politique. Auparavant, les réformes étaient d’abord planifiées avec la mise en place de comités et de commissions élargis dont les travaux étaient interminables, et dont les résultats étaient présentés dans de longs rapports. Ce n’est qu’ensuite que la phase législative arrivait. Dans les années quatre-vingt-dix, les représentants politiques n’ont plus accepté ce décalage important, et ils ont fait partiellement évoluer le mode d’intervention dans un certain nombre de domaines. Des processus de décisions « rapides » ont été mis en place grâce à une consultation plus sélective des groupes d’intérêt et des ordres du jour tenus partiellement secrets. Ceci a été le cas pour la réforme des dispositifs de formation des adultes ainsi que pour la réforme de la législation du travail. De nombreuses décisions de politique sociale ont été prises en comités budgétaires réduits réunissant simplement des représentants du gouvernement et des collectivités locales. Mais les résultats ont souvent été décevants du fait de la perte de légitimité dans de nombreux cas. Dans ces conditions, les syndicats (ainsi que d’autres groupes d’intérêt) ont souvent cherché à activer leurs réseaux informels pour influencer les choix en la matière, n’hésitant pas à prendre l’initiative pour ce faire. Les statistiques (cf. tableau 3) témoignent de l’intensité croissante des contacts avec les autorités centrales entre 1976 et 2000.

Tableau 3

Pourcentage d’organisations établissant au minimum des contacts mensuels avec les pouvoirs publics

Tableau 3
1976 1981 1993 2000 Syndicats ouvriers 41 66 71 89 Syndicats d’employés 39 51 55 67 Autres organisations 25 33 35 44 Source : Christiansen et Nørgaard, 2003, p. 109.

Pourcentage d’organisations établissant au minimum des contacts mensuels avec les pouvoirs publics

43Il en a résulté un paysage diversifié – déjà visible dans les années quatrevingt sous les gouvernements conservateurs – même si la position privilégiée des organisations syndicales n’a pas complètement été remise en cause et si le corporatisme reste une caractéristique du système. D’un côté, le gouvernement, le Parlement et les autorités administratives doivent toujours compter avec les syndicats mais, d’un autre côté, les dispositifs d’implication et de consultation des partenaires sociaux ont été fragilisés.

44Le gouvernement social-démocrate au pouvoir à partir de 1993 a organisé de nouvelles modalités d’action pour ces organisations, notamment pour les syndicats ouvriers. Les organisations les plus fortes se sont vu accorder les meilleures possibilités d’être présentes. Mais les relations sociales ont perdu de leurs ambiguïtés et LO a vu s’effilocher ses liens avec le parti social-démocrate en 1995 (avant de rompre complètement avec lui en 2003). LO voulait pouvoir agir plus librement et il entretient désormais des contacts avec tous les partis ainsi qu’avec des représentants administratifs à tous les niveaux. La réciprocité et la transparence des contacts ont été réduites. Des indices concrets suggèrent cependant que plus les organisations sont puissantes, plus elles auront de chances d’être intégrées au système et de faire sentir leur influence (Christiansen et Nørgaard, 2003). Il n’y a pas eu d’« Eldorado néolibéral » par mise à l’écart des syndicats des sphères de pouvoir et d’influence politiques au Danemark. Et même le nouveau gouvernement conservateur, au pouvoir depuis 2001, n’a pas osé rompre avec les partenaires sociaux les plus puissants, ce bien que le gouvernement ait voulu donner la priorité au travail (work first) comme politique d’activation et généraliser une approche plus contractuelle. L’heure des changements radicaux n’est donc pas encore venue.

Conclusion : adaptations nationales et enseignements à tirer pour les syndicats

45La réforme sociale en Scandinavie est la résultante d’une combinaison d’éléments liés à la législation, aux politiques publiques, aux dispositifs corporatistes et à l’autonomie des partenaires sociaux. Les réformes sociales et de la politique de l’emploi au cours des années quatre-vingt-dix tournent autour de cinq thèmes :

  • garantir le niveau réel des salaires et améliorer les conditions de travail, le temps de travail, la qualité des emplois, et ce en dépit d’une décentralisation croissante des responsabilités ;
  • développer les systèmes d’activation avec une attention spéciale pour la formation et ainsi améliorer l’« employabilité » ;
  • combattre le chômage en incitant fortement les chômeurs à chercher réellement un travail, et combiner à la fois les offres d’emploi et de formation avec le renforcement des obligations des chômeurs et les sanctions, aussi bien dans le domaine de l’aide sociale que dans celui de l’assurance chômage ;
  • accroître le taux d’activité, qui est très dépendant des politiques publiques et des services sociaux ; la question de la garde des jeunes enfants est décisive dans ce domaine ;
  • combiner la sécurité des revenus et la promotion de l’activité professionnelle. Les réformes essaient d’encourager les gens à entrer sur le marché du travail, y compris les personnes qui étaient précédemment inactives (mères célibataires, personnes handicapées, personnes âgées, immigrés et réfugiés), tout en maintenant la garantie d’une couverture sociale universelle. Les emplois rémunérés sont désormais considérés comme la meilleure forme d’intégration et de bien-être social, et tout individu a le devoir moral de chercher un travail pour subvenir à ses besoins.
La politique sociale a été de plus en plus étroitement liée aux mesures et aux objectifs de la politique de l’emploi. L’évolution des valeurs sociales s’est traduite par la valorisation de l’individualisation des risques par opposition à la socialisation antérieure des risques. Ceci vaut aussi pour les femmes. Cette évolution des orientations de politiques publiques génère de nouveaux problèmes – mais les réponses sont différentes selon les contextes nationaux. Les discours doivent être évalués à l’aune des différents résultats des réformes. Aucune politique de recul, de décollectivisation ou de développement d’emplois précaires n’a jusqu’ici été tolérée dans les pays scandinaves, et le système de protection sociale universelle n’a pas été sérieusement menacé, en partie en raison de la stabilité des systèmes de négociation collective et de l’influence des organisations syndicales.

46On constate néanmoins des évolutions, qui sont déterminées par les trajectoires historiques, ou au contraire qui ouvrent de nouvelles perspectives, mais elles restent spécifiques à chaque pays. Même les évolutions et les adaptations en Suède ne peuvent être véritablement qualifiées de ruptures radicales. Il est cependant possible de parler de nouveau régime de l’emploi en Suède et au Danemark, touchant aux relations, aux normes et aux formes de régulation politique à tous les niveaux. Les négociations collectives, les procédures de résolution des conflits, et les formes de coopération entre les partenaires sociaux ont été réorganisées – parfois radicalement comme en Suède. Les expériences des acteurs et leurs perceptions différentes des problèmes expliquent certaines de ces évolutions. Il en résulte des solutions nationales diversifiées dans le cadre d’une protection sociale universelle. En outre, les syndicats ont usé de leur position politique forte dans le système pour prévenir toute réduction de la protection sociale. Les syndicats, cela va sans dire, ne sont pas les seuls acteurs à avoir œuvré en ce sens, mais ils ont été particulièrement influents sur le plan social et politique.

47En conséquence, la continuité et la stabilité prédominent dans les pays scandinaves, loin de toute forme de flexibilité et de réforme néolibérale. Les piliers traditionnels du marché du travail et du système politique sont toujours en place. Le rôle des syndicats est toujours central dans la détermination des salaires et la planification macroéconomique, dans la politique de l’emploi et le développement des politiques sociales. Cependant, une multiplicité de salariés, d’organisations et d’intérêts cherchent désormais à se faire entendre [11]. LO d’un côté, la Fédération des employeurs de l’autre, sont en train de perdre leur rôle pivot dans le système. Comme les accords collectifs ne sont plus conclus seulement au niveau central, des formes de standardisation sont apparues et la coordination horizontale des accords et des actions est désormais de mise. Il appartient maintenant aux syndicats scandinaves de gérer – et c’est un de leurs principaux challenges – les pressions internes et les évolutions qui affectent leurs pouvoirs et leurs modes d’organisation. Ce n’est pas tant la « globalisation », la « flexibilisation » ou l’« individualisation » qui sont en jeu. La féminisation, l’emploi des « cols blancs » et l’activité syndicale ont changé la donne du système, mais le plus souvent dans le sens d’un plus grand soutien à un système public de protection sociale (public welfare arrangements) et à une combinaison de « flexibilité » et de « sécurité » (ce qu’on pourrait appeler la « flexicurité »).
De nouvelles modalités d’intégration des syndicats, plus complexes, se sont développées dans les pays scandinaves au cours des années quatre-vingtdix, en particulier en Suède, notamment du fait de l’importance déclinante du corporatisme administratif. Au Danemark, au contraire, le corporatisme administratif a été renforcé et ses prérogatives élargies, de même qu’en Finlande et en Norvège [12]. Le lobbying politique et le lobbying administratif se sont développés en Suède à mesure du déclin de l’institutionnalisation des cadres de négociation. L’on peut en conclure que même si le style politique a évolué, le profil de l’État providence, à l’inverse, est resté le même.

48En nous fondant sur les études par pays et les conclusions d’autres études, nous pouvons conclure que les syndicats ont renouvelé leurs priorités au cours des années quatre-vingt-dix. Les syndicats scandinaves sont favorables à :

49

  • une régulation volontariste des salaires et des conditions de travail par les partenaires sociaux, fondée sur le principe de la « libre » négociation collective et une collaboration confiante à l’échelon national, sectoriel et au niveau des entreprises ;
  • une politique universaliste et une forte implication de l’État en matière de protection sociale, de services sociaux, d’éducation, de logement, etc. Les syndicats défendent l’État providence avec les plus grands égards ;
  • une politique active de l’emploi aux fins de garantir le plein emploi et une participation active au marché du travail. Le chômage est inacceptable car il représente un gâchis des ressources économiques. Les politiques d’activation doivent offrir de véritables opportunités aux chômeurs, et aucune approche de « l’emploi d’abord » n’est acceptée. L’objectif de dynamisation du marché de l’emploi doit être réalisé au moyen de politiques publiques volontaristes et à travers les conventions collectives ;
  • des politiques salariales solidaristes et une fiscalité progressive. Il s’agit d’obtenir des effets redistributifs tout en récompensant cependant les initiatives individuelles ;
  • une politique volontariste de promotion de la parité et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes sur le marché du travail : les municipalités doivent assumer leur responsabilité en matière de garde des jeunes enfants. Les congés parentaux sont désormais considérés comme des avancées sociales majeures ;
  • des dispositifs de dialogue social fortement institutionnalisés entre les organisations syndicales et les représentants politiques à tous les niveaux, accordant ainsi un rôle central aux acteurs collectifs tant pour ce qui concerne la phase d’inscription dans le calendrier politique, que la planification et la mise en œuvre des politiques publiques.
Cet inventaire appelle deux commentaires. Tout d’abord en ce qui concerne les retraites, des solutions nouvelles s’écartent du principe de l’universalisme des retraites financées par l’impôt. Il faut également se souvenir que les syndicats sont favorables à la gestion à part du système d’assurance chômage, qui n’est pas, non plus, universaliste. Ensuite, l’interprétation faite des notions de solidarité et d’égalité a connu également quelques évolutions ; celles-ci ne sont d’ailleurs pas toujours revendiquées par les syndicats et leurs adhérents. La tendance est à la substitution de l’équité à l’égalité. La culture de l’évaluation des résultats est entrée dans les mœurs. La revendication d’une réduction de l’éventail des salaires est peut-être maintenant plus forte au Danemark qu’en Suède, qui était pourtant autrefois à la pointe du combat. Ces changements dans les choix témoignent d’une rupture possible avec les valeurs anciennes.

50Une dernière conclusion : les syndicats et autres groupes d’intérêt ont une place naturelle dans les démocraties modernes et dans les dispositifs corporatistes administratifs ou politiques, et ont démontré leur capacité à trouver des solutions à la fois plus équilibrées et plus justes aux problèmes économiques et sociaux. Il y a de bonnes raisons de donner aux organisations privées un rôle privilégié dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques, et je préfère parler à ce titre de stratégies choisies d’« adaptation coopérative » (Jørgensen, 2002a, p. 247-248). À côté de cela, la participation des syndicats à des dialogues informels avec des représentants politiques ou des responsables administratifs – aussi bien qu’avec des médias – a énormément gagné en importance. L’activation des réseaux relationnels est devenue une « industrie » en soi et implique des contacts ouverts et mobiles, tandis que le corporatisme institutionnalisé est régi par des structures permanentes et fermées. Du point de vue de l’État, la question est de savoir comment et dans quelle mesure les groupes d’intérêt peuvent contribuer à la direction du secteur public, alors que du point de vue des groupes d’intérêt la question est de savoir comment sauvegarder les intérêts de leurs adhérents, normalement à travers la mise en place de coalitions et d’alliances stratégiques. Très souvent encore, l’État conserve une influence prépondérante – et cela a notamment été le cas en Suède. Mais la formule « Rehn-Meidner » a été sérieusement ébranlée par l’« européanisation » de l’industrie d’exportation suédoise et par les politiques de droite. À ce jour, le corporatisme continue de se développer dans l’ombre de l’État.
Plus forts seront les systèmes de négociation collective, plus simple à concilier seront les pressions du marché et la protection sociale, et plus simple à prédire seront les stratégies d’adaptation des acteurs. Les acteurs seront ainsi davantage en mesure de se prémunir contre les conséquences de violents bouleversements (Teulings et Hartog, 1998). Les systèmes de négociation scandinaves sont conçus sur mesure pour de petites économies ouvertes de manière à gérer au mieux les fluctuations de l’économie mondiale et les différentes évolutions de la productivité (évolutions formalisées par différents « modèles » économiques). La tradition corporatiste a été l’un des plus importants remparts contre les pressions de l’environnement et des organisations internationales. Ce n’est pas une coïncidence si les acteurs collectifs jouent un rôle privilégié en Scandinavie (Öberg, 2002). Ils ne sont pas devenus superflus – comme cela a pourtant été prédit dans une optique néolibérale – mais ils sont au contraire reconnus pour l’importance de leur contribution au fonctionnement du système. Actuellement, cependant, leur capacité interne et leur pouvoir créatif de coordination sont mis à l’épreuve dans chacun des pays concernés. La cohérence des systèmes de négociation et des processus de conciliation sont des facteurs décisifs au regard des capacités d’adaptation nationales.
En Scandinavie, les syndicats ont été des acteurs importants des évolutions politiques et professionnelles, et ils ont pris leurs responsabilités quelle qu’ait été la couleur politique du gouvernement. Social-démocrate ou non, ce qui importait c’était la volonté et la capacité du gouvernement à respecter les accords conclus avec les partenaires sociaux. Les organisations syndicales sont à la fois des décideurs et des acteurs, elles fonctionnent comme des courroies de transmission entre le marché du travail et l’État, comme banques de savoir et d’informations, comme médiateurs en cas de conflits, et comme agents de stabilisation sociale. En Scandinavie, les représentants publics et privés se rencontrent à huis clos au sein de l’appareil d’État ou au sein des municipalités, ils se téléphonent tous les jours, se rencontrent dans des commissions et des comités, des bureaux, des conseils, et à la faveur d’actions de lobbying. Ceci est dépendant – et à la fois créateur – de relations de confiance mutuelle et d’aptitude au compromis, même si les conflits sont inévitables lorsque les négociations échouent. En plus d’une forte participation sociale et d’un système de protection sociale très développé, les pays scandinaves peuvent se prévaloir de disposer, plus que d’autres sociétés occidentales, d’un niveau élevé de confiance – ce qu’on appelle le capital social (Rothstein et Stolle, 2003). Il semble que le politologue norvégien Stein Rokkan (Rokkan, 1966, p. 105) était dans le vrai lorsqu’il disait que « le vote compte mais les ressources décident », quand on évalue l’importance relative de la voie des urnes et de la voie corporatiste. En Suède, les syndicats semblent maintenant accorder plus d’importance aux canaux parlementaire et gouvernemental, mais ceci s’explique en partie par un gouvernement social-démocrate et par la manière dont l’État a réformé les institutions, à la différence du Danemark. De leur côté, responsables politiques et responsables administratifs font indifféremment usage du corporatisme et du lobbying. En plus de leurs ressources, les capacités d’action et de projection des organisations syndicales ont été décisives pour leur assurer un rôle central dans le processus de réformes sociales – en ce qui concerne tant la défense des niveaux des salaires et des conditions de travail que le système de protection sociale en général.

Notes

  • [*]
    Professeur de science politique et directeur du Centre de recherche sur le marché du travail (CARMA), à l’université d’Aalborg, au Danemark.
  • [1]
    Sur ce concept, voir « Les “politiques d’activation” des pays scandinaves et l’expérience française » de J.-C. Barbier dans ce numéro (N.D.L.R.).
  • [2]
    La « Scandinavie » couvre usuellement le Danemark, la Norvège et la Suède. L’expression pays « nordiques » ajoute aux pays scandinaves la Finlande et, parfois, l’Islande. Dans cet article, seules les situations du Danemark et de la Suède sont systématiquement traitées du fait que la Norvège n’est pas encore membre de l’Union européenne. Il sera quand même fait allusion aux expériences norvégiennes et finlandaises des années quatre-vingt-dix.
  • [3]
    En Norvège, ils sont intervenus en 1935, et en 1944 en Finlande.
  • [4]
    Sur ce concept voir dans ce numéro l’article de J.-C. Barbier et celui de J. Kvist (N.D.L.R.).
  • [5]
    La situation est inverse au Danemark et en Norvège où la consultation des adhérents met les négociateurs syndicaux sous pression. De fait, en cas de refus des accords par les adhérents, les représentants politiques sont plus enclins à intervenir pour prévenir les grèves générales ou les fermetures d’usine. En Norvège, le recours à des instances d’arbitrage est également très répandu. Au Danemark, il existe un médiateur d’État, qui est autorisé à agréger les résultats de différents secteurs et syndicats dans l’otique de prévenir le rejet des accords. En outre, les projets d’accords sont souvent transformés en lois.
  • [6]
    En Norvège, il n’existe pas fonds d’assurance chômage gérés par les syndicats (ils sont gérés directement par l’État). L’absence de ce pilier institutionnel explique une moindre syndicalisation dont la représentativité est tombée à 56 % des salariés.
  • [7]
    Sur ces questions de « Child care » voir l’article de M.-T. Letablier et celui d’A.-M. Daune-Richard et A. Nyberg dans le présent numéro (N.D.L.R.).
  • [8]
    Cependant, un économiste syndicaliste est maintenant à la tête du bureau national du Travail, et les présidents de LO et de la TCO sont également membres du bureau. En ce qui concerne la deuxième agence par ordre d’importance, le bureau national de la Sécurité du travail et de la Santé, un ancien président de LO en a été le directeur général, assisté d’un des vice-présidents de LO.
  • [9]
    Les changements structurels au sein des organisations d’employeurs durant la première moitié de la décennie ont amené celles-ci à reconsidérer la question de la coopération avec LO, au moment où les centrales syndicales voyaient leur autorité remise en cause par la décentralisation. Les centrales syndicales ont également intensifié leur participation à la phase de mise sur l’agenda politique et d’élaboration des politiques publiques.
  • [10]
    Sur ces pensions voir « Les régimes de protection sociale de trois pays nordiques » de N. Deletang en fin de dossier et l’article de C. Green-Pedersen dans le présent numéro (N.D.L.R.).
  • [11]
    En Norvège, la Confédération des syndicats (LO, fondée en 1899) et la Confédération des employeurs, la NHO (fondée en 1900) ont occupé les positions clefs dans un système de négociation collective à la fois centralisé et décentralisé. Au cours de la dernière décennie, plusieurs autres organisations se sont aussi posées comme des acteurs significatifs du système, notamment dans le secteur public. À la fin des années soixante-dix, la Fédération des associations professionnelles norvégiennes (AF) et la Confédération des syndicats de métier (YS) ont été constituées sur la base d’entités disparates. Ces nouvelles forces syndicales ont été à la pointe des revendications pour ce qui a trait à la politique de l’emploi, à la formation permanente, aux congés parentaux, aux retraites, et cela quand bien même ils auraient été exclus de nombreux comités dans la première moitié des années quatre-vingt-dix. La fragmentation relative des syndicats spécialisés dans la défense des « cols blancs », la forte centralisation de LO (par comparaison avec la LO danoise) et ses liens étroits avec le parti social-démocrate entrent ici en ligne de compte. Désormais, le nombre de comités est en baisse alors que les contacts directs avec les hommes politiques et les bureaucrates se multiplient.
    Des évolutions semblables ont eu lieu récemment en Finlande. Dans ce pays, le mouvement syndical est longtemps demeuré sans influence. Ce n’est qu’à la fin des années soixante que la SAK, la LO finlandaise, a commencé à influer de manière significative sur les politiques publiques. Une autre raison est la faible position historique du parti social-démocrate finlandais, à l’inverse des autres pays nordiques. Le mouvement syndical a été marqué par une forte opposition entre les sociaux-démocrates et les communistes (rebaptisés « Alliance de gauche ») et cette fragmentation politique s’est traduite par la prédominance des rapports de force (et notamment des grèves) sur les attitudes constructives. Au cours des deux dernières décennies, la STTK (organisation de « cols blancs ») et la fédération académique « Akava » ont gagné en importance aux côtés de la FFC, la Confédération des syndicats.
  • [12]
    En Norvège et en Finlande, il a été possible de revitaliser le tripartisme centralisé, qui a joué un grand rôle dans la mise en œuvre des adaptations nécessaires au cours des années quatre-vingtdix. En Norvège, la période des années quatre-vingt-dix se caractérise par une perte d’influence des employeurs dans l’élaboration des politiques publiques, notamment depuis que la NHO s’est inclinée à l’issue d’un conflit social majeur en 1986. Depuis, la NHO n’a plus osé s’opposer à la recherche de compromis. En 1992, a été conclu un accord intitulé « Alternative solidaire ». Cet accord portait sur les salaires, les revenus et les politiques sociales. Officiellement en vigueur jusqu’en 1998, cet accord continue à faire référence. Les modes de régulation du marché du travail n’ont pas été bouleversés au cours des années quatre-vingt-dix (voir Dølvig et Stokke, 1998). LO occupe une position de pouvoir enviable, ce bien que les syndicats disposent d’une capacité de blocage moindre qu’en Suède et au Danemark.
    En Finlande les échanges entre le gouvernement bourgeois et les syndicats ont été plus fréquents entre 1991 et 1995, au moment où le gouvernement tentait de mettre en œuvre des politiques d’inspiration néolibérale notamment pour ce qui concerne la détermination du niveau des salaires. Mais les syndicats ont résisté si bien que cette réforme n’a pu véritablement aboutir ; la politique salariale, la politique sociale et la politique fiscale ont continué souvent à être abordées de front. À partir de 1995, le nouveau gouvernement s’est efforcé à nouveau de promouvoir la coopération entre l’État et les partenaires sociaux, mais la persistance d’un fort taux de chômage a contraint les syndicats finlandais à rester sur la défensive. Ils n’ont de ce fait pas été capables de prévenir la compression des salaires ainsi que des arbitrages budgétaires défavorables à leurs adhérents. En conséquence, il n’y a pas eu d’avancées sociales majeures en Finlande au cours des années quatre-vingt-dix (Dølvig et Vartiainen, 2002). En 2000, un nouveau pacte social a été bloqué en raison de l’hostilité d’une partie des adhérents de LO. En fait, le mouvement ouvrier finlandais n’a jamais vraiment été partisan de réformes sociales majeures ou radicales – à l’inverse des syndicats suédois qui œuvrent notamment pour une politique « solidariste » des salaires.
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Résumé

Le processus de refondation sociale en Scandinavie durant les années quatre-vingt-dix a emprunté différentes voies suivant les pays, mais il n’a jamais emprunté le chemin de la rigueur et du désengagement de l’État. Les réformes touchant à la régulation du marché du travail et aux systèmes de protection sociale ne peuvent être expliquées sans faire référence au rôle des syndicats. Les syndicats jouent un rôle clef à la fois dans les dispositifs corporatistes et par leurs contacts directs avec les représentants politiques et administratifs, influençant le débat public et l’action publique. Les organisations syndicales disposent d’importantes ressources, agissent en tant que force de proposition, mais savent aussi user de leur pouvoir de blocage. Au cours de la dernière décennie, elles ont fait usage de leurs ressources pour contenir l’influence néolibérale pour tout ce qui a trait au domaine d’intervention publique. Les organisations syndicales agissent également de manière constructive et, de leur propre initiative, explorent les voies d’avenir pour tout ce qui a trait aux relations dans le monde du travail et aux politiques sociales. La Suède, plus que le Danemark et la Norvège, a revu non seulement le niveau des allocations sociales et chômage mais aussi l’architecture du système de prise de décisions, via la décentralisation et l’importance décroissante donnée au corporatisme administratif. À l’inverse, le Danemark a renforcé la place du corporatisme au cours des années quatre-vingt-dix, ce qui a contribué à dynamiser le marché du travail. La Scandinavie n’a donc pas connu de bouleversements. Les nouvelles structures font encore la part belle aux syndicats, dont l’influence sur l’orientation universaliste et la planification stratégique de l’action publique est encore prépondérante.

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Henning Jørgensen [*]
Professeur de sciences politiques et directeur du Centre de recherche sur le marché du travail (CARMA), à l’université d’Aalborg au Danemark. Il a écrit des livres et des articles sur les syndicats et leurs relations avec la puissance publique, sur les mutations de l’État providence, ainsi que sur le marché du travail et les politiques de l’emploi.
  • [*]
    Professeur de science politique et directeur du Centre de recherche sur le marché du travail (CARMA), à l’université d’Aalborg, au Danemark.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.034.0121
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