Une sécurité libérale ? La politique des retraites aux États-Unis, Daniel Béland, LGDJ, collection « Droit et Société », série sociologie, 2001, Paris, 239 pages
1La collection « Droit et Société » dirigée chez LGDJ par André-Jean Arnaud, Jacques Commaille et François Ost nous offre, avec l’ouvrage de Daniel Béland, jeune professeur adjoint à l’université de Calgary au Canada, un très utile et fort complet panorama de la sociogenèse puis du développement des politiques de retraite aux États-Unis. En permettant au lecteur de se familiariser avec un système de protection sociale américain souvent caricaturé, ce livre donne l’occasion de revenir sur quelques-uns des enjeux majeurs qui ont balisé l’histoire des retraites depuis près d’un siècle, alors même que les débats autour d’une réforme des régimes animent la vie politique et sociale des sociétés industrialisées depuis deux décennies au moins. En France par exemple, l’actuel gouvernement fait de cette question des retraites un de ses objectifs majeurs en matière de réforme et d’adaptation de la protection sociale aux contraintes démographiques, économiques et sociales.
2L’ouvrage publié par Daniel Béland, tiré de sa thèse de sociologie, soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales sous la direction de Pierre Rosanvallon, est articulé autour d’une double dimension problématique. Il s’agit, d’une part, de retracer l’histoire du régime fédéral d’assurance vieillesse nord-américain – dans le cadre du système américain de protection sociale et dans son contexte sociopolitique général –, de son avènement pendant la période du New-Deal, jusqu’au débat contemporain sur l’avenir des retraites. Ce laboratoire d’enquête fournit, d’autre part, l’occasion de tester un certain nombre d’hypothèses analytiques et de modèles théoriques développés par certains spécialistes de l’analyse des politiques publiques et des États providence, en particulier les tenants des thèses néo-institutionnalistes, popularisées entre autre par d’éminents chercheurs de l’université de Harvard tels Theda Skocpol ou Paul Pierson.
3Concernant les aspects constitutifs du système, le titre même de l’ouvrage renvoie à l’idée d’une certaine représentation, notamment européenne, des politiques de protection sociale des États-Unis d’Amérique. Ce pays, souvent présenté comme relevant d’un « État providence minimum », verrait quelques rares « filets de protection » prendre en charge une partie limitée de la population (la plus démunie), la grande majorité devant s’assurer par elle-même contre les principaux risques sociaux, dans une logique libérale traditionnelle. Or, ce que l’ouvrage rappelle avec force, c’est que la protection sociale américaine est loin de pouvoir être décrite à partir d’un tel stéréotype. Si l’assurance maladie correspond en partie à cette forme de « sécurité libérale » et résiduelle, avec tous les problèmes qui en découlent en termes de couverture des salariés, l’assurance vieillesse a connu, quant à elle, une toute autre histoire qui la rapproche beaucoup plus de nos propres systèmes européens, et notamment de ceux de type « bismarckien ».
4C’est un des grands mérites du livre que de rendre accessible pour le public francophone une histoire de la politique de retraite aux États-Unis qui a déjà suscité beaucoup de travaux de recherche outre-Atlantique mais dont aucun n’a été traduit jusque-là. Daniel Béland réalise donc une synthèse de ces différents acquis scientifiques, tout en proposant son propre regard d’ensemble, enrichissant le point de vue par un certain nombre de plongées détaillées et précises sur quelques épisodes centraux et structurants. L’ouvrage est ainsi organisé de manière chronologique autour des différentes phases sédimentaires de constitution du système, notamment public et fédéral, des retraites. Après avoir évoqué la lente et difficile construction politique et sociale de la question des retraites, dans l’Amérique libérale de la Guerre civile à la période de la Grande dépression (chapitre 1), l’auteur retrace la genèse du concept et du système de l’assurance vieillesse, développé à partir d’un paradigme qualifié de « rooseveltien », dans le cadre du New Deal (chapitre 2). Sont ensuite détaillés son élargissement graduel et ses premières remises en cause aboutissant aux amendements de 1939 (chapitre 3), puis sa stabilisation, sa consolidation et son élargissement [1] entre 1950 et 1972 notamment, à travers le consensus libéral qui tend paradoxalement à le légitimer (chapitre 4). Sa remise en cause, dans un contexte de crise économique et dans le cadre des administrations conservatrices, illustrée par la thèse de la nécessaire « privatisation » du système, permet enfin d’évoquer son actualité la plus récente (chapitre 5).
Un constat s’impose alors : le régime fédéral d’assurance vieillesse, mis en place dans le cadre du Social Security Act de 1935, constitue encore aujourd’hui, avec quelques inflexions et réformes successives, le cœur même du système nord-américain de retraite qui se caractérise par quelques dimensions essentielles :
- le régime fédéral repose sur des principes assuranciels proches de ceux du régime de base français, avec un financement par le biais des cotisations des employés et des employeurs versées dans un fonds fédéral de réserve et avec une administration d’État en charge du domaine (Social Security Administration) ;
- il est totalement centralisé et administré exclusivement par les pouvoirs publics, se différenciant ainsi du « paritarisme » à la française ;
- le système de retraite se divise en quatre éléments principaux : le régime fédéral, le programme fédéral d’assistance sociale pour les invalides et les personnes âgées nécessiteuses (SSI : Supplemental Security Income), les régimes d’entreprise à prestations définies versant des pensions complémentaires, l’épargne-retraite individuelle encadrée ou non par l’entreprise ;
- les régimes complémentaires (d’entreprise) ne sont pas obligatoires et ceux qui existent protègent moins de la moitié de la main-d’œuvre américaine. Ils se rapprochent de fait de plans d’épargne-retraite.
6Par ailleurs, dans le cadre de son questionnement de sociologie politique, Daniel Béland fournit un certain nombre d’indications et de pistes de réflexion fort intéressantes. Il montre bien tout d’abord comment les analyses sociopolitiques peuvent éclairer les conditions de possibilité mais également les bornes mêmes de l’action publique. Dans le domaine des retraites, l’acte originel de 1935 qui exclut toutefois au départ plusieurs catégories professionnelles précarisées, s’appuie largement sur la coalition électorale démocrate traditionnelle regroupant entre autre des milieux ouvriers et syndicaux, certaines minorités ethniques et les producteurs agricoles. Mais les contextes politiques et socio-économiques peuvent transcender les clivages partisans, avec par exemple une présidence républicaine comme celle de Nixon qui se caractérise, sous l’influence de la compétition électorale et de la cohabitation avec un Congrès majoritairement démocrate, par des réformes sociales non négligeables. L’auteur nuance également la portée de la révolution conservatrice de l’administration Reagan qui prend bien garde de ne pas heurter l’opinion publique américaine et les citoyens électeurs, tant républicains que démocrates. Même si le contrôle des budgets sociaux est placé au cœur du débat politique à partir de la décennie 1980, et que l’on assiste au déclin d’influence de deux grands acteurs collectifs et historiques que sont le mouvement ouvrier et la Social Security Administration, « la “nouvelle politique de l’État providence” ne se réduit […] pas aux tentatives néolibérales de démantèlement (ou de compression budgétaire) des programmes sociaux » (p. 168), infirmant en cela la thèse générale de Paul Pierson sur les politiques de « retrenchment ».
7Tout en reconnaissant le rôle structurant des institutions publiques et politiques, Daniel Béland pourfend également la théorie de l’hégémonie bureaucratique qui voit dans les centres étatiques décisionnels et parmi les élites administratives fédérales le cœur naturel de toute innovation politique. La thèse pluraliste semble plutôt l’emporter, avec la mise en évidence de configurations d’acteurs complexes, tant publics que privés, qui pèsent sur cette politique. La Présidence bien sûr, l’administration fédérale, le Congrès, le mouvement ouvrier, les syndicats et leurs émanations « mutualistes » comme l’Ordre fraternel des Aigles, les milieux d’affaires, les assureurs privés, certains mouvements sociaux comme le Mouvement du Docteur Townsend à partir des années vingt, puis le « lobby gris » dès la décennie 1960, tous ces acteurs jouent chacun à leur manière un rôle, quelquefois décisif, dans la constitution puis les réformes et l’adaptation du système.
8Dans une perspective de recherche que l’on pourrait qualifier de « cognitiviste », mais qu’il développe assez peu sur le plan théorique, Daniel Béland prend alors en considération le rôle des idées, des représentations et des paradigmes élaborés par les acteurs, et insiste sur l’importance, souvent négligée d’après lui, du secteur privé dans l’élaboration même des politiques publiques en matière sociale. Ainsi, même si le rôle des acteurs politico-administratifs et des différents experts fédéraux est bien réel, il suggère plus qu’il ne démontre que les paradigmes de la réforme sont également dépendants d’autres acteurs, non publics, comme les milieux de l’assurance privée, et de leurs savoirs actuariels qui fournissent une matrice normative essentielle au système élaboré. Il insiste également sur la protection apportée par les régimes d’entreprise ainsi que sur le rôle joué par les milieux d’affaires dans les différents épisodes relatés dans l’ouvrage.
9Sur ces derniers aspects, et malgré quelques pistes suggestives, le lecteur reste un peu sur sa faim dans la mesure où les principales sources de première main mobilisées, plutôt d’ordre officiel et politique, ne permettent pas vraiment de saisir avec précision la nature et la réalité des relations nouées entre les milieux de l’assurance privée, ou encore le monde des affaires, et le système politico-administratif fédéral. On aurait également aimé avoir des précisions sur les éventuelles influences intellectuelles, y compris européennes, et sur les modèles institutionnels qui ont présidé à l’édification du paradigme rooseveltien et à ses réaménagements successifs. Le parti pris synthétique et diachronique, privilégiant l’étude des processus sur un temps long, connaît alors sa principale limite en ne permettant pas à l’auteur, hormis sur quelques dossiers spécifiques, d’entrer systématiquement dans les détails d’une analyse sociologique donnant à voir la complexité des configurations d’acteurs en cause et permettant de comprendre leurs logiques d’action propres et combinatoires.
Gilles Pollet
Professeur de sciences politiques à l’IEP de Lyon
Droit du travail et société, Jacques Le Goff, Tome 1 : Les relations individuelles de travail, Les Presses universitaires de Rennes, 2001, 1015 pages ; tome 2 : Les relations collectives de travail, Les Presses universitaires de Rennes, 2002, 590 pages
10En 1985 paraissait un ouvrage, Du silence à la parole. Droit du travail, société, État, 1830-1985 [3]. Tous ceux qui ont lu cet ouvrage se souviennent de l’extrême nouveauté du propos : pour la première fois, le droit du travail n’était plus cette chose éthérée tombée de la manche des juristes ou, bien encore, le fruit amer ou convoité des luttes sociales, mais un construit rapporté aux enjeux sociaux et sociétaux. Pour la première fois aussi, ce droit devenait un objet de réflexion commun à plusieurs sciences humaines, quoique l’histoire fût surtout mise à contribution. Quinze années plus tard, Jacques Le Goff revient en force avec un « petit » (c’est un euphémisme !) traité du droit du travail de 1600 pages qui actualise et enrichit considérablement l’approche « polyphonique » qu’il proposait dans son précédent ouvrage.
11L’originalité de ce traité tient d’abord à la méthode qui s’inscrit dans un rapport d’extériorité au raisonnement proprement juridique. Pour mettre à nu le droit du travail, dont il a pris soin au préalable de délimiter le champ, l’objet, le statut et les sources, l’auteur se garde bien de rentrer dans un raisonnement juridique qui se suffirait – fallacieusement – à lui-même ; la « concrétude » ou « l’empiricité du droit », nous dit-il, appelle au contraire une « reprise théorique distanciée et plurielle ». De là son souci d’emprunter à la sociologie, la science politique, l’économie, la philosophie et l’histoire, les questionnements et les outils qui lui permettront de débusquer et de rendre compréhensibles les logiques profondes qui sous-tendent et structurent le droit du travail. Fait nouveau dans son travail, Jacques Le Goff ne donne pas la priorité à une science humaine sur les autres, comme le font généralement les chercheurs qui métissent leur approche : toutes sont également conviées à un travail d’élucidation qui débouche sur une « reconstruction » nouvelle et, en définitive, limpide du droit du travail. En d’autres termes, ce droit du travail, considéré à juste titre comme profus et confus, est, comme le dit fort justement Edgar Morin dans la postface, contextualisé (d’où le titre Droit du travail et société), mais aussi traité méthodiquement, c’est-à-dire passé au tamis des sciences humaines pour être réordonné de manière très pratique. Le Code du travail est ainsi transformé en traité didactique du droit du travail.
12Une question essentielle ouvre et structure ce traité en deux parties : c’est celle de la citoyenneté. Pour Jacques Le Goff, comme pour d’autres auteurs, le droit du travail est né d’un déficit de citoyenneté dans un champ social en pleine extension, travaillé de l’extérieur par l’affirmation d’un sentiment démocratique protéiforme depuis les années 1870-1890. Son développement a trouvé et puise encore sa raison d’être dans la tension continue mais évolutive qui existe entre la réalité des rapports de domination au travail et l’égalité civique et civile des individus dans l’espace public, dont les aspirations à plus de démocratie, de libertés, de loisirs, de confort, de santé et de sécurité, etc., ne cessent de croître. Il en découlerait pour le droit du travail une double finalité : compenser, d’une part, la subordination du salarié en le protégeant individuellement (contre les accidents du travail, les maladies professionnelles, les salaires insuffisants, une durée excessive de travail, etc.) ; rééquilibrer, d’autre part, les forces collectives en présence, en aménageant une citoyenneté sociale qui se décline à la fois individuellement et collectivement. Cette dernière s’exprime notamment à travers des droits individuels qui s’exercent collectivement, et grâce à la multiplication des centres de pouvoir du type comités d’entreprise et syndicats qui se voient dotés de « ressources politiques » d’influence. L’anatomie du droit du travail que nous propose Jacques Le Goff s’articule donc logiquement autour de deux volets (individu/social) charnières : les relations individuelles de travail, objet du tome 1, et les relations collectives de travail examinées dans le tome 2. Cette recomposition raisonnée, qui permet de comprendre l’ambivalence intrinsèque du droit du travail, tranche avec l’architecture embrouillée du Code du travail qui pratique volontiers le mélange des genres.
13La surprise majeure vient assurément du titre 2 du premier tome, consacré à l’entreprise, qui n’a pas d’équivalent dans le Code du travail. Que l’entreprise ait a priori sa place dans le droit du travail, nul n’y disconviendrait. Pourtant, ce terme si usité est anormalement absent du Code du travail où il n’apparaîtrait, selon l’implacable verdict de l’ordinateur, que 91 fois. D’où vient donc cette remarquable absence ? Le lecteur se rassure à demi en apprenant qu’une foule de concepts clefs articulant depuis longtemps des dispositifs juridiques très élaborés n’ont jamais été juridiquement définis depuis les prémices du droit du travail contemporain. Signe à tout le moins d’un empirisme propice aux empilements, mais aussi d’une réelle difficulté à concilier juridiquement les approches commerciale, économique et sociale de l’entreprise. S’il faut alors se tourner vers la doctrine, quelle conception de l’entreprise retenir ? Jacques Le Goff se montre des plus réservés à l’égard de la théorie institutionnelle (élaborée par Paul Durand dans les années 1940 où le corporatisme revenait en force), qui nie singulièrement la dimension conflictuelle des relations de travail dans l’entreprise, en faisant de celle-ci l’expression et l’instrument d’un intérêt commun à l’employeur et aux salariés. Sans doute l’entreprise est-elle tacitement une « institution » au regard du Code du travail, en tant « qu’ensemble organisé à vocation régulatrice dans la recherche du compromis optimum entre les logiques économique et sociale », mais elle n’en est pas moins un « lieu de tensions productrices du changement et de l’historicité ». Cela, le droit ne saurait le dire, sans l’éclairage, encore une fois, de la sociologie et de l’histoire des représentations de l’entreprise dans la société.
14Mais pourquoi avoir placé l’entreprise dans le volume relatif aux relations individuelles du travail, alors qu’elle est aussi l’un des référents obligés des relations collectives, sans être un acteur social impliqué dans une relation de travail ? Un cadre ne saurait être un acteur ou partie contractuelle, ce qui expliquerait en partie son « absence » du Code du travail. L’explication vient en fait de l’extrême originalité du système français des relations sociales dont l’entreprise ne constitue pas l’épicentre, mais seulement un pôle parmi d’autres, beaucoup d’enjeux sociaux (liés aux retraites, à la protection sociale, à la santé, etc.) se tramant dans cet espace public que le droit social a largement investi. Le système français des relations sociales s’est, en effet, historiquement développé en dehors de l’entreprise. C’est même, nous dit Jacques Le Goff, « l’une des particularités de la France que d’avoir, dès l’origine, pensé et organisé le système des relations sociales sur un mode multipolaire, par diversification des espaces d’intervention dans l’entreprise et en dehors d’elle au niveau des professions dans leur plus grande extension, d’avoir, autrement dit, indissolublement associé micro et macro-social dans un ensemble synergétique complexe ». Sans doute l’auteur y met-il plus de rationalité que n’en comporte réellement un dispositif alluvionnaire, mais il est certain que le système en question a été conçu comme par défaut, pour compenser des attitudes patronales et ouvrières traditionnellement rétives au contractualisme et fortement empreintes d’une culture de guerre sociale : « le refus du face-à-face sur un autre mode que belliqueux ne pouvait qu’engendrer une forte demande d’État à titre de “tiers” intervenant en qualité de garant et de médiateur ».
15Ces pages denses, stimulantes et fort bien écrites en appellent évidemment d’autres, et l’on imagine avec gourmandise tout ce qu’un Traité général des relations sociales, étendu à l’ensemble du champ social, pourrait apporter !
Vincent Viet
MiRe-DREES, chercheur associé à l’IHTP (CNRS) et à l’IDHE (CNRS)
Notes
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[1]
Entre 1950 et 1975, le pourcentage de la population active qui cotise au régime d’assurance vieillesse est passé d’environ 50 % à plus de 90 % et l’on compte alors 16,5 millions de pensionnés (p. 166).
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[2]
Plus de 2 000 milliards de dollars d’actif engagés au début des années quatre-vingt-dix, principalement par les régimes du secteur privé et pour un quart par les régimes des administrations publiques : Lucy ApRoberts, Emmanuel Reynaud, Les systèmes de retraite à l’étranger. États-Unis, Allemagne, Royaume-Uni, Paris, IRES, 1992, p. 125.
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[3]
Réédité en 1989 chez le même éditeur. Une troisième édition est annoncée aux Presses universitaires de Rennes, courant 2002.