CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Avec l’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » (HID) de l’Insee, la France vient de combler une lacune majeure de son système d’information. Le colloque à l’origine de ce dossier visait à restituer auprès d’un large public d’acteurs sociaux les premiers résultats issus de cette enquête mais également à les mettre en débat.

2Ce rapprochement entre milieu de la recherche et milieu de l’action sociale a représenté un temps d’explications mutuelles, d’ajustements de points de vue, entre les questions portées par la demande sociale, d’une part, et les réponses que peuvent apporter les chercheurs, d’autre part. Cette rencontre a ainsi permis de fournir aux acteurs du domaine certains éclairages susceptibles de contribuer, d’une manière ou d’une autre, aux politiques du handicap. Mais cette présentation des premières exploitations de l’enquête HID a été, en retour, une occasion de voir comment cette mise en forme de la réalité se trouve interrogée par des points de vue d’acteurs et de praticiens d’appartenance variée (administrations, associations gestionnaires, associations militantes, professionnels du domaine…). Il y a eu des discussions méthodologiques, sur la représentativité de l’enquête par exemple ; des suggestions ont été faites pour d’éventuelles futures enquêtes HID. Mais les débats ont évidemment surtout porté sur les résultats présentés.

3Un fort consensus s’est dégagé, durant l’ensemble des sessions du colloque, quant à la nécessité de poursuivre les recherches au-delà des exploitations présentées. En outre, certains des questionnements et commentaires formulés peuvent avoir des traductions concrètes sur la manière de poursuivre les recherches. C’est pourquoi je vais tenter de dégager des débats quelques éléments saillants, susceptibles d’orienter de futures exploitations de cette base de données.

Débat autour des concepts mobilisés

4Les débats conceptuels ont été avant tout centrés sur les notions d’autonomie et de dépendance, qui ont été confrontées aux données empiriques issues des exploitations de l’enquête HID. Ces débats ont d’autant plus d’importance qu’ils ne sont pas purement théoriques : la manière dont la statistique et la recherche publiques conceptualisent et développent les questions relatives au handicap influe sur les résultats produits, et par là, sur les usages de ces résultats en termes de mobilisation sociale ou d’orientation des politiques.

Approches universaliste ou spécifique du handicap ?

5Deux conceptions du handicap, approche universaliste et approche spécifique, ont été explicitement confrontées durant les débats. L’approche universaliste considère la société dans son ensemble et interroge les capacités de cette dernière à intégrer toutes les personnes qui la composent, quelles que soient leurs caractéristiques personnelles : c’est par exemple considérer que les transports publics doivent être accessibles à toute personne, y compris celle qui présente une déficience motrice ou sensorielle. L’approche spécifique est plutôt centrée sur des groupes de personnes dont certaines caractéristiques individuelles conduiraient à des besoins particuliers, et par là, à des solutions spécifiques : c’est par exemple la définition administrative d’une population à laquelle sont accordés des droits particuliers en matière d’accès à l’emploi. La confrontation de ces deux modèles du handicap a traversé chacune des quatre sessions du colloque, ce qui témoigne de ce que la référence à l’un ou l’autre de ces modèles revêt une importance cruciale tant pour les politiques que pour la production de la connaissance. En termes de politiques sociales, le modèle spécifique du handicap conduit à la mise en œuvre de politiques de compensation auprès de populations particulières (discrimination positive) alors que le modèle universaliste renvoie à l’aménagement de l’ensemble de la société (Oliver et Barnes, 1998). En termes de production de connaissances, le modèle spécifique incite à rechercher des facteurs individuels (comme par exemple des types de déficience) susceptibles de nécessiter des compensations, alors que le modèle universaliste engage plutôt à identifier les barrières sociales (au niveau de l’environnement physique ou social) à l’origine des situations de handicap.

6Deux facteurs conjugués concourent aujourd’hui à un attrait croissant du modèle universaliste : d’une part, les effets d’une mobilisation en faveur d’une pleine participation sociale de tous les citoyens, reconnue (malgré la difficulté à en proposer une définition non normative [Ebersold, 2002]) comme un droit fondamental ; d’autre part, l’accroissement de la durée de vie avec des pathologies invalidantes, qui fait des situations de handicap une expérience quasi universelle (tout un chacun y sera peu ou prou confronté). Pour autant, on comprend aisément que certaines personnes atteintes de déficiences ou d’incapacités très sévères requièrent des dispositifs spécifiques de solidarité et d’assistance, c’est-à-dire que ces deux modèles de référence, universaliste et spécifique, ne s’excluent pas mutuellement.
Cette dialectique entre conceptions universaliste et spécifique se trouve particulièrement interrogée par les résultats de l’enquête. L’hétérogénéité des populations décrites, comme les décalages observés entre le handicap ressenti par les personnes et la prise en charge par la société (Ville, 2003), reflète à cet égard combien il est délicat d’élaborer des critères non arbitraires pour identifier certaines populations ayant droit à compensation. La production de connaissances sur le poids des facteurs environnementaux dans la production du handicap est nécessaire pour l’élaboration de politiques d’accessibilité, qui représentent l’archétype d’une politique universaliste : elles reposent en effet sur des critères environnementaux (caractéristiques du bâti, des modes de transports, etc.) indépendants des caractéristiques intrinsèques de l’utilisateur. Néanmoins, comme l’a constaté Alain Letourmy dans ce même numéro (Letourmy, 2003), l’impact de l’environnement physique reste encore peu exploré dans les premiers travaux issus de l’enquête HID, pourtant bien documentée de ce point de vue. Ce constat devrait amener les chercheurs à s’interroger sur les modèles de référence qu’ils mobilisent, parfois de façon implicite.

Personnes âgées dépendantes ou personnes âgées handicapées ?

7Quand elle juxtapose des dispositifs spécifiques, l’action administrative et politique crée des discontinuités là où l’observation ne permet pas toujours de repérer de ruptures. Le monde social se trouve ainsi structuré par des critères administratifs qui conduisent à réifier des catégories d’ayants droit en catégories sociales. L’opposition entre personnes handicapées et personnes âgées dépendantes [1] en est l’illustration la plus évidente ; même si le vieillissement des personnes handicapées vient aujourd’hui la remettre en cause. La prégnance de ce clivage se traduit non seulement en termes de prestations mais aussi en termes d’institutions, de services, de professionnels, etc., au point qu’elle a incité les organisateurs à reproduire ce découpage dans l’architecture des séances du colloque (même si deux sessions transversales visaient explicitement à l’estomper), architecture reprise par le présent dossier.

8L’enquête HID est une enquête en population générale qui inclut tous les âges et tous les types d’incapacités. Ce parti pris initial permet de s’émanciper de la catégorisation administrative et contribue à une représentation plus continue du monde social. Cette absence de critère d’âge permet ainsi d’interroger les seuils qui encadrent les politiques sociales et, au-delà, les concepts qui les sous-tendent. On peut ainsi s’interroger sur le fait que le terme de dépendance (pour les activités de la vie courante) soit habituellement réservé au grand âge alors que la situation de dépendance renvoie à une forme asymétrique de relation qui n’est pas le propre d’un âge donné : outre que tout un chacun y est provisoirement confronté au tout début de sa vie, elle peut concerner aussi bien des enfants que des adultes présentant certaines incapacités. Et on peut rappeler que certains pays européens ont instauré des assurances « dépendance » qui ne reposent sur aucun critère d’âge.

9L’assimilation de la dépendance au grand âge, représentation que reflètent les critères d’âge qui conditionnent l’accès aux dispositifs de prise en charge, n’est pas corroborée par les résultats présentés : si l’on peut être dépendant à tout âge, il ressort de l’enquête HID que la grande majorité des personnes âgées, et même très âgées, ne sont pas dépendantes. Ces résultats ont été repris dans les discussions, pour conforter leur position, par les acteurs du domaine qui préconisent l’abandon de la notion de dépendance – jugée stigmatisante et insuffisamment conceptualisée [2] – pour s’en tenir à celle de handicap. Derrière cette contestation du terme, exprimée lors de débats [3], il n’y pas qu’un débat sémantique mais bel et bien un débat conceptuel qui a des conséquences pratiques. La première est de ne pas exclure les personnes âgées de la dynamique que les personnes handicapées ont enclenchée pour revendiquer différents types de mesures qui concernent tous les âges (ce qui n’exclue pas des mesures spécifiques pour le grand âge). Le concept de handicap conduit en effet à trois types d’intervention au moins, à savoir les aides humaines, les aides techniques et l’aménagement de l’environnement physique. La référence à la notion de dépendance – qui, parce qu’elle se définit comme une relation, est de fait une dépendance à des personnes (Dulong, 1998) – semble en revanche renvoyer essentiellement aux aides humaines, c’est-à-dire au couple aidant-aidé (au sein de la famille ou de l’institution). S’en tenir au concept de handicap, c’est donc au fond considérer qu’il y a des personnes qui ont des déficiences et des incapacités plus ou moins sévères, définitives ou temporaires, qui peuvent quel que soit leur âge bénéficier, dans des proportions variables, d’aménagements de leur environnement physique, d’aides techniques et/ou humaines.
Certains travaux issus de la base de données HID ont montré l’importance de l’environnement physique et des aides techniques sur les capacités des personnes âgées (Joël, 2003). Mais ces aspects sont restés à ce jour insuffisamment explorés. Que l’on continue ou non à se référer à la notion de dépendance dans son acception habituelle, il est nécessaire de développer des travaux qui prennent en compte, y compris chez les personnes âgées, les trois dimensions évoquées plus haut : ainsi pourra-t-on mieux comprendre comment les incapacités induisent (ou non) un besoin d’aide et qu’elle est alors la nature de l’aide nécessaire.

Des questions et des domaines à explorer

10Si les débats, lors de ce colloque, ont salué l’avancée très significative que représentent les premiers constats statistiques dressés à partir de l’enquête HID, on vient de voir en quoi le déplacement de cadres conceptuels peut faire ressortir l’importance de domaines encore peu défrichés tels que, par exemple, les questions d’environnement physique évoquées plus haut. Par ailleurs, les résultats présentés ont également fait surgir tout un ensemble de nouvelles questions. Ces dernières découlaient directement des préoccupations spécifiques qu’ont les acteurs sociaux et elles seront abordées dans le premier paragraphe. Mais le fait que certaines questions émanent d’une demande sociale, formulée par des acteurs dont les préoccupations pragmatiques concernent un domaine particulier, ne fait pas pour autant du handicap un domaine de recherche spécifique et isolé. Dans le même temps ces questions recoupent, en effet, souvent des problématiques générales autour desquelles est déjà structuré le champ académique de la recherche, comme cela sera évoqué dans le second paragraphe.

Des questions formulées à partir du handicap

11Les premiers résultats présentés ont clairement fait ressortir la nécessité, pour pouvoir aller plus avant dans les exploitations de la base de données HID, de disposer d’échelles hiérarchiques d’incapacités. Ainsi l’étude de l’accès à l’emploi, présentée dans l’un des articles de ce dossier thématique (Amar et Amira, 2003), a nécessité la construction d’un instrument ad hoc de mesure des incapacités. Au-delà de ce premier travail, l’élaboration d’indicateurs synthétiques est essentielle, en dépit de difficultés méthodologiques qu’il ne faut pas sous-estimer. Pour aller plus loin dans l’analyse, on ne peut, en effet, se contenter de dénombrer les incapacités sans les regrouper de façon cohérente par rapport à la question à traiter : s’il s’agit par exemple d’étudier la relation entre incapacités et pratique sportive, il est clair qu’une analyse fine doit tenir compte de la nature et de la gravité des incapacités qui peuvent avoir un retentissement direct mais différencié sur l’importance et le type de pratique. À défaut de disposer de tels indicateurs, il serait en effet très difficile d’analyser, d’un point de vue plus général, toute la complexité des relations qui lient incapacités et nature des besoins, question fortement débattue tout au long du colloque car évidemment essentielle pour adapter au mieux les réponses à ces besoins. Cette question a d’ailleurs été prolongée par celle de l’évaluation des besoins individuels des personnes, et le souhait que l’enquête HID permette aussi de construire des instruments plus élaborés que les grilles existantes (comme par exemple l’indicateur de Katz ou la grille AGGIR) qui ne prennent pas réellement en compte l’environnement social et physique des personnes (ce qui conduit à sous-estimer les besoins liés aux caractéristiques de cet environnement et par là, à surestimer les besoins liés aux caractéristiques intrinsèques des personnes).

12Au-delà de l’expression de ce besoin d’instruments de classification des incapacités, bien d’autres points en lien avec le renouvellement des politiques du handicap ont été soulevés. Il ne s’agit pas d’en présenter ici une énumération exhaustive, mais plutôt d’en évoquer quelques-uns sur lesquels se sont plus particulièrement focalisés les débats. Une question, qui a occupé une des toutes premières places dans les discussions, a été celle des aides humaines. Si elles ont été, à partir de l’enquête HID, plus étudiées que les caractéristiques de l’environnement physique comme cela a été évoqué plus haut, les premiers résultats restent toutefois essentiellement descriptifs et méritent, bien qu’apportant d’ores et déjà d’importantes informations, d’être complétés par des analyses plus fouillées. Une bonne connaissance des conditions dans lesquelles est délivrée cette aide, dans un contexte où la solidarité familiale est conçue comme complémentaire de l’aide professionnelle, voire comme plus adaptée, est en effet d’autant plus nécessaire qu’elle peut fournir les assises d’une politique « d’aide aux aidants ». Des nombreux points soulevés lors des débats, il ressort que des précisions sont attendues sur les modalités de partage des rôles entre les proches et les professionnels, sur les interactions (substitutives/supplétives) entre aide humaine et aides techniques ou encore sur les effets de l’entraide sur la vie quotidienne des proches qui la délivrent ; ont aussi été évoqués les phénomènes de cohabitation que peuvent supposer les aides informelles, le poids des liens de parenté dans l’entraide sociale ou encore l’influence du milieu social sur les aides apportées, et caetera.

13La dynamique des trajectoires des individus a constitué un autre pôle autour duquel s’est articulée toute une série de questions. La disponibilité des données issues du deuxième passage de l’enquête [4], très récente par rapport à la date de tenue du colloque, n’a guère permis d’y présenter des approches diachroniques analysant la dynamique des processus en jeu (seule la contribution concernant les soins en santé mentale s’appuyait sur les deux passages de l’enquête). Pour autant, les attentes se sont fortement exprimées sur la nécessité d’entreprendre l’analyse des évolutions combinées des incapacités des personnes, de leur environnement familial et social et de leur environnement physique. Cela s’est manifesté autour du thème des aides humaines qui vient d’être évoqué : comment évoluent la nature et la répartition des aides formelles et informelles ? Mais ce type de question nécessite parallèlement l’analyse des évolutions fonctionnelles des personnes, qu’il est désormais possible d’entreprendre : d’aucuns espèrent ainsi pouvoir bientôt disposer de résultats permettant de critiquer le stéréotype qui, parce qu’il lie avancée en âge et aggravation des incapacités, conforte une représentation qui stigmatise la vieillesse (ceci rejoint bien sûr les débats conceptuels, évoqués plus haut, autour de la notion de dépendance). Les changements de lieux de vie – alternance entre plusieurs domiciles ou passages entre domicile et institution – paraissent également bien identifiés comme méritant une analyse fine, qui seule permettra de mieux cerner les facteurs qui favorisent le retour au domicile et ceux qui incitent au contraire à l’institutionnalisation.
Un troisième faisceau de questionnements pourrait être regroupé autour de la thématique de la participation sociale, même si l’expression recouvre des contours assez flous et qu’elle n’est pas apparue comme telle dans les débats. On peut discerner indirectement une préoccupation de cet ordre derrière la discussion méthodologique autour du choix opéré pour l’enquête HID, de privilégier le discours de la personne elle-même, manière de la reconnaître comme la mieux à même de décrire sa situation. Sans doute parce que l’insertion sur le marché du travail – qui est une des dimensions indiscutables de participation à la vie sociale – faisait l’objet d’une présentation spécifique, les débats sont restés principalement centrés sur l’accès à l’emploi. Et on peut noter que la scolarisation – autre dimension essentielle de la participation – a été peu évoquée (le faible accès des adolescents handicapés à l’enseignement secondaire est pourtant en partie documenté [Anonyme, 2000]). Peu de perspectives de recherche explicites ont émergé des débats centrés sur des thèmes en rapport avec la participation sociale, ce qui ne doit pas amener à penser qu’il s’agit là d’un domaine de peu d’importance à explorer. C’est bien au contraire en examinant le plus précisément possible des questions comme celles de l’orientation scolaire ou de l’accès effectif à l’emploi (en milieu ordinaire ou protégé), ou encore de l’exercice effectif des droits des personnes handicapées (y compris le droit à la différence), qu’on pourra évaluer l’efficacité des dispositifs qui visent à leur participation à tous les aspects de la vie sociale.
Les questions débattues sont directement issues des problèmes auxquels sont confrontés les acteurs spécifiquement en charge de la question du handicap, qu’ils appartiennent aux sphères politico-administratives, au champ professionnel ou au milieu associatif. Mais pour autant, ces sujets, jusque-là surtout confinés à un cercle étroit de spécialistes, méritent d’être aussi abordés d’un point de vue beaucoup plus général.

Le handicap, un domaine spécifique pour explorer des thématiques générales

14La question du handicap, parce qu’elle recoupe nombre de problématiques communes à d’autres domaines avec lesquels elle peut être confrontée, est un objet potentiel d’investigation pour la recherche. Parmi les résultats issus de l’enquête HID, prenons le cas des inégalités de sexe qui ont été constatées à plusieurs niveaux [5] (Ravaud et Ville, 2003) : l’aide informelle – travail domestique peu valorisé – apparaît comme très majoritairement dévolue aux femmes (mères, filles). Ce constat devrait être mis en regard des nombreux travaux déjà conduits sur la production domestique des soins (par exemple : Cresson, 1991 ; Favrot, 1986 ; ou encore Saillant, 1999) ; en retour, ce résultat devrait intéresser les chercheurs qui travaillent sur cette problématique générale. La base de données HID autorise ainsi des approches de la sphère privée et de la famille, en tant qu’espaces où s’expriment des inégalités de genre. L’analyse de ce travail domestique non rétribué pourrait également s’inspirer de certains travaux sur l’altruisme (Moscovici, 2000) ou le bénévolat [6] (Archambault, 1996 ; Ferrand-Bechmann, 1992 ; Gardin, 2002 ; McCarthy, 2002 et 1990 ; Prouteau, 1999) ; en retour, le champ du handicap pourrait constituer un nouvel objet à aborder selon ces perspectives. Le partage des rôles selon le sexe dans l’entraide familiale est un thème qui s’inscrit aussi au cœur de la sociologie et de l’anthropologie de la famille. Inutile de continuer plus avant, on aura compris que le seul constat de cette répartition sexuée de l’aide apportée par leurs proches aux personnes handicapées peut convoquer des courants théoriques et disciplinaires très divers, et qu’il devrait intéresser très largement le milieu de la recherche.

15C’est volontairement que j’ai choisi cet exemple très circonscrit pour montrer en quoi il ouvre déjà de nombreuses perspectives, communes à des domaines de recherche autres que celui du handicap. Considérons maintenant une thématique plus générale comme celle de la « participation sociale », principe qui fonde les politiques du handicap et sous-tend la nouvelle classification [7] de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : les perspectives de recherche s’élargissent encore. Même s’il reste à donner un contenu scientifique précis à ce que peut recouvrir cette expression, on voit d’emblée que cette thématique peut être – à partir de questions concrètes diverses (dont l’accès à l’emploi en est une des plus évidentes) – problématisée au travers des processus très généraux auxquels s’intéressent les sciences sociales : l’altérité et les mécanismes de la discrimination, les processus d’intégration ou de désaffiliation sociales, les formes de l’échange et du don, le contrôle social et la régulation institutionnelle, la production des inégalités… Si la question du handicap traverse tous ces axes de recherche, tous ces axes peuvent en conséquence prendre le handicap comme objet de recherche, et l’enquête HID (parmi d’autres sources) comme base de données empiriques.

Renouveler les modalités d’exploitation de la base « Handicaps, incapacités, dépendance »

16Les débats ont confirmé, et l’on pouvait s’y attendre, la nécessité de poursuivre les exploitations des données issues de l’enquête HID. Mais les questions soulevées rendent désormais clair le fait qu’il faut maintenant passer de cette première phase de nécessaire description à une seconde phase plus analytique. Ceci repose sur l’élaboration d’hypothèses et le recours à des méthodes statistiques plus complexes pour tester ces hypothèses.

Des problématiques à approfondir

17Les premiers résultats issus d’exploitations de la base HID apportent d’ores et déjà des éclairages très importants sur beaucoup d’aspects peu ou pas documentés jusqu’à présent. Cette avancée significative a été unanimement reconnue durant les débats. Mais ces derniers ont également souligné en quoi ces données de cadrage, forcément descriptives, sont quelquefois difficiles à interpréter et comment elles peuvent parfois faire émerger de nouvelles questions. Cette rencontre entre acteurs et chercheurs a ainsi confirmé que le bilan provisoire des premiers travaux, que constituait ce colloque, incitait à engager une deuxième phase d’exploitations plus analytique.

18Cette seconde phase passe par l’élaboration d’hypothèses très construites, qui pourrait, d’une part, tirer parti de connaissances déjà établies dans le champ du handicap : même dans ce domaine encore peu exploré par la recherche, il existe (outre les premiers résultats issus de HID) une littérature abondante sur certains sujets spécifiques : on peut citer les processus d’institutionnalisation des personnes âgées, mais il y aurait évidemment bien d’autres exemples. Cette construction d’hypothèses pourrait, d’autre part, s’inspirer de travaux qui traitent, à partir d’autres domaines, de problématiques qui concernent également le champ du handicap. Il ne s’agit pas bien sûr d’en dresser ici la liste, fût-elle non exhaustive. Certaines ont été évoquées plus haut et, s’il faut en donner une illustration, les très nombreuses gender studies – qui ont développé des modèles d’analyse des rapports sociaux de sexe – pourraient être mobilisées pour l’analyse des inégalités de genre dans le champ du handicap, constatées grâce aux premiers travaux issus de l’enquête HID.

Des méthodes d’analyse à compléter

19La complexité des questions relatives au handicap montre les limites des traitements statistiques quand ils se cantonnent à de simples croisements de variables. La construction d’hypothèses doit logiquement déboucher sur le recours plus systématique à la modélisation afin de prendre en compte simultanément les effets de plusieurs variables : modèles de régression, modèles de choix discret dynamique, etc. Des abords différents sont également possibles car certaines analyses empiriques peuvent relever d’approches inductives qui requièrent d’autres types de traitements statistiques, tels que l’analyse de données (analyses factorielles, etc.) ou encore les méthodes de classification (méthodes de segmentation, etc.).

20Mais l’analyse statistique, aussi sophistiquée soit-elle, finira par buter sur les limites inhérentes à la base de données HID elle-même. Par exemple, le choix du milieu de vie a jusque-là été appréhendé à partir d’un modèle bidimensionnel qui prend en compte les incapacités et le milieu social et Alain Letourmy (Letourmy, 2003) suggérait de rajouter l’environnement physique comme variable. On peut effectivement tenter d’améliorer le modèle, mais il reste peu probable qu’à elles seules, les données HID permettent une compréhension fine des déterminants des changements de lieux de vie. C’est pourquoi, outre la possibilité de recourir à d’autres sources (telles que des données d’offres en termes d’établissements), il faut rappeler celle qu’ont (sous conditions) les chercheurs de compléter les données quantitatives par un recueil d’informations qualitatives auprès des personnes ayant, lors de l’enquête, accepté le principe d’un entretien approfondi ultérieur. L’enquête HID peut, ainsi, faciliter l’accès aux personnes pour les approches monographiques complémentaires qu’ont fortement suggérées les débats.

21On peut d’ores et déjà considérer que cette deuxième phase d’exploitation des données issues de l’enquête HID a démarré. D’une part, des projets d’exploitation plus ambitieux sont en cours d’élaboration par les équipes déjà engagées dans la première phase. D’autre part, de nouvelles équipes ont profité de l’opportunité de l’appel d’offres lancé conjointement par la Mission recherche de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques et l’Inserm pour confronter leurs problématiques au champ du handicap (Boissonnat, 2003) : ces nouvelles approches et ces nouvelles équipes ne manqueront pas de dynamiser plus encore les exploitations de l’enquête HID.

Conclusion

22La force des convictions exprimées a contribué à la richesse des débats tout au long du colloque. Mais de plus, elle témoigne de ce que la question du handicap n’est pas une question tout à fait comme une autre et qu’elle fait l’objet d’un très fort engagement de la part des acteurs sociaux. On peut souligner d’ailleurs que l’activité associative militante a été féconde du point de vue de l’exploitation de l’enquête HID, puisque certains des résultats présentés dans ce numéro en sont issus [8]. Mais élargir le cadre d’analyse au-delà des approches spécifiques ou sectorielles, pour faire des questions de handicap une question permettant de traiter, parmi d’autres, des problématiques générales, c’est du même coup élargir le milieu de la recherche, c’est-à-dire grossir les moyens intellectuels susceptibles d’être mobilisés.

23À l’heure où le handicap émerge comme une question sociale majeure (l’importance accordée au colloque par les médias [9] en témoigne), que la refonte de la loi d’orientation de 1975 est annoncée [10] et que plusieurs rapports [11] préconisent de l’élever au rang de priorité pour la recherche publique, les efforts doivent être poursuivis pour que la communauté scientifique la plus large puisse s’approprier la base de données HID et développer à partir d’elle de nouveaux travaux. Si le milieu de la recherche a significativement fait évoluer la manière selon laquelle la question du handicap est posée – les discussions lors de ce colloque l’attestent – le débat social interpelle en retour le milieu de la recherche. Si la production de celui-ci n’a pas, bien sûr, pour finalité de déboucher directement sur des actions transformatrices, elle participe d’une manière ou d’une autre à la construction du monde social : pour ce qui est du handicap, l’enjeu est bien que la recherche soit en mesure de fournir des connaissances utiles pour éclairer le débat public et par là, utiles pour la mise en place de politiques sociales efficaces.

Notes

  • [*]
    Médecin épidémiologiste et sociologue. Chargé de mission à la MiRe-DREES.
  • [1]
    Les dispositifs de prise en charge de la dépendance (prestation spécifique dépendance – PSD – puis allocation personnalisée d’autonomie – APA – qui l’a remplacée) excluent en France les personnes de moins de 60 ans.
  • [2]
    Le Conseil national de l’information statistique (CNIS) soulignait déjà cette insuffisante conceptualisation de la notion de dépendance (Join-Lambert, 1997).
  • [3]
    La discussion dans la salle a repris les termes d’un débat déjà ouvert, en particulier par l’un des participants au colloque à travers une approche du bio-pouvoir (Ennuyer, 2002).
  • [4]
    Rappelons que l’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » comporte deux passages successifs (en domicile ordinaire aussi bien qu’en institution), les mêmes personnes étant réinterrogées deux ans plus tard pour évaluer les évolutions de leur situation durant ce laps de temps (cf. l’article de Pierre Mormiche consacré à la description de l’enquête dans ce même numéro).
  • [5]
    Dont certains, à l’instar de la moindre reconnaissance administrative du handicap accordée (à incapacités égales) aux femmes, interpellent les acteurs du domaine plus encore que les chercheurs.
  • [6]
    Un dossier de la Revue française des Affaires sociales a été consacré récemment au thème du bénévolat (numéro 4 d’octobre-décembre 2002).
  • [7]
    Il s’agit de l’adoption très récente de la « Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé » (CIF) qui remplace désormais l’ancienne « Classification internationale des handicaps : déficiences, incapacités et désavantages » (CIH) ; conférer l’article de C. Barral et R. Loison (Barral et Loison, 2000) et les articles publiés dans le numéro 94-95 (avril-septembre 2002) de la revue Handicap, entièrement consacré à ce thème.
  • [8]
    Il s’agit des résultats issus des travaux financés par l’Association des paralysés de France (APF) à travers plusieurs appels d’offres.
  • [9]
    Entre autres, le quotidien Le Monde lui a consacré une pleine page et pas moins de trois articles dans son édition du samedi 5 octobre 2002.
  • [10]
    Déclaration de politique générale du Premier ministre J.-P. Raffarin devant l’Assemblée nationale le 3 juillet 2002.
  • [11]
    Rapport au ministre de l’Emploi et de la Solidarité et au secrétaire d’État à la Santé et à l’Action sociale (Fardeau, 2001), Rapport d’information parlementaire (Blanc, 2002).
Français

Résumé

Le colloque, organisé en octobre 2002, a permis de restituer auprès d’un large public les premiers résultats issus de l’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » (HID) et a ainsi constitué un temps d’échanges entre milieu de la recherche et milieu de l’action sociale. Ce bref article s’appuie sur les questions débattues lors du colloque pour en dégager les éléments saillants susceptibles d’orienter de futures exploitations de cette base de données. Il aborde trois points : sont tout d’abord évoqués les débats conceptuels sur les approches universalistes ou spécifiques du handicap et sur le concept de dépendance et leurs conséquences en termes de conduite des recherches. Certains domaines qui restent à explorer – il était facile d’identifier des lacunes lors de ce bilan provisoire des connaissances – sont ensuite évoqués. Une dernière partie concerne les modalités d’exploitation de la base de données HID : une phase plus analytique devrait succéder à cette première phase essentiellement descriptive.

Références bibliographiques

  • En ligneAmar M., Amira S., (2003), « Incapacités, reconnaissance administrative du handicap et accès à l’emploi : les apports de HID », Revue française des Affaires sociales, 1-2 janvier-juin 2003.
  • Anonyme, (2000), Avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme du 5 mai 2000 sur les discriminations liées au handicap, www.commission-droits-homme.fr.
  • Archambault E., (1996), The non profit sector in France, Manchester University Press, Manchester.
  • Barral C., Loison R., (2000), « Les modifications de la classification internationale des handicaps : des enjeux internationaux à la place de la personne en difficulté », Les cahiers du GREC, 3 : 17-24.
  • Boissonnat V., (2003), « Appel à analyses secondes de l’enquête Handicaps, incapacités, dépendance de l’Insee. Projets retenus », Cahiers de recherche de la MiRe, 15.
  • Cresson G., (1991), Le travail sanitaire profane dans la famille. Analyse sociologique, thèse de sociologie, EHESS, Paris.
  • Ebersold S., (2002), Le champ du handicap, ses enjeux et ses mutations : du désavantage à la participation sociale, Handicap, 94-95 : 149-164.
  • Ennuyer B., (2002), Les malentendus de la dépendance, de l’incapacité au lien social, Dunod, Paris, 330 p.
  • Favrot G., (1986), L’activité de soins dans le système d’activité familial. Facteurs d’insertion et de rejet, Paris, rapport de recherche de la MiRe, 118 p. et annexes.
  • Ferrand-Bechmann D., (1992), Bénévolat et solidarité, Syros-Alternatives, Paris, 190 p.
  • En ligneGardin L., (2002), Le bénévolat dans une approche substantive de l’économie. Le cas de cinq services d’aide aux personnes dépendantes, Revue française des Affaires sociales, n° 4-2002 : 135-47.
  • En ligneJoël M.-E., (2003), « Les conditions de vie des personnes âgées vivant à domicile d’après l’enquête HID », Revue française des Affaires sociales, 1-2 janvier-juin 2003.
  • Join-Lambert M.-T., (1997), « Handicap et dépendance. L’amélioration nécessaire du système statistique », Rapport du groupe de travail du Conseil national de l’information statistique, n° 35 (juillet), CNIS, Paris : 5.
  • En ligneLetourmy A., (2003), « Environnement, vie sociale et citoyenneté : approche transversale », Revue française des Affaires sociales, 1-2 janvier-juin 2003.
  • McCarthy K. D. (ed.), (2002), Women, philanthropy and civil society, Indiana University Press, Bloomington, 201 p.
  • McCarthy K. D. (ed.), (1990), Women, philanthropy and power, Rutgers University Press, New Brunick, 201 p.
  • Moscovici S., (2000), « Les formes élémentaires de l’altruisme », Sciences Humaines, 103 : 24-27.
  • Oliver M., Barnes C., (1998), Disabled people and social policy. From exclusion to inclusion, Longman, Londres.
  • Prouteau L., (1999), Économie du comportement bénévole. Théorie et étude empirique, Economica, Paris.
  • En ligneRavaud J.-F., Ville I., (2003), « Les disparités de genre dans le repérage et la prise en charge des situations de handicap », Revue française des Affaires sociales, 1-2 janvier-juin 2003.
  • En ligneSaillant F., (1999), Femmes, soins domestiques et espace thérapeutique, 23 ; 2 : 15-39.
  • En ligneVille I., Ravaud J.-F., Letourmy A., (2003), « Les désignations du handicap. Des incapacités déclarées à la reconnaissance administrative », Revue française des Affaires sociales, 1-2 janvier-juin 2003.
Vincent Boissonnat [*]
Médecin épidémiologiste et sociologue. Chargé de mission à la Mission recherche de la DREES, ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées. Chercheur au Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique (CRESP), équipe mixte université Paris XIII/Inserm.
  • [*]
    Médecin épidémiologiste et sociologue. Chargé de mission à la MiRe-DREES.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.031.0307
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Documentation française © La Documentation française. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...