Introduction
1Les relations entre milieu social et espérance de vie ou niveau de santé ont été décrites depuis déjà fort longtemps. Ce sont elles qui ont légitimé les courants humanitaires de l’hygiène dès le XVIIIe siècle, y compris en France (Bourdelais, 2000 ; Leclerc, 1979). Si la statistique sociale et l’hygiène publique ont été reléguées au second plan vers le milieu du XXe siècle, ces inégalités n’ont pas disparu pour autant et une position socio-économique élevée reste toujours associée à une plus grande espérance de vie et à un meilleur état de santé, quels que soient le pays [1] ou la méthode de mesure (Fox et Benzeval, 1995 ; Hertzman et al., 1994 ; Kunst et al., 2000). Et ces disparités de santé, que ne peuvent expliquer le hasard ou l’hérédité, sont considérées comme constitutives des inégalités sociales (Drulhe, 2000). La transition épidémiologique que constitue, dans les sociétés industrialisées, le poids croissant des pathologies chroniques invalidantes incite à porter un intérêt grandissant à leur retentissement social, y compris en termes d’inégalités.
2Le concept de handicap recouvre les différentes dimensions des conséquences de maladies invalidantes ou d’accidents. Si on en retient la définition proposée par Philip Wood (Wood, 1980), le handicap permet d’aborder la question des inégalités au niveau des trois plans d’expérience [2] qu’elle comprend : le niveau lésionnel (les déficiences), le niveau fonctionnel (les incapacités) et le niveau situationnel (les désavantages). On conçoit que ces trois niveaux, bien qu’ils ne s’inscrivent pas obligatoirement dans un enchaînement linéaire, permettent d’appréhender la dynamique d’un processus qui lie dimension biomédicale et dimension résolument sociale (le « désavantage social » du troisième niveau peut en soi être considéré comme une inégalité sociale). Le handicap permet ainsi, par sa définition même, de poser la question de ce rapport complexe entre santé et situation sociale, et plus précisément entre inégalités de santé et inégalités sociales.
3L’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » de l’Insee (HID) fournit des informations à ces trois niveaux (déficiences, incapacités, désavantages) puisqu’elle a été conçue à partir de la Classification internationale des handicaps [3] (voir l’article de présentation de l’enquête dans ce même numéro et Mormiche, 1998 pour plus de détails), elle-même fondée sur les concepts proposés par Wood. Par ailleurs, cette enquête a recueilli des informations sur les caractéristiques sociodémographiques des personnes interrogées. La base de données ainsi constituée est donc a priori un bon instrument pour analyser les relations entre handicap et inégalités sociales.
Cet article aborde ces relations. Il présente quelques premiers résultats issus de l’exploitation de la base de données HID. L’approche reste globale et mettra successivement en rapport le milieu social avec le nombre de déficiences déclarées, avec l’institutionnalisation, avec les incapacités déclarées puis enfin avec le désavantage social sous l’angle de l’accès à l’emploi. Le plan de ce texte est calqué sur les étapes de cette démarche.
Inégalités sociales et déficiences déclarées
4Les déficiences correspondent à toute perte, malformation, anomalie d’un organe, d’une structure ou d’une fonction mentale, psychologique, physiologique ou anatomique. Il s’agit là de caractéristiques individuelles très proches de données de morbidité. On peut du coup faire l’hypothèse que l’on va retrouver, à propos des déficiences, les inégalités sociales déjà constatées en termes de santé et de mortalité (Aïach et al., 1987 ; Desplanques, 1990 ; Leclerc et al., 2000). Cette hypothèse est d’autant plus solide que la disparité sociale selon le type de déficiences a déjà été partiellement documentée à partir de l’enquête « Santé » de l’Insee de 1991 (Ravaud et Mormiche, 2000).
5Pour analyser les liens entre milieu social et déclaration de déficiences, il faut évidemment caractériser au préalable ces deux termes. Pour dépeindre le milieu social, on ne dispose que d’outils assez grossiers qui ne peuvent en donner qu’une image réductrice. Les analyses des inégalités sociales ont jusqu’à présent privilégié le recours aux regroupements professionnels opérés par l’appareil statistique, les catégories socioprofessionnelles (CPS) (Desrosières et Thévenot, 1988). Mais cette approche est critiquable dans la mesure où les inégalités définies par référence à une classe sociale s’estompent au profit d’une « individualisation de l’inégalité sociale » (Beck, 2001 ; Chenu, 2000), c’est-à-dire que les inégalités de trajectoires personnelles viennent s’y substituer ou s’y rajouter. Or les catégories socioprofessionnelles permettent mal d’appréhender ces nouvelles formes de différenciation sociale (où la précarité et le chômage jouent un rôle croissant). En outre, le handicap lui-même peut affecter la stratification sociale indépendamment des catégories sociales traditionnelles (Jenkins, 1991). En attendant de pouvoir disposer de meilleurs instruments de repérage social, nous aussi nous avons eu recours à cette nomenclature hiérarchisée des professions pour qualifier le milieu social des personnes [4].
6Quant aux déficiences, nous nous sommes contentés de les dénombrer globalement, sans distinguer les 48 types de déficience que l’enquête HID permet de catégoriser, ni chercher à les regrouper en groupes homogènes comme d’autres l’ont fait (Ralle, 2003). Les données traitées sont celles recueillies lors du premier passage à domicile (année 1999).
Qu’observe-t-on si l’on étudie la distribution du nombre de déficiences déclarées selon les catégories socioprofessionnelles ? Les résultats, qui sont présentés dans les figures 1 et 2, objectivent des écarts très prononcés. Considérons tout d’abord la première figure qui décrit par catégories socioprofessionnelles le nombre de déficiences déclarées, après standardisation sur le sexe et l’âge. Les histogrammes noirs correspondent aux personnes s’étant déclarées atteintes d’au moins une déficience (quelle qu’elle soit), ceux figurés en tramés gris correspondent à celles ayant déclaré au moins deux déficiences et enfin les histogrammes blancs correspondent aux personnes en ayant déclarées cinq ou plus. Si l’on considère que le cumul d’incapacités est corrélé à la gravité de l’atteinte globale, alors on dispose d’une échelle rudimentaire pour en estimer la sévérité.
Distribution du nombre de déficiences déclarées selon la catégorie socioprofessionnelle

Distribution du nombre de déficiences déclarées selon la catégorie socioprofessionnelle
7L’indice 100 qui figure en ordonnée correspond à une absence de différence liée aux catégories socioprofessionnelles : au-dessus de ce chiffre, la proportion de personnes déclarant des déficiences (au moins une, au moins deux, au moins cinq) est supérieure à ce qu’elle serait s’il n’y avait pas de différence spécifiquement liée aux catégories socioprofessionnelles ; au-dessous, elle est inférieure.
8On constate donc des écarts tout à fait considérables dans la distribution des déficiences selon les catégories socioprofessionnelles. Hormis les résultats concernant les agriculteurs qui sont délicats à interpréter car ils vont en sens opposé selon le nombre de déficiences, il apparaît très clairement une opposition entre les familles de milieu ouvrier et celles dont la personne de référence est cadre ou exerce une profession libérale. Le contraste est plus net encore quand le nombre de déficiences déclarées augmente : la proportion de personnes déclarant au moins cinq déficiences est presque deux fois moindre (56 %) que celle attendue en l’absence de différences entre catégories sociales, alors que c’est presque l’inverse pour la catégorie des ouvriers. Les résultats se situent entre ces deux extrêmes pour la catégorie des professions intermédiaires et pour celle des employés : on constate ainsi un continuum dont le gradient épouse la hiérarchie sociale.
Les traditions de la recherche sur les inégalités séparent habituellement les travaux sur les déterminants socio-économiques de ceux liés au genre. Il en va de même pour la recherche sur les inégalités sociales de santé. De ce fait, la question de savoir si les différences de niveau de santé selon le niveau socio-économique varient entre les hommes et les femmes est rarement posée. Un certain nombre d’études, conduites dans plusieurs pays, a toutefois montré des inégalités de santé selon le niveau socio-économique plus prononcées chez les hommes que chez les femmes (Hunt et Macintyre, 2000). Pour vérifier si ce constat valait également en France pour les déficiences, nous avons étudié le nombre moyen de déficiences déclarées selon la catégorie socioprofessionnelle mais séparément pour les deux sexes (et en standardisant sur l’âge). Les résultats sont présentés dans la figure 2.
Nombre moyen de déficiences selon le sexe et la catégorie socioprofessionnelle

Nombre moyen de déficiences selon le sexe et la catégorie socioprofessionnelle
9On retrouve, pour les deux sexes, les écarts du nombre moyen de déficiences entre les différentes catégories socioprofessionnelles, précédemment décrits. Mais, s’ils sont ordonnés de façon similaire, ces écarts sont bien un peu moindres pour les femmes que pour les hommes. Pour ces derniers, le nombre moyen de déficiences est en effet 2,2 fois supérieur chez les ouvriers que chez les cadres alors que ce rapport n’est que de 1,6 pour les femmes. Ces résultats qui portent sur les déficiences corroborent ainsi ceux, évoqués plus haut, qui ont montré que les écarts de morbidité sont plus prononcés chez les hommes que chez les femmes.
10Cette mise en relation statistique a été établie à partir de variables simples qui ne caractérisent, comme nous l’avons évoqué plus haut, qu’imparfaitement les déficiences et le milieu social. Malgré tout, cela a été suffisant pour établir une forte corrélation entre nombre de déficiences et catégories sociales. Mais est-ce bien la réalité que décrit cette corrélation ? Plusieurs arguments, qui excluent certains artefacts possibles, amènent à le penser. Tout d’abord l’effet potentiel de certains facteurs de confusion comme l’âge et le sexe (susceptibles de faire apparaître de fausses corrélations) a été éliminé par standardisation. Le caractère déclaratif de l’enquête HID pourrait également expliquer, pour partie au moins, la corrélation constatée
si, à nombre de déficiences égales, celles-ci sont plus ou moins déclarées par les personnes selon leur catégorie socioprofessionnelle – ce que suggèrent certains travaux portant sur la morbidité (Cavelaars et al., 1998 ; Maggi et al., 1996) –. Aussi avons-nous examiné, pour apprécier les effets d’une possible sous-déclaration des déficiences, la distribution de ces omissions selon la catégorie socioprofessionnelle, grâce au repérage des oublis de déclaration que permet le questionnaire HID [5] : les catégories qui déclarent le moins de déficiences sont aussi celles qui omettent le moins de les déclarer. C’est-à-dire qu’une éventuelle sous-déclaration des déficiences ne peut que minimiser les écarts et, de ce fait, ne saurait en rien expliquer ceux que nous constatons. Cette conclusion corrobore d’autres résultats qui démontraient déjà que les enquêtes par interrogatoire tendent à sous-estimer la morbidité des catégories sociales les moins favorisées (Elstad, 1996 ; Mackenbach, 1996). On peut donc penser que la liaison entre situations sociales et déficiences, qu’objectivent ces résultats, ne reflète pas un artefact mais bien une réalité, même s’il s’agit là d’une simple corrélation statistique qui ne permet pas en soi de préjuger d’un éventuel rapport causal, et encore moins du sens de la liaison entre les deux termes de la relation.
Que puisse exister une relation causale entre l’atteinte par des déficiences et la catégorie socioprofessionnelle n’est guère contestable. Il est, en effet, clair que certaines déficiences, par exemple mentales ou psychiques, sont susceptibles d’affecter certaines caractéristiques des individus (leur niveau d’instruction, leur réseau social, etc.) dont dépend pour partie [6] leur accès aux emplois élevés. Mais sous l’angle des inégalités sociales qu’aborde cet article, on peut s’interroger sur un possible lien causal inverse, c’est-à-dire sur une influence du milieu social sur les déficiences. Puisque la cause précède l’effet, la manifestation des déficiences doit précéder l’acquisition du statut socioprofessionnel dans la première relation (la déficience influe la CSP) ; dans la seconde (la CSP a des effets en termes de déficiences) c’est le contraire, le milieu social doit préexister à l’apparition des déficiences. Comme il est toujours difficile dans une enquête transversale comme HID de reconstituer l’exact déroulement chronologique des événements et pour être sûrs de l’antériorité du milieu social sur l’apparition des déficiences, nous nous sommes intéressés à la distribution des déficiences chez les enfants selon la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents. Or on retrouve dans ce cas les écarts déjà constatés pour la population tous âges confondus. Les problèmes d’interprétation sont complexes et ce constat ne constitue pas en lui-même une preuve formelle de causalité [7] ; on peut néanmoins y voir un argument sérieux en faveur d’une possible influence du milieu social sur la distribution des déficiences.
Des déficiences à l’institutionnalisation
11L’existence d’écarts de consommation de soins entre catégories sociales est bien documentée, et le constat est ancien (par exemple : Mormiche, 1995). Hormis certains écarts qui manifestent sans ambiguïté une inégalité d’accès aux soins, la traduction de ces disparités en termes d’inégalités doit le plus souvent rester prudente (Grignon et Polton, 1999). Le recours à une prise en charge institutionnelle du handicap est un processus peut-être plus complexe encore : l’interprétation d’un recours différencié à l’institution en termes d’inégalités sociales paraît délicate et les hypothèses que l’on peut formuler pour en rendre compte sont, de ce fait, fragiles. Dans un contexte où le domicile et le milieu ordinaire sont habituellement jugés comme mieux adaptés, nous avons néanmoins considéré que le recours à l’institution est souvent plus contraint que choisi et qu’un environnement social favorisé pouvait, à déficiences égales, permettre d’éviter ce recours. Et nous avons tenté du coup de vérifier, à partir des premières enquêtes à domicile (1999) et en institution (1998), si le taux d’institutionnalisation n’était pas d’autant plus faible que les personnes ont un statut social plus élevé.
12Pour calculer le taux d’institutionnalisation selon le milieu social, nous avons tout d’abord constitué deux groupes, l’un comprenant les cadres et les professions intermédiaires, l’autre réunissant les ouvriers et les employés. Pour chaque tranche d’âge de 5 ans, nous avons rapporté la fréquence d’institutionnalisation du deuxième groupe à celle du premier prise comme référence. Les résultats, établis à partir de l’enquête en institution (1998) et de l’enquête en domicile ordinaire (1999), sont présentés dans la figure 3.
Taux d’institutionnalisation (selon l’âge) des ouvriers et employés par rapport à celui des cadres et professions intermédiaires

Taux d’institutionnalisation (selon l’âge) des ouvriers et employés par rapport à celui des cadres et professions intermédiaires
13Le groupe constitué des ouvriers et des employés se retrouve, tous âges confondus, plus de deux fois et demi plus souvent en institution que le groupe de référence (le rapport est de 2,62). Cet écart moyen recouvre de fortes disparités selon l’âge. Les écarts les plus importants s’observent entre 15 et 70 ans, où le rapport est presque toujours supérieur à quatre. Dans les tranches d’âge supérieures, les écarts s’amenuisent ; s’ils sont moindres que chez les adultes, les écarts restent toutefois supérieurs à trois chez les enfants.
14Nous avons souligné plus haut les difficultés inhérentes à l’explication de ce type de résultats. Aussi, c’est avec prudence que nous avancerons quelques éléments d’interprétation que peuvent suggérer ces différences de recours à l’institution. Pour les adultes de moins de 60 ans, la majorité des personnes institutionnalisées présentent des déficiences intellectuelles ou mentales. Il n’est pas impossible que la distribution des catégories socioprofessionnelles constatée, exprime le poids de déficiences qui confinent les personnes dans des emplois peu qualifiés (quand elles ne les excluent pas du marché du travail), plutôt qu’elle ne reflète véritablement leur milieu social. C’est ce qui pourrait expliquer cette surreprésentation très prononcée des catégories des ouvriers et des employés en institution, qui dès lors ne relèverait pas, ou qu’en partie, d’une analyse en termes d’inégalités sociales. Mais une telle interprétation ne saurait rendre compte des écarts constatés pour les enfants et les adolescents de moins de 16 ans, puisque la catégorie socioprofessionnelle relevée est dans ce cas celle de leurs parents. Or le rapport entre le taux d’institutionnalisation des enfants d’ouvriers et d’employés est trois fois et demi supérieur à celui des enfants de cadres et de professions intermédiaires. Et l’écart s’accroît si l’on compare les enfants de cadres à ceux d’ouvriers : ces derniers se retrouvent plus de six fois plus souvent en institution. Il est donc vraisemblable que le milieu social influe sur le recours à l’institution des personnes handicapées.
Pour aller plus loin dans l’analyse, nous avons étudié selon leur origine sociale les déficiences présentées par les enfants en institution. Les résultats apparaissent dans les figures 4 et 5.
Fréquence des déficiences et proportion des enfants en institution selon leur milieu social

Fréquence des déficiences et proportion des enfants en institution selon leur milieu social
Sévérité des atteintes pour les enfants en institutions selon l’origine sociale

Sévérité des atteintes pour les enfants en institutions selon l’origine sociale
15En mettant ainsi en regard chez les enfants la prévalence des déficiences et leur taux de placement en institution, on constate que le surcroît d’institutionnalisation est beaucoup plus important (rapport 1 à 7) que celui de la prévalence des déficiences (rapport de 1 à 2). La faible propension à faire héberger leurs enfants en institution est particulièrement prononcée pour les parents cadres ou exerçant une profession libérale ou intermédiaire. L’institutionnalisation est à l’inverse plus fréquente pour les enfants des milieux populaires, indépendamment du fait qu’ils sont, de surcroît, plus souvent atteints de déficiences.
16Pour tenter de mieux cerner ce recours aux institutions socialement différencié, nous avons cherché à le confronter à la sévérité des atteintes de ces enfants. L’hypothèse est, en effet, que les écarts seront d’autant plus grands que les déficiences sont moins sévères, une prise en charge institutionnelle s’imposant à tous les milieux pour les atteintes les plus graves. Nous avons pris le parti d’utiliser plusieurs échelles de mesure pour hiérarchiser la sévérité des atteintes. On a donc présenté sur la même figure (n° 5) les trois types de résultats obtenus de la sorte : 1 – le nombre moyen de déficiences des enfants hébergés en institutions ; 2 – la fréquence des déficiences intellectuelles ou mentales ; 3 – la proportion des enfants confinés au lit, ou ayant besoin d’aide pour la toilette et l’habillage, ou ayant besoin d’aide pour sortir de l’institution (c’est-à-dire classés de 1 à 3 sur l’échelle de Colvez).
On remarque la cohérence des résultats qui, pour les trois échelles choisies, vont tous dans le même sens : les enfants hébergés en institution et dont les parents sont cadres ou exercent une profession libérale sont plus sévèrement atteints que les enfants d’ouvriers. Et si l’on considère l’ensemble des catégories socioprofessionnelles, on constate un gradient de déficiences inverse pour la population d’enfants placée en institution de celui précédemment observé pour l’ensemble des enfants. Autrement dit, on ne retrouve en institution que les plus gravement atteints des enfants issus de milieux favorisés. Ces résultats semblent corroborer l’hypothèse selon laquelle un milieu social favorable peut permettre, dans la mesure où les déficiences ne sont pas trop sévères, d’éviter l’institutionnalisation des enfants handicapés.
Des déficiences aux incapacités et aux désavantages
17La classification de Wood est sous-tendue par une relation de cause à effet entre ses trois niveaux, c’est-à-dire entre déficiences, incapacités et désavantage social, mais ce schéma du processus handicapant est aujourd’hui critiqué pour sa linéarité établie à partir des caractéristiques individuelles des personnes (Albrecht et al., 2001). Si la façon d’identifier ce processus diffère selon les auteurs, un consensus semble se dégager dans la communauté internationale pour proposer un modèle plutôt interactif. Dans ce modèle, ce sont les interactions entre les caractéristiques personnelles d’un individu (déficiences et incapacités, mais aussi identité) et des facteurs environnementaux (physiques, économiques, sociaux et culturels) qui sont susceptibles de restreindre les possibilités de la personne dans ses habitudes de vie et dans sa participation à la vie sociale, c’est-à-dire d’entraîner une situation de désavantage social (Ravaud et Mormiche, 2000). Mais quelles que soient les conceptions par lesquelles on articule entre eux ces différents termes, déficiences, incapacités et désavantages jalonnent tous trois le processus de production du handicap. Après s’être intéressés aux déficiences, il convient donc d’examiner les incapacités et le désavantage.
18La définition des incapacités et plus encore celle des désavantages, sont en rapport plus étroits avec les rôles sociaux que celle des déficiences (qui se situent au niveau lésionnel). Ceci suggère qu’incapacités et désavantages sont deux niveaux où peuvent singulièrement s’exprimer des inégalités d’origine sociale. Aussi peut-on formuler l’hypothèse selon laquelle ces inégalités jouent sur l’ensemble du processus de production du handicap, ce qui revient à dire que l’inégale répartition sociale devrait non seulement concerner les déficiences (ce que l’on vient de montrer) mais aussi les incapacités et les différentes formes que peut prendre le désavantage social. Nous allons maintenant chercher à vérifier si les déficiences entraînent ou non les mêmes incapacités selon le milieu social, et pareillement pour les incapacités et les désavantages.
19Intéressons-nous tout d’abord aux incapacités. Certains travaux issus d’enquêtes de l’Insee ont déjà montré qu’elles se répartissent de façon différenciée selon le milieu social, quels que soient les indicateurs choisis. C’est par exemple le cas des analyses conduites à partir de l’enquête « Santé » de 1980 (Charraud et Choquet, 1984), l’enquête « Étude des conditions de vie » de 1986-1987 (Colvez et al., 1994 ; Ravaud et al., 1994) ou encore l’enquête « Santé » de 1991-1992 (Cambois, 1999). Nous avons étudié, comme précédemment pour les déficiences, la distribution des incapacités selon les catégories socioprofessionnelles et les résultats (standardisés sur le sexe et l’âge) sont présentés dans la figure 6.
Distribution des incapacités selon les catégories socioprofessionnelles

Distribution des incapacités selon les catégories socioprofessionnelles
20On retrouve un même gradient que celui déjà décrit pour les déficiences (cf. la figure 1) : plus le milieu social s’élève et moindre est alors la prévalence des incapacités. Cette corrélation positive n’est pas inattendue puisque, pour partie au moins, les incapacités procèdent des déficiences et qu’en outre, ce résultat recoupe ceux antérieurement obtenus à partir d’autres bases de données (Charraud et Choquet, 1984 ; Colvez et al., 1993 ; Ravaud et al., 1994). Par contre, alors que le contraste était plus prononcé en cas de cumul de déficiences, c’est ici l’inverse : les écarts entre catégories socioprofessionnelles sont moins marqués quand les personnes présentent plus d’incapacités. Ceci suggère qu’un milieu social favorable permet de surmonter certaines déficiences tant qu’elles ne sont pas trop nombreuses mais qu’au-delà d’un seuil, le milieu social ne suffit plus à éviter la traduction des déficiences en incapacités. Ce résultat est à rapprocher de celui concernant l’institutionnalisation des enfants (cf. les figures 4 et 5) qui suggérait également que l’effet favorable de l’appartenance aux catégories socioprofessionnelles supérieures s’amenuise pour les atteintes les plus graves.
21Si l’on compare, pour les personnes déclarant une ou deux déficiences et celles déclarant une ou deux incapacités, les écarts observés entre catégories sociales, on constate qu’ils sont plus grands pour les incapacités que pour les déficiences (cf. les figures 1 et 7) : la proportion de personnes ayant au moins deux incapacités est trois fois plus élevée (à sexe et âge standardisés) dans le milieu ouvrier que dans celui des cadres supérieurs alors que pour les déficiences, ce même rapport n’était que du double. Ceci amène à penser que, lorsque les déficiences sont en nombre limité, la traduction de ces déficiences en incapacités est d’autant plus fréquente que l’on situe plus bas sur l’échelle sociale. Plusieurs mécanismes peuvent intervenir dans ce processus socialement inégalitaire qui lie déficiences et incapacités. Pour n’en donner qu’une illustration parmi les plus évidentes, on peut évoquer la traduction des déficiences motrices en incapacités à se déplacer : elle dépend en partie de la compensation apportée par des aides techniques, auxquelles l’accès varie selon le milieu social car le coût en est élevé et mal pris en charge par les prestations légales. Mais d’autres facteurs – tels qu’un inégal accès à l’information sur les aides possibles, une capacité d’adaptation socialement différenciée, etc. – peuvent se surajouter à l’importance des débours et participer également au creusement des inégalités sociales lors du passage entre déficiences motrices et incapacités à se déplacer. D’autres facteurs pourraient être évoqués pour d’autres types de déficiences, mais ce premier travail reste cantonné à une approche globale qui n’entre pas dans le détail de ces mécanismes.
Distribution des incapacités selon les catégories socioprofessionnelles après standardisation sur les déficiences

Distribution des incapacités selon les catégories socioprofessionnelles après standardisation sur les déficiences
22Pour confirmer que la traduction de déficiences en incapacités diffère bien selon les catégories socioprofessionnelles, indépendamment de l’inégale répartition des déficiences, nous avons étudié la distribution des incapacités en la standardisant, outre sur le sexe et l’âge, sur le nombre de déficiences. Les résultats sont présentés dans la figure 7.
23La standardisation sur le nombre de déficiences ne modifie pas l’aspect général des histogrammes, ce qui signifie qu’à l’inégale répartition sociale des déficiences (décrite plus haut) s’ajoutent des inégalités sociales dans la capacité à maîtriser ces déficiences, qui se traduisent alors en incapacités. Le processus qui conduit des déficiences (premier niveau du handicap) aux incapacités (deuxième niveau) accroît donc les inégalités. Ce constat global méritera d’être, à l’avenir, précisé selon le type de déficiences. Il a été montré en effet que, selon le type de maladie incapacitante, la position sociale n’avait pas un effet uniforme sur le passage des déficiences aux incapacités (Kington et Smith, 1997). Sans attendre d’engager cette approche spécifique, examinons ce qu’il en est du troisième niveau, celui des désavantages sociaux.
24Le désavantage est une notion peu précise dans la définition qu’en donne la Classification internationale des handicaps (CIH) de l’OMS. Il recouvre, en effet, l’ensemble des conséquences qui résultent de déficiences ou d’incapacités et qui s’expriment en termes de restrictions dans les habitudes de vie ou dans l’accomplissement de rôles sociaux considérés comme normaux, compte tenu de l’âge, du sexe et de facteurs sociaux et culturels. Une définition aussi globale n’est pas opératoire pour l’analyse mais elle peut être décomposée selon différentes dimensions telles que l’accès à la scolarité, au marché du travail, à la culture, etc. [8]. Ceci permet d’aborder de maintes façons la question des inégalités, c’est-à-dire d’examiner si les conséquences sociales des déficiences et des incapacités varient selon les milieux sociaux. Nous nous bornerons ici à étudier une seule dimension, celle de l’accès à l’emploi (question traitée plus complètement, mais sous un autre angle, dans ce même numéro par Michel Amar et Selma Amira). Nous avons retenu ce thème à la fois parce qu’il s’inscrit de façon la plus évidente dans la définition du désavantage et parce que c’est une question sociale majeure, comme l’indiquent les dispositifs législatifs particuliers dont il fait l’objet.
Pour analyser cette relation, nous avons utilisé un indicateur de « non-emploi » permettant à partir des questions posées dans l’enquête HID, de dénombrer les personnes qui, pour une raison de santé, n’ont jamais travaillé ou ont perdu leur dernier emploi. Les données concernent les personnes de 20 à 59 ans, c’est-à-dire en âge de travailler, vivant en domicile ordinaire (enquête de 1999) et qui ont déclaré au moins une déficience ou une incapacité [9]. La distribution du non-emploi (ainsi défini) a été étudiée selon les catégories socioprofessionnelles et les résultats, standardisés sur le sexe et l’âge, sont confrontés dans la figure 8 à ceux précédemment obtenus pour les déficiences et les incapacités.
Distribution des déficiences, des incapacités et des personnes sans emploi pour raison de santé

Distribution des déficiences, des incapacités et des personnes sans emploi pour raison de santé
25On retrouve là le gradient déjà observé pour la répartition des déficiences et des incapacités, les personnes de milieu ouvrier étant plus souvent en situation de non-emploi pour raison de santé alors que c’est l’opposé pour les cadres et les personnes exerçant une profession libérale. Ce résultat est conforme aux données de la rare littérature sur le sujet, qu’il s’agisse, comme ici, d’une approche globale (Anonyme, 2002 ; Ravaud et al., 1995) ou qu’elle soit centrée sur des déficiences spécifiques (Bard-Frénot, 1998). Si les personnes handicapées, prises dans leur ensemble, paraissent désavantagées en termes d’accès à l’emploi par rapport à la population générale (Amar et Amira, 2003 ; Ravaud et al., 1995), ce désavantage n’est pas également réparti : il s’avère d’autant plus fort que les personnes appartiennent aux catégories socioprofessionnelles les moins élevées et cette disparité sociale d’accès à l’emploi des personnes handicapées est deux fois plus importante que celle constatée en population générale (Aerts et al., 2002).
26La mise en regard des disparités entre catégories socioprofessionnelles pour les trois niveaux du handicap montre donc que les écarts se creusent quand on passe des déficiences aux incapacités puis au désavantage.
27L’écart maximum observé selon les catégories socioprofessionnelles en termes d’accès à l’emploi de personnes handicapées est effectivement bien supérieur (rapport d’un à près de six et demi) à l’écart constaté pour les incapacités (rapport d’un à quatre et demi), lui-même plus prononcé que celui estimé pour les déficiences (de l’ordre du simple au double). On pouvait s’y attendre si l’on considère que plus on s’approche des rôles sociaux et plus la relation entre handicap et inégalité sociale devient forte ; mais cela amène toutefois à s’interroger sur la capacité des dispositifs de compensation à être efficaces dans un contexte, évoqué plus haut, où l’organisation sociale du travail se transforme.
Éléments de conclusion
28Que nous apporte cette première vision des inégalités sociales tirée de l’enquête HID ? Le constat global est tout d’abord que certains courent nettement plus que d’autres le risque d’être en situation de handicap et que cela n’est pas le fruit du hasard ou de l’hérédité. Même la dimension biophysique du handicap (les déficiences) dépend de la position occupée dans la société et par conséquent ne peut être entièrement comprise comme un fait de nature. Ceci ne revient pas, bien sûr, à nier la dimension proprement biologique des déficiences, mais à la circonscrire. Mais si le social s’immisce dans le biologique, les disparités décrites se prolongent et s’amplifient encore quand l’on passe des déficiences aux incapacités puis aux désavantages, c’est-à-dire quand on s’achemine de l’inscription dans les corps à sa traduction dans la vie sociale.
29Ce constat est d’importance en ce qu’il apporte une vérification empirique de disparités sociales à ces différents niveaux, jusque-là peu documentés. Parce qu’ils montrent que le poids des déficiences, des incapacités et des désavantages reflète l’échelle de la hiérarchie sociale, ces premiers résultats semblent donner de la consistance à une interprétation de ces disparités en termes d’inégalités sociales. Ils viennent étayer, dans une certaine mesure, ce que l’on connaît déjà du caractère systémique des inégalités dont le cumul [10] est une donnée générale : quel que soit le domaine (revenus, patrimoine, santé, éducation, etc.), ce sont toujours les mêmes catégories sociales qui sont en position avantageuse ou désavantageuse. En outre, les gradients mis en évidence entre les différentes catégories socioprofessionnelles ne restituent pas une image duale de la société, mais au contraire un continuum – déjà observé à propos des inégalités de santé (Fassin et al., 2000) – qui montre que ces inégalités ne concernent pas qu’une seule frange vulnérable de la société, mais la traversent au contraire de part en part. Même s’il est difficile d’en tirer de clairs principes d’action, ceci devrait avoir une incidence sur la manière de considérer les inégalités sociales liées au handicap et, par là, sur la façon de penser les politiques qui visent à les réduire.
30Mais ce tableau des inégalités ne donne qu’un éclairage partiel de la multiplicité des phénomènes à l’origine des inégalités sociales liées au handicap. Les trois plans d’expérience (déficiences, incapacités, désavantages) sont, par exemple, des états décrits ici indépendamment [11], et cette simple description ne saurait suffire à restituer précisément le déroulement du processus handicapant que ces trois niveaux jalonnent. Il faut bien reconnaître que les liens entre caractéristiques sociales et handicap demeurent relativement obscurs et qu’en conséquence, ces premiers résultats méritent d’être complétés. Tout d’abord, notre approche a été globale et les différents types de déficiences et d’incapacités n’ont pas été distingués. Or on peut faire l’hypothèse selon laquelle les écarts sociaux d’aptitude à surmonter des déficiences diffèrent selon leur type, qu’il s’agisse par exemple de déficiences motrices, sensorielles ou encore mentales ; de même la faculté à maîtriser des incapacités peut être inégale selon leur origine (motrice, sensorielle, mentale, etc.). Des approches spécifiques par type de déficiences devraient donc prolonger ce travail. Nous n’avons par ailleurs exploré qu’une des nombreuses dimensions que recouvre la notion de désavantage social. Là encore, la base de données HID permet des explorations complémentaires pour en documenter d’autres aspects tels que l’accès effectif à la scolarité, aux déplacements, etc., même s’il est assez vraisemblable que l’on retrouvera alors ce que l’on a déjà constaté pour l’accès à l’emploi.
Ce travail est donc loin d’apporter toutes les clefs de compréhension des mécanismes de production des inégalités en termes de handicap. Mais il a cependant permis de souligner l’importance des inégalités sociales aux trois niveaux constitutifs du champ du handicap (déficiences, incapacités, désavantage). À ce titre, ces résultats devraient contribuer à la fois au débat général sur la réduction des inégalités et à celui plus spécifique sur la question du handicap, à l’heure où cette dernière est érigée au rang de priorité collective.
Notes
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[*]
Pierre Mormiche, responsable d’enquêtes à l’Insee ; Vincent Boissonnat, médecin épidémiologiste et sociologue, chargé de mission à la MiRe-DREES.
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[1]
Pour la France, le rapport La santé en France du Haut comité de la santé publique (2002) y consacre spécifiquement un chapitre, intitulé « Les inégalités et les disparités de santé en France » (p. 163-180).
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[2]
Précisons, pour être exacts, que la notion de handicap a une acception générique en France qui recouvre les trois niveaux d’expérience, alors que pour les Anglo-Saxons – et donc pour Wood – elle est synonyme de désavantage social, c’est-à-dire du seul troisième niveau.
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[3]
Il s’agit de la classification – élaborée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – en vigueur au moment de la conception et de la mise en œuvre de l’enquête HID. Elle a été depuis remplacée par Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), adoptée en mai 2001 par l’Assemblée mondiale de la santé.
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[4]
Il est déterminé dans l’enquête HID à partir de la profession de la personne de référence du ménage.
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[5]
Dans la partie consacrée aux incapacités, domaine plus concret et par là plus facile à décrire, chaque réponse positive ouvre un questionnement sur la cause de l’incapacité, qui permet soit d’invoquer une déficience déjà déclarée, soit de rattraper des oublis. Ces « oublis rattrapés » ne sont pas rares puisqu’ils représentent près de 25 % des déficiences dénombrées lors de l’enquête à domicile.
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[6]
Il ne faut pas évidemment exclure que les caractéristiques individuelles des personnes puissent en sus les exposer à des phénomènes sociaux (de discrimination par exemple) qui interviennent également dans la relation causale.
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[7]
Effectivement, l’antériorité de la cause sur l’effet est, une condition nécessaire mais évidemment non suffisante pour établir une relation de causalité entre deux termes statistiquement corrélés.
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[8]
La Revue française des Affaires sociales a publié en mars 1998 un dossier consacré à « L’intégration des personnes handicapées » qui abordait différents aspects de l’intégration sociale tels que l’éducation, la formation, l’emploi, etc. mais sans que soit explicitement traité le thème des inégalités sociales.
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[9]
Cette définition ne recouvre donc pas celle des personnes s’inscrivant dans la loi de juillet 1987, c’est-à-dire bénéficiant d’une reconnaissance administrative de leur handicap qui leur donne accès à des dispositions particulières d’accès à l’emploi.
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[10]
Le cumul des inégalités est en effet l’une des trois propositions fondamentales de la théorie des inégalités développée par Jean-Jacques Rousseau dans son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, publié à Amsterdam en 1754.
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[11]
Nous n’avons pas dans ce premier travail utilisé les données longitudinales du deuxième passage de l’enquête HID.