1Pour caricaturer certains travers de notre société, on déplore volontiers qu’elle ait la fâcheuse tendance à couper la vie humaine en « rondelles » : avant 6 ans, la petite enfance ; jusqu’à 16 ans la scolarité obligatoire ; jusqu’à 25 ans, la vie estudiantine. Puis ce sont les « quadras », les « quinquas » ; puis la retraite à 60 ans et dans celle-ci le 3e âge, le 4e âge, les « jeunes vieux », les « vieux-vieux ». Il y a enfin, les centenaires, qui constituent la dernière venue des classes d’âge ; la dernière « rondelle » en quelque sorte.
2Notre système de protection sociale est, bien sûr, un reflet de notre société et une grande partie de son action est également organisée en fonction des classes d’âge. L’accès à un bon nombre de prestations est assorti d’une clause de limite d’âge. Cela facilite la mise en œuvre desdites prestations, en offrant un critère commode pour contrôler et surveiller l’attribution, mais cela engendre aussi des inconvénients, voire des contradictions. C’est au passage des âges charnières que les problèmes vont se manifester, à travers des ruptures éventuelles de la prise en charge. La vie des personnes, en effet, ne s’inscrit pas obligatoirement dans des critères d’âge aussi stricts que ceux qui sont imposés par les institutions sociales. Dans d’autres circonstances, les limites d’âge imposées paraissent même totalement arbitraires, s’inscrivant parfois en contradiction avec la réalité des faits observés.
3Déjà pour l’entrée à la « grande école », qui constitue pourtant un quasi-rite de passage, on observe des petits grincements concernant le seuil imposé : doit-on considérer l’âge de 6 ans révolus dans l’année du calendrier ou pendant l’année scolaire ? Nous ne parlons même pas ici des éventuelles manœuvres des parents pour essayer de positionner leur rejeton avec une année d’avance. À l’autre extrémité de la vie, l’évolution de l’âge légal de la retraite, qui est passé de 65 ans à 60 ans dans les années quatre-vingt, est lui, largement en contradiction avec le processus de vieillissement qu’il se propose d’accompagner et qui évolue actuellement dans le sens inverse. Or, plusieurs prestations sont conçues en fonction de ce seuil. En particulier cet âge borne le champ d’application de la loi médico-sociale sur le handicap.
4Pour étudier les inconvénients engendrés par ces limites d’âge, les statistiques, qui sont établies sur la base des prestations délivrées, sont inopérantes. Si ces statistiques peuvent traduire l’utilisation de telle ou telle prestation, elles ne sont pas en mesure de déceler les problèmes qui se posent quand les personnes franchissent le seuil de l’âge des « ayants droit » puisqu’elles sortent du champ de la prestation. Seules des enquêtes en population, dont l’échantillon est basé sur la population générale, indépendamment des prestations fournies et des services de protection sociale, peuvent aborder les questions touchant aux populations charnières, celles qui se situent de part et d’autre d’une limite d’âge. L’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » (HID) est bien dans ce cas et ce n’est pas l’une de ses moindres qualités que d’être en mesure d’aborder les questions que posent les seuils d’âge.
Les objectifs de cet article sont les suivants :
- examiner les tranches d’âge utilisées dans les enquêtes pour tenter d’identifier les « seuils » remarquables ;
- passer en revue les analyses qui auraient été faites grâce à l’enquête HID sur les populations charnières ;
- effectuer un survol des productions écrites récentes concernant les charnières d’âge ;
- réfléchir aux analyses des ruptures liées au seuil d’âge qui pourraient être faites dans l’avenir.
Quelles classes d’âge dans les enquêtes
6Pour alimenter la réflexion nous avons repris l’ensemble des interventions au colloque du 3 octobre 2002 sur les résultats de l’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » en relevant dans les tableaux présentés [1] les tranches d’âge qui avaient été choisies (tableau 1). On peut d’abord constater la grande variété de ces tranches d’âge. Certains intervenants n’ont pas distingué de tranches d’âge et ont considéré globalement l’ensemble d’une population. Il y a ceux qui ont, au contraire, décliné les résultats selon des groupes les plus fins possibles, quinquennaux en général, s’étendant de 0 à 5 ans jusqu’à 95 ans et plus. Entre ces deux extrêmes, il apparaît que les bornes le plus souvent retenues sont celles de 20 ans et de 60 ans, ce qui est assez logique dans le contexte de l’étude du handicap où ces limites représentent les seuils d’âge de deux prestations. Ce qui est moins classique est de repérer le seuil de 17 ans, qui a été choisi par un intervenant et que l’on retrouve aussi dans l’enquête américaine de santé (Health interview survey) qui présente les résultats des incapacités chroniques dans la population (jours de restrictions d’activité) en distinguant les tranches : 0-17 ans, 18-44 ans ; 45 et plus. Quand les effectifs le permettent, on distingue les personnes de moins de 5 ans et les personnes de 45 à 64 ans. Un dernier mode de présentation des tranches d’âge mérite une attention particulière ; c’est celui qui a été retenu pour le rapport sur la santé des Français par le Haut comité de la santé publique (HCSP), qui distingue quatre tranches : 0-14 ans, 15-44 ans, 45-74 ans et 75 ans et plus, ignorant donc les classiques seuils de 60 ans ou de 65 ans.
Tranches d’âge apparaissant dans les récentes analyses de HID

Tranches d’âge apparaissant dans les récentes analyses de HID
7La première réflexion que l’on peut faire est que, dans la majorité des analyses, les auteurs visent la neutralité en choisissant des seuils quinquennaux ou décennaux. Quand l’insuffisance des effectifs limite l’analyse d’un problème particulier, ce sont alors les seuils administratifs qui paraissent guider le choix des seuils pour définir les tranches d’âge. Ce n’est que dans un petit nombre de cas qu’il y a une véritable option prise sur les tranches d’âge en prenant le risque de ne pas recouper les seuils retenus dans les publications antérieures et de rendre les comparaisons problématiques. Les seuils de 15 ans (France) ou de 18 ans (États-Unis) et le regroupement de 45 à 75 ans sont des exemples de tels choix. Comme les auteurs du rapport du HCSP le justifient, il y a souvent divergence entre les seuils administratifs résultant de la pratique sociale et ceux qui sembleraient les plus judicieux du point de vue de la santé. C’est particulièrement vrai pour la population dite âgée que l’on débute artificiellement à 60 ans alors que ce seuil n’a plus aucune signification du point de vue de la santé des personnes.
8En conclusion, si les options fondées sur les seuils administratifs favorisent la reproduction de pratiques sociales parfois non pertinentes, en contribuant, sinon à les renforcer, du moins à les pérenniser, les regroupements non conventionnels imposent une vision de l’âge qui s’éloigne des pratiques sociales habituelles mais figent aussi la statistique dans une option qui ne peut pas être remise en question. Seule, en définitive, une démarche neutre permettant l’analyse la plus détaillée des tranches d’âge ouvre la voie à une réflexion critique sur la pertinence des tranches d’âges fondée sur des données objectives. Cette analyse représente plus qu’un simple exercice académique car dans la pratique, des prestations très différentes peuvent être en jeu entre une classe d’âge et celle qui la suit. Dans la suite de l’article, nous verrons que le seuil de 60 ans est un exemple frappant d’une telle disparité.
Les travaux faits à ce jour dans le cadre de l’enquête HID sur le thème des ruptures d’âge
9Les travaux sur ce sujet sont encore peu fréquents, en particulier sur la base de données de l’enquête HID. La recherche documentaire que nous avons faite n’a abouti qu’à deux références. Ce maigre résultat n’est pas très surprenant car, d’une part, le champ des analyses possibles à partir de l’enquête HID étant très vaste et le sujet relativement complexe, ce n’est pas celui qui a été traité en premier. N’oublions pas qu’il n’y a guère que deux années que les données sont disponibles et moins encore pour les données du passage à deux ans. Il y a lieu toutefois de rajouter le récent travail d’Hélène Michaudon sur les données d’HID qui vient de paraître et qui apporte des éléments importants sur le sujet (Michaudon, 2002).
10La première référence retenue concerne un article de Pierre Mormiche et Jésus Sanchez (Mormiche, 2000) qui ont cherché à cerner la population handicapée vieillissante au sein de l’échantillon HID. Dans ce travail d’exploration effectué alors que les données n’étaient pas encore totalement disponibles, les auteurs avaient individualisé la population concernée en différenciant les personnes porteuses de déficiences liées à des complications de la grossesse ou de l’accouchement de celles qui présentaient des incapacités survenues avant 20 ans. L’ensemble de ces personnes était estimé à 100 000 (117 952). Bien évidemment, cette population ne représente pas l’ensemble des populations concernées par les ruptures d’âge, il s’agissait seulement de définir sans ambiguïté une population d’ayants droit aux prestations de la loi de 1975 et d’étudier leur situation dans chaque groupe d’âge.
11Les auteurs constataient que la prévalence des personnes ainsi définies diminuait progressivement avec l’âge, mais qu’elle restait conséquente jusqu’aux âges élevés. On peut interpréter cette diminution comme la traduction d’une mortalité plus élevée que dans le reste de la population. Au moment de cette analyse, il n’était pas encore possible d’étudier directement la mortalité, mais le dispositif de HID a prévu cette possibilité pour la suite.
12Les auteurs constataient également que, du fait de la montée avec l’âge de la fréquence des personnes présentant un handicap, la population qu’ils avaient définie représentait une proportion de plus en plus réduite au sein de la population handicapée. Cela apparaît encore plus nettement en institution et résulte de l’augmentation des handicaps acquis tardivement au cours du vieillissement.
Symétriquement, les auteurs étudiaient les personnes âgées de plus de 60 ans qui avaient un handicap reconnu par la Commission technique d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) précisément avant ce même âge de 60 ans. Celles-ci étaient estimées à 278 000. La majorité d’entre elles (69 %) avaient été reconnues entre 50 et 60 ans. Dans les institutions en revanche, les auteurs estimaient que ces personnes ne représentaient que 2 % de la population hébergée où, à l’inverse du domicile, la reconnaissance du handicap était plus fréquente avant 50 ans.
Population vivant à domicile, reconnue avant 60 ans par la COTOREP

Population vivant à domicile, reconnue avant 60 ans par la COTOREP
Population vivant en institution, reconnue avant 60 ans par la COTOREP

Population vivant en institution, reconnue avant 60 ans par la COTOREP
13Sur ces tableaux, le fait notable est l’importance de la population des personnes de moins de 70 ans vivant à leur domicile, qui ont été reconnues par les COTOREP entre 50 et 60 ans. Ce sont 192 000 personnes qui, avec la loi sur la Prestation spécifique dépendance (PSD), instituée en 1997, auraient théoriquement dû sortir du champ de l’Allocation aux adultes handicapés (AAH) et de l’Allocation compensatrice pour tierce personne (ACTP). C’est surtout un nombre incident de personnes qui connaissent une déficience entre 60 et 70 ans et qui désormais ne peuvent plus prétendre aux prestations de la loi de 1975 tandis que celles qui connaissent le même événement entre 50 et 59 ans peuvent toujours y prétendre. Ces chiffres peuvent être estimés par l’enquête HID.
La seconde contribution sur le sujet est celle de Christel Colin (Colin, 2003). Dès l’introduction de son article, elle aborde le problème posé par la frontière de 60 ans. Nous y trouvons, en plus, une estimation de 19 000 personnes de 60 ans et plus hébergées dans les établissements pour personnes handicapées ou de type psychiatrique. Il s’agit de personnes ayant un profil différent de celui des personnes résidant dans les établissements hospitaliers pour personnes âgées (EHPA). Ces personnes étaient nettement plus jeunes (âge médian à 65 ans) et avaient été admises dans ces établissements depuis longtemps. On peut, sans interprétation excessive, considérer que ces personnes reflètent l’hésitation actuelle vis-à-vis de ce seuil administratif qui conduit à garder dans un cadre dérogatoire les personnes handicapées dans leur structure habituelle. Il est logique de s’attendre à voir cette population croître.
Les travaux effectués récemment sur les problèmes liés aux charnières d’âge, en l’absence des données de l’enquête HID
14Tel est le bilan, limité, des travaux actuellement effectués avec l’enquête HID sur les ruptures d’âge. Ceci n’implique pas que le sujet soit épuisé, au contraire, mais que l’on a encore beaucoup de travail à faire. Pour nous en convaincre, nous avons effectué un bref survol des récentes productions écrites ayant trait à ces problèmes.
15Nous partirons des conditions d’attribution des trois prestations aux personnes handicapées pour lesquelles nous avons individualisé les conditions d’âge : l’allocation d’éducation spéciale (AES), l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et l’allocation compensatrice pour tierce personne (ACTP) (cf. tableau 4). Trois seuils d’âge apparaissent : 16 ans, 20 ans et 60 ans. Ces trois seuils sont très inégalement traités, le dernier concentrant de fait toutes les polémiques de ces dernières années dans le milieu du handicap.
Les prestations aux personnes handicapées en fonction de l’âge

Les prestations aux personnes handicapées en fonction de l’âge
Le seuil de 20 ans
16Il est très frappant de constater le peu de littérature en rapport avec le handicap concernant les seuils de 16 ans et de 20 ans. Il paraît ne pas y avoir de question de rupture de compensation des allocations de handicap au passage entre l’AES et l’AAH qui soit aussi sensible qu’à l’autre extrémité de la vie, vers 60 ans. Est-ce pour autant qu’il n’y aurait pas de questions à examiner ? L’enquête HID doit aussi analyser l’entrée dans la vie adulte des personnes ayant une déficience et en particulier l’insertion professionnelle et les obstacles.
17Il faut aussi soulever, à ce niveau, le fait que le seuil de 20 ans est imposé par la loi relayée par la pratique administrative, mais que sa pertinence est discutable. La puberté s’établit avant ce seuil (15 ans), la majorité légale est à 18 ans avec le droit de vote, quant à l’autonomie des jeunes adultes par rapport à leur famille, dans notre société, du fait de la formation, elle tend à reculer vers 25 ans.
Le seuil de 60 ans
18La limite d’âge de 60 ans concentre les discussions et les critiques. Trois points de vue différents contestent l’utilisation de ce seuil : le premier concerne la retraite professionnelle, le deuxième la définition de la vieillesse, le troisième les modalités de compensation du handicap c’est-à-dire, concrètement, la limite supérieure d’attribution de l’allocation aux adultes handicapés (AAH).
19Les trois sujets sont totalement liés mais la société les traite de façon disjointe en les reliant seulement par un seul point de référence : l’âge de la cessation d’activité. Officiellement fixé à 60 ans, ce seuil fonctionne de façon étrange, un peu comme un verrou intellectuel qui bloque tous les autres débats. Pourtant, ce seuil lui-même, présenté comme une référence administrative indépassable, ne correspond pas à la réalité. En effet, on sait que consécutivement aux dispositifs mis en place avec l’espoir de lutter contre le chômage des jeunes, en favorisant les cessations anticipées d’activité (qui n’ont jamais créé un seul emploi) l’âge moyen de cessation d’activité est plus proche de 56 ans en moyenne que de 60 ans. Un tiers seulement des personnes partent en retraite à l’âge officiel de 60 ans, tandis que les autres ne connaissent, pour le paiement de leurs allocations, qu’un changement de ligne budgétaire : de la préretraite à la retraite.
20C’est pourtant sur la base de ce seuil, qu’on décide que l’on est vieux à 60 ans, comme on l’a déjà discuté à propos des statistiques. Cela ne correspond pas aux faits et chaque année qui passe accroît l’écart entre ce seuil théorique et la réalité. En termes d’adaptabilité des individus, qui représente la façon la plus pertinente de définir le vieillissement, on doit considérer qu’il ne se passe rien de spécial entre 59 ans et 60 ans. Comme l’indique Christel Colin (Colin, 2003), le seuil où l’on observe une espérance de vie de dix années (Bourdelais, 1993 ; Henrard, 2002) s’établit en ce moment vers 76 ans et recule chaque année. En outre, il y a là une très bonne illustration du rôle que joue un seuil, comme celui de 60 ans, dans les représentations sociales qui, elles-mêmes, influencent les pratiques sociales. Ainsi, si l’on considérait l’âge auquel l’espérance de vie est de dix ans, comme seuil de la vieillesse, on constaterait que le nombre absolu de personnes entrant dans cette catégorie est pratiquement resté constant depuis deux siècles. Ce simple changement de point de vue change totalement le discours alarmiste que l’on peut avoir sur le vieillissement de la population.
21Quant à l’allocation aux adultes handicapés, son rattachement à l’âge légal de la retraite de la vie professionnelle se rattache à l’idée de perte de la « force de production ». Que signifie-t-elle actuellement ?
22Pourtant ce seuil continue d’être considéré par les acteurs politiques et sociaux. Ainsi dans un rapport récent du Sénat (Blanc, Sénat, 2002) qui examine la politique actuelle de compensation du handicap, on ne critique à aucun moment le seuil d’âge, et à son sujet on n’évoque que le risque d’engorgement des structures résultant du vieillissement des personnes hébergées. Ce rapport est également bien injuste vis-à-vis de l’enquête HID, sans doute par méconnaissance, de la part des auteurs, du potentiel représenté par une telle base de données.
23Parmi les publications récentes sur ce sujet, il faut aussi mentionner le rapport du Conseil économique et social, dont le rapporteur était Mme Janine Cayet (Cayet, 1998), et qui évoque clairement les problèmes liés au seuil de 60 ans.
Entre ces deux documents officiels, de nombreuses publications, ou interventions dans des colloques, ont abordé le problème (Lafay, 2000 ; Guyot, 2001 ; Gauthier, 2000 ; Volkmar, 2002 ; Perrut, 2000). Aucune ne s’appuyait sur l’enquête HID, dont les éléments n’étaient pas encore disponibles, toutefois elles balisent le champ des analyses qui devront être faites.
Ce que peut nous apporter l’enquête HID dans l’analyse des ruptures liées aux seuils d’âge
24Le premier avantage de l’enquête HID est d’être basée sur l’ensemble de la population, avec un échantillon aléatoire de la population française vivant à leur domicile et en institution. Par ce trait, elle se démarque de toutes les statistiques fondées sur le suivi des prestations qui ne considèrent que les bénéficiaires, et ignorent ceux qui seraient exclus du système. Ces dernières ne peuvent éventuellement envisager que des critiques internes au système, mais ne peuvent aborder la question de la pertinence des bénéficiaires par rapport aux non bénéficiaires. C’est avec cet état d’esprit qu’il conviendra d’approfondir l’analyse des ruptures liées à l’âge.
25Contrairement à une idée naïve, la lumière ne jaillit pas du chiffre. On ne peut pas conduire une analyse statistique sans un « fil directeur », sans une analyse préalable qui structure la pensée. Une analyse s’inscrit dans une démarche scientifique où l’hypothèse est confrontée aux faits afin de la conforter ou de l’infirmer et, quand c’est le cas, aider à induire de nouvelles hypothèses plus pertinentes. Pour la question des ruptures observées à 60 ans, le « fil directeur » est sans doute à rechercher dans l’analyse des relations entre handicap et vieillissement. Il est, ainsi, écrit dans le rapport Cayet que les personnes handicapées (et il aurait mieux valu écrire « les personnes qui présentent une déficience ») connaissent le vieillissement dès l’âge de 40 ans. Certains ont pu même proposer que ces personnes puissent bénéficier d’une allocation vieillesse dès l’âge de 40 ans. Une autre piste de réflexion, provenant celle-là de la gérontologie, aborde la question en récusant la notion de vieux et en ne reconnaissant que des personnes handicapées, c’est-à-dire désavantagées, du fait de problèmes physiques ou mentaux uniques ou multiples, nécessitant une compensation. Le point commun de ces deux approches, quasi symétriques en apparence, est d’écarter la notion classique de seuil. Un mouvement se dessine pour une unification des domaines handicap et dépendance car en théorie, distinguer la population handicapée (au sens de celle qui relève de la loi de 1975) qui passe le seuil de 60 ans, de la population de plus de 60 ans qui présente un handicap (au sens de désavantage) relève quasiment de l’arbitraire. On pourrait presque parler d’une discrimination entre une population ayant acquis certains droits – légitimes – avant l’âge seuil et qui souhaite les pérenniser – ce qui est également légitime – et les personnes qui auraient connu l’événement qui les conduit au même état, après l’âge seuil, et qui n’auraient pas des prestations de même niveau. L’avancée en âge des personnes prises en charge par la loi de 1975 sera maintenant le levier du changement. Mais, comme le fait remarquer Patrice Legrand (Legrand, 2000), dans la pratique sociale il ne sera pas évident de rapprocher les deux domaines car avec la prestation spécifique dépendance une forte option sur le seuil de 60 ans a été prise – que l’allocation personnalisée d’autonomie a reconduit – et que notre conservatisme de pensée va avoir des difficultés à remettre en question. Une abolition du seuil ne sera possible que si les deux programmes de compensation « handicap », d’un côté, et « vieillissement », d’autre part, s’équilibrent par le haut pour qu’on puisse abolir le seuil artificiel qu’on a instauré, comme on ouvrirait une écluse seulement quand les niveaux sont égaux de part et d’autre.
26Toutefois il faut aller un peu plus loin et examiner, dans les faits, s’il y a vraiment équivalence entre ces deux situations. Il faut, en premier lieu, estimer la fréquence et dresser la statistique des types de handicaps acquis autour de 60 ans ; par exemple entre 55 et 70 ans. Quelle est leur importance quantitative ? Est-elle vraiment comparable à celle des personnes de plus de 80 ans qui représentent majoritairement les bénéficiaires de l’APA ? HID peut répondre à cette question.
Le vieillissement n’est pas un phénomène qui surgit à partir d’un certain âge, c’est un processus lié au temps entraînant une perte d’adaptabilité. Le handicap est un état de désavantage par rapport aux exigences de la vie sociale, dont on peut s’extraire, totalement ou en partie, par une compensation ou un abaissement des exigences sociales. Les personnes qui ont une déficience des structures physiques ou des fonctions intellectuelles ont plus ou moins de handicap selon l’importance de leur déficience, l’étendue des compensations qu’elles ont acquises, en fonction également du niveau des obstacles et des exigences de la vie sociale. L’enquête HID peut aussi en faire le bilan. Ces personnes, comme les autres, connaissent avec le temps une perte d’adaptabilité qui va contribuer à les faire retourner dans l’état de handicap. Les compensations doivent donc être étudiées en conséquence. Les gérontologues insistent pour que la personne qui présente des difficultés d’adaptation demeure dans l’environnement le plus approprié sur le plan physique, psychologique et social. C’est en général le domicile personnel qui offre ces qualités et qui peut continuer de le faire si l’on veut bien s’efforcer de l’aménager. Pour les personnes qui ont précocement une déficience, c’est également l’endroit où elles sont le mieux adaptées sur le plan physique, psychologique et social qui doit être privilégié. Qu’en est-il dans la situation actuelle ? Ici encore les données de l’enquête HID doivent permettre d’y répondre.
Conclusion
27La richesse des données de l’enquête HID peut permettre d’éclairer quantitativement des problèmes, même délicats, comme celui des « ruptures d’âge » qu’auparavant on traitait « à l’aveugle ». On a pu aussi percevoir tout ce qui doit encore être fait pour exploiter cette base de données d’une grande richesse que nous pouvons maintenant nous réjouir d’avoir à notre disposition. Les effectifs importants de cette enquête représentent une opportunité d’analyse fine des tranches d’âge qui façonnent une certaine partie de nos pratiques sociales.
Notes
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[*]
Alain Colvez, directeur de recherche et Dominique Villebrun, ingénieur d’études : Inserm Unité 500 (Montpellier).
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[1]
On retrouvera certains de ces tableaux dans les articles du présent numéro, qui s’appuient sur les interventions faites au colloque (n.d.l.r.).