1La connaissance des conditions de vie des personnes handicapées a connu en France un retard important, notamment par rapport aux pays anglo-saxons. En effet, nous disposons essentiellement en France des résultats d’enquêtes nationales qui renseignent moins sur la vie des populations accueillies qu’elles ne mesurent l’activité des services. D’une façon générale, avant la réalisation de l’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » (HID), les enquêtes disponibles avaient pour caractéristique leur rattachement à un dispositif de prise en charge ou de prestation, en donnant peu d’informations sur les incapacités et les conditions de vie des personnes handicapées, qu’elles soient ou non reconnues comme telles, qu’elles soient ou non institutionnalisées.
2L’enquête HID va-t-elle combler cette lacune ? Sans aucun doute, car le protocole de l’enquête offre une nouvelle perspective dans l’observation des situations handicapantes, dans la mesure où sa partie enquête auprès de personnes vivant en domicile ordinaire (HID 1999 et HID 2001 [1]) ne se réalise plus dans l’environnement préconstruit de l’institution médico-sociale, environnement conçu pour un groupe d’individus présentant en commun certaines caractéristiques mais dans un environnement propre à un individu, en lien avec ses incapacités, ses relations familiales, l’architecture de son logement, ses ressources.
3Dans cette perspective, les relations familiales ne sont pas seulement abordées comme un soutien moral mais comme la source d’une aide indispensable à la compensation des incapacités de la personne et à son maintien à domicile. Par ailleurs, l’utilisation des moyens de compensation des incapacités a pu être explorée comme facteur explicatif des prises en charge, qu’il s’agisse d’aides humaines et/ou d’appareillages et aides techniques.
4Seuls quelques aspects des conditions de vie des personnes handicapées feront l’objet de cet article, à savoir ceux qui prennent appui sur la base de données de l’enquête HID et qui ont déjà fait l’objet d’analyses statistiques secondaires. Ils portent notamment sur les aides et les aidants des personnes handicapées, l’utilisation des matériels de compensation des handicaps, les facteurs d’entrée en institution et la vie en établissement [2], thèmes qui font l’objet de cet article.
Aides et aidants [3]
5L’enquête HID permet de distinguer les aides apportées en raison de l’état de santé de la personne handicapée de celles qui leur sont apportées en dehors de tout problème de santé [4]. Elle comporte une série de questions qui ont été posées à l’aidant principal non professionnel, dans le cas où la personne était aidée par un membre de son entourage. Certes, cette enquête ne permet pas de quantifier le volume d’aide apporté par les différents aidants, ces données étant fournies par ailleurs par d’autres enquêtes [5].
40 % des adultes handicapés vivant en milieu ordinaire sont « aidés »…
6L’analyse des données de l’enquête HID relatives aux adultes handicapés (âgés de 20 à 59 ans) vivant en milieu ordinaire fait apparaître que 40 % de cette population, soit 760 000 personnes, déclarent être régulièrement aidées afin d’accomplir certaines tâches de la vie quotidienne en raison de leur état de santé (Dutheil, 2002). Parmi celles-ci, une personne handicapée motrice sur cinq vivant à domicile bénéficie de l’aide d’un tiers pour réaliser des activités de la vie quotidienne (Peintre, 2002).
7Les adultes handicapés aidés déclarent un nombre de déficiences plus important que ceux qui ne bénéficient pas d’une aide (2,8 déficiences contre 1,8). Les premiers sont un quart à indiquer quatre déficiences ou plus, les seconds n’étant que 10 %. Par ailleurs, les personnes aidées déclarent plus fréquemment au moins une déficience psychique relevant de retards ou de pertes des fonctions intellectuelles supérieures (47 % contre 16 % pour les autres adultes handicapés).
8Seulement 23 % des personnes handicapées aidées exercent une profession, le plus souvent comme ouvriers et employés. Par ailleurs, 12 % de l’ensemble des personnes handicapées aidées sont placées sous un régime de protection juridique dont un tiers environ sont sous curatelle, alors que celles qui ne bénéficient pas d’aide ne sont que 2 % dans la même situation (Dutheil, 2002).
Le plus souvent de manière informelle…
9Les aidants sont beaucoup plus souvent des membres de l’entourage familial que des professionnels. Ainsi, parmi les personnes aidées, 62 % bénéficient d’une aide exclusive de leur entourage, appelée couramment « aide informelle », 13 % d’une aide uniquement professionnelle et 25 % combinent à la fois une aide informelle et une aide professionnelle (cf. tableau 1). Cette dernière peut être apportée par des professionnels du secteur paramédical (kinésithérapeute, infirmier…) ou des travailleurs sociaux (aide ménagère, auxiliaire de vie, assistante sociale…).
Type d’aide selon la déficience (adultes handicapés de 20 à 59 ans)

Type d’aide selon la déficience (adultes handicapés de 20 à 59 ans)
10Le recours à ces trois types d’aide, informelle, professionnelle et mixte, varie en fonction du type de déficience : par rapport à l’ensemble des adultes handicapés aidés, ceux qui présentent au moins une déficience motrice bénéficient un peu plus souvent d’une aide informelle (64 % contre 62 %) et nettement moins souvent d’une aide professionnelle (7 % contre 13 %). Quelle que soit leur déficience, 29 % des adultes handicapés de 20 à 59 ans, recourent à une aide mixte, combinant des formes d’aide professionnelle et informelle.
11Qui sont ces aidants non professionnels qui interviennent auprès des personnes handicapées ? Dans neuf cas sur dix, ce sont des membres de la famille : le conjoint (36 % des cas), les enfants (21 %) ou un ascendant (23 %), un frère, une sœur ou un autre parent (13 %) voire un(e) ami(e) ou un(e) voisin(e) (7 %). Par ailleurs, les aidants informels sont, pour plus de la moitié d’entre eux, des femmes (63 %). Quand l’aide provient des enfants, dans 75 % des cas, ce sont les filles (ou belles-filles) qui occupent le rôle d’aidant.
Toutefois, selon la configuration du ménage dans lequel vivent les adultes handicapés, ce ne sont pas les mêmes personnes qui aident : le voisinage est surtout très présent auprès des personnes vivant seules (36 % des cas).
Pour les tâches ménagères et les courses
12Quelle que soit la forme d’aide, professionnelle ou informelle, les personnes aidées le sont, le plus souvent, pour les tâches ménagères (72 % des adultes handicapés aidés) et les courses (65 %). Viennent ensuite la gestion du budget et les « papiers » (59 %), les visites chez le médecin et, plus largement, les problèmes de santé (50 %) puis les soins personnels (44 %) et les sorties du logement (38 %).
13Au sein de la seule population de personnes handicapées motrices étudiée par l’Association nationale des centres régionaux pour l’enfance et l’adolescence inadaptées (ANCREAI) [6], 16 % bénéficient d’une aide pour le ménage et 15 % pour les courses (Peintre, 2002).
14Si, quelle que soit la nature de l’aide apportée et la tâche réalisée auprès de la personne handicapée, les aidants sont majoritairement des membres de l’entourage, l’aide professionnelle est toutefois toujours plus importante pour les activités telles que « la gestion du budget » (71 % des personnes aidées) et « la défense des droits et intérêts » (69 %). Par contre, pour les soins personnels, les aidants professionnels sont minoritaires ; ils assistent 11 % des personnes handicapées contre 45 % pour les membres de l’entourage (tableau 2).
Répartition des personnes aidées à domicile pour chacune des activités, en fonction du type d’aide reçue (adultes handicapés de 20 à 59 ans)

Répartition des personnes aidées à domicile pour chacune des activités, en fonction du type d’aide reçue (adultes handicapés de 20 à 59 ans)
Les déterminants du recours aux aidants professionnels
15En règle générale, plus que le niveau de dépendance, la configuration familiale de la personne aidée semble déterminante quant au recours à une aide professionnelle. Ainsi, les personnes isolées ont plus souvent recours uniquement à une aide professionnelle (36 % des cas). Toutefois, dans tous les cas, l’aide de l’entourage prédomine.
16Par ailleurs, le recours à des professionnels varie selon le milieu social du ménage au sein duquel vit l’adulte handicapé. Les cadres, les professions intellectuelles et professions intermédiaires (46 %) y recourent plus souvent que les employés et les ouvriers (35 %).
17L’aide familiale est le plus souvent gratuite : 96 % des personnes aidées par leur famille déclarent ne pas la rémunérer (Roussel, 2002). L’aide professionnelle suppose le plus souvent une participation financière des personnes aidées. Néanmoins, 31 % des personnes recourant à une aide professionnelle déclarent ne pas la rémunérer directement. Sans doute, s’agit-il d’interventions effectuées par des personnes salariées par une association d’aide à domicile. Au total, ce sont les deux tiers des personnes aidées qui font exclusivement appel à une aide gratuite alors qu’une faible proportion (7 % des personnes aidées) rémunèrent simultanément une aide familiale et une aide professionnelle.
L’aide informelle : un fardeau pour les aidants ?
18Les incidences de l’aide sur la vie personnelle des aidants informels ne sont pas négligeables et ont pu être explorées dans l’enquête HID 1999 à domicile ; en effet, les enquêteurs ont demandé aux adultes handicapés aidés de désigner, parmi leurs aidants non professionnels, « l’aidant le plus proche » ou aidant principal qui a été ensuite interrogé. La moitié des aidants principaux ainsi désignés sont les conjoints [7], un quart étant les ascendants et 10 % les enfants.
19Les conséquences du rôle d’aidant sont diverses et peuvent être vécues de manière négative mais parfois positive. Ainsi, pour les personnes qui sont encore actives, la fonction d’aidant peut impliquer des aménagements d’horaires de travail ou des réductions d’horaires (c’est le cas de 24 % des aidants principaux), voire de cessation de toute activité professionnelle (citée par 13 % des aidants). Les suppressions et/ou restrictions de sorties des aidants sont fréquemment signalées comme la conséquence du soutien apporté, encore plus souvent quand il s’agit des conjoints que des ascendants de la personne aidée (89 % contre 71 % des répondants). Bien d’autres conséquences ont été déclarées par les aidants principaux, telles que la « perte des contacts avec les amis » (10 % des répondants), « l’altération du bien-être physique ou moral » (six ascendants sur dix et cinq conjoints sur dix).
Mais la fonction d’aidant peut être vécue de manière très positive : six aidants sur dix affirment « avoir acquis davantage de force de caractère, de patience et de tolérance », et cinq sur dix ressentent même un « sentiment de satisfaction » pour l’aide apportée à un membre de leur entourage.
L’utilisation de matériels de compensation des handicaps
20Il est reconnu aujourd’hui que les matériels dits « de compensation des handicaps » constituent, avec les aménagements du logement et de son accès, l’un des éléments clefs des stratégies d’autonomisation des personnes handicapées. Ces matériels englobent l’ensemble des techniques, des produits et des services qui visent à compenser une déficience totale, partielle ou provisoire d’une fonction ou d’un organe [8].
21Depuis plusieurs années, l’accès à ces moyens de compensation a fait l’objet de réflexions au sein de groupes de travail qui ont reconnu la sous-utilisation d’aides techniques en regard des besoins exprimés, notamment en raison de leur coût pour les usagers. L’utilisation de l’une ou l’autre forme de compensation des handicaps concernerait 6 millions de personnes en France, utilisation dont la fréquence s’accroît fortement avec l’âge (Roussel, 2002).
22Le questionnaire de l’enquête HID explore de manière détaillée non seulement les utilisateurs des matériels de compensation des handicaps et leurs caractéristiques mais également l’estimation des besoins et les taux de satisfaction pour chaque type de matériels [9]. Nous reprendrons quelques observations du Centre technique national d’études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI) [10], en comparant les résultats qui concernent, d’une part, les personnes à domicile et, d’autre part, celles qui sont en institution [11].
23Au sein de la population à domicile, seulement 16 % des répondants ont déclaré être usagers d’une aide technique ou d’une forme quelconque de matériel de compensation des handicaps. Ce chiffre contraste avec celui qui concerne la population en institution : le recours aux aides techniques y est beaucoup plus fréquent qu’à domicile, ce qui n’est guère surprenant : 65 % de la population en institution a recours à un (ou des) appareillage(s) et/ou une (des) aide(s) technique(s) (Roussel, 2002).
24À domicile, en effectifs redressés, d’après les déclarations des répondants, il y aurait 1,8 million d’utilisateurs d’environ 2 millions d’aides techniques. Parmi celles-ci, 90 % sont les aides les plus légères destinées aux personnes les moins dépendantes (cannes et béquilles). Par ailleurs, en effectifs redressés, à domicile, environ 1 million de personnes (2,2 % de la population totale) auraient l’usage d’une prothèse (membre supérieur, membre inférieur ou autre). Enfin, les aides destinées à compenser l’incontinence concernent presque 3 % de la population à domicile, quel que soit le système technique ou la protection utilisée.
En institution, la proportion des utilisateurs d’aides techniques est élevée : 43 % des pensionnaires utilisent une aide à la mobilité (dont 34 % ont recours à des cannes et béquilles) ; 7 % utilisent une prothèse. Les aides au transfert (pour le lever et le coucher) concernent 8 % de la population institutionnalisée mais les aides à la communication ne sont utilisées que par 2 % de cette population. Quant aux aides destinées à pallier l’incontinence, elles concernent 40 % de la population vivant en établissement.
La complainte des usagers
25Les taux de satisfaction relatifs à l’utilisation des matériels sont très contrastés selon le lieu de vie de la personne (Roussel, 2002) : ainsi en institution, les aides aux transferts tels que les lève-personnes, donnent satisfaction à la fois aux personnes handicapées et à leurs aidants professionnels qui en sont souvent les co-utilisateurs, les taux d’insatisfaction ne dépassant pas 22 % ; mais les mêmes aides au transfert utilisées à domicile semblent loin de satisfaire les personnes aidées ou leurs aidants informels. Ce constat pourrait s’expliquer par un meilleur accompagnement et une meilleure prise en compte des besoins des personnes handicapées en institution et des difficultés des professionnels qui les aident. En effet, les professionnels qui interviennent auprès des personnes institutionnalisées semblent être de puissants contributeurs à l’adaptation des aides techniques (Le Borgne-Uguen, Pennée, 2002).
26Plus généralement, les aides techniques et appareillages coûteux, tels que les fauteuils roulants électriques, voitures spéciales ou adaptées, etc., figurent parmi les matériels de compensation des handicaps pour lesquels les taux de satisfaction sont les moins élevés.
27Quant aux aides à la communication, quatre fois plus utilisées en institution qu’à domicile, elles sont loin de couvrir les besoins, y compris pour des aides courantes telles que les aides optiques et les appareils auditifs.
28Mais les taux de satisfaction les plus bas concernent les aides utilisées pour la manipulation des livres, telles que les tourne-pages, qui ne satisfont qu’une personne sur cinq, que ce soit à domicile ou en institution. Sans doute faut-il s’interroger sur l’efficacité des circuits de distribution des aides techniques et sur les compétences des revendeurs de matériels coûteux et souvent mal remboursés par l’assurance maladie ?
Les déterminants de l’institutionnalisation
29Plusieurs recherches ont porté sur le rôle des déterminants non médicaux dans l’institutionnalisation des personnes handicapées. L’une des hypothèses est que le choix du placement institutionnel pourrait s’expliquer par l’insuffisance du réseau relationnel, insuffisance souvent non compensable puisque le niveau de ressources est lui-même insuffisant, plus que par l’ampleur des incapacités. Ceci n’exclut évidemment pas d’autres facteurs, telle l’offre institutionnelle (Roussel, 2002). L’enquête HID en institution permet d’explorer cette question dans la mesure où elle fournit des données détaillées sur les caractéristiques sociales et familiales des personnes placées ainsi que sur leur réseau relationnel. Commençons par examiner le poids des incapacités dans la population institutionnalisée.
30Au sein de l’ensemble de la population HID institutionnalisée, les effectifs les plus nombreux se trouvent chez les personnes présentant des déficiences intellectuelles et chez les personnes déclarant des déficiences mentales. Les personnes de 20 à 70 ans déclarant exclusivement des déficiences motrices ne représentent que 2,7 % de l’effectif brut. Par ailleurs, la part des personnes présentant principalement des déficiences intellectuelles ou mentales est largement concentrée sur les plus jeunes tranches d’âge.
31Par contre, le poids des associations de déficiences est important ; elles concernent 60 % des individus. Ainsi, au sein de la population institutionnalisée, âgée de 20 à 70 ans, présentant des déficiences motrices, la part des déficiences motrices non accompagnées d’autres déficiences est faible, et ce, dans chacune des tranches d’âge, même si on constate une augmentation de cette part au fur et à mesure de l’avancée en âge (Roussel, 2002).
L’isolement, situation dominante en institution ou facteur d’entrée en institution ?
32Dans les établissements pour adultes handicapés, le célibat est omniprésent (96 % des pensionnaires) ; seulement 5 % des personnes déclarent vivre en couple, 23 % « avoir un(e) petit(e) ami(e) » et 4 % ont déclaré avoir vécu en couple précédemment. C’est la fréquence de la déclaration d’un « petit ami » qui caractérise cette population. D’autant que la proportion dépasse 35 % dans les foyers d’hébergement qui accueillent la fraction la moins lourdement handicapée parmi les adultes vivant en institution (Peintre, 2002).
33Sur l’ensemble de la population institutionnalisée présentant une déficience motrice et âgée de 20 à 70 ans, la proportion de personnes isolées (célibataires, veuves, divorcées, séparées) est de 92 %. Les personnes sans famille proche sont, en conséquence, très largement surreprésentées au sein de la population en institution.
34La population adulte hébergée en institution apparaît comme une population généralement désavantagée par son isolement conjugal et sa situation sociale. Ce constat rejoint les résultats de nombreux travaux qui ont montré, dans le cas des personnes âgées, que le degré d’incapacité des personnes âgées n’était pas le seul facteur d’entrée en établissement. Parmi les facteurs prédictifs de placement des personnes âgées, figurent le besoin d’aide pour les courses et, dans une moindre mesure, pour l’habillage et pour les sorties, la solitude, la nécessité d’avoir recours à des voisins ou amis, la faiblesse du soutien familial.
35En fait, l’enquête HID ne permet pas d’explorer stricto sensu le rôle des conditions de vie familiale sur l’accès au placement car les questions sont destinées à renseigner sur le maintien des contacts de personnes en établissement et non sur les causes d’entrée en institution. Toutefois, il est possible d’étudier, au travers des situations qui perdurent, certaines caractéristiques de la vie familiale susceptibles d’expliquer le placement en institution de personnes dont on suppose, a priori, qu’elles auraient préféré une vie autonome ou familiale.
36P. Roussel et J. Sanchez (2002) avancent que « les personnes isolées présenteraient un risque d’entrée en institution plus élevé que les personnes non isolées ». Ce risque relatif serait d’autant plus grand que les incapacités sont faibles. Mais l’isolement n’est pas seulement un facteur de placement institutionnel. Il peut aussi être le résultat de l’incapacité des personnes. En effet, il semblerait que plus l’incapacité est forte, plus le risque de n’avoir pu former de couple, est élevé. Dans ce cas, forte incapacité et fort taux d’isolement vont de pair, y compris chez les personnes en institution. Ce phénomène peut masquer l’accroissement du risque relatif à l’entrée en institution chez les personnes à faible taux d’incapacité.
Par ailleurs, la population des personnes handicapées motrices en institution paraît massivement marquée par l’absence d’enfants, constat lié à la surreprésentation de personnes ne vivant pas, ou plus, de vie de couple.
Prédominance en institution des catégories sociales défavorisées
37Tout comme la rareté des personnes en couple, on observe, au sein de la population en institution (enfants et adultes), la très forte représentation des catégories ouvrières et sans profession, la faible représentation des cadres, la faible part des catégories d’employés. Ainsi que la forte part des personnes sans activité professionnelle.
38L’exploitation de l’enquête 1998, menée auprès des résidents d’institutions, avait déjà mis en évidence des écarts considérables en matière de « prévalence de résidence en institution pour enfants handicapés ». Un enfant d’ouvrier est sept fois plus fréquemment pensionnaire d’un établissement pour handicapés qu’un enfant de cadre (Mormiche, 1999). Plus précisément, dans les établissements pour enfants handicapés (pour lesquels le milieu est déterminé par la profession des parents), 59 % des pensionnaires sont issus du monde ouvrier, contre 4 % originaires de familles de cadres ou professions libérales. Deux explications non exclusives peuvent être invoquées, soit qu’il y ait effectivement plus d’enfants handicapés dans le monde ouvrier, soit que leurs familles aient moins de possibilité de les garder à domicile.
Ces inégalités se renforcent à l’âge adulte : 89 % des hommes pensionnaires d’établissements pour handicapés sont classés en milieu ouvrier. Si l’on exclut ceux qui travaillent en Centre d’aide par le travail (CAT), qui sont tous classés comme ouvriers, la proportion demeure très fortement prédominante : ils sont encore 73 % de l’ensemble, alors que, dans l’ensemble de la population active, on comptait seulement 39 % d’ouvriers en mars 1998.
La vie en établissement
39Concernant la vie en établissement, on peut souligner l’importance des conditions d’obtention des réponses au questionnaire : 28 % des personnes handicapées adultes (de plus de 18 ans) ont répondu elles-mêmes à l’enquêteur ; plus d’un tiers des réponses ont été données en présence de la personne mais par un tiers, le plus souvent un membre de l’institution ; enfin, deux cinquièmes des personnes n’ont pas assisté au recueil des informations les concernant. Dans la mesure où le pensionnaire semblait parfois apte à répondre (Ralle et Thomas, 2001), faut-il voir là l’expression d’une liberté surveillée en institution ? En tout cas, cela incite à interpréter avec une certaine prudence la description de la vie en établissement dans la mesure où les appréciations des professionnels peuvent parfois être différentes de celles des personnes elles-mêmes.
La sociabilité
40Quelques aspects de la vie en établissement ont pu être explorés dans l’enquête HID à partir de plusieurs questions qui permettent d’étudier la sociabilité des personnes, à savoir les contacts avec les membres de la famille [12], la participation à des activités de loisirs ou culturelles, la fréquence des séjours avec les proches ou en vacances.
41Pour P. de Colomby et A. Giami (1999), l’isolement social des adultes en institution paraît assez rare : les trois quarts des hommes et près de 80 % des femmes déclarent avoir des contacts fréquents avec leur famille. Mais cette proportion décroît cependant avec l’âge des pensionnaires. Par contre, ce que les auteurs appellent la sociabilité « générale », c’est-à-dire les contacts avec des amis, des voisins ou des collègues paraît se situer à un niveau nettement plus faible : seulement 40 % des répondants disent avoir ce type de contacts, qui diminuent d’ailleurs avec l’âge des répondants. Par ailleurs, la grande majorité des répondants affirme pouvoir recevoir des amis ou des proches dans la journée, deux tiers des répondants déclarant pouvoir inviter à déjeuner au sein de l’institution. Il s’agit surtout des enfants en institut de rééducation et en établissement d’éducation spéciale pour déficients intellectuels ou d’éducation sensorielle pour déficients auditifs [13].
42En ce qui concerne les vacances, près de 40 % des adultes en institution déclarent ne jamais partir pour un séjour de vacances et les deux tiers ne pas avoir passé de nuit hors de l’institution au cours des quinze derniers jours. Enfin, seuls 16 % des répondants déclarent disposer d’un téléphone « privatif ».
43Quant aux enfants, près de quatre cinquièmes d’entre eux rentrent au moins une fois par semaine chez eux, mais 12 % n’y reviennent qu’une fois par mois (Monteil, 2001). Les enfants polyhandicapés rentrent encore moins fréquemment dans leur famille sans doute en raison de la lourdeur de leur handicap et des difficultés liées à leur transport.
44C. Monteil s’est penché sur la fréquentation des salles de cinéma ou l’assistance à des séances de cirque pour des enfants handicapés en internat ; les résultats semblent globalement comparables à ceux des enfants du même âge : un peu plus de 60 % d’entre eux vont au cirque au moins une fois par an, et un peu moins de 20 % au moins une fois par mois. Les plus favorisés sont les enfants handicapés en institutions pour déficients moteurs, en instituts de rééducation et en établissements pour déficients auditifs qui sont près de 70 % à aller au cinéma au moins une fois par an [14]. Ce sont les enfants en instituts pour polyhandicapés qui vont le moins souvent au cinéma : moins d’un enfant sur deux y va une fois par an.
45Chez les adultes en institution, la fréquence des sorties est faible : les deux tiers de ceux qui ont affirmé voir des spectacles disent que cela ne leur arrive, au mieux, que quelques fois par an (et 30 % moins d’une fois).
Le sport est largement pratiqué par les enfants handicapés en institution : deux tiers des enfants en internat âgés de 10 à 20 ans en pratiquent un. Cette proportion apparaît proche de celle observée pour l’ensemble des enfants du même âge. Le football est le sport le plus courant, suivi par la natation. Ce sont les enfants accueillis en instituts de rééducation et en établissements d’éducation sensorielle qui pratiquent le plus souvent un sport, dont 75 % à titre régulier. Ceux dont la pratique sportive est la moins fréquente sont les enfants en établissements pour déficients moteurs (54 % de pratiquants réguliers) et pour enfants polyhandicapés (42 %).
Dans des institutions souvent isolées
46Moins de 20 % des personnes adultes interrogées déclarent vivre dans des institutions proches à la fois d’un moyen de transport public, de commerces, d’un café et d’un jardin public, donc de l’ensemble des lieux de sociabilité renseignés par l’enquête. À l’inverse, près de 15 % des répondants affirment que leur institution d’accueil est située à plus de 500 mètres de ces lieux (Monteil, 2001).
47Pour 12 % des enfants en internat pour lesquels des réponses ont été recueillies dans le cadre de l’enquête HID, l’arrêt de transport en commun le plus proche est à plus de 5 km et, pour 20 % d’entre eux, il est à plus de 2 km. Ce qui ne favorise guère les visites des proches ni les sorties des adolescents.
Conclusion
48L’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » de l’Insee ouvre de nouvelles perspectives en documentant de nombreux aspects des modalités de prise en charge et de la vie quotidienne des personnes handicapées, quel que soit leur lieu de vie, individuel ou collectif.
49Selon cette enquête, pour les deux tiers des adultes âgés de 20 à 59 ans vivant à domicile qui bénéficient d’une aide humaine, il s’agit souvent d’une aide informelle, apportée par un membre de la famille. Les appareillages et aides techniques constituent également une aide à la compensation des handicaps davantage répandue en institution qu’à domicile, en raison, notamment, du coût des matériels pour l’usager. Les aides les plus utilisées sont celles destinées à pallier l’incontinence et les aides à la mobilité (cannes, béquilles). Les taux d’insatisfaction des besoins en aides techniques sont nettement plus élevés à domicile qu’en institution. Les aidants informels seraient-ils des contributeurs moins pertinents que les professionnels pour le choix et l’appropriation des aides techniques ?
50La sociabilité des personnes institutionnalisées apparaît bien limitée. En effet, la population adulte hébergée en institution est généralement désavantagée par son isolement conjugal (96 % des pensionnaires sont célibataires) et sa situation sociale (les trois quarts appartiennent à la catégorie des ouvriers). Les contacts avec des amis, des voisins, des ex-collègues s’espacent avec l’âge ; la fréquence de sorties est faible. L’isolement social serait-il une cause tout autant qu’une conséquence de l’entrée en institution ?
Au-delà des logiques économiques ou administratives qui déterminent le choix d’un lieu de vie, à côté des aides humaines et des aides techniques, le rôle de l’isolement social semble important.
Notes
-
[*]
Directrice de recherches à l’Inserm ; MATISSE – Université Paris I (UMR CNRS n° 8595).
-
[1]
Sur le schéma général et la méthodologie des enquêtes HID, cf. Courrier des Statistiques, n° 87-88, décembre 1998 ou C. Goillot, P. Mormiche, Enquête HID auprès des personnes vivant en domicile ordinaire en 1999, Insee Résultats, n° 6, septembre 2002, p. 7-13.
-
[2]
Cette présentation s’appuie sur plusieurs travaux d’exploitation de l’enquête HID. Nous espérons ne pas avoir trahi la pensée de leurs auteurs : P. de Colomby, N. Dutheil, A. Giami, M. Le Vaillant, C. Monteil, P. Mormiche, C. Peintre, P. Ralle, P. Roussel, J. Sanchez.
-
[3]
Ce paragraphe reprend les travaux de N. Dutheil (DREES). Les résultats présentés ici sont issus de la deuxième vague de l’enquête HID, réalisée fin 1999, auprès de 20 000 personnes handicapées vivant à domicile. L’échantillon comprend 2 985 personnes âgées de 20 à 59 ans ayant une reconnaissance administrative de leur handicap.
-
[4]
La question était ainsi formulée : « y a-t-il une ou des personnes qui vous aident régulièrement à accomplir certaines tâches de la vie quotidienne en raison d’un handicap ou d’un problème de santé ».
-
[5]
L’enquête « Conditions de vie des ménages » de l’Insee, réalisée en mai 1999, comportait un volet consacré aux services de proximité incluant des questions sur les volumes d’aide.
-
[6]
Étude réalisée dans le cadre de l’appel d’offres de l’Association des paralysés de France (APF/1999).
-
[7]
Toutefois, les personnes aidées vivant en couple n’ont pas toujours désigné leur conjoint comme aidant principal.
-
[8]
On distingue classiquement l’appareillage des aides techniques et, au sein de cette dernière catégorie, les « produits pour mieux vivre » (aides techniques banalisées), typologie adoptée dans le rapport de M. Conte sur Les aides techniques et les produits pour mieux vivre du ministère du Travail et des Affaires sociales (1995).
-
[9]
Module D : « aides techniques et aménagements du logement ».
-
[10]
Cf. La compensation des incapacités au travers de l’enquête HID, P. Roussel, étude réalisée dans le cadre de l’appel d’offres de l’APF (1999).
-
[11]
À partir des premières vagues de collecte 1998 et 1999.
-
[12]
P. De Colomby, A. Giami, « Relations socio-sexuelles des personnes handicapées », in C. Colin, R. Kerjosse, « Handicaps, incapacités, dépendance », Document de travail, série « Études », DRESS, n° 16, juillet 2001, p. 41-58.
-
[13]
L’une des questions est « Pouvez-vous recevoir des amis ou proches dans la journée ? ».
-
[14]
L’enquête HID ne permet pas de savoir si la fréquentation des spectacles se fait au sein de l’institution ou en dehors.