CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Est-ce faire preuve d’opportunisme que de présenter aux lecteurs de la Revue française des Affaires sociales un numéro consacré à l’éthique médicale et biomédicale ? Pourtant, n’est-il pas frappant de constater la multiplication des références à « l’éthique », jamais définie, jusque dans les moindres faits sociaux, (la Ligue française de football annonçait en début d’année la constitution d’une commission d’éthique du football professionnel) comme si le mot même, par quelque pouvoir magique, était l’assurance d’une aptitude enfin trouvée à surmonter les contradictions d’un monde complexifié, pour y repérer la voie juste.

2Au carrefour de la philosophie, de la morale et du droit, l’éthique paraît comme un défi et un idéal, ce mystérieux « supplément d’âme » qui permettrait la solution sage des dilemmes humains.

3Si ce surgissement de l’éthique appliquée au domaine médical et biomédical dans la seconde moitié du XXe siècle est assez clairement repérable, il y a dans sa genèse des fais explicatifs irrécusables. Le premier est, sans conteste, l’accélération des découvertes et la complexification des savoirs, résumées dans un mot qui, par lui-même, crée débat : le progrès.

4Le second est l’ambivalence de ce progrès : donner des chances naguère insoupçonnées à la vie et faire reculer la maladie ou la mort peut aussi s’identifier à la souffrance ou au malheur. L’incertitude du bien ou sa grande relativité a comme fragilisé une confiance dans la science qui gouvernait les esprits, particulièrement depuis une vingtaine d’années avec le développement des biotechnologies et de la biomédecine.

5Face à tant d’espoirs qui pouvaient se muer en autant de risques, des encadrements ont vu le jour, tel le pionnier, le Code de Nuremberg. Toutefois, ils mettaient en lumière deux impératifs : un système normatif, s’il vise l’effectivité, doit trouver son expression soit au plus près des professionnels impliqués en leur laissant une prise sur sa régulation, soit aussi en cherchant, à l’heure de la mondialisation, des principes directeurs universellement partagés : le Conseil de l’Europe ou l’Unesco, sont à ce titre, devenus des instances incontournables du débat éthique. Au niveau européen, un large débat est en cours sur l’encadrement bioéthique des recherches s’inscrivant dans les programmes européens.
Au plan plus spécifiquement français, si débattre de la décision médicale est resté longtemps l’affaire des seuls professionnels, la discussion tend à se complexifier, avec notamment la mise en place de comités d’éthique hospitaliers puis, pour la biomédecine, avec les comités consultatifs de protection des personnes dans le cadre des lois dites « Huriet » du 20 décembre 1988 et avec l’ensemble des « lois bioéthiques » :

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  • 1er juillet 1994 : traitement des données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé ;
  • 29 juillet 1994 : respect du corps humain : don et utilisation des éléments et produits du corps humain ; assistance médicale à la procréation et diagnostic prénatal ;
  • un premier débat parlementaire s’est tenu à l’Assemblée nationale fin janvier sur la révision de ces lois.
L’évolution française, au plan normatif, révèle deux tendances :

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  • d’un centrage initial sur les devoirs des médecins, l’accent est porté à présent sur les droits du patient ;
  • le droit de la personne sur son corps est garanti par la loi et protégeable y compris devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Cependant, l’extrême compétition internationale des chercheurs en sciences de la vie et des industriels pousse sans cesse à l’autorisation de nouvelles formes de recherche ; les débats actuels portant par exemple sur l’utilisation de centrales souches d’origine embryonnaire.

8Face à cette évolution normative, les débats qui l’ont accompagnée ont été nombreux, impliquant chercheurs, acteurs, et citoyens. Tout indique, à la lecture des revues ou des journaux, qu’ils sont loin d’être clos. Le célèbre arrêt Perruche marque à cet égard un sommet médiatique : la loi n’a-t-elle pas dû lui apporter spécifiquement réponse ?

9Le monde de la recherche française en sciences sociales, de son côté, s’est engagé, vers la fin des années quatre-vingt, dans une réflexion très éclatée sur l’éthique médicale. Dans le cadre du ministère en charge du sanitaire et du social, il est apparu qu’il était enfin temps de tenter de structurer un effort de recherche plus ambitieux, soucieux de pluridisciplinarité. Cette action a été conduite par la MiRe et en partenariat, à partir de 1993.

10L’achèvement du programme de recherches de la MiRe en 2001 dans le contexte de la révision des lois bioéthiques et de débats publics sur l’euthanasie ou le clonage qui se développaient dans de nombreux pays, mais sous des formes différentes, a été l’occasion de consacrer un numéro de la Revue française des Affaires sociales à un bilan de ces recherches, dont certaines font l’objet d’un article, et à la réflexion, qui se poursuit, sur l’éthique dans le domaine de la médecine et de la recherche médicale et biomédicale.
Ce numéro, qui a été préparé avec la collaboration de Catherine Grillot-Courvalin [1], Jean-Claude Henrard [2], Hélène Khodoss [3], et Elisabeth Zucker [4], s’articule, autour de quatre axes : les normes et le droit national et supra national, les questions d’éthique auxquelles sont confrontés le système de soins et ses acteurs, d’une part, et la recherche médicale, d’autre part et enfin les enjeux de la recherche et du débat sur l’éthique dans ces domaines. L’objectif n’est pas de présenter au lecteur un dossier exhaustif sur cette question délicate mais d’ouvrir ce numéro à une confrontation pluridisciplinaire de recherches, d’expériences et de points de vue « à la recherche de normes meilleures par le va-et-vient entre doctrines et cas concrets » (Anne Fagot-Largeault).

Normes et droit

11La régulation des pratiques biomédicales dépend d’un ensemble de normes diverses nationales et internationales. Complémentarité et concurrence de ces normes se combinent, constate Brigitte Feuillet-Le Mintier, qui souligne l’importance des normes para-juridiques internationales élaborées par des instances essentiellement non gouvernementales. Jean-Pierre Duprat met en lumière les interactions complexes existant entre ces différentes catégories normatives – et parfois contradictoires « comme si le monde du vivant perturbait le mode opératoire des instruments juridiques » – et s’interroge : « les prescriptions juridiques les plus rigides s’avèrent trop souvent dépourvues d’effets réels » alors qu’un droit « mou » peut, par son mode d’élaboration, « susciter un effet obligatoire inattendu ».

12En France, les évolutions scientifiques et techniques les plus récentes ont révélé de nouvelles questions que les lois de 1994 n’avaient pas pu traiter. Hélène Khodoss présente dans ce numéro les grandes thématiques du projet de loi relatif à la bioéthique, voté en première lecture par l’Assemblée nationale en janvier 2002 ; elles restent les mêmes qu’en 1994 : la génétique humaine, le don et l’utilisation des éléments et produis du corps humain, la médecine de la reproduction (notamment l’assistance médicale à la procréation et le diagnostic prénatal) sujet sur lequel se sont focalisés l’intérêt et le débat ainsi que sur une thématique nouvelle : celle de la recherche sur l’embryon.

Étique et pratiques médicales

13Jean-Christophe Mino et Kristina Orfali analysent ce qu’est l’éthique clinique en France et aux États-Unis. Le premier a mené une étude sur la place et les activités des comités hospitaliers d’éthique clinique aux États-Unis où ils sont très répandus et en France où ils sont rares. Jean-Christophe Mino aborde cette situation par une approche comparative de certaines caractéristiques de l’histoire du mouvement bioéthique et des règles juridiques encadrant l’exercice de la médecine et de leurs fondements culturels et repère des signes de « transformations récentes de la pratique médicale en France et dans la majorité de pays occidentaux dont l’autonomie semble évoluer ». Kristina Orfali, quant à elle, rend compte de l’institutionnalisation progressive aux Etats-Unis de l’ingérence profane, non seulement dans la sphère médicale mais aussi au sein de la décision médicale elle-même, par la reconnaissance légale de l’autonomie du malade dans un premier temps, puis par celle d’une légitimité de la famille à intervenir, et finalement par le recours au social par le biais de l’éthique clinique, « sorte d’intervention démocratique » « qui est un recours et une aide à la décision, autant pour les équipes que pour les malades et leurs proches ».

14L’intervention médicale lors de la naissance et de la fin de vie suscite de nombreuses questions éthiques dont certaines sont présentées dans ce numéro.

15En ce qui concerne la naissance, l’accent est porté par les auteurs qui expriment ici leurs points de vue, sur le débat qu’a suscité l’arrêt Perruche qui mit fin en septembre 2000 à sept ans de procédures contradictoires et sur la loi du 4 mars 2002. « Au nom des mêmes principes d’égale dignité des personnes et de respect des handicapés, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire et la représentation nationale parvinrent à des résultats contradictoires » conclut Jean-Paul Amann qui ajoute que l’arrêt Perruche « a été rejeté parce qu’il est resté incompréhensible pour l’opinion et qu’il paraissait favoriser à la fois le renoncement à la solidarité vis-à-vis des handicapés et un traitement »eugénique« du problème du handicap. » Après avoir montré les motifs essentiels qui justifient, à ses yeux, tant la critique de la jurisprudence civile que celle de la loi, Catherine Labrusse-Riou propose un autre fondement juridique à la responsabilité médicale qu’elle considère nécessaire mais aussi de « disjoindre le préjudice lié au handicap de l’impossibilité de l’interruption de grossesse et de fonder la responsabilité du médecin sur la charge exceptionnelle d’entretien, obligation légale des parents et créance de l’enfant, le médecin ayant commis la faute d’induire les parents en erreur sur l’état de leur enfant et ce qu’il exigerait d’eux ».

16L’intervention des médecins à la fin de vie, est abordée sous l’angle de deux problématiques que l’on oppose souvent : les soins palliatifs et l’euthanasie. « Aller à la rencontre d’une personne en fin de vie » : Dominique Jacquemin en souligne la difficulté pour le soignant au cœur d’une médecine technique mais il ajoute que la pratique des soins palliatifs « qui instaurent, au cœur de la médecine, une interrogation sur le temps, le corps, la maîtrise et le rapport à la normativité, permet de réinscrire une interrogation à portée éthique et philosophique au cœur de l’acte de soin. » Après une expérience de vingt années de soins palliatifs et de pratique gériatrique, Renée Sebag-Lanoë nous fait partager sa réflexion et ses choix en faveur « des soins palliatifs et de l’accompagnement, joints au questionnement éthique personnalisé sur les soins, qui permettent de donner au respect de la vie et de la mort d’un individu, une signification plus profonde et plus aboutie » et « d’éviter dans la pratique quotidienne des soins, tout à la fois, les démarches d’acharnement thérapeutique déraisonnables et les actes d’euthanasie. »

17Les Pays-Bas ont, quant à eux, légalisé récemment (la loi est entrée en vigueur en 2002) la pratique, dans certaines conditions strictes, de l’euthanasie par des médecins. John Griffiths souligne que cet encadrement légal n’a pas mis fin aux débats dans ce pays où des questions demeurent, notamment la prise en compte de la souffrance psychologique et des demandes des « fatigués de la vie ». Le contrôle des pratiques d’euthanasie semble connaître des difficultés.

18Dans le cadre de la réflexion sur les pratiques, deux questions importantes sont également développées : la gestion des greffes d’une part et la médecine prédictive d’autre part.
Alors que l’écart entre le nombre croissant de candidats à la greffe et le nombre d’organes prélevés ne cesse de croître, les organismes chargés de l’organisation du prélèvement et de la greffe ont développé des systèmes, parfois complexes, qui intègrent les nombreux critères médicaux, éthiques et logistiques qui doivent être pris en compte, systèmes qu’analysent Christian Hiesse, Esmeralda Luciolli, et Didier Houssin.
À partir de travaux menés dans un centre de dépistage de pré-diabète, Claude Deschamps et Armelle de Bouvet, qui ont élaboré des «critères épistémologiques qui pourraient être particulièrement pertinents pour interroger des pratiques de médecine prédictive qui se construisent dans une logique entrepreneuriale en lien avec les industries de biotechnologie », nous convient à une réflexion critique sur le « recours privilégié fait à la génétique en médecine prédictive, et à ses possibles incidences en termes de représentations du vivant humain, de la maladie, de la santé, et de la médecine. »

Étique et recherche médicale

19Après avoir mené une étude qualitative sur le recueil du consentement des personnes-sujets de recherches biomédicales, Philippe Amiel affirme que la situation reste problématique, car basée sur un « quiproquo sur la réalité de la situation » et considère que « dans un grand nombre de cas, bien que toutes sortes de détails aient été expliqués par l’investigateur et compris par le patient-sujet, la situation a été identifiée de manière erronée. Le patient a consenti, mais à quoi ? » Il suggère qu’il appartient à la loi de contribuer à l’amélioration de la situation.

20« L’éthique a-t-elle droit de cité dans le droit des brevets ? » Maurice Cassier pose la question, car « l’incorporation des gènes humains dans la sphère de la propriété industrielle interroge les choix éthiques de la société ». Les différents principes éthiques que l’auteur dégage à savoir : « le caractère inaliénable et indisponible du corps humain et de ses éléments, le consentement des personnes sur les usages de leurs prélèvements, l’éthique du partage des connaissances, l’éthique médicale et l’accès aux soins sont [en effet] soumis à la pression du marché qui s’étend sur la recherche biomédicale et sur les inventions génétiques ». Il suggère la redéfinition de la norme de brevetabilité, « par exemple en proposant de réserver l’attribution des brevets aux seuls procédés d’obtention ou d’utilisation des séquences génétiques tandis que celles-ci seraient désormais non brevetables ».

Les enjeux de la recherche et du débat sur l’éthique médicale et biomédicale

21Le programme de recherche de la MiRe (cf. supra), qui a mobilisé des équipes de chercheurs en sciences sociales, sur le terrain de l’éthique médicale et biomédicale avait pour objet d’élargir les approches pratiquées jusqu’ici et de faire se rencontrer ces expertises nouvelles avec le vécu propre aux acteurs de santé et ainsi de structurer le champ de recherche. À l’issue de ces travaux, Elisabeth Zucker et Patrick du Cheyron concluent qu’il était bien nécessaire de convoquer toutes les disciplines et tous les savoirs sans esprit d’hégémonie, même s’il faut être attentif au fait que « le rassemblement de chercheurs appartenant à des disciplines différentes ne suffit pas à assurer la diversité. Ils peuvent être sur des positions par ailleurs très proches et se réclamer de modèles voisins alors que la variété de leurs disciplines peut faire illusion sur la largeur du spectre des points de vue sollicités ». Les auteurs constatent par ailleurs que « la sociologie dans ses diverses formes (sociologie morale, sociologie du droit, sociologie économique, sociologie des sciences, sociologie des organisations) et la science politique semblent avoir pris une large place dans le champ de l’éthique et gagné sur un domaine jusqu’alors partagé principalement par les philosophes et les historiens ou par les théoriciens du droit ». Le développement des recherches sur l’éthique a répondu à une nécessité face à une perte des repères habituels de la décision et de l’action, considère Patrick Guyomard qui a été le président du comité scientifique de ce programme de recherche, mais pour que l’éthique ne soit pas détournée et instrumentalisée à des fins normatives de « bonne pratique », « il faut une éthique du rapport à l’éthique » ajoute-t-il.

22La divergence des normes d’un univers culturel à l’autre, l’inadéquation de normes anciennes à des situations nouvelles induites par les évolutions techno-scientifiques peuvent inquiéter. Au contraire elles doivent « inciter à la créativité éthique et à corriger des normes qui, à l’épreuve de la réalité, ont révélé leur imperfection. C’est la voie d’une éthique appliquée qui accepte la démarche tâtonnante de bas en haut. Par le va-et-vient entre doctrines et cas concrets, le débat éthique contemporain s’est considérablement enrichi et nuancé, à la recherche de normes meilleures » conclut Anne Fagot-Largeault.

Notes

  • [*]
    Chargé de mission à la MiRe/DREES, ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées ; il a co-animé le programme « Éthique médicale » de la MiRe (1995-2001) ; et a collaboré à l’élaboration du présent numéro.
  • [1]
    ANRS.
  • [2]
    AP-HP Sainte-Perrine.
  • [3]
    DGS.
  • [4]
    DIV ; initiatrice du programme de recherche de la MiRe.
Patrick du Cheyron [*]
  • [*]
    Chargé de mission à la MiRe/DREES, ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées ; il a co-animé le programme « Éthique médicale » de la MiRe (1995-2001) ; et a collaboré à l’élaboration du présent numéro.
Françoise Leclerc
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.023.0009
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