CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Gouverner la sécurité sociale, Bruno Palier, PUF, collection « Le Lien social », 2002, Paris

1Façons de faire et de penser la protection sociale : l’évolution du système français en comparaison internationale

2L’ouvrage que Bruno Palier a tiré, aux PUF, de sa thèse de science politique [1], prend d’emblée sa place au sein du petit nombre des ouvrages de référence consacrés à la protection sociale en France. Il est extrêmement intéressant, à de multiples titres. Tout d’abord, la perspective théorique de science politique qu’il y déploie, dans le but explicite de situer le cas français en comparaison internationale [2], est originale et féconde. Ensuite, il choisit d’aborder la protection sociale dans son ensemble, ce qui lui permet de resituer un grand nombre des travaux sectoriels récents ou plus anciens, dans une vision réellement « compréhensive ». Pour cela, il prend soin de rassembler, dans tous les secteurs de la protection sociale, des données empiriques variées, d’une grande richesse et souvent fort bien mises à jour. Toutes les politiques sociales françaises sont envisagées ici – certes avec un degré d’approfondissement varié – et non pas, comme pourrait le faire croire le titre de l’ouvrage, seulement les politiques de sécurité sociale. Gouverner la sécurité sociale devrait donc s’inscrire parmi les toutes premières priorités de lecture pour les lecteurs de la Revue française.

3Avant de resituer (deuxième partie, chapitres 2 et 3) la protection française dans son histoire depuis le plan de sécurité sociale de 1945 (« l’empreinte originelle » et l’expansion du système jusqu’à la fin des années soixante-dix), B. Palier, dans son chapitre introductif, précise la perspective théorique qu’il privilégiera dans la compréhension des changements du système français. Celle-ci combine l’approche néo-institutionnaliste désormais fort employée dans les travaux contemporains de comparaison internationale, et « l’analyse cognitive » des politiques publiques.

4Il veut expliquer et comprendre à la fois « comment les institutions de protection sociale structurent le fonctionnement et l’évolution de l’action publique en matière de protection sociale » (p. 60) et « comment évoluent les principes, les objectifs et les méthodes de cette action publique » (idem). Pour la première perspective, il s’appuie largement sur les travaux de P. Pierson (notamment, sur la prépondérance accordée aux explications en termes de « dépendance du passé ») et sur ceux de P. A. Hall. Pour la seconde, il insiste sur l’importance de se concentrer « sur les interprétations de l’efficacité des politiques en place, sur les changements dans ces interprétations et sur les solutions proposées » (p. 57) : ce programme d’analyse des représentations est entrepris à l’aide de la notion de référentiel, élaborée par P. Muller et B. Jobert.

5Les variables institutionnelles privilégiées dans l’analyse (synthétisées p. 42-44) seront illustrées systématiquement dans les chapitres suivants : le rôle des critères d’accès aux prestations ainsi que leur nature (qui déterminent les groupes bénéficiaires susceptibles de construire des coalitions d’intérêt) ; la nature et le niveau des prestations (les prestations forfaitaires faibles s’opposent ici aux prestations proportionnelles au revenu, qui reçoivent le soutien de groupes très différents par leur composition et leurs ressources) ; les modes de financement (le soutien politique à un mode de financement est d’autant plus fort que ceux qui paient sont les mêmes que ceux qui bénéficient des prestations) ; les structures de décision, d’organisation et de gestion, qui déterminent en partie la responsabilité et la légitimité des différents acteurs. On a ici à la fois des traits qui caractérisent le système français (et le différencient des autres) et des appuis pour expliquer la rationalité de la conduite des acteurs sociaux et les « résultats » agrégés de leur action collective.

6L’analyse est menée en termes de types de changement sur l’ensemble des programmes : elle se révèle fort convaincante et permet de souligner les « particularités » nationales, en l’occurrence françaises, qui ont souvent été ignorées dans les analyses universalistes à propos la « crise de l’État providence ». Mais, en même temps, B. Palier entend relativiser, à juste titre, « l’irréductibilité du cas français (gaulois ?) » (p. 28).

7L’auteur montre bien que face à des exigences d’adaptation (tant exogènes qu’endogènes au pays), les acteurs français ont réagi de trois façons : dans une première phase, ils ont fait « plus » de la même chose, avant de changer les règles et d’inventer de nouveaux instruments (dans une deuxième phase), puis, enfin, dans une troisième, de mettre en œuvre des réformes plus structurelles, qui sont actuellement toujours inachevées. B. Palier fait ici référence explicite au schéma de P.A. Hall. Celui-ci [3] propose de distinguer en effet, pour l’analyse des politiques, les « overarching goals » (les objectifs supérieurs et généraux), les « techniques and policy instruments » (les techniques et les outils) et les « levels (or settings) of thèse instruments » (les niveaux et les contextes ou cadres opératoires) (Hall, 1993, p. 278). Selon lui, un changement de troisième ordre suppose que les trois composantes des politiques soient affectées, alors qu’un changement de second ordre modifie les « basic techniques » et un changement de premier ordre modifie seulement le niveau ou les contextes de l’utilisation des instruments (ibid., p. 278-279) [4].

8Les cinq chapitres suivants (troisième et quatrième parties) de l’ouvrage de B. Palier sont organisés en fonction des ordres de changement auxquels appartiennent les réformes et les évolutions (p. 53) : le chapitre 4 correspond à « modifier les niveaux » sans changement profond : ici, sont examinés les plans successifs de redressement de la sécurité sociale ; le chapitre 5 envisage l’introduction de nouvelles règles, de façon sectorielle (chômage, retraites, santé, famille) ; alors que dans la quatrième partie (chapitres 6 à 8), qu’il s’agisse de la lutte contre l’exclusion, des politiques de l’insertion, du RMI ; de la baisse des charges sociales et de la modification du financement – CSG et autres contributions publiques ; ou encore, de la réforme de la gestion des caisses, du rôle de l’État et du Parlement), on se situe clairement dans des changements de troisième ordre : ces dernières réformes puisent en effet, selon B. Palier, dans d’autres « façons de faire » et « façons de penser » la protection sociale, étrangères au système initial, qui « sont susceptibles d’impliquer à terme des transformations profondes du système français de protection sociale » (p. 54 et conclusion).

9À chaque étape, à chaque réforme présentée, B. Palier poursuit le fil rouge de l’idée que toutes ces évolutions sont finalement contraintes par les choix historiques et institutionnels du passé, mais il montre que cela n’empêche pas la réforme, mettant en cause ainsi les analyses qui ont présenté uniformément les pays de la famille continentale – dont la France – comme tous « bloqués » dans leur évolution.

10La puissance de la démonstration tient en sa capacité à rendre compte d’un ensemble extrêmement diversifié de secteurs – chacun dotés de son propre système sectoriel d’acteurs, ses médiateurs et ses référentiels particuliers, dans une durée qui s’étale sur les vingt dernières années. Cela permet pertinemment de souligner ce qui différencie ou rapproche le système français des autres, constamment évoqués au cours du déploiement de l’analyse.

11Le revers de cette puissance explicative et synthétique remarquable est évidemment dans son côté simplificateur, qui, pris dans une perspective trop cavalière, ignorerait une plus grande complexité réelle et pourrait apparaître comme excessivement déterministe. C’est certainement la limite des travaux d’inspiration néo-institutionnaliste quand ils « durcissent » l’identification d’outils explicatifs généraux. L’idée de la « dépendance du passé » en fournit un exemple, dès lors que l’opposition se fait trop abrupte entre les héritages beveridgien et bismarckien, dans le cas français. L’analyse de B. Palier, au fur et à mesure du déploiement et de l’illustration de ses thèses, aurait ainsi tendance à minorer les observations initiales de son ouvrage, quant au caractère hybride du système français, et les conséquences de sa remarque pertinente, quant au « compromis » des origines : « Il s’agit, note-t-il, de réaliser les principes d’universalité de Beveridge avec les moyens assurantiels de Bismarck » (p. 103) ou encore de réaliser « un compromis ambigu entre des objectifs purement français (intégration des travailleurs, redressement démographique), les principes de Beveridge (universalité et unicité du système de protection sociale) et les méthodes de Bismarck (assurances sociales) » (p. 387). Les conséquences de ces observations ne sont pas entièrement tenues jusqu’au bout et l’influence de l’analyse en termes de familles de « welfare régimes » empruntée aux travaux de G. Esping Andersen (dont l’apport est à juste titre universellement reconnu) minore ainsi les conséquences dynamiques de ce qui fait le caractère hybride du système français.

12Souvent, il est possible aussi d’interpréter les réformes de troisième ordre, actuellement en cours, comme des effets d’essais et erreurs, aboutissant parfois à des innovations et des créations contingentes. L’exemple de la récente introduction d’une « prime pour l’emploi », impôt négatif à la française, est éclairant à ce sujet. Cet outil fut finalement introduit dans le système français tout en s’y inscrivant très malaisément, comme un segment supplémentaire, dont les objectifs sont particulièrement peu clairs, au point qu’on a pu à la fois lui assigner des objectifs redistributifs de type quasi keynésiens et des objectifs « d’incitation au travail », qui, dans sa forme actuelle, ont peu de chances de se révéler « incitatifs ». Il y a évidemment loin de cet impôt négatif à l’Earned Income Tax Credit (EITC) américain qui, de facto, constitue dans ce pays le principal « programme social » pour les salariés pauvres. Ou encore, il y a loin de la prime pour l’emploi à la place stratégique que le gouvernement britannique de T. Blair et G. Brown a assigné à sa « welfare reform », qui va aboutir, en 2002-2003, à l’introduction d’une « Working Tax Credit » pour tous les salaires faibles. Précisément, s’il fallait raisonner en termes d’équivalents fonctionnels, le dispositif français à comparer serait plutôt celui de la baisse des charges sociales (non pas versées ou déduites sous forme de crédit d’impôt) financée par le budget de l’État pour remboursement au système d’assurance sociale.

13La perspective empruntée par l’auteur se révèle aussi ne pas tenir suffisamment compte, sans doute, de la conjoncture économique qu’a connue la France au cours de la période étudiée. Dans les développements qu’il consacre aux politiques de l’insertion (lesquelles, au demeurant, se sont progressivement trouvées englobées dans le vaste domaine des programmes de politique de l’emploi) il aurait probablement été judicieux de mieux faire apparaître les liens de ces programmes avec la dynamique de la création d’emploi. On verrait apparaître ainsi la place particulière occupée en France par les programmes d’emplois temporaires dans les secteurs public et associatif, y compris les programmes les plus récents (et à volonté innovante) des « nouveaux services-emplois jeunes ». Ce dernier programme ne peut être rabattu sur une logique de « traitement social » et il manifeste une originalité française, elle-même présente dans la logique des politiques de l’insertion entendue au sens large, qui rapproche plus le cas français des expériences scandinaves. Dans ce domaine en effet, l’État agit en quelque sorte comme un « employeur de dernier ressort », comme au Danemark ou en Suède, par exemple.

14Le fait de privilégier l’analyse en termes d’ordres différents de changement se traduit par l’imposition d’un plan à l’ouvrage, qui aboutit parfois à des répétitions – inévitables, pour la cohérence de la présentation – et à un certain arbitraire quant au choix des programmes identifiés comme relevant de chacun des ordres de changement. Ainsi, le traitement de certains domaines se trouve éclaté en des endroits différents de l’ouvrage, ce qui rend difficile leur appréciation synthétique. C’est le cas du traitement de la logique de « l’activation », qui est abordée à plusieurs reprises, sous des angles différents du changement. On peut se demander, par exemple, en quoi la logique de mise en œuvre « d’incitations au travail » relèverait seule d’un changement de troisième ordre, et non pas les réformes parallèles et contemporaines de «l’activation» des dépenses du régime d’indemnisation du chômage. Ces dernières sont abordées une première fois (« du traitement social à l’activation des chômeurs français », au sein du chapitre 5) pour être reprises sous un autre angle, à propos de la lutte contre l’exclusion («les politiques sociales d’insertion», p. 297 et suivantes, envisagées notamment sous l’angle de la « désincitation au travail » (p. 302), puis enfin reprises à propos de la diminution des charges sociales (« trappes à bas salaires », p. 331, et « prime pour l’emploi », p. 317, par exemple [5]). Le traitement des réformes du financement [6] est, lui aussi, difficile à suivre, abordé qu’il est dans plusieurs chapitres : c’est le cas de la présentation de la CSG, incontestablement une réforme majeure, donc relevant du changement structurel, mais abordée dès le chapitre 4, qui traite du plan Juppé, puis reprise dans le chapitre 5, pour finalement n’être analysée systématiquement que dans le chapitre 7 (« réduire les charges sociales »).

15Parallèlement, l’ambition, fort réussie, de présenter une vision d’ensemble du système français de protection sociale comporte aussi des limites quand il s’agit d’aborder chacun des secteurs avec précision. B. Palier définissait dans sa thèse (p. 44) le système de protection sociale comme « l’ensemble des mécanismes collectifs, publics ou non, obligatoires ou facultatifs, juridiques, financiers et institutionnalisés, qui visent à protéger, le plus souvent en leur garantissant un revenu de remplacement, mais aussi par des services, les personnes subissant les dommages (souvent une perte de revenu) entraînés par la réalisation de ce qui est collectivement reconnu comme un risque social (maladie, vieillissement, charge de famille, chômage, exclusion, etc.) ».

16C’est pourquoi, même si cela est fait rapidement, il traite, ce qu’on voit très rarement dans les ouvrages sur la protection sociale, des politiques « transversales », rangées sous la rubrique des « politiques sociales d’insertion » (p. 297) (notamment des politiques de la ville, politiques urbaines), mais aussi des politiques de formation professionnelle et de la « territorialisation » des politiques sociales.

17Certains secteurs ne sont pas abordés aussi profondément que ceux que l’auteur considère comme les principaux. C’est le cas du secteur de ce qu’on appelle en France, à la différence de nombre d’autres pays européens, « des politiques familiales ». La persistance en France d’un secteur important de la protection sociale, sous cette étiquette (et des institutions et acteurs associés) – malgré la disparition progressive de l’influence des idées « familialistes » ou natalistes – n’est pas véritablement approfondie ; on ne peut facilement les faire entrer dans le vaste domaine de la « solidarité » comme si la version française de ce dernier domaine était simplement un équivalent fonctionnel de l’assistance à l’anglo-saxonne. Il y aurait sûrement à rechercher plus précisément en quoi ce que B. Palier appelle, plus réalistement, « le domaine hybride de la solidarité nationale » (p. 404) pourrait s’analyser à la lumière de la différence, partiellement homologue en Allemagne [7], entre le pilier dit « Fürsorge » et le pilier dit « Versorgung » de l’État social de ce pays, dans l’esprit de différencier entre ce qui relève de l’aide sociale et ce qui relève de la solidarité [8]. Il y a aussi un risque à gommer les données démographiques particulières de la France au bénéfice d’une analyse trop « universalisante » quand l’auteur soutient que la France a un « faible taux de fécondité » (p. 233) et reprend, en lien avec des appréciations sur l’avenir des retraites par répartition, des données sur « le taux de dépendance démographique » sans les spécifier ou faire référence aux débats contradictoires qui existent à ce propos dans notre pays.

18L’émergence des politiques de l’insertion est principalement traitée du point de vue de la « localisation » des politiques et des transformations de la « gouvernance » (p. 288-294), ce qui est fort bien vu. Cependant, ces politiques peuvent aussi bien être traitées du point de vue de leur originalité dans la mise en œuvre de la solidarité républicaine, y compris en les comparant aux politiques d’activation Scandinaves ou de « welfare-to-work » britanniques et américaines ; à cet égard, leur justification en termes de « dette sociale » ne devrait pas être sous estimée simplement comme une superficielle justification « de gauche » (p. 302) [ou comme ayant échappé aux « souhaits des concepteurs de ces nouvelles politiques » (p. 309), et relevant désormais du « répertoire libéral »], parce que leur mise en œuvre, leur contenu, les conceptions des exigences vis-à-vis des bénéficiaires les séparent de ces deux types « d’activation » des chômeurs, moins généreuses que les politiques Scandinaves, mais infiniment moins punitives que les politiques anglo-saxonnes, et donc certainement plus respectueuses des attributs d’une « citoyenneté sociale » à la T.H. Marshall.

19L’une des thèses importantes de l’auteur tient en ce qu’il appelle la double « dualisation » du système français, dualisation en termes de publics couverts par les programmes de protection sociale (globalement, les assurés versus les « assistés »), et, d’autre part, dualisation en termes de secteurs de la protection sociale (les uns relevant plus désormais d’une logique libérale, ou à tout le moins beveridgienne, les autres, de la logique maintenue des assurances sociales).
Ici, l’auteur affronte la question délicate de la séparation, dans le cas français, entre ce qui relève de l’assurance sociale, et ce qui n’en relève pas (sa catégorie de la « solidarité »). Il cite les auteurs (D. Renard et C. Bec) qui ont analysé, dans la perspective de la genèse du système français et de son évolution plus récente, ce qu’on pourrait appeler la spécificité de l’assistance dans le contexte français, en comparaison des autres systèmes européens. Pour les évolutions présentes, il apparaît cependant que, soucieux légitimement d’asseoir son analyse, l’auteur sous-estime les différences internes au secteur de la « solidarité ». Un exemple de cet excès de simplification est donné quand B. Palier (sous l’étiquette du domaine de la solidarité nationale) commente l’émergence des nouvelles prestations apparues depuis la fin des années quatre-vingt : « Toutes les nouvelles prestations (RMI, CMU, APA), même si elles sont parfois qualifiées d’universelles, sont sous conditions de ressources, comme le sont devenues la plupart des prestations familiales [9] » (p. 402). Il est difficile de grouper toutes ces prestations indifféremment comme autant d’illustrations du recul de la composante bismarckienne. Mais B. Palier entend montrer que l’influence de la logique « libérale » n’a pas cessé de s’accroître dans le système français, faisant reculer dramatiquement les façons de faire et de penser antérieures. D’abord introduites marginalement, il pense que ces réformes, « de plus en plus profondes vont être mises en œuvre », allant «jusqu’à induire une transformation du système français de protection sociale dans son ensemble » (p. 388). Il est sans doute trop tôt ou trop abrupt de diagnostiquer « une dualisation progressive » du système (p. 400, notamment), et surtout, de rattacher certaines des mesures de réforme, pour lesquelles précisément B. Palier note la variété des justifications, comme relevant d’une logique « fournie par le modèle beveridgien de protection sociale et les façons de faire anglo-saxonnes » (p. 400).
On peut aussi discuter son interprétation quand il réfère de nombreux changements à l’influence de ce qu’il désigne comme « le référentiel du marché ». Ce référentiel, envisagé au plan international, présent dans les discours politiques internationaux et traduit et retraduit dans toutes les langues de l’Europe ne s’analyse probablement pas entièrement et simplement comme simple équivalent du libéralisme, et, encore moins en tant que « paradigme monétariste » (p. 58) qui s’opposerait terme à terme au « paradigme keynésien ».
L’exemple de la coordination communautaire accrue des politiques de l’emploi, et des politiques sociales plus généralement, est là pour montrer qu’on ne peut tirer des conclusions trop rapides, voire déterministes, à propos de l’influence du niveau communautaire sur les politiques nationales. Ce que d’ailleurs confirme B. Palier (p. 398) quand il observe justement, à propos du référentiel qu’il appelle « de marché », qu’une mesure qui « s’en inspire » devrait « pour être viable […] être suffisamment polysémique pour recueillir les suffrages d’intérêts divergents, agréger des interprétations contradictoires sur la base d’un consensus le plus large possible. Elle doit notamment recevoir une «justification de gauche« et une «justification de droite«, mais aussi l’accord d’une partie au moins des partenaires sociaux ». Cependant, il ne semble pas tirer les conclusions de cette double justification jusqu’au bout quand il tend à présenter l’influence de la dissémination du « référentiel de marché » en France (venu à la fois des organismes internationaux comme l’OCDE et de l’Union européenne) de façon unilatéralement « libérale ». Ce qu’enseignent en effet les quelques années qui nous séparent de la construction de la stratégie européenne pour l’emploi (SEE) (1994-1997 et ensuite) et les développements nombreux qui l’accompagnent dans plusieurs domaines de la protection sociale, c’est que ce même référentiel général peut se révéler compatible avec des orientations normatives, et des contenus substantiels de programmes, bien différents. Si, comme l’observe pertinemment B. Palier, les réformes « puisent de plus en plus dans le répertoire libéral de protection sociale » (p. 405), il ne s’ensuit pas, de façon déterministe, que le système lui-même et ses acteurs, maniant dès lors un nouveau référentiel – le nouveau policy mix universel dont J.-P. Fitoussi a parlé –, soient par le fait même, placés dans l’incapacité de conduire des réformes qui, tout en étant compatibles avec ce référentiel très général, n’alignent, pas le moins du monde, la protection sociale des pays continentaux et des pays Scandinaves sur les façons de faire anglo-saxonnes.
Ce ne sont là que quelques-uns des thèmes décisifs à propos desquels on sera particulièrement attentif aux prochaines analyses de l’auteur de cet excellent ouvrage.
Jean-Claude Barbier
CNRS (CEE)

Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967) – L’État, l’institution et la santé –, Bruno Valat, préface d’André Gueslin, Economica, collection « Économies et sociétés contemporaines », 2001, 544 pages

20Une nouvelle pierre indispensable dans la construction de l’histoire de la protection sociale, ainsi peut-on qualifier le travail de Bruno Valat qui nous propose, dans un livre issu d’une thèse soutenue en 1999, un panorama sur l’histoire du régime général de la Sécurité sociale française, de sa création en 1945 jusqu’à, inclusivement, sa réforme en 1967. Vingt-deux années d’une histoire mal connue, souvent négligée des historiens généralistes qui préfèrent les terrains mieux balisés de l’histoire politique, de l’histoire économique ou d’une histoire sociale qui ne s’encombre pas trop du fonctionnement des institutions gestionnaires du quotidien. Il faut reconnaître que dans les sources d’information imprimées pour le grand public, la « Sécu » n’existe, dès ses premières années, que par son « trou », autrement dit une forme de déficit chronique, impossible à combler…

21Bruno Valat est le contraire d’un démagogue : il ne flatte jamais son lecteur par des remarques à l’emporte-pièce ou par des anecdotes truculentes tirées des courriers d’assurés sociaux. Le ton est constamment sérieux : on ne peut que se rallier au jugement de son ancien directeur de thèse qui préface l’ouvrage, le professeur André Gueslin : « Cette étude solide, alliant profondeur de l’analyse et clarté dans les diagnostics, rencontrera à coup sûr l’approbation d’un large public. » Un public motivé néanmoins, car l’aridité prêtée au sujet n’est démentie par aucune des 544 pages de l’ouvrage. Mais, en revanche, la sobriété du style et la clarté de l’exposé renforcent la crédibilité des appréciations de l’auteur.

22Le plan de l’ouvrage est au départ un peu déconcertant : après une première partie attendue sur la création et les premiers pas de la Sécurité sociale, couvrant la période de 1944 à 1951, la deuxième partie traite de toute la période couverte par l’ouvrage (1945-1967), pendant que la troisième revient sur la période 1951-1967. L’auteur s’en justifie en expliquant qu’il traite d’abord des origines et de la naissance, puis des structures permanentes de toute la période, avant d’observer les évolutions pendant la phase de croissance, au cœur des Trente Glorieuses. Le fait est que le lecteur ne sent pas d’hiatus, ni de répétitions, ce qui suffit à justifier a posteriori le plan.

23Bruno Valat a raison de souligner que le plan français de Sécurité sociale de la Libération se situe dans une continuité d’un modèle français déjà largement élaboré avant guerre : sans les âpres débats sur le risque professionnel encouru par les employeurs de main-d’œuvre salariée qui débouchèrent sur la loi de 1898 sur les accidents du travail, ceux portant sur le caractère obligatoire des cotisations pour les retraites ouvrières et paysannes (1910) et ceux qui, après la Première guerre mondiale, portèrent sur la mise en place des assurances sociales obligatoires pour les salariés d’exécution, il aurait été impossible aux promoteurs du plan français de Sécurité sociale de faire passer leur projet à la Libération. Il faut donc relativiser la formule du père de la Sécurité sociale française, Pierre Laroque, sur les « principes entièrement neufs » qui vont présider à la mise en place du régime général. Il vaut mieux parler de volonté de généralisation et de rationalisation de la gestion d’un système préexistant : le principe de l’obligation, celui de la double cotisation employeur-salarié fondée sur les salaires, celui de la gestion mutualiste et de la compensation… tout cela existait déjà après les lois de 1928-1930 fondant les assurances sociales obligatoires des salariés du commerce et de l’industrie.

24En revanche, la légitimité particulière du gouvernement provisoire de la République française à la Libération, l’état d’affaiblissement momentané de nombreuses forces traditionnellement hostiles à l’intervention de l’État, le rôle des hauts fonctionnaires regroupés à Londres dans la préparation de la réorganisation administrative de la France dès les lendemains de la libération du territoire, tous ces éléments d’une conjoncture qui ne se produit – fort heureusement – que très rarement dans l’histoire expliquent la naissance d’une organisation nationalisée et rationalisée, issue d’une volonté supérieure disposant d’une forte légitimité momentanée. Si, du côté des opposants prévisibles aux nouvelles structures, le patronat désorganisé, une mutualité et un corps médical compromis avec le régime de Vichy ne peuvent dresser une digue aux projets, d’un autre côté les forces politiques et syndicales dominantes de la Libération font consensus sur le principe de la mise en place d’un grand système unifié de Sécurité sociale. Bruno Valat note aussi la faible place de la Sécurité sociale dans le programme de la gauche au pouvoir, car les véritables penseurs des structures de la Sécurité sociale sont des hauts fonctionnaires comme Pierre Laroque ou Francis Netter dont l’auteur trace les biographies. Ce sont eux qui proposent les mesures de redressement financier, dès octobre 1944, notamment pour financer une AVTS créée par Vichy et financée en puisant sur les fonds capitalisés par les assurés sociaux depuis 1930. Cette consommation du capital accumulé, jointe à la dévaluation de la monnaie, allait entraîner, pratiquement sans débat, le glissement vers le système de la répartition intégrale.

25Bruno Valat, à la suite de Pierre Laroque, n’accorde que peu d’importance au rapport Beveridge sur le plan français de Sécurité sociale. À part l’idée d’un effort de « généralisation » de la protection sociale à toute la population, il faut bien reconnaître que le régime général qui va se mettre en place doit plus au système français existant (d’inspiration bismarkienne pour les assurances sociales proprement dites et entièrement original en ce qui concerne les allocations familiales) qu’à un modèle anglais fondé sur la fiscalité, un système national de santé et l’égalité de prestations minimales.

26S’il y a continuité dans le mode de financement, avec une amélioration de la couverture sociale et une augmentation modérée des taux, la nouveauté du projet réside donc essentiellement dans une question de structures unifiées et démocratisées. Mais si l’administration, appuyée par une CGT alors hégémonique, réussit à imposer « la caisse unique » et la gestion par les représentants des assurés nommés par les syndicats, elle doit concéder une gestion séparée pour les allocations familiales, puis le principe de la liberté conventionnelle entre médecins et caisses sur le problème des tarifs médicaux, bien que les négociations médecins-caisses aient été le plus souvent vaines au cours des années 1930.

27Les concessions au principe de l’unité portent aussi sur l’acceptation précoce de l’indépendance du régime agricole consolidée par le régime de Vichy et la Corporation paysanne, l’acceptation des régimes spéciaux plus anciens et plus favorables, le respect du régime des pensions civiles et militaires pour les fonctionnaires. « Naturellement, [conclut l’auteur], il ne saurait être question de nier l’importance de la réforme de 1945. En définitive cependant, son apport principal est essentiellement d’ordre politique et symbolique… » (p. 109). La continuité l’emporte donc, puisque, si on ajoute une nouvelle garantie contre la longue maladie – en pensant surtout aux ravages de la tuberculose – on se garde bien de créer une assurance chômage intégrée à la Sécurité sociale, amputant ainsi le concept d’une de ses dimensions pourtant les plus évidentes.

28L’imprévu de la réforme est ce que Bruno Valat nomme « l’émergence de la santé » dans les années de l’immédiat après-guerre. La progression irrépressible des dépenses de santé est tellement imprévue que les experts du ministère du Travail avaient prédit que celles-ci ne pouvaient augmenter plus rapidement que les salaires, et comme les ressources de la Sécurité sociale étaient indexées sur ceux-ci, il n’y avait donc pas de souci à se faire… Dès l’exercice 1947, les dépenses de santé grimpent à 40 milliards pour des recettes de 31 milliards (en francs de l’époque). Selon l’auteur, des phénomènes externes tels que l’apparition des antibiotiques, les transformations de l’hôpital, le désir accru de sécurité expliquent mieux cette progression que l’existence même de la Sécurité sociale et l’amélioration du niveau des prestations. Une question qu’on ne pourra sans doute jamais trancher… En tout cas, il nous rappelle que, dès ses premières années, la question du développement maîtrisé des dépenses de santé est au cœur des débats… comme il l’est encore aujourd’hui. La position des acteurs principaux est d’ailleurs à peu près la même et l’histoire nous apprend donc qu’il n’y a guère de nouveau en la matière.

29Les fausses solutions de l’époque ressemblent à celles qui sont préconisées aujourd’hui : on parle de « retour à la mutualité » – une sorte d’âge d’or au cours duquel les dépenses étaient modestes – plutôt que de privatisation, mais le sens est le même. Le corporatisme du corps médical, qui s’exprime à la fin des années quarante, se réfère à la charte médicale de 1927, ce qui n’a guère changé non plus et l’auteur n’est pas toujours tendre pour cette corporation qui ne cesse de dénigrer une institution qui lui assure à la fois une garantie de revenus et une grande liberté d’action.

30La seconde partie est peut-être la plus intéressante. Intitulée « La dynamique du modèle », elle dresse un tableau complet et clair des acteurs concernés : l’analyse des différents niveaux d’intervention de l’État, qui permet de ne pas tout mélanger sous cette notion fourre-tout. Si l’auteur montre que, même sous la IVe République, le rôle du Parlement en matière de Sécurité sociale est très modeste, car les grands principes furent arrêtés avant la guerre, il souligne en revanche les rôles des trois principaux ministères concernés (Travail, Santé, Finances), et il montre bien que l’État n’est pas ce Léviathan monolithique et redouté, mais plutôt le lieu géométrique de confrontation d’intérêts parfois contradictoires : un État « social » – traversé par le social – plutôt qu’un État providence. Il tend plutôt d’ailleurs à prendre la défense du ministère des Finances, ce « môle de résistance », traditionnelle bête noire des forces qui agissent pour le renforcement des prestations sociales, en montrant que le Budget est le garant du financement des régimes non-salariés qui ne manquent pas de suivre – avec des temps de retard plus ou moins longs – les évolutions du régime général.

31Si le ministère du Travail paraît constamment engagé en faveur d’une redistribution équitable, le ministère de la Santé, qui a à son actif pendant cette période la modernisation de l’équipement hospitalier, lui paraît suspect de céder trop facilement au lobbying des professions de santé. Quant à la rue de Rivoli, on voit sa « tutelle légère » initiale s’alourdir surtout à partir de la loi de finances de 1962. Le cœur de la querelle porte sur « les charges indues » que supporterait le régime général, conçu parfois comme « auxiliaire des finances publiques », mais les données présentées par Bruno Valat ne permettent pas toujours de se faire une idée claire des comptes, d’autant que la question des autres régimes n’est présentée qu’en pointillé puisque la thèse de l’intéressé se concentre sur l’étude du régime général.

32Le chapitre consacré à la Fédération nationale des organismes de sécurité sociale (FNOSS) créée dès 1946 montre que la « Sécu » des premières décennies a réussi à se doter d’un organisme fédérateur et porte-parole des assurés sociaux, capable d’agir comme groupe de pression, faisant parfois alliance avec l’administration contre le corps médical et parfois l’inverse, sans d’ailleurs réussir vraiment.

33L’étude du fonctionnement des caisses primaires insiste sur certains aspects comme la question du recouvrement des cotisations et les inévitables fraudes. Il est utile de rappeler que les URSAFF sont nées, dès 1949, d’initiatives de regroupement des efforts des caisses primaires initialement chargées du recouvrement des cotisations auprès des employeurs, avant d’être généralisées par voie réglementaire en 1960. En revanche, le faible pouvoir des caisses pour négocier des conventions avec le corps médical, le caractère réglementaire des cotisations et de la plupart des prestations réduiraient le rôle des caisses locales à celui d’un simple guichet si ce n’était la marge de gestion du budget d’action sanitaire et sociale dont les CAF font un usage non négligeable. Si les caisses régionales n’ont, selon l’auteur, qu’une faible légitimité, ce n’est pas le cas de la Caisse nationale de Sécurité sociale – caisse unique jusqu’en 1967 – établissement public placé à l’interface de la gestion mutualiste et de l’action publique. Cette « traduction institutionnelle du libéralisme à la française » (p. 304), héritière de la Caisse générale de garantie, créée par la loi de 1930, est-elle une réussite ? Elle incarne l’unité de la Sécurité sociale, mais elle a un rôle essentiellement technique puisque les recettes sont ventilées en cinq fonds distincts, mais non étanches puisque les transferts entre fonds permettront souvent d’éviter les déséquilibres provisoires. Néanmoins, l’accroissement des difficultés financières va engendrer des conflits avec la tutelle des Finances. Le conseil d’administration devient alors le champ clos du conflit entre les représentants de l’administration et les autres administrateurs. Et la gestion des ressources financières conduit à une centralisation renforcée… Le bilan que dresse l’auteur est plutôt pessimiste : « En définitive, l’organisation et le fonctionnement du régime général tels qu’ils ressortent de l’analyse semblent cumuler deux handicaps : celui d’une décentralisation excessive et celui d’une centralisation qui l’est tout autant, dans les domaines où elle s’exerce » (p. 342). Le lecteur, quant à lui, reste perplexe devant un tel constat.

34La troisième partie situe l’histoire de la Sécurité sociale en pleine période de croissance du début des années 1950 à 1967. La progression rapide des dépenses de santé, liée à une médicalisation rapide, va donner à l’assurance maladie une place prépondérante dans l’ensemble du régime général et mettre en cause de façon chronique l’équilibre financier de l’ensemble de celui-ci. Malgré le contrôle administratif des prix qui permet encore, au cours des années cinquante, le blocage des prix des produits pharmaceutiques, des effets pervers se manifestent : les fabricants ne cessent d’inventer des produits « nouveaux » et la consommation progresse. D’autre part, les causes des hausses des dépenses hospitalières sont beaucoup plus structurelles et incontournables. Enfin le corps médical résiste toujours victorieusement à la mise en place du conventionnement. Disposant d’une faible marge en matière fiscale et parafiscale, les gouvernements de la IVe République vont tenter de freiner le développement des prestations en espèces (allocations familiales et retraites) qui deviennent la principale variable d’ajustement, entraînant notamment une stagnation du « sort des vieux ».

35Les années soixante, bénéficiant de l’effet cumulatif de la croissance antérieure, font entrer les Français dans l’ère de la consommation de masse et de la modernisation accélérée. Après remise en ordre des Finances et le rapport de la Commission d’étude des problèmes de la vieillesse présidée par Pierre Laroque – que celui-ci considère dans ses mémoires comme l’une de ses tâches les plus gratifiantes –, le minimum vieillesse va se mettre à progresser plus rapidement que les salaires. Mais ce sont les dépenses de santé qui continuent à progresser au rythme le plus rapide et comme la réforme de 1960 permet enfin le succès de la politique de conventionnement grâce à une convention type annexée au décret qui réduit la marge de liberté des négociateurs, mais facilite paradoxalement les accords, les positions intransigeantes des syndicats de médecins pouvant être contournées par les adhésions individuelles des praticiens aux conventions. Pour la première fois depuis 1930, le remboursement à 80 % des frais médicaux devient une réalité. Mais pour entraîner l’assentiment d’une majorité du corps médical, il a fallu consentir d’importantes augmentations des tarifs. Il en est de même des frais pharmaceutiques, si bien que, malgré le plan « Giscard » de 1963, le régime s’en va vers une nouvelle crise financière en 1966.

36Avant la réforme de 1967, la volonté d’inscrire les dépenses sociales dans le Plan fait prendre conscience au Parlement de la nécessité d’une maîtrise globale des prestations. C’est dans ce cadre que doit réfléchir la commission des prestations sociales du Ve Plan, qui fait surgir les opposants à la notion de « maîtrise comptable » des dépenses de santé et qui conduit le CNPF à demander avec de plus en plus d’insistance une séparation des risques maladie, vieillesse et famille. C’est sur ces prémices que seront bâties les ordonnances de 1967 qui mettent fin à la Sécurité sociale de 1945, même si l’auteur parle de « retour aux sources sur certains points ».
On connaît les grandes lignes de cette réforme prise par la méthode expéditive des ordonnances : éclatement de la Caisse nationale en trois caisses distinctes, fin de la gestion majoritaire par les assurés sociaux au profit de la parité employeurs-salariés, séparation des risques avec cotisation distincte pour la maladie et la vieillesse, suppression des élections des conseils d’administration, renforcement des prérogatives du pouvoir exécutif sur le législatif (possibilité de modification par décret du ticket modérateur). L’objectif poursuivi était la maîtrise des dépenses en tentant de reprendre les méthodes de gestion des régimes complémentaires d’origine contractuelle. Les syndicats ouvriers l’ont perçu comme un rééquilibrage évident en faveur du CNPF, ce qui ne pouvait qu’entraîner leur hostilité. Celle-ci était encore l’un des fondements de la mobilisation syndicale CGT-CFDT à la veille de mai 1968. Paradoxalement, le mouvement de mai, suivi d’un raz-de-marée UDR aux législatives de juin, a renforcé une réforme qui tournait une page de vingt-deux années : celles qui ont vu se mettre en place et se consolider l’une des institutions les plus critiquées, mais aussi l’une de celles auxquelles l’ensemble des Français tient le plus.
Le mérite de Bruno Valat est de nous dresser un panorama clair de cette histoire vue essentiellement de l’intérieur de l’institution et donc de compléter utilement le volumineux ouvrage dirigé par Alain Barjot, dans la collection La Sécurité sociale, son histoire à travers les textes. Il reste cependant du travail à faire pour les historiens à venir de la protection sociale : les points de vue des usagers sont peu pris en compte, celui des forces extérieures aux instances de la Sécurité sociale, mais qui pèsent sur ces instances (les partis, les syndicats, les clubs de réflexion des années soixante…) n’est pas explicité. Et surtout, il nous manque toujours un panorama synthétique de l’ensemble de la protection sociale française de cette époque, prenant en compte tous les régimes particuliers dont l’histoire reste passablement dans l’obscurité.
René Bourrigaud
Maître de conférences à la faculté de droit et des sciences politiques de Nantes

La retraite : une révolution silencieuse, sous la direction de Monique Legrand, Eres, 2001, 350 pages, 25 euros

37Cet ouvrage collectif, préfacé par Anne-Marie Guillemard, a été coordonné par Monique Legrand, maître de conférences en sociologie à l’université de Nancy II, LASTES, qui conduit depuis des années divers travaux de recherche dans le domaine du vieillissement et des modes de vie des personnes âgées. Il comporte quinze chapitres répartis en six parties. Les auteurs sont pour la plupart des sociologues français dont les recherches présentées ici portent sur la situation des retraités dans l’hexagone ; un travail est consacré au cas de la Hongrie. Quatre auteurs, et leurs terrains respectifs, relèvent d’autres pays francophones : un Québécois, un Suisse et deux Belges.

38Dans son introduction, Monique Legrand indique que « Le livre propose un voyage au sein de la nouvelle génération de retraités et donne à voir les multiples facettes d’un monde mouvant, en évolution permanente ». Face aux évolutions relatives à la retraite, marquées par une entrée de plus en plus précoce dans l’inactivité et par l’allongement de la durée moyenne de vie, on assiste à une recomposition du cycle de vie où une phase de transition sociale entre le passage à la retraite et la grande vieillesse vient s’adjoindre au séquençage qui prévalait auparavant et où s’enchaînaient la phase d’activité et celle de la retraite/vieillesse. L’ouvrage propose donc de contribuer à une meilleure connaissance de cette réalité changeante et complexe par une approche transversale et diversifiée.

39Il n’est jamais aisé de rendre compte d’un ouvrage collectif comportant de nombreux chapitres qui, au-delà d’une certaine unité thématique, sont définis sur la base de questionnements, cadrages et méthodologies fort diversifiés. Aussi une première partie de cette note de lecture s’ordonnera-t-elle autour d’une présentation descriptive, assortie de quelques commentaires, des six parties composant l’ouvrage. Dans un second temps, divers questionnements relatifs à la recherche en sciences sociales sur le vieillissement et aux modalités de sa valorisation seront évoqués.

40La première partie « Gestion des âges dans l’entreprise » comprend deux chapitres. Sandrine Melan tout d’abord montre de quelles manières, en France, ces dernières années, les entreprises mettent en place différentes stratégies visant à neutraliser le retour de balancier que cherchent à amorcer les politiques publiques en matière de gestion de la main-d’œuvre dite vieillissante (à partir de 54-55 ans environ). En effet après deux décennies (années soixante-dix et quatre-vingt) de soutien aux divers dispositifs de départ anticipé à la retraite, les évolutions démographiques à venir (sortie du marché du travail des générations du baby boom) ainsi que les inquiétudes quant à l’équilibre à venir des systèmes de retraite amènent l’État, depuis le début des années quatre-vingt-dix, à développer des dispositifs de maintien dans l’emploi des travailleurs vieillissants. Si les intérêts des entreprises ne semblent pas concorder avec ceux de l’État, l’auteur suggère à plusieurs reprises, sans développer puisque tel n’était pas l’objet de son propos, que les travailleurs vivraient comme un traumatisme la sortie anticipée du monde du travail, et souhaiteraient donc rester actifs plus longtemps. Nous reviendrons plus loin sur ce point.

41Karine Bücher pour sa part montre en quoi le passage au capitalisme, en Hongrie, s’est accompagné de la mise massive à la retraite de salariés, à partir de 50 ou même 45 ans, ceci ayant pour conséquence la déstabilisation voire la quasi disparition du « marché du travail des retraités » qui existait dans l’ancien système et qui permettait aux personnes âgées modestes de compléter leurs revenus, la paupérisation des jeunes retraités contraints à inventer diverses logiques de survie et l’accroissement des inégalités. Parallèlement, le système de retraite public s’est trouvé fortement perturbé et peu efficient, du fait notamment de la mise en place mal maîtrisée de dispositifs privés de capitalisation en vue de la retraite. Bien différente de celle de la France, cette situation peut néanmoins donner à percevoir les incidences tout autant financières que sociales des changements structurels intervenant dans les modalités de gestion collective des systèmes de retraite.

42La seconde partie « Retraite et quête identitaire » comporte trois chapitres. Didier Vrancken, dans le cadre d’une recherche en cours sur les nouveaux retraités en Belgique francophone associe dans son texte deux registres de réflexions ; l’un se rapporte aux questions que se posent, plus ou moins explicitement, ces retraités, qui cherchent à disposer de repères et d’éléments de balisage pour construire leur identité et leur mode de vie lors d’une phase souvent marquée par une incertitude existentielle : « comment vais-je m’adapter ? comment en profiter ou bien vivre la retraite ? qu’attendre encore de l’existence » ? L’autre a trait à la tension méthodologique entre une approche objective et une approche compréhensive de ces phénomènes, à laquelle doit tenter de répondre le chercheur. On retrouve une double interrogation du même ordre dans le chapitre écrit par Marie-Pierre Noyer. En se fondant sur une relecture de plusieurs recherches qu’elle a réalisées, cet auteur souligne la difficulté, pour les jeunes retraités, de définir qui ils sont et comment ils souhaitent prendre en main la suite de leur existence, et la difficulté, pour le sociologue, d’approcher ce groupe social sans le rabattre sur la seule variable de l’âge. En outre ce chercheur « risque », selon ses propres termes, un parallèle entre les arrivants à la retraite et les adolescents en voie d’insertion : phase de transition, vacuité à combler, inaffectation par rapport au monde du travail, etc. Le chapitre suivant est consacré aux handicapés mentaux vieillissants et à l’articulation problématique entre la sortie de l’activité professionnelle en CAT et le maintien d’une insertion sociale satisfaisante, d’autant que, comme le soulignent Philippe Pitaud et Emmanuelle Goury « En dehors du CAT, elles (ces personnes) sont souvent très seules, notamment quand la famille n’est plus présente », et que les dispositifs d’accompagnement après la cessation d’activité sont quasiment inexistants pour cette catégorie de personnes.

43Trois chapitres également composent la troisième partie intitulée « Retraite, identité et socialisation familiale ». Dans un texte consacré aux diverses modalités de la fonction socialisatrice de la grand-parenté, Françoise Le Borgne-Uguen met à plat avec beaucoup de finesse et de rigueur le matériau recueilli, sous forme de récits, auprès d’une trentaine de femmes rencontrées à deux reprises, un troisième contact, deux à trois ans plus tard, ayant donné lieu à des entretiens en présence du conjoint. Le fil rouge de cette approche s’ordonne autour de la dialectique des investissements opérés par les acteurs entre la famille, le « pour soi » et les autres intérêts et activités sociales. Plutôt qu’un schéma de vases communicants, c’est un schéma de renforcements réciproques qui semble se dégager de l’interprétation, en cours, des récits énoncés. Simone Pennec, pour sa part, structure son propos autour de la question de la différenciation ou du rapprochement des rôles masculins et féminins au moment de la retraite. L’auteur examine ces processus à partir de l’indicateur de compréhension que constitue le rapport que les individus organisent au temps, temps qu’il importe, pour les hommes comme pour les femmes, de reconsidérer voire de recomposer lorsqu’un temps long et indéfini succède, au quotidien, à un temps comprimé et en « flux tendu ». Dans le dernier chapitre de cette partie, Bernard Martinet rend compte d’une expérience d’accompagnement sous forme de groupes de parole mis en place à l’initiative des professionnels en direction des aidants familiaux dont un ascendant est pris en charge en structure d’hébergement. Les échanges d’expériences et de vécus rendus ainsi possibles permettent à ces aidants de disposer de ressources morales pour faire face à l’angoisse et à la culpabilité très fréquemment ressenties dans ces situations.

44« Retraite et évolution des modes de vie » est l’intitulé retenu pour la quatrième partie. Daniel Réguer tout d’abord propose une analyse seconde d’enquêtes réalisées par la Sofres pour le magazine Notre Temps ainsi que d’enquêtes réalisées par le Credoc, en s’interrogeant sur les ressorts et les dimensions des recompositions de la vie sociale chez les retraités. Orientée dans le sens d’une nécessaire promotion des services à la personne, l’argumentation de l’auteur débouche sur une vive remise en cause de la partition structurant actuellement les politiques de prise en charge des personnes âgées : il importe de faire en sorte que la personne âgée demeure à son domicile « le plus longtemps possible », l’entrée en maison de retraite devenant alors le point de chute des « exclus du domicile », ce qui, selon l’auteur véhicule une approche restrictive tant du maintien à domicile que de l’accueil en institution. Laurence Thomsin examine dans le chapitre suivant les diverses logiques sous-tendant les migrations résidentielles des retraités wallons. Même si l’on avait souhaité percevoir plus précisément les résultats circonstanciés de l’enquête conduite par questionnaire et entretiens, ce type d’approche vient conforter, s’il en était besoin, le statut d’excellent analyseur des recompositions des modes de vie à la retraite que constituent le ou les choix domiciliaires simultanés ou successifs.

45Les cinquième et sixième parties, qui auraient semble-t-il pu être regroupées, s’intéressent respectivement à l’«Évolution de la participation sociale des retraités » (deux chapitres) et à « Retraite et citoyenneté » (trois chapitres). L’enquête quantitative sur l’évolution du style de vie des retraités réalisée en Suisse et dont rendent compte Jean-François Bickel et Christian Lalive d’Epinay est l’occasion pour les auteurs de développer diverses considérations théoriques et méthodologiques sur la caractérisation d’un groupe social à partir du facteur âge (question également abordée par d’autres auteurs de cet ouvrage, nous l’avons vu) et sur la nécessité d’approcher les objets et faits sociaux en question également à partir de la constitution de cohortes ainsi qu’en prenant en compte les effets des évolutions sociales globales sur les différentes générations. Le chapitre suivant emmène le lecteur au Québec. Marc-André Delisle et Hecor Ouellet nous y invitent à un parcours dans le monde de « l’adeption du participationnisme chez les aînés » (il s’agit de l’intitulé du chapitre) en commençant par s’expliquer sur l’emploi de ces deux néologismes. Entendez les personnes qui s’engagent (les adeptes) dans une ou plusieurs activités, notamment de type associatif (le participationnisme) ! Outre le recours à une méthodologie statistique tendant à masquer les dimensions et la nature des phénomènes étudiés, cet article représente, à notre avis, l’archétype d’une approche idéologique et normative, que l’on retrouve d’ailleurs, de manière plus ou moins prégnante, dans nombre de travaux et d’écrits relatifs aux personnes âgées. Tel est le cas également du chapitre suivant consacré à la citoyenneté active des retraités (Michel Blanc). Là encore nous reviendrons sur ce point.

46Dominique Argoud et Jean-Philippe Viriot Durandal sont les auteurs des deux derniers chapitres, portant sur diverses instances de représentation des retraités et sur les formes de participation citoyenne et démocratique dont ils disposent. D. Argoud aborde, à propos des retraités, le fameux débat relatif aux modalités et à l’authenticité de la représentation collective, en soulignant les tendances, repérables dans certaines instances, à s’aligner sur les orientations des politiques publiques d’une part, et d’autre part à masquer la diversité des retraités et les caractérisations des vécus individuels. Selon cet auteur « On constate un décalage persistant entre les besoins exprimés et ceux qui sont pris en compte » et « Il semble donc que l’élaboration en extériorité d’un discours sur la vieillesse ne contribue guère à ce qu’une rencontre soit possible entre les experts et les vieux ». Ces deux chapitres abordent un domaine et des questions relativement peu explorés en matière de recherche sur les personnes âgées et à ce titre apportent des éclairages et des mises en perspectives bienvenues. Toutefois le lecteur peut être assez gêné par le fait que les propos généraux développés par ces auteurs sur ces questions ne donnent lieu qu’à des informations partielles : certains organismes sont largement présentés (notamment le CNRPA), mais d’autres sont simplement évoqués ou ne le sont pas du tout. Il s’en suit un certain porte-à-faux entre le matériau empirico-informatif livré et l’argumentation développée, de portée plus large.

47Cette dernière remarque peut tenir lieu d’illustration à la question générale de la méthodologie de « fabrication » de ce type d’ouvrage collectif. Les auteurs et textes rassemblés, sur une thématique donnée, ne sauraient prétendre tout aborder. Ceci dit, ce qui ne se trouve pas dans la collection d’articles retenus peut, dans certains cas, constituer un « manque-à-savoir » pour le lecteur aux fins d’une bonne compréhension de ce qui lui est livré. Dans le cas présent, il aurait été appréciable de disposer d’une information plus panoramique et synthétique sur les instances représentatives et associatives pour les retraités et les personnes âgées, d’autant que ces questions ont peu été investies, dans la période actuelle, par la recherche en sciences sociales. Le même ordre de remarque vient à l’esprit lorsque l’on considère la question du vécu, par les intéressés eux-mêmes, du départ à la retraite, notamment anticipé. À propos de cette évolution structurante en matière de retraite que constituent les sorties précoces du monde du travail, il est écrit en introduction que cela « provoque un vide que tous les auteurs soulignent » (mais aucune référence n’est indiquée). Dans le chapitre sur les relations État/entreprises à propos des départs anticipés à la retraite, l’auteur écrit « si on s’intéresse aux salariés eux-mêmes, cet arrêt précoce de l’activité est vécu comme un traumatisme social » (là encore pas de références et pas d’interrogation sur un éventuel traumatisme ressenti également par ceux qui prennent leur retraite à 60 ou 65 ans). Autrement dit, et surtout dans un ouvrage qui souligne dès la première page de l’introduction que « les mondes de la retraite sont sujets à des représentations, des discours idéologiques, des croyances collectives qui ne résistent pas à une analyse rigoureuse » il aurait pu être bienvenu de programmer un apport rigoureux sur l’expérience du départ anticipé à la retraite, du point de vue de ceux qui la vivent, point de vue qui « par définition » ou « par nature sociologique » ne saurait être univoque et homogène. Il s’agit là d’un autre « manque-à-connaître » qui laisse le lecteur sur son éventuelle curiosité en la matière.
Une autre remarque concerne le présent ouvrage mais aussi, d’une manière plus générale, la recherche sur les aspects sociaux du vieillissement. Ces travaux – parmi lesquels on retrouve des études, des recherches-actions, des monographies à visée d’évaluation et d’aide à la décision, des travaux plus académiques, etc. – pointent fréquemment, sur un mode critique, les approches déficitaires et les représentations dévalorisantes dont sont l’objet le vieillissement et les personnes âgées. Mais on retrouve fréquemment dans ces mêmes travaux une approche idéologique et normative tendant à présenter comme allant de soi le fait que le vieillissement doive être actif, participatif, citoyen, ouvert à la modernité, etc. N’y a-t-il personne, dans les cohortes de retraités, qui veuille vivre « tranquillement » tout en ne se sentant ni particulièrement exclu ou isolé, ni particulièrement insatisfait ou malheureux ? La vision déficitaire de l’avancée en âge, toujours repérable dans divers écrits et travaux, n’est-elle pas en train d’être progressivement supplantée par une vision tout aussi normative, prescriptive et en outre homogénéisante, portée par les multiples formes de l’injonction à la « retraite active » et à la « participation sociale » ?
Enfin, et toujours à propos des questions de participation/représentation, on note que les deux parties du livre qui y sont consacrées ne traitent quasiment que des instances spécifiques aux retraités et aux personnes âgées. Mais qu’en est-il de la participation des retraités à des instances « pour tous » (de consommateurs, de loisirs, de quartiers, de solidarité, de militants, etc.) ? Pourtant de nombreux auteurs soulignent, à juste titre nous semble-t-il, la nécessité de ne pas considérer les retraités qu’à l’aune de leur seul âge… Et les retraités, qu’en pensent-ils et que souhaitent-ils ?
Tout autant pour résultats de recherches inédites qu’il présente que pour les pistes qu’il ouvre pour la réflexion, cet ouvrage constitue une lecture opportune, à une époque où les générations pleines nées dans les années 1945-1950 sont actuellement encore actives, mais seront sous peu des retraités… et des « révolutionnaires silencieux » ?
Françoise Bouchayer
Sociologue, chargée de mission à la MiRe-DREES, ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées

Les familles monoparentales. Émergence, construction, captations d’un problème dans le champ politique français (1968-1988), Nathalie Martin-Papineau, L’Harmattan, collection « Logiques politiques », 2001, 369 pages, 30 euros

48L’ouvrage de Nathalie Martin-Papineau sur la monoparentalité, ou « parentalité solitaire », en tant que problème social et politique, est une version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue à l’Institut d’études politiques de Paris en 1994.

49Rappelons d’emblée, pour le décor, quelques données autour de l’accroissement du nombre de parents élevant seuls un ou plusieurs enfants. En 1990, les familles monoparentales représentaient 7 % de l’ensemble des ménages contre 4 en 1962. Les familles monoparentales représentent aujourd’hui 10 % des ménages, et 20 % des familles avec enfants. Actuellement, plus d’un enfant sur cinq vit dans une famille monoparentale. Cette augmentation du phénomène est essentiellement liée aux transformations de la monoparentalité. La répartition par état matrimonial a en effet profondément changé : forte baisse de la représentation des veuves ainsi que des mères encore mariées, au profit des mères célibataires et des divorcées. Nathalie Martin-Papineau y insiste. Plus que leur nombre, ce sont les changements dans « l’entrée en monoparentalité » qui ont contribué à la visibilité politique croissante du phénomène. Le veuvage en a longtemps été la cause première. À partir de 1975 le divorce en est devenu l’origine essentielle. Depuis cette date le célibat augmente régulièrement. De subie, selon les termes de notre auteur, la monoparentalité est devenue de plus en plus souvent choisie. Il n’y a pas là jugement, mais constat relatif aux transformations radicales de la famille.

50Si la monoparentalité s’est diffusée dans l’ensemble de la société, l’augmentation du nombre de familles monoparentales a été trois fois plus rapide parmi les pauvres que dans l’ensemble des ménages. En 1985, 12 % des familles monoparentales se situaient en dessous du seuil de pauvreté contre 17 % en 1995. En 1995, près de 80 % des ressources financières des familles provenaient des revenus d’activité. Dans les familles monoparentales, ces revenus ne représentaient que 60 %. Une grande partie du revenu de ces familles est donc socialisée à travers les différents transferts sociaux et les prestations spécialisées sur la monoparentalité, aussi diversifiée soit cette situation. Au total, plus du tiers des familles monoparentales se seraient trouvées en 1995 en dessous du seuil de pauvreté en l’absence des prestations sociales et familiales.

51L’ouvrage de Nathalie Martin-Papineau ne s’arrête pas longuement sur la description et la statistique des familles monoparentales [10]. La question centrale traitée dans cette analyse est celle de la genèse de la monoparentalité comme objet d’intervention publique [11].

52Un thème capital de l’analyse des problèmes sociaux et des politiques publiques est de comprendre pourquoi certains problèmes sont traités par des autorités publiques et pas d’autres ; pourquoi certaines difficultés, pouvant affecter un nombre important de personnes, ne sont pas prises en compte sur l’agenda politique alors que des phénomènes appréciés comme mineurs peuvent y trouver une place importante [12]. Pour se placer sur l’agenda politique il faut parfois briser la file des problèmes sociaux en attente, afin de se retrouver en haut de la pile des dossiers à traiter. Il est nécessaire à cet effet que le phénomène bénéficie d’une visibilité politique, d’une ampleur jugée importante, d’un certain soutien public et d’une possibilité de réponse juridique.

53Nathalie Martin-Papineau s’emploie à la mise au jour de la dynamique d’émergence et de construction de la question, sinon nouvelle du moins renouvelée, de la monoparentalité autour des années soixante-dix. Il s’agit ici d’une vaste analyse, appuyée sur une riche compilation de données, de repérage des régulations politiques et sociales concernant cette forme et cette pratique de famille.

54Les familles monoparentales – un phénomène aux contours hétérogènes qui traversent l’histoire – ne sont pas arrivées spontanément sur l’agenda national de la protection sociale, car aucun problème social n’y accède de la sorte. Il existe toute une dynamique de construction sociale et symbolique car un problème n’existe pas en soi. Il ne faut pas, pour autant, en exagérer le caractère symbolique, la réalité n’étant pas totalement « construite socialement » [13]. Ce ne sont pas les seules catégories d’appréciation de la réalité qui se transforment. La réalité change également.

55En tout état de cause, et l’auteur le rappelle, la monoparentalité, tout comme les interventions en sa direction, ne sont pas récentes. Les mères seules comptaient déjà parmi les populations fragiles prises en compte par la législation assistancielle de la IIIe République. L’aide et l’action sociale s’en préoccupent depuis longtemps. C’est autour des années soixante-dix que la situation d’un parent seul avec son ou ses enfants devient génératrice potentielle de prestations légales. La matrice du propos porte sur cette période, moment de tournant des politiques sociales vers le ciblage.

56La monoparentalité fait à cette date son entrée dans le champ politique, sans controverse publique notable ni demande fortement structurée, en deux étapes que distingue l’auteur. Elle repère tout d’abord une « cristallisation » d’un certain nombre d’intérêts divergents autour des monoparents. Elle repère ensuite la structuration, autour d’une représentation dominante, de jeux de pouvoirs en résonance avec une logique essentiellement bureaucratique autorisant la « politisation » de la question.

57La monoparentalité s’est constituée en fait et en problème social avec les transformations morphologiques du groupe et l’évolution des représentations attachées à la famille en général. L’apparition même du terme de famille monoparentale dans les années soixante-dix, sous la plume de sociologues féministes traduisant l’expression anglo-saxonne one-parent family, atteste d’une nouvelle délimitation des configurations familiales et d’une tentative de « dé-stigmatisation » des situations concernées. Les diverses conditions de monoparentalité sont depuis lors agrégées dans une unique dénomination qui, à l’origine, fut assez diversement reçue. Parallèlement, le mariage comme fondement unique de la famille a toujours plus profondément été remis en question, tandis que l’enfant devenait le pivot de la cellule familiale.

58Sur ce terreau de changement, autour duquel attitudes novatrices et traditionnelles peuvent s’opposer, la collusion de la diffusion objective des pratiques et de l’affirmation de représentations alternatives est un premier pas de cristallisation. Les mouvements des années soixante-dix se sont avérés déterminants pour qu’on ne parle plus de « fille-mère » ou de « bâtard », même si le secteur associatif spécifique constitué autour de la défense des intérêts monoparentaux n’a pas exercé une influence déterminante, en tout cas pour accéder à l’agenda politique sous la forme d’une réponse élaborée. La monoparentalité n’est plus, en tout cas, un attribut de la déviance, même si elle reste très fortement marquée par la précarité. À côté des militants, travailleurs sociaux, démographes, experts (notamment dans la branche famille de la Sécurité sociale), statisticiens ont joué un rôle de premier plan pour une formulation du problème envisagée fondamentalement à l’aune de la précarité économique.

59Au-delà des délimitations et des certifications de la monoparentalité, c’est dans les arènes du débat partisan (programmes des partis politiques, débats parlementaires) que Nathalie Martin-Papineau a observé en profondeur la traduction politique de ce problème social. De vraies divergences existent sur l’échiquier politique quand il s’agit des familles monoparentales. UDF, PS, FN, RPR et PC n’ont pas la même lecture de la famille ni, surtout, de la famille monoparentale. Pourtant ce n’est pas vraiment de la concurrence et de la controverse partisane que ressortent politiquement le fait monoparental et les prestations qui lui sont attachées. Ce sont dans les arcanes de l’expertise publique (au Commissariat au Plan notamment) que la monoparentalité, référée à la précarité, prend place comme secteur particulier d’intervention publique. Nathalie Martin-Papineau effectue l’étude très détaillée des liens entre études sur la pauvreté et études sur la monoparentalité. Elle met en avant, dans le travail d’« ingénierie bureaucratique », le rôle essentiel joué par certains entrepreneurs (pour prendre un terme cher à la sociologie des politiques publiques), notamment Bertrand Fragonard qui dans toute sa carrière a accompagné l’émergence et la formalisation de la monoparentalité comme catégorie d’action publique.
Au final, cette étude de facture au fond classique, avec une rigueur et une densité qu’il faut saluer, apporte bien des informations sur les mutations des référentiels des politiques familiales. Elle est une pièce importante à verser à la compréhension de la politisation des problèmes sociaux et à la connaissance de la monoparentalité en tant qu’enjeu public. Elle illustre aussi ce qu’il en est des ajustements entre problèmes sociaux et problèmes politiques, entre leur visibilité et leur perception, entre postures privées et thèmes de l’agenda politique. Ce dernier est toujours un lieu de compétition des problèmes et de leurs formulations. Ce n’est pas une institution figée. Certains problèmes peuvent y apparaître de manière éphémère, d’autres s’y inscrivent dans la durée. C’est le cas de la monoparentalité. En un mot, cet élément de question sociale s’est peu à peu fixé sur l’agenda politique. Pour appuyer la démonstration de Martin-Papineau et reprendre la distinction introduite par Cobb et Elder [14] on peut considérer qu’après une trentaine d’années de formulations, de propositions et d’interventions, les familles monoparentales ne se trouvent plus seulement sur l’agenda systémique de tous les problèmes sociaux que doivent sélectionner les pouvoirs publics. Elles sont désormais inscrites, dans leur diversité et avec une indexation autour de la précarité, comme élément routinier sur l’agenda institutionnel des problèmes qu’il convient de traiter et surveiller en permanence.
Julien Damon
Responsable du département de la recherche et de la prospective, Caisse nationale des allocations familiales

Notes

  • [1]
    « Réformer la Sécurité sociale : les interventions gouvernementales en matière de protection sociale depuis 1945, la France en perspective comparative », thèse de doctorat en science politique, IEP, Paris, 1999. La rédaction est nouvelle, au demeurant systématiquement actualisée et rend la lecture de l’ouvrage plus accessible que celle de la thèse. Cette dernière contient des développements supplémentaires intéressants (par exemple, sur les typologies et classements des systèmes et régimes ainsi que sur les notions de base de l’analyse des politiques sociales – B. Palier ne reprend pas, par exemple, dans son ouvrage, l’explication de son choix pertinent de la notion de système de protection sociale, aux dépens de celle d’État providence).
  • [2]
    À la MiRe, alors dirigée par M. Berthod-Wurmser, B. Palier a joué un grand rôle dans l’organisation des rencontres internationales qui ont débouché sur la publication des quatre volumes de Comparer les systèmes de protection sociale en Europe (rencontres d’Oxford, de Berlin, de Florence et de Copenhague).
  • [3]
    « Policy Paradigms, Social Learning, and the State, The Case of Economie Policymaking in Britain », Peter A. Hall, 1993, in Comparative Politics, vol. 25, n° 3, April, p. 274-296.
  • [4]
    On notera que la distinction des ordres de changement peut aussi être discutée dans la perspective des travaux de M. Maurice, F. Sellier et J.-J. Silvestre, dits de « l’effet sociétal » [voir Maurice M., Sellier F., Silvestre J.-J., 1982, Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne, essai d’analyse sociétale, PUF, Paris]. J.-J. Sylvestre distinguait, pour sa part, des changements « mécaniques », des changements « organiques » et des changements « structurels » [voir son article de 1986 « Marché du travail et crise économique : de la mobilité à la flexibilité » repris (p. 147 -160) dans Gazier B., Marsden D., Silvestre J.-J., 1998, Repenser l’économie du travail, de l’effet d’entreprise à l’effet sociétal, Octares Éditions]. B. Palier ne discute pas l’approche de l’effet sociétal, ni par ailleurs, celle des auteurs de l’école de la régulation, qui, comme B. Théret l’a montré, ont beaucoup apporté à la construction des comparaisons internationales dans le contexte français [Théret B., 1996, « De la comparabilité des systèmes nationaux de protection sociale dans les sociétés salariales : essai d’analyse structurale », in MiRe, Comparer les systèmes de protection sociale en Europe, vol. 2 : Rencontres de Berlin, MiRe – Imprimerie nationale, Paris, p. 439-503]. Cette distinction entre les ordres de changement peut aussi être rapprochée des travaux plus anciens de G. Bateson.
  • [5]
    Où est aussi évoqué le mécanisme de l’assurance chômage dit des « activités réduites », qui existe depuis 1986, dont B. Palier dit qu’il est soutenu « depuis 1995 » par « les régimes d’assurance chômage » (p. 315).
  • [6]
    Les développements qui concernent la croissance de la part des financements de l’État par opposition aux ressources provenant des cotisations ne sont pas toujours parfaitement clairs. C’est le cas, en particulier de l’appréciation de l’évolution de la part des cotisations (p. 332 et 347) où l’auteur n’explique pas avec précision comment il obtient une part de 56,9 % dans le « financement de la protection sociale », quand on tient compte de la « part prise par les transferts entre régimes », alors que les statistiques des comptes de la protection sociale (voir par exemple, Dupuis, J.-P., Études et Résultats, DREES, n° 139, octobre 2001, p. 4) donnent pour cette part, la valeur de 66,7 % en 2000. À l’évidence, l’appréciation des poids respectifs des deux grandes catégories de financement en serait grandement précisée.
  • [7]
    L’une des différences majeures tient aux degrés très différents de la « dé-familialisation », pour reprendre la catégorie introduite par Esping Andersen.
  • [8]
    Distinction qui permet également de réfuter les prédictions de P. Rosanvallon, dans sa Nouvelle question sociale de 1995, quand il présentait les logiques du RMI et de l’insertion française comme équivalentes en quelque sorte, de la « workfarisation » de l’assistance américaine.
  • [9]
    Évidemment, en comparaison internationale, qui n’apparaîtrait pas aisément dans une traduction anglaise, il faudrait bien souligner la différence entre « prestations » et « allocations » familiales.
  • [10]
    Pour une situation de la France dans le contexte européen, voir C. Chambaz, « Les familles monoparentales en Europe : des réalités multiples », Études et Résultats, n° 66, 2000.
  • [11]
    Voir également N. Martin-Papineau, « Du social au politique », Informations sociales, n° 81, 2000, p. 42-53.
  • [12]
    Sur l’analyse des problèmes sociaux et des problèmes publics, cf. J. Kingdon, Agendas, Alternatives, and Public Policies, New York, HarperCollins, 1984 ; J. Gusfield, The Culture of Public Problems. Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago, University of Chicago Press, 1981. Pour une perspective théorique plus générale, voir R. Merton, R. Nisbet (dir.), Contemporary Social Problems. An Introduction to the Sociology of Deviant Behavior and Social Disorganization, New York, Harcourt, 1961.
  • [13]
    L’expression « construction sociale de la réalité » est devenue particulièrement flottante. Elle devient plus dangereuse qu’utile à l’analyse sociologique. Cf. P. de Lara, « Un mirage sociologique. La «construction sociale de la réalité« », Le Débat, n° 97, 1997, p. 114-129.
  • [14]
    R. Cobb, C. Elder, « The Politics of Agenda-Building : An Alternative Perspective For Modem Démocratie Theroy », The Journal of Politics, vol. 33, n° 4, 1971, p. 892-915.En ligne
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.023.0295
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