CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La manière dont le débat éthique contemporain « prit corps » aux États-Unis, et supplanta en France une « morale laïque » tombée en disgrâce, a été contée par François-André Isambert [1]. Ce sociologue, il y a vingt années déjà, bénéficiait du soutien de la Mission interministérielle recherche expérimentation [2] du ministère chargé des Affaires sociales, pour explorer les thèmes de la bioéthique naissante : essentiellement, la protection des sujets humains enrôlés dans des protocoles de recherche, et l’accueil des méthodes « artificielles » qui s’offraient en remède à la stérilité des couples (« mères porteuses », fécondation in vitro).

2Depuis cette époque les thèmes se sont déplacés, comme ce numéro le montre.

3Les questions d’éthique (bio-) médicale, comme les questions d’éthique environnementale ou les questions d’éthique des affaires, sont des questions d’éthique appliquée. L’éthique appliquée suscite le dédain, ou la méfiance, si elle est conçue comme une application « de haut en bas » à une réalité concrète d’une éthique générale fixée a priori. De deux choses l’une : ou bien les règles générales s’appliquent sans difficulté, et le travail de réflexion éthique est inexistant ; ou bien il y a un travail d’élaboration éthique à faire, parce que les règles s’appliquent mal : alors vient le soupçon. Si l’agent moral (le Comité d’éthique, par exemple) entre dans le détail du problème réel, pour construire une solution bien ajustée, il encourt le reproche de faire de la morale une casuistique : on dit qu’il tord les principes pour les adapter aux faits, et qu’à force de faire des entorses aux règles morales les plus respectables, la bioéthique est devenue un « jardin d’acclimatation» des pratiques scientifiques, un mode d’acculturation de la recherche, qui fixe des limites rassurantes puis les déplace à son gré. Un exemple des lâchetés de la bioéthique serait la variation des règles relatives à l’obtention des brevets pour des produits de l’ingénierie génétique : on avait commencé par dire que faire breveter un être vivant était moralement inadmissible, puis on a accordé des brevets pour des variétés végétales en disant que faire breveter des animaux serait inadmissible, puis des brevets ont été accordés sur des animaux et on a dit que faire breveter un mammifère serait inacceptable, puis des lignées de souris ont été brevetées tandis que l’on s’engageait à ne jamais faire breveter des éléments du corps humain ; aujourd’hui on peut faire breveter des lignées de cellules humaines et on affirme que jamais un être humain ne sera breveté… Inversement, quand pour éviter les réponses ad hoc l’agent moral tente de fixer un cadre général pour la résolution de son problème, on l’accuse d’émettre des vœux pieux ou de faire du principlisme, c’est-à-dire, d’énoncer de « grands principes », en pratique ignorés ou allégrement transgressés, parce que ne tenant pas compte des circonstances concrètes, et d’ailleurs toujours en retard d’une avancée scientifique. Le Comité consultatif national d’éthique français n’avait-il pas solennellement condamné par avance, dans son avis n° 8 (1986), le recours au diagnostic préimplantatoire pour les couples à risque de concevoir un enfant atteint d’une maladie génétique ? Dès que la technique a été disponible, le recours au diagnostic préimplantatoire pour ces couples a été largement approuvé…

4Supposer qu’on applique l’éthique « de haut en bas », c’est admettre qu’on dispose d’une éthique à appliquer. Le philosophe allemand Karl-Otto Apel disait qu’on n’a jamais autant qu’au XXe siècle, sous la pression d’avancées scientifiques qui engagent le destin planétaire de notre espèce, senti le besoin d’une éthique universelle ; mais en même temps « la tâche philosophique de fonder en raison une éthique universelle n’a jamais été aussi ardue, voire désespérée » [3]. Certes, notre XXe siècle a proclamé une Déclaration universelle des droits de l’homme, et quelques autres grands textes internationaux, comme ceux de l’Unesco ou du Conseil de l’Europe [4]. Mais dans le même temps les citoyens du monde ont dû se rendre à l’évidence : ils n’ont pas une éthique universelle. Il existe des divergences Nord-Sud sur le droit de propriété intellectuelle relatif à l’utilisation de matériels provenant du génome humain. Il existe des divergences culturelles ou religieuses fortes concernant la recherche sur l’embryon humain, ou concernant les prélèvements d’organes en vue de greffe. Par le double effet des libertés démocratiques et de la globalisation nous devons vivre le pluralisme et apprendre de nos différences. « Il faut souvent tolérer pour des raisons morales ce qu’on doit condamner pour des raisons morales », écrit le philosophe américain Tristram Engelhardt [5], parlant du devoir de solidarité, et des limites controversables au-delà desquelles la solidarité obligatoire ne saurait être imposée : l’assurance santé obligatoire, généralement bien acceptée par le citoyen européen, est considérée par nombre de citoyens américains comme une insupportable atteinte aux libertés individuelles.
Pour autant, le pluralisme constaté, et accepté, ne conduit pas fatalement au nihilisme moral. La divergence des normes d’un univers culturel à l’autre, l’inadéquation de normes anciennes à des situations nouvelles induites par un bouleversement technoscientifique (comme l’artificialisation des techniques de reproduction), peuvent stimuler la créativité éthique et constituer une incitation à corriger des normes qui, à l’épreuve de la réalité, ont révélé leur imperfection. C’est ce que soulignait Karl Popper, en observant que la traditionnelle « règle d’or » (sous sa forme positive : « fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fasse ») peut, lorsqu’on progresse dans la connaissance de l’autre, s’améliorer en : « fais aux autres, autant que possible, ce qu’ils veulent qu’on leur fasse » : « Voici l’incroyable fait : nous sommes capables d’apprendre ; par nos erreurs, par la critique ; nous sommes capables d’apprendre dans le domaine des normes aussi bien que dans celui des faits » [6]. C’est la voie d’une éthique appliquée qui accepte la démarche tâtonnante « de bas en haut ». L’éthicienne britannique Onora O’Neill [7] souligne qu’on se méprend souvent sur le rôle des « grands principes » en morale. Certes, nous avons quelques grands principes très consensuels, inscrits dans les déclarations internationales ; mais il est naïf de croire que la solution de tous les problèmes s’en déduit. D’abord, ces principes sont très généraux. : les confronter à des situations concrètes et neuves permet de les préciser, de mettre en évidence leurs ambiguïtés. Ainsi, le « principe du respect de la personne dans son autonomie » me prescrit de faire respecter ma liberté de décision, et réciproquement, de respecter celle des autres. Mais qui est mon « autre »? Le principe s’applique-t-il de la même façon à l’autre humain adulte, à l’enfant, au fœtus dans le ventre de sa mère, à l’animal domestique, à l’animal sauvage ? (On se souvient que l’Unesco a une Déclaration des droits de l’animal, et que certains auteurs revendiquent pour les animaux, à tout le moins pour les grands singes, un statut personnel). Ensuite, l’absence de hiérarchie absolue entre les principes est source de dilemmes moraux : devant un témoin de Jéhovah qui refuse la transfusion sanguine dont il a besoin, tel médecin tend à imposer la transfusion (faisant passer le principe de bienfaisance avant celui du respect de l’autonomie), tel autre médecin respecte le refus du malade (jugeant que contraindre est un mal pire que de ne pas soigner) – cette divergence d’attitudes est-elle blâmable ? Enfin, les situations concrètes sont un test de la validité des principes. Il y a des situations limites où les meilleures règles morales deviennent intenables. En dépit de la force du commandement de ne pas tuer, avec le progrès des techniques de réanimation, depuis cinquante ans, il a fallu peu à peu intégrer la notion d’un devoir d’arrêt des traitements futiles. Ainsi, par le va-et-vient entre doctrines et cas concrets, le débat éthique contemporain s’est considérablement enrichi et nuancé, il est allé à la recherche de normes meilleures. Pour que ce débat ne tombe pas captif de conformismes ou de groupes de pression, il est besoin de lieux où la confrontation est large, et la pensée libre : on espère que le programme de la MiRe et ce numéro de la Revue française des Affaires sociales auront contribué à faire vivre une telle liberté.

Notes

  • [*]
    Professeur au Collège de France, chaire de philosophie des sciences biologiques et médicales.
  • [1]
    Voir : Isambert F.-A., « Révolution biologique ou réveil éthique ? », in Éthique et biologie, Paris : CNRS, Cahier STS n° 11, 1986 ; et De la religion à l’éthique, Paris : Cerf, 1992, chapitres XII à XVI. Voir aussi : Isambert F.-A. et Terrenoire Gwen, Éthique des sciences de la vie et de la santé, Paris : La Documentation française, MiRe, 1987 (cette bibliographie couvre le domaine jusqu’à 1985).
  • [2]
    Devenue Mission recherche de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation, et des statistiques (ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées).
  • [3]
    Apel K.-O., Transformation des Transzendentalphilosophie : das Apriori der Kommunikationsgemeinschaft, 1967, § 1.1, reproduit in Transformation der Philosophie, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1973, Bd 2 ; traduction française par R. Lellouche et I. Mittmann, L’éthique à l’âge de la science. L’a priori de la communauté communicationnelle et les fondements de l’éthique, Lille : Presses universitaires, 1987.
  • [4]
    Comité international de bioéthique (CIB), Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme, Paris : Unesco, 1997, http://www.unesco.org/ibc. Conseil de l’Europe/Council of Europe, Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine/Convention for the Protection of Human Rights and Dignity of the Human Being with regard to the Application of Biology and Medicine (Oviedo, 4 March 1997), Série des traites européens/European Treaty Séries – n° 164.
  • [5]
    Engelhardt Jr. H.T., The Foundations of Biœthics, Oxford : Oxford University Press, 1986, Chap. 1 : « One must often tolerate on moral grounds that which one must condemn on moral grounds. For example… there are limits on the public authority to use force in order to compel charity. »
  • [6]
    Popper Karl, (1961), first addendum to : The Open Society and Its Enemies, London : Routledge & Kegan Paul, 1945, 2vols ; 11th ed. 1977, first addendum (1961), « Facts, Standards and Truth », § 13 : « This is the incredible fact : that we can learn ; by our mistakes, and by criticism ; and that we can learn in the realm of standards just as well as in the realm of facts. » Traduction française abrégée par J. Bernard et Ph. Monod, La société ouverte et ses ennemis, Paris : Seuil, 1979, 2 vols.
  • [7]
    O’Neill Onora, Practical principles and practical judgement, Hastings Center Report, Jul-Aug 2001, 15-23.
Anne Fagot-Largeault [*]
Professeur au Collège de France (chaire de philosophie des sciences biologiques et médicales), et médecin spécialiste attaché à l’Assistance publique de Paris (Créteil, hôpital Henri-Mondor, psychiatrie). Auteur de : Médecine et probabilités, Paris, Université de Paris XII, 1982 ; L’homme bioéthique. Pour une déontologie de la recherche sur le vivant, Paris, Maloine, 1985 ; Les causes de la mort. Histoire naturelle et facteurs de risque, Paris, Vrin, 1989.
  • [*]
    Professeur au Collège de France, chaire de philosophie des sciences biologiques et médicales.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.023.0291
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