CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le programme d’éthique médicale et biomédicale de la MiRe a mobilisé, entre 1996 et 2001, des équipes de recherche (pluridisciplinaires pour la plupart d’entre elles), à la faveur de trois appels d’offre. Dans le même temps, un séminaire a réuni les chercheurs, des membres des administrations concernées ainsi que les responsables scientifiques du programme. Chacune des recherches a été exposée et débattue aux différents temps de son avancée, avec les effets de critique, de réorientation et d’échange dont il est difficile de mesurer la portée tant les thèmes abordés, pour la plupart inédits, s’entrecroisaient avec des préoccupations issues d’autres recherches.

2L’éthique a été suscitée autant comme objet de recherche que comme référence. A la question de savoir si le débat éthique est nécessaire, s’il n’est pas illusoire ; aux interrogations sur la valeur du discours éthique, ses effets incantatoires de posture, des réponses claires et concrètes ont été apportées. Elles montrent que le débat sur l’éthique et les éthiques a permis de penser les ouvertures et les ruptures dans lesquelles il se maintient et la diversité – assurément surdéterminée – de ses enjeux.

3Au-delà des recherches sur la place et les incidences de l’éthique dans les différentes pratiques, deux thématiques méritent d’être retenues. L’une et l’autre viennent borner le champ de réflexion où l’éthique se déploie, pour en souligner les paradoxes et la spécificité. D’un côté, la réflexion éthique a été, et reste, le vecteur d’inscription et de formulation pour des interrogations parfois radicales sur la pratique et la décision. Mais tout ce qui se dit au nom de l’éthique n’est pas destiné à y demeurer. En son nom, chacun déploie et redéfinit son système de référence et s’ouvre à de nouvelles investigations (juridiques, historiques, sociologiques, etc.). L’éthique se trouve en se spécifiant et en se diversifiant. Mais d’un autre côté, si le débat éthique produit des effets normatifs, déontologiques et juridiques, il doit se maintenir pour différencier le souci éthique de son utilisation – voire de son instrumentalisation – à des fins de production de normes de « bonne pratique ».

4Si l’éthique reste une question au-delà des réponses qu’elle engendre, il faut une éthique du rapport à l’éthique.

5L’éthique médicale et biomédicale était bien, en un sens, l’objet de la recherche dans son incidence et sa construction pratique comme dans les raisons historiques, sociologiques et épistémologiques de son émergence et de ses transformations. Mais plus que comme un corps de savoir, l’éthique, dans ses divers aspects, a été interrogée en référence à ses conditions de production : quelles institutions la produisent ? Quelles modifications des pratiques la sollicitent ? Quelles configurations opèrent ce transfert qui substitue bien souvent à la décision d’un seul, « en son âme et conscience », les multiples instances où d’autres acteurs interviennent et où des exclus de la parole et de la décision (patient, famille, autres champs de savoir, et le social sous bien des aspects) se voient requalifiés comme tiers et acteurs.

6Réduire l’éthique à un objet d’étude substantifié et considérer comme évidentes, claires et définies des expressions comme « éthique médicale », « confrontation à l’éthique », « éthique du chercheur » relève déjà d’un parti pris. Il vide l’éthique de sa puissance d’interpellation, du trouble de la pensée et de la décision qui la sollicite et de la force critique qui l’anime. Avant de prendre corps dans un discours qui renvoie à ses conditions de production, la référence éthique témoigne d’une crise de la certitude dans l’action par défaut de repères ou excès d’éléments conflictuels impossibles à dynamiser. Elle instaure une réflexion critique sur l’action qui émane autant du vertige devant l’inconnu que du poids écrasant de la responsabilité devant des actes irréversibles. La mise en question des normes et des valeurs qui régissent habituellement l’action conduit à suspendre la décision dans un contexte où les repères normatifs habituels apparaissent défaillants, caducs, voire désuets. Les impasses de la décision dont témoignent le surgissement et le réinvestissement de l’éthique sont aussi une recherche d’interlocuteurs et de tiers pour instaurer et structurer un débat, quand la solitude ne livre plus aucune assurance, ruine l’action et infirme la pensée. La demande éthique est la plupart du temps une demande de formation et d’aide à la décision.

7Comment reprendre et renouveler la recherche des normes et des valeurs sans que ce mouvement témoigne par lui-même d’un sursaut comme d’un souci éthique ? Ce souci a-t-il aujourd’hui produit ses effets ? Au terme de ces années qui ont vu de multiples travaux et recherches aboutir, la boucle est-elle bouclée, l’incertitude est-elle résorbée après avoir, comme il le fallait, livré et délivré ses ombres et ses promesses ? Le temps de l’éthique s’achève-t-il au terme des mutations, renouvellements et transformations qui l’ont porté ?

8On ne peut qu’être saisi par l’ensemble et l’ampleur des transformations qui se sont produites. L’encadrement normatif, législatif et déontologique s’est considérablement enrichi et diversifié ; il reste pour une large part ouvert à des réajustements sous la double pression des développements de la connaissance et des attentes des différents acteurs soumis aux mutations des pratiques. De nombreux comités regroupent à des titres divers ceux dont on attend qu’ils limitent les abus, formulent des recommandations et maintiennent une veille vigilante là où les incertitudes et les risques demeurent. Ces nouvelles assurances annoncent-elles la retombée de la tension éthique ? Laquelle serait ainsi renvoyée à un questionnement certes fécond mais au risque d’être dépassé maintenant que le temps de la recherche a fait son œuvre et que le savoir a retrouvé son assurance. Certains le pensent, d’autant plus que de nouvelles approches, en particulier l’approche procédurale, doivent leur succès à leur capacité d’offrir des modes de raisonnement et d’accompagnement de décisions qui se veulent mieux adaptées aux multiples effets de perte de la finalité de la pratique.

9Mais cette façon de faire montre déjà ses limites et voit se développer une critique de ses présupposés et de ses implications à la mesure même du succès qu’elle rencontre. L’éthique, comme réflexion critique sur l’action, ne peut se réduire ni à un déficit de connaissance, ni à un déficit de savoir-faire ou de façon de faire. Une meilleure approche du connu et de l’inconnu, une attention critique et vigilante aux modes et procédures de discussion et de décision ne peuvent répondre aux attentes qui les portent qu’à la condition de restaurer et de maintenir chacun des acteurs (praticiens et usagers) dans leurs responsabilités.

10Les nouvelles figures de l’approche de la responsabilité dans l’éthique médicale et biomédicale, dans la pratique clinique et dans la recherche, ainsi que leurs multiples interférences, soulignent fortement les formes et les forces des pouvoirs enjeu. Ces multiples pouvoirs (économiques, institutionnels, biopouvoirs, etc.) se sont à la fois révélés, déplacés et transformés. Feindre de les organiser ne peut masquer leur puissance, pas plus que les soins palliatifs ne peuvent remplacer une autre thérapeutique. La réflexion sur la responsabilité et son bon usage (assurément pacifiant) implique aussi une réflexion sur l’action et le désir d’agir – d’être acteur face à des jeux de pouvoir excessifs, peu maîtrisables et, pour une part, inconnus. La responsabilité est aussi une prise de pouvoirs.

11La recherche éthique est aussi portée par la question du pouvoir et des pouvoirs. Avec la défaillance des normes, des repères et des connaissances se révèlent des jeux et enjeux de pouvoirs, leurs ramifications, leurs conflits, leurs forces aveugles, leurs redistributions. On a autant interrogé l’abus de pouvoir que le défaut d’action, l’acharnement à agir que le laxisme irresponsable, la surpuissance dangereuse que l’indifférence coupable. Ici comme ailleurs, l’éthique est devenue et reste l’espace critique et le théâtre où se sont portées de multiples et souvent hétérogènes préoccupations pour y trouver à la fois leur expression, leur formulation et leur destination. De multiples transformations, interrogations et préoccupations dont on peut dire qu’aucune n’est ni spécifiquement, ni exclusivement éthique, ont pour une large part trouvé leur première expression dans une formulation en termes éthiques. L’éthique en a été le vecteur et le porte-parole. Sa puissance d’interpellation et de mobilisation a permis, qu’en son nom, s’inscrivent et se fassent entendre des exigences qui la débordaient largement et qu’il lui appartenait plus de restaurer et de réintroduire dans le débat public et civique que de s’approprier, de penser et de résoudre par elle-même.
L’une des transformations majeures dont le débat éthique a été le théâtre et qu’il a lui-même contribué à mettre en scène, peut-être plus que tout autre, est celle de la médecine et de la pratique médicale. Ces dernières années ont vu la fin d’un modèle centré sur le « colloque singulier » entre la médecine et le patient, dans lequel – sur la base de la confiance dont jouit le médecin au sein de cette relation – l’éthique médicale reste le privilège reconnu du médecin ; elle lui est déléguée et accompagne, en la régulant, son action thérapeutique.
Les raisons de cette mutation sont multiples ; mutation des savoirs, conflit des médecines, transformation des relations et des frontières entre le normal et le pathologique, développement de la faute (avec ses effets de pénalisation et de juridicisation) dans la relation médecin-malade ; celle-ci se transforme en relation entre un (ou des) professionnel de la santé et un usager (par ailleurs malade et souffrant) dont les droits s’accroissent et qui finit par faire lui-même partie du système de santé dans une nouvelle démocratie sanitaire. Ce mouvement irréversible de désinstitutionnalisation de la médecine (et d’un mode d’exercice du savoir médical) et de progressive institutionnalisation dans la sphère médicale et biomédicale du monde profane sur ses différents aspects (patient, famille, etc.) s’est fait au nom de l’éthique et dans le développement de sa réflexion. Elle a accompagné la critique et la redistribution des pouvoirs entre l’autorité médicale, l’autorité gouvernementale et les droits des citoyens. Elle maintient la tension entre la dépendance du malade jusque dans son impossibilité à consentir l’autonomie de l’individu et les droits critiques qui la garantissent.
Au-delà de ses multiples conséquences, avec et grâce à elles, la réflexion et la recherche éthique sont devenues l’espace critique d’inscription de questions où l’éthique, au sens fort du terme, a sa part, mais qui ne se réduisent pas à elle. Elle a à s’en départager en permettant la redistribution des compétences, des savoirs et des lieux de recherche. Contre le pouvoir de l’expertise, elle est la mémoire des politiques et du citoyen. Elle aura été un enjeu, une clinique, un théâtre, le lieu géométrique de rencontres, débats, confrontation, et de multiples redistributions de savoirs et des responsabilités. Elle aura été, et reste, un nouveau regard sur la politique et les enjeux du social. La demande éthique est une demande de savoir et d’information, mais dans la pratique, l’ensemble des recherches le montre à l’évidence, c’est avant tout une demande de formation : une attente de pensée pour une action humaine contre l’instrumentalisation de l’humain à des fins obscures, inhumaines ou inavouables.

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Résumé

Le développement des recherches sur l’éthique a répondu à une nécessité face à une perte des repères habituels de la décision et de l’action. La production de nouvelles normes et recommandations a pour une part comblé une attente. Mais l’éthique ne se réduit pas à l’usage de ces références. Pour qu’elle ne soit pas détournée et instrumentalisée à des fins normatives de « bonne pratique », il faut une éthique du rapport à l’éthique.

Patrick Guyomard [*]
Philosophe, psychanalyste (université Paris VHI). Président du comité scientifique du programme de recherche « Éthique médicale et biomédicale » lancé par la Mission recherche de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques. A publié : La Jouissance du tragique (Aubier), Le désir d’Éthique (Aubier).
  • [*]
    Philosophe, psychanalyste (université Paris VIII). Président du comité scientifique du programme de recherche « Éthique médicale et biomédicale » lancé par la Mission recherche de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.023.0287
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