Introduction
1L’incorporation des gènes humains dans la sphère de la propriété industrielle interroge les choix éthiques de la société sur plusieurs registres, en raison de leur origine – le corps humain et le patrimoine génétique de l’espèce humaine –, de leur identification et de leur caractérisation dans le champ de l’activité scientifique, académique ou industrielle, et de leur destination, les applications médicales. En premier lieu, la prise des brevets sur les gènes interfère avec le principe éthique et juridique de non-commercialisation du corps humain et de ses éléments. La nature et l’étendue du consentement des personnes sur l’usage qui peut être fait de leurs prélèvements sont particulièrement interrogées dès lors que le matériel humain collecté peut faire l’objet d’une appropriation par contrat ou par brevet. En second lieu, l’extension de droits exclusifs sur l’usage des matériels et des données génétiques est susceptible de contrarier et de diminuer les normes de libre circulation et de partage des connaissances scientifiques. En troisième lieu, l’attribution de monopoles sur l’usage des gènes peut entrer en conflit avec l’éthique médicale et l’accessibilité des produits et des services de santé pour les malades et les populations. La première section de cet article revient sur l’articulation problématique des choix éthiques et du droit des brevets. La seconde section expose les justifications et les controverses relatives à l’incorporation des gènes humains dans la sphère de la brevetabilité. La troisième section s’interroge sur le statut des gènes humains d’un individu, d’une famille, d’une population, au regard des catégories de bien privé et de bien public. La quatrième section revient sur la contestation des brevets sur les gènes au regard des normes de l’activité scientifique. La cinquième section analyse la confrontation entre les brevets pris sur les gènes, l’éthique médicale et la santé publique. La conclusion envisage la notion de bien commun ou de patrimoine commun appliquée au génome humain.
Choix éthiques et droit des brevets
2En juin 2000, le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE), sollicité par le ministre de l’Industrie pour émettre un avis sur la transposition de la directive européenne sur la protection juridique des inventions biotechnologiques (cf. annexe 1), se déclarait opposé à la prise de brevets sur les séquences génétiques, humaines ou non humaines : « la connaissance de la séquence d’un gène ne peut en aucun cas être assimilée à un produit inventé, et n’est donc pas brevetable. Son utilisation, comme celle de toute connaissance, bien commun de l’humanité, ne peut être limitée par l’existence de brevets qui entendraient au nom du droit de la propriété industrielle protéger l’exclusivité de cette connaissance. En revanche, les inventions laissant libre accès à cette connaissance peuvent faire l’objet de brevets » [1]. Cet avis étant justifié par la prise en compte de trois principes éthiques relatifs à « la non-commercialisation du corps humain, au libre accès à la connaissance du gène et au partage de cette connaissance ». En conclusion, le CCNE demandait la création d’une instance habilitée « à concilier, s’agissant du génome, la nécessaire protection des inventions biotechnologiques avec des principes éthiques auxquels fait écho la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme adoptée par l’Unesco et prise en compte par l’ONU ».
3L’intervention du Conseil consultatif national d’éthique sur le terrain de la propriété industrielle fut très discutée par les professionnels du droit des brevets. Un cabinet en propriété industrielle revint sur l’avis du CCNE dans une note intitulée « Directive biotech : brevet et éthique, le débat est ailleurs ! » [2]. Après avoir justifié la légitimité et la justesse de l’application des critères de brevetabilité aux séquences génétiques – nouveauté de l’invention, activité inventive, application industrielle – et écarté les conclusions du CCNE, le cabinet en propriété industrielle réaffirmait une nette séparation entre le droit des brevets et les questions éthiques : « […] en raison du caractère éthiquement neutre du brevet ». Il faut éviter « tout amalgame fâcheux entre le monde des brevets et celui de l’éthique ». Dans cette perspective, le droit des brevets ne doit justifier son action que selon des critères d’invention industrielle. Les questions éthiques relèvent d’autres régulations qui permettent de contrôler l’usage social des inventions : « le droit des brevets ne doit pas être confondu avec d’autres dispositifs légaux qui ont eux vocation à réguler les débordements éventuels de l’activité humaine ». L’auteur reconnaissait certes que « les arguments du CCNE basés sur le principe de non-commercialisation du corps humain méritent toute notre attention ». Cette réticence à considérer les questions éthiques soulevées par l’application du droit des brevets, afin de ne pas perturber la logique industrielle, est récurrente parmi les spécialistes de la propriété industrielle. Alain Gallochat, directeur juridique de l’Institut Pasteur, avait également critiqué « la confusion et le mélange des genres entre brevet et éthique » à propos des brevets déposés sur des séquences génétiques humaines par les National Institutes for Health (NIH) en 1991 : « les demandes de Craig Venter pouvaient parfaitement être rejetées sur la base de critères de brevetabilité classiques, en l’espèce l’application industrielle qui faisait défaut dans ces demandes d’activité inventive : tels jurent d’ailleurs les motifs de rejet de l’Office américain des brevets. Il n’y avait donc aucunement lieu défaire appel à des arguments d’ordre éthique, mais le mal était fait et le mélange de problèmes de brevet et d’éthique avait franchi un pas supplémentaire » [3]. Plus près de nous, en janvier 2002, deux professionnels du droit des brevets commentaient l’opposition de l’Institut Curie aux brevets européens de la société Myriad Genetics sur les gènes et les tests de diagnostic du cancer du sein et nous mettaient en garde contre le « credo bioéthique » [4]. À l’opposé, d’autres juristes, à l’instar de Marie-Angèle Hermitte, demandent une cohérence entre le droit des brevets et les choix éthiques de la société, la prise en compte de principes éthiques étant susceptible de justifier certaines exclusions à la brevetabilité [5]. Il convient de rappeler que le droit des brevets exclut en France depuis la loi de 1844, des inventions pour atteinte à « l’ordre public et aux bonnes mœurs », catégorie qui permet, dans une certaine mesure, de traduire les normes éthiques communes de la société à un moment donné. Ce motif d’exclusion est également inscrit dans la Convention sur le brevet européen de 1973.
De fait, le droit de la propriété industrielle ne saurait ignorer les questions éthiques. La directive européenne a dû intégrer, au fil de son élaboration, certains principes éthiques. Si la première version de la directive présentée en octobre 1988, qui établissait la « brevetabilité de la matière vivante », était entièrement justifiée par une logique d’innovation industrielle et de développement des échanges de biens et services biotechnologiques et ne faisait aucunement référence à des normes éthiques, la version adoptée en juillet 1998 doit, en quelque sorte, faire « la part de l’éthique ». Si elle réaffirme dans un premier temps l’autonomie du droit des brevets par rapport aux normes éthiques (considérant 14), elle justifie un peu plus loin certaines exclusions à la brevetabilité par le respect de principes éthiques : « considérant que le droit des brevets doit s’exercer dans le respect des principes fondamentaux garantissant la dignité et l’intégrité de l’Homme ; qu’il importe de réaffirmer le principe selon lequel le corps humain, dans toutes les phases de sa constitution et de son développement, cellules germinales comprises, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments ou d’un de ses produits, y compris la séquence ou séquence partielle d’un gène humain, ne sont pas brevetables… » (considérant 16). Une liste d’inventions de procédés a été exclue de la brevetabilité comme étant contraire à « l’ordre public et aux bonnes mœurs » (article 6).
La part faite à l’éthique dans la directive européenne fait toujours l’objet de discussion. Un considérant de la directive prévoit que « le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies de la Commission évalue tous les aspects éthiques liés à la biotechnologie ». Dans une évaluation juridique des dispositions de la directive, J.-C. Galloux se félicitait en octobre 1998 du caractère technique de la directive qu’il oppose à « l’éthique et à la politique » : « contrairement aux vœux de certains, la directive 98/44/CE est un texte de propriété industrielle et non de bioéthique ». Il observait que le Groupe européen d’éthique des sciences n’avait « aucune mission dans la délivrance des titres », alors que certains parlementaires avaient demandé un pouvoir de contrôle plus étendu. Il concluait : « la bioéthique a enfin trouvé sa place vis-à-vis du droit des brevets, c’est-à-dire à sa périphérie, comme de juste ». La part faite à l’éthique dans le droit de la propriété industrielle, à sa périphérie ou pleinement intégrée à la définition des normes de propriété, fait l’objet d’un conflit récurrent depuis le XLXe siècle [6].
L’incorporation des gènes humains dans la sphère de la brevetabilité
4Le séquençage du génome humain et l’identification de gènes de prédisposition à des maladies ont été caractérisés depuis le début des années quatre-vingt-dix par une forte intégration de la science et du marché et par une énorme croissance des dépôts de brevets sur les séquences génétiques. On recense très peu de dépôts au début des années quatre-vingt, 5 000 demandes en 1990, 25 000 en 1997 et 50 000 en 2001. Soit une accumulation et une superposition de droits revendiqués sur les 35 000 à 40 000 gènes que pourrait compter le génome humain. Certaines firmes de géno-mique comme Incyte ou Human Génome Science (HGS) pourraient détenir des droits de propriété sur 20 % du génome humain (HGS revendique 7 500 gènes, Incyte 6 500). Les firmes accumulent des brevets pour mobiliser des fonds sur les marchés financiers, vendre ces droits aux laboratoires pharmaceutiques ou encore pour se réserver de manière exclusive des marchés comme celui des tests génétiques. Les justifications économiques et industrielles à l’extension de la propriété industrielle à la « matière vivante » et aux séquences génétiques sont largement exposées dans les considérants de la directive européenne.
5Il convient de revenir sur les raisonnements et les justifications qui permirent au droit de la propriété industrielle d’intégrer les gènes humains dans son orbite. On analysera ici les Guidelines élaborées par l’Office américain des brevets pour juger de la brevetabilité des séquences génétiques en janvier 2001 ainsi que des débats qui ont marqué l’élaboration et l’application de la directive européenne.
6Les offices de brevets et les professionnels de la propriété industrielle, qui ont largement contribué à « faire le droit » dans ce domaine, ont tout d’abord établi une équivalence entre la molécule d’ADN et les autres molécules chimiques : « Si vous découvrez une nouvelle molécule, qu’il s’agisse d’une matière plastique, d’un médicament, d’une peinture, d’un colorant ou d’un gène, c’est bien une nouvelle molécule. Vous devez la protéger et les brevets sur les gènes suivent le modèle qui a été mis en place pour la chimie organique » (Mark Skolnik, fondateur de Myriad Genetics). L’Office américain des brevets réaffirme la même doctrine : « Si les brevets sur les gènes sont traités de la même manière que les autres composés chimiques, cela stimulera le progrès parce que l’inventeur originel aura la possibilité de récupérer ses frais de recherche, parce que les autres inventeurs seront stimulés pour inventer autour du premier brevet, et parce qu’un nouveau composé chimique sera rendu accessible pour de futures recherches ». Les spécialistes de la propriété industrielle en Europe partagent la même doctrine : « une séquence d’ADN, ce n’est pas de l’information, mais une formule chimique d’un produit » (ingénieur brevet). Cette mise en équivalence de la molécule d’ADN et des autres molécules chimiques laisse dans l’ombre un point capital : les bases chimiques du gène portent l’information génétique, et celle-ci met en forme d’autres molécules, le cas échéant en interaction avec l’environnement. D’où la portée de tels brevets dès lors qu’ils sont susceptibles de couvrir une cascade de produits dérivés – les protéines et les organismes qui incorporent les gènes – ou de conforter une approche réductionniste des gènes – un gène, une fonction, un produit -. Le monopole installé sur un gène étant d’autant plus fort « qu’il n’existe qu’un seul génome » (John Sulston) et qu’il est donc difficile à contourner.
7Les gènes, « composition de matière » ou « articles de manufacture » [7] pour l’Office américain des brevets, ou « matière vivante » pour la directive européenne, sont susceptibles d’être brevetés dès lors qu’ils ont été « isolés » du corps humain par l’intervention de l’homme de laboratoire. Lisons le raisonnement du conseil en brevets : « C’est là où finalement intervient l’inventeur, c’est-à-dire l’intervention de l’homme sur la nature, c’est-à-dire avoir extrait cette séquence de son environnement plus complexe pour la mettre dans un environnement différent, l’ADN recombinant, pour permettre l’expression d’une protéine qui aurait un intérêt biologique, pharmaceutique ou agroalimentaire ou végétal ». Le gène devient une invention brevetable dès lors qu’il a été extrait du corps humain, qu’il a été lu sinon caractérisé, et qu’on lui a trouvé une utilité ou une application industrielle, par exemple une application diagnostique ou thérapeutique.
8Un tel cadre d’interprétation permet de déposer des brevets de produit ou de substance qui couvrent la séquence du gène. La directive européenne est particulièrement claire sur ce point : « La protection conférée par un brevet à un produit contenant une information génétique ou consistant — souligné par nous – en une information génétique s’étend à toute matière, sous réserve de l’article 5, paragraphe 1 [8], dans laquelle le produit est incorporé et dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction ». Si bien que les brevets délivrés par l’Office européen des brevets sur les gènes du cancer du sein revendiquent la propriété de la séquence du gène – y compris des mutations qui peuvent l’affecter – avant de revendiquer les produits liés et les applications diagnostiques ou thérapeutiques. L’incorporation des gènes dans les revendications des brevets – ce sont ces revendications qui délimitent la propriété du détenteur du titre – a été fortement défendue au Parlement européen par le rapporteur de la directive, Willy Rothley. Celui-ci défendait l’attribution de brevets de produit sur les gènes parce qu’ils confèrent un pouvoir de marché beaucoup plus fort à leur détenteur que de simples brevets de procédé ou de méthode, dans la mesure où la propriété industrielle du produit ou de la substance permet de contrôler toute reproduction et utilisation du gène, quels que soient le procédé ou la méthode mis en œuvre, y compris dans des inventions qui ne sont pas même imaginées par le premier découvreur : « une protection par brevet ne peut être efficace que si elle porte également sur la substance qui contient les informations nécessaires… C’est pourquoi cette protection de la substance est capitale et c’est pourquoi le projet que nous présentons ne rompt absolument pas avec l’actuel droit des brevets » (débats du 1er mars 1995).
9L’incorporation des gènes humains dans les titres de propriété industrielle a fait l’objet de vifs débats lors de la discussion de la directive européenne au Parlement de Strasbourg. Le Parlement était hostile à l’inclusion du corps humain ou de ses éléments, y compris des gènes, dans la sphère du brevetable. La Commission européenne, pour sauvegarder la possibilité de breveter les gènes humains, tout en affichant le respect du principe de non-commercialisation du corps humain, proposa l’amendement suivant : « les inventions dont la publication ou l’exploitation sont contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs sont exclues de la brevetabilité… à ce titre ne sont pas brevetables : a) le corps ou des éléments du corps humain en tant que tels » (16 février 1993). Le Parlement s’opposa au qualificatif en « tant que tels » qui laissait la possibilité de prendre un titre de propriété sur le gène dès lors qu’il était extrait de son environnement naturel, le corps humain, pour être clone, lu, multiplié, en laboratoire : « les mots en tant que tels peuvent créer une incertitude et être interprétés de la façon suivante : les protéines, les enzymes et les gènes ne sont pas brevetables tant qu’ils se trouvent dans le corps humain, mais ils seraient brevetables lorsqu’ils se trouvent hors du corps humain ! le rapporteur ne l’accepte pas ». Le Parlement proposa un amendement qui excluait la brevetabilité des gènes « à l’état naturel dans le corps humain ou isolé de celui-ci ». Les parlementaires ajoutèrent qu’ils acceptaient la brevetabilité d’un produit incorporant des cellules humaines, « étant entendu que les cellules elles-mêmes ne soient pas brevetées ». La commission refusa cet amendement. On avança un moment l’idée que les gènes humains pourraient être brevetés « dès qu’ils ne seraient plus directement liés à un individu spécifique », mais l’interprétation de ce détachement des éléments du corps humain était jugée trop incertaine [9]. En mars 1995, le Parlement européen rejeta la directive, principalement sur la question de l’inclusion des gènes humains dans le domaine du brevetable. La version finale de la directive, adoptée en juillet 1998, ne met pas fin à la controverse. Si l’article 5.1 déclare « que le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte partielle d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables », l’article 5.2 prévoit qu’« un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel ».
Pour la présidente du Groupe européen d’éthique, Noëlle Lenoir, la directive parvient finalement à concilier l’éthique de la non-commercialisation du corps humain et les objectifs de protection industrielle : « Pour surmonter la contradiction entre le principe de non-commercialisation du corps humain et les nécessités économiques de la rentabilisation des recherches en génétique, l’article 5 comporte des alinéas qui semblent assez difficiles à combiner entre eux. Cependant cet article doit se lire dans sa globalité. Il en ressort que c’est plus l’utilité potentielle du gène que le gène lui-même qui peut donner lieu à brevet ». Toutefois, l’avis rendu en 1996 par le Groupe européen d’éthique sur ce sujet n’était pas unanime. Si ce comité d’éthique se prononçait, de manière prudente, pour la brevetabilité « des inventions réalisées à partir de la connaissance d’un gène ou d’une séquence partielle de gènes humains », dès lors que « leur fonction ouvre la voie à de nouvelles possibilités – fabrication d’un nouveau médicament – » et que « l’application donnant lieu au brevet est suffisamment précise et identifiée », il comportait, dans une note de bas de page, une proposition faite par l’un de ses membres qui demandait l’exclusion des gènes de la brevetabilité : « le brevet ne doit pas couvrir le gène lui-même, mais l’utilisation spécifique identifiée ».
Cette controverse sur l’inclusion ou l’exclusion des gènes de la brevetabilité explique que le projet de loi de transposition de la directive européenne présenté par le gouvernement français, en octobre 2001, ne prévoit pas la transposition de l’article 5 précité et laisse en l’état l’article du Code de la propriété intellectuelle qui avait été intégré à la suite du vote des lois bioéthiques en 1994. Cet article interdit, en principe, sinon dans les pratiques, le brevetage des gènes humains : « le corps humain, ses éléments et ses produits ainsi que la connaissance totale ou partielle d’un gène humain ne peuvent en tant que tels faire l’objet d’un brevet » (article L. 611-17). Le talon d’Achille de cet article étant le fameux « en tant que tels », bien vite contourné par les conseils en brevet. Le Parlement français est allé plus loin dans l’exclusion des gènes de la brevetabilité lors de la révision des lois bioéthiques en janvier 2002 puisqu’il a voté en première lecture, de manière non prévue, un amendement qui prend l’exact contre-pied de la directive européenne : « Un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peut constituer une invention brevetable ».
À qui appartiennent les gènes d’un individu, d’une famille, d’une population ?
10L’extension des rapports marchands intervient également en amont des brevets pris sur les gènes, dès lors que des personnes, notamment aux États-Unis, revendiquent une rémunération en contrepartie de la mise à disposition de leur profil génétique singulier, ou encore que certains États, par exemple l’Islande ou les îles Tonga, vendent des licences à des sociétés de biotechnologie pour l’exploitation exclusive des données génétiques et médicales de leur population. Dans ces exemples, les gènes humains deviennent des biens privés revendiqués par un individu ou des biens publics appropriés par un État. Cette évolution met en cause le statut non patrimonial du corps humain, soit un des points centraux des lois de bioéthique [10].
11Les gènes humains peuvent-ils faire l’objet d’un commerce privé ? Plusieurs cas aux États-Unis vont dans le sens d’une telle mise sur le marché. Le procès intenté par un patient porteur d’un gène de résistance au virus HIV à l’encontre du laboratoire qui a découvert et breveté ce gène est emblématique de cette évolution. Ce patient insiste sur sa contribution pour la découverte de ce gène : il a offert son sang et il a attiré l’attention des chercheurs sur son immunité énigmatique. Il justifie sa revendication d’un droit économique sur son profil génétique par l’appropriation de l’usage diagnostique du gène. La logique du marché supplante la logique du don philanthropique : « Je voulais simplement faire quelque chose. Mais une fois que l’argent entre en ligne de compte, pour quelle raison je n’en recevrais pas une part ? » [11]. L’extension des rapports marchands se nourrit de l’asymétrie entre le don fait par les patients et l’appropriation privative du matériel génétique humain par les institutions de recherche, intégrées elles aussi au marché de la recherche biomédicale, ou par les firmes : « Nous avons un système dans lequel les participants à la recherche sont considérés comme des purs altruistes et où tous les autres intervenants sont considérés comme de purs capitalistes. Je pense que ce n’est pas très juste » (Robert Cook-Degan, membre de l’Institut d’éthique de l’université Georgetown). Le changement des normes de la recherche académique peut altérer la logique du don : « Auparavant, lorsque vous étiez sujet de recherche, vous participiez gratuitement et vous postuliez que les personnes de l’autre côté étaient également désintéressées. Aujourd’hui, il y a peu de recherche académique qui n’ait pas un intérêt commercial, même potentiel. Quelqu’un peut dire : je participe pour le bien de l’humanité si tout le monde enfuit autant. Mais si quelqu’un de l’autre côté va gagner des billions de dollars, j’en veux ma part ». L’économiste Robert Merges analyse ainsi cette diffusion des rapports marchands dans la recherche biomédicale : « Il serait hypocrite de la part des chercheurs de dire : je suis scandalisé que les patients souhaitent commercialiser leurs tissus quand, dans le même temps, le chercheur a son nom sur 15 brevets. C’est une sorte de mercantilisation de la médecine ».
12Les chercheurs peuvent refuser les contrats ou les rémunérations qui leur sont demandés : ainsi ce gérontologue américain qui refusa de rémunérer une famille en contrepartie de l’utilisation de son matériel génétique pour rechercher des gènes de longévité. De manière symétrique, des patients peuvent refuser de participer à des recherches génétiques, par crainte d’être exploités. La norme juridique n’est pas encore stabilisée sur la question de la commercialisation du matériel génétique humain. C’est une des justifications de l’action en justice entreprise par les porteurs des gènes de résistance au Sida : « Quelqu’un, quelque part, doit décider à qui appartient notre matériel génétique ». Toutefois, pour les quelques cas déjà portés devant les juges, la jurisprudence favorise le détenteur du brevet au détriment de l’individu porteur du matériel biologique qui revendique une part de la propriété industrielle [12]. La juriste Rebecca Eisenberg justifie cette asymétrie par le travail des inventeurs. Mais l’extension de la propriété des inventeurs de nouvelles solutions thérapeutiques ou diagnostiques à la substance même du gène ouvre la boîte de Pandore des rapports marchands sur le matériel humain.
13L’aliénation du patrimoine génétique et des données médicales n’est pas le seul fait de patients ou de familles de patients. Certains États ont entrepris d’exploiter les variations génétiques de leur population, à l’exemple de l’Islande ou des îles Tonga. En décembre 1998, le Parlement islandais décida, par 38 voix contre 23, de concéder une licence pour la constitution et l’exploitation d’une base de données médicales de la population islandaise. Le projet de loi considère que les données médicales enregistrées sur la population islandaise constituent « une ressource nationale qui doit être préservée et utilisée pour générer autant de bénéfices que possible ». Les bénéfices espérés de la base de données sont de plusieurs natures, notamment l’acquisition de nouvelles connaissances sur la maladie et la santé, le développement d’une industrie biotechnologique locale, l’activité économique générée par la base de données. Si le projet de loi reconnaît que « ces données, compte tenu de leur nature et de leur origine, ne peuvent faire l’objet d’une propriété au sens habituel du terme », il justifie la concession faite à un acteur privé par le montant de l’investissement nécessaire à la construction et à l’utilisation d’une telle base de données.
14Le licencié est autorisé pendant la période de ses droits à « utiliser les données pour des objectifs de profits financiers » (article 10). La licence, exclusive, fut concédée en janvier 2000 à une société de génétique médicale, Décode Genetics. Celle-ci avait été créée en 1996 avec le projet de commercialiser l’originalité du patrimoine génétique islandais – son homogénéité génétique –, couplée à l’excellence de données médicales enregistrées par le système de santé et à l’ampleur des généalogies établies par les Islandais. Décode se présente comme une « société fondée sur la population » qui commercialise les gènes qu’elle isole. En février 1998, elle conclut un gros accord de recherche avec Hoffman Laroche qui attribuait au laboratoire pharmaceutique les droits exclusifs pour les utilisations diagnostiques et thérapeutiques des gènes qui intéressent une douzaine de maladies. La loi votée en décembre 1998, Act on a Health Sector Database, venait parachever le dispositif de commercialisation des données génétiques [13].
15Ce dispositif de commercialisation a soulevé une vive controverse sur plusieurs principes éthiques. En premier lieu, des scientifiques ont fait valoir une éthique du libre accès aux données génétiques pour s’opposer au monopole attribué à un seul acteur de la recherche [14]. L’exploitation exclusive par un seul acteur privé des données médicales et génétiques d’une population entière a été vivement mise en cause. L’accès des chercheurs extérieurs à la base de données sera subordonné à l’autorisation d’un comité d’accès et les projets ne devront pas contrarier les intérêts commerciaux du licencié. En second lieu, la forme du consentement retenu pour constituer la base de données, soit le consentement « présumé » des personnes, a été très controversée. Le consentement « présumé » ou « supposé » ne confère aux personnes qu’un simple droit de se retirer de la base de données. Les personnes ne sont pas consultées sur le type de recherche qui sera effectuée à partir de leurs données médicales. La constitution de la banque de matériel génétique nationale, qui sera exploitée en croisant les données médicales et généalogiques, avance le principe du consentement éclairé des personnes, mais contient plusieurs restrictions à ce principe. L’article 9 de la loi sur les échantillons biologiques, qui sont également licenciés à Décode, prévoit que les gestionnaires de la banque de matériels biologiques pourront « autoriser l’usage des échantillons biologiques pour d’autres sujets que ceux pour lesquels ces matériels ont été initialement collectés ». Pour les échantillons collectés dans le cours de l’activité médicale, le consentement est seulement « supposé » (article 7). Enfin, si les personnes ont le droit de retirer leur matériel biologique de la banque, « le matériel qui a été produit à partir de leur échantillon ou les résultats des études déjà réalisées ne seront pas détruits » (article 7).
Le consentement présumé a été justifié par le fait que les données n’étaient pas personnellement identifiables [15]. Il est vraisemblable que le consentement éclairé n’a pas été retenu parce qu’il aurait réduit la participation et donc l’utilité de la base de données (Chadwick, 1999). Des juristes ont estimé que la formule de consentement prévue par la loi islandaise était trop large. Pour H.T. Greely, s’il n’est pas réaliste de demander aux donneurs un consentement séparé pour l’étude de chaque gène, il propose un cadre de consentement qui sollicite l’autorisation des individus avant l’usage de leurs données pour chaque nouveau programme de recherche. Les finalités des recherches entreprises, commerciales ou non commerciales devraient être également communiquées aux donneurs. Des médecins islandais ont refusé de communiquer les données médicales de leurs patients sans demande explicite de ceux-ci. L’association Mannvernd (Association of Icelanders for Ethics in Science and Medicine) a entrepris de contester juridiquement la licence exclusive accordée à Décode ainsi que le principe du consentement présumé. Elle défend la possibilité pour les Islandais d’exercer leur droit de retrait des bases de données, à tout moment [16].
L’étendue du consentement des personnes sur l’usage qui sera fait de leurs échantillons est au cœur d’un procès entrepris par des familles à rencontre du Miami Children’s Hospital qui a breveté le gène responsable de la maladie de Canavan. Ces familles ont fourni aux chercheurs des prélèvements de leurs enfants décédés de cette maladie afin qu’ils identifient le gène responsable. Le gène fut breveté et l’hôpital contrôle la commercialisation du test génétique. Les familles dénoncent l’appropriation et la commercialisation du gène qui a été isolé grâce à leurs dons. Elles demandent que le test génétique soit placé dans le domaine public et que les laboratoires puissent le réaliser sans accord de licence et sans payer de royalties : « Nous avons donné nos échantillons pour qu’ils servent au bien public. Nous ne les avons pas donnés au Miami Children’s Hospital. S’ils nous avaient dit qu’ils allaient breveter le gène, nous nous serions adressés à un autre chercheur qui aurait partagé les mêmes finalités que nous ». La reconnaissance d’un droit des personnes sur l’usage commercial ou non commercial des découvertes faites à partir de leurs prélèvements a été discutée lors de l’élaboration de la directive européenne sur la protection des inventions biotechnologiques. On envisagea un moment un « consentement à breveter », au-delà du simple consentement à prélever et à chercher. Ce droit de contrôle des personnes sur l’appropriation juridique des découvertes génétiques fut finalement refusé, « sous la pression exercée par les industriels » [17].
L’institution des gènes comme des biens privés individuels, susceptibles de faire l’objet de contrats marchands, ou l’exploitation des variations génétiques et des données médicales d’une population considérée comme une « ressource nationale » que l’État peut concéder par une licence à un acteur industriel, battent en brèche le statut hors marché du corps humain et de la personne humaine. L’extension du consentement des personnes à la décision de breveter l’élément qui a été prélevé pourrait freiner cette dérive. Mais le libre consentement peut aussi conduire, dans une perspective libérale et marchande, à la vente du profil génétique d’un individu. D’où l’exigence de la réaffirmation de l’indisponibilité et de la non commercialité des gènes humains.
L’appropriation des séquences génétiques et les normes de partage des connaissances
16La recherche génomique est marquée par une forte intégration de la science dans le champ de la propriété intellectuelle et du marché : « Je ne connais aucun biologiste moléculaire américain qui n’ait des intérêts financiers dans les biotechnologies » déclarait le biologiste américain Charles Lewontin en 1992. De fait, les institutions académiques et médicales détiennent une fraction importante des brevets sur les séquences génétiques [18]. Des groupes de travail des NIH se sont inquiétés de la détérioration des normes de partage des matériels et des outils de recherche. En même temps, on observe la persistance des normes académiques de diffusion et de partage des connaissances, par exemple dans les premiers réseaux de cartographie du génome humain – le réseau du CEPH dans les années quatre-vingt – ou plus récemment dans le consortium public pour le séquençage du génome humain (Human Génome Project). Il en résulte une grande hétérogénéité des positions des chercheurs. Certains sont engagés dans l’appropriation et la valorisation des séquences génétiques sur le marché, ce qui peut signifier dans certains cas leur passage dans la recherche privée. D’autres déposent des brevets à des fins de défense de leurs domaines de recherche ou encore pour préserver le libre usage médical des gènes [19]. D’autres enfin, défendent une recherche productrice de biens publics, librement accessibles à tout utilisateur potentiel. Les individus sont parfois partagés : « En tant que citoyen, je ne trouve pas souhaitable qu’une séquence de gène puisse être brevetée. Mais en tant qu’entrepreneur, étant donné le flou juridique actuel au niveau international et ce qui se passe sur le marché américain, je n’hésiterai pas une seconde à prendre un tel brevet » [20]. Cette ambivalence se rencontre également parmi les chercheurs académiques, dans une moindre mesure.
17Quelles sont les grandes étapes de cette confrontation entre appropriation privative des gènes et normes académiques ? Les premiers brevets sur les gènes de l’insuline et de l’interféron déposés au début des années quatre-vingt « choquaient déjà » les chercheurs académiques : « le brevetage choquait d’autant plus que ces découvertes concernaient des molécules dont les propriétés biologiques avaient été établies des années auparavant… Dès lors, beaucoup de scientifiques trouvaient normal qu’un brevet récompense un procédé de production d’interféron, alors que la protection de la séquence en elle-même était fortement critiquée » (Jean Weissenbach) [21].
18Le second épisode de ce conflit a lieu en 1991 lorsque les NIH décidèrent de breveter des séquences partielles d’ADNc identifiées par Craig Venter. Ces séquences partielles pouvant être utilisées comme sonde pour identifier les gènes. Le brevet déposé étendait ses revendications aux futurs gènes qui seraient identifiés avec ces outils. Certaines institutions médicales et scientifiques suivirent un temps la politique des NIH, afin de ne pas se retrouver dépendants des brevets pris en amont sur des séquences partielles. Mais très vite, les organisations scientifiques à l’instar de Human Génome Organisation – HUGO – condamnèrent la prise de brevet sur les séquences partielles de gènes [22]. En octobre 1992, Charles Auffray défendait la libre diffusion des séquences génétiques dans une séance solennelle à l’Unesco : « Nous avons été consternés par les tentatives d’appropriation de ces connaissances qui visent à s’arroger un monopole sur le développement de ces applications. La démarche entreprise auprès de l’Académie des sciences et de l’Unesco vise à contrecarrer la situation désastreuse qui s’est ainsi établie » [23].
19Toutefois, l’argumentation de HUGO sur le brevetage des séquences d’ADN se révèle très ambivalente. HUGO s’oppose au brevetage des séquences partielles de gènes au motif que ces brevets récompensent une activité routinière. L’appropriation d’outils de recherche, en amont, risquerait de pénaliser ceux qui réaliseront le travail le plus créatif, en aval : « Il serait ironique et malheureux que le système des brevets récompense le travail de routine et décourage l’activité innovante. Cela pourrait être le cas si on attribuait des brevets larges à ceux qui font un travail de séquençage massif mais routinier — pour obtenir des étiquettes de gènes ou les gènes eux-mêmes tandis que l’on attribuerait des droits plus limités ou pas de droit du tout à ceux qui font les découvertes les plus difficiles et les plus significatives sur les fonctions biologiques des gènes » [24]. HUGO ne se prononce pas pour l’exclusion des gènes humains de la sphère des brevets, mais souhaite simplement un resserrement des critères de brevetabilité. L’attribution d’un brevet sur un gène n’étant justifiée que par la caractérisation de sa fonction biologique et l’exposition de ses applications médicales. Et si HUGO encourage le versement rapide des séquences dans le domaine public, c’est sous une forme suffisamment brute qui ne puisse pas détruire la possibilité de déposer des brevets sur des gènes bien caractérisés : « un second effet, aussi malheureux, pourrait survenir si la publication d’une séquence partielle ou son versement dans une base de données empêchait le brevetage de la découverte d’un gène conduisant à de nouveaux produits thérapeutiques ou diagnostiques ». Cette position, qui vise à définir une juste récompense pour le chercheur qui a commencé « à démonter un mécanisme d’horlogerie très fin, et cela mérite un brevet » (Weissenbach) fait complètement l’impasse sur des enjeux éthiques comme l’incorporation du matériel génétique humain dans la sphère du marché ou la monopolisation de l’information génétique par le premier découvreur du gène. La Déclaration Clinton-Blair du 14 mars 2000, qui défendait la politique de divulgation immédiate des séquences du consortium public face à la politique de réservation de Cèlera Genomics, était tout aussi ambiguë quant à la brevetabilité des gènes humains. Elle ne concernait que la séquence brute du génome et l’industrie biotechnologique fut vite rassurée par la possibilité de continuer à déposer des brevets sur des gènes dès qu’ils seraient identifiés et dotés d’une utilité.
Les enquêtes sur les pratiques de recherche des biologistes moléculaires font également apparaître un paysage très contradictoire [25]. D’un côté, elles indiquent des pratiques de restrictions des échanges académiques et des délais de publication allongés par les demandes des industriels. En 1997, 19,8 % des chercheurs interrogés indiquaient qu’ils avaient reporté de plus de six mois la publication de leurs résultats dans les trois dernières années ; 8,9 % signalaient qu’ils avaient refusé de partager leurs résultats avec d’autres chercheurs universitaires. En 2002,47 % des généticiens enquêtes indiquaient qu’ils avaient essuyé un refus de la part de collègues universitaires de leur communiquer des informations ou matériels additionnels relatifs à des travaux déjà publiés : 35 % des généticiens répondaient que le partage des connaissances avait diminué dans les dix dernières années. Dans le même temps, une enquête effectuée auprès des membres de l’American Society of Human Genetics et publiée en septembre 2001 faisait état qu’une forte majorité (75 %) rejetait le brevetage de l’ADN, sous toutes ses formes – séquences partielles ou complètes –. Ce pourcentage était plus fort parmi les chercheurs du gouvernement (78 %) ou de l’université (77 %), mais il était également majoritaire parmi les généticiens de l’industrie (61 %).
De fait, de nombreux chercheurs ou sociétés savantes se sont clairement prononcés contre la brevetabilité des gènes humains. La pétition Mattei-Wodarg qui déclare « que le corps humain, y compris ses gènes, n’est pas une marchandise », « que le génome humain est un bien commun de l’humanité » et qui refuse « l’appropriation des séquences génétiques induite par la logique des brevets » a recueilli plus de 10 000 signatures dans la communauté scientifique. Des institutions académiques ont fait des propositions pour réorienter le système des brevets. L’avis des trois académies du 19 juin 2000 réaffirme une distinction entre découverte – libre de brevet -, et invention, déclare que « l’appropriation d’éléments du corps humain est plus inadmissible encore que celle de tout autre élément », et propose d’exclure les gènes de la brevetabilité, les brevets ne devant porter que sur des procédés d’obtention ou d’application des séquences, et non sur les séquences elles-mêmes. Des chercheurs ont également proposé que l’on applique le modèle du logiciel libre et de la licence publique générale aux séquences génétiques, qui deviendraient ainsi inappropriables. L’exclusion des gènes de la brevetabilité est soutenue par de nombreux chercheurs des pays du Sud qui dénoncent la confiscation des gènes humains par un petit nombre de firmes des pays du Nord tandis que la majeure partie de la population est au Sud [26].
Brevets, éthique médicale et santé publique
20Il existe une confrontation spécifique dans le domaine de la médecine et de la santé entre brevet et éthique. Pendant plus d’un siècle en France, entre 1844 et 1959, les médicaments ont été exclus de la brevetabilité (cf. annexe 2). Cette exclusion fut justifiée par les risques de l’établissement d’un monopole pour la production et la fourniture d’un bien jugé essentiel pour la population : « Il y a, d’après la loi et le simple bon sens, incompatibilité entre une composition pharmaceutique utile à l’humanité et une exploitation exclusive au profit d’un seul… » [27]. Et lorsque les médicaments réintégrèrent le droit des brevets, le législateur prévit une procédure d’exception – une licence d’office pour raison de santé publique – en cas de problème d’accessibilité des produits de santé. On décida également d’exclure de la brevetabilité les procédés de traitement chirurgical ou thérapeutique du corps humain, notamment pour éviter la monopolisation d’un traitement et pour laisser le libre choix au médecin [28].
21Cette confrontation entre brevet et éthique médicale a resurgi récemment dans le domaine des tests génétiques, dès lors que des sociétés de biotechnologie, ou des institutions hospitalières, utilisent leurs brevets sur les gènes et leur utilisation diagnostique pour capter le marché des tests génétiques et pour en exclure des laboratoires hospitaliers qui réalisaient ces tests sans brevets. La chose est d’autant plus aisée que les droits de propriété intellectuelle accordés sur les gènes et les tests génétiques sont étendus. L’attribution d’un brevet à effet de produit sur un gène crée un monopole particulièrement large au bénéfice du breveté. Il protège toute utilisation du gène, connue ou inconnue au moment de sa découverte. Il s’agit par exemple des deux brevets européens attribués à Myriad Genetics qui protègent la séquence du gène BRCA1 et des mutations spécifiques de ce gène. Un troisième brevet européen attribué à Myriad protège toute utilisation diagnostique du gène BRCA1 pour détecter des prédispositions au cancer du sein, sans limitation de procédés. Les divers procédés qui sont utilisés par les centres anticancéreux français tombent tous sous le coup de ce brevet. Enfin, les sociétés de biotechnologie sont enclines, soit à intégrer directement la réalisation des tests dans leurs murs – Myriad Genetics –, soit à vendre des licences exclusives de leurs brevets, pour occuper au maximum les marchés de niche du diagnostic génétique. Il en résulte la formation de monopoles et l’éviction des laboratoires hospitaliers qui réalisaient jusqu’ici librement ces tests.
22D’où la « rébellion » des généticiens européens (Nature, octobre 2001) contre les brevets accordés à Myriad Genetics. L’argument des médecins généticiens de l’Institut Curie qui sont à l’origine de la procédure d’opposition aux brevets européens de Myriad Genetics emprunte à la défense de l’accessibilité des tests au nom de la santé publique et au libre choix des praticiens qui ne devraient pas se voir interdire une pratique médicale. Es se prononcent pour des brevets de procédés plus étroits qui préservent la variété des développements techniques et la diversité de l’offre de tests. Le secrétaire de la British Society for Human Genetics défend également la liberté de la pratique médicale : « Myriad veut instaurer un monopole pour la fourniture d’un service. C’est une restriction nouvelle et injustifiée de la pratique médicale ». La coalition d’institutions médicales qui s’est réalisée pour soutenir une opposition juridique aux brevets sur les gènes et les tests du cancer du sein est emblématique de la confrontation entre brevets, éthique médicale et santé publique. La contestation des brevets sur les gènes au nom de la santé publique est également présente aux États-Unis. L’American Collège of Medecal Genetics a élaboré une « position sur les brevets sur les gènes et l’accessibilité des tests génétiques » qui dénonce les pratiques de monopole sur la distribution des tests génétiques et le renchérissement du prix des tests qui doit incorporer les redevances des brevets : « Tout cela limite l’accessibilité des services de tests génétiques et empêche le développement d’un programme d’assurance qualité des tests » [29].
L’éthique de l’accessibilité des services de santé justifie les amendements proposés au Code de la propriété industrielle par le gouvernement français en octobre 2001. Dans son projet de loi de transposition de la directive européenne, le gouvernement a décidé d’étendre l’utilisation des licences d’offices pour raison de santé publique aux méthodes de diagnostic alors qu’elles étaient jusqu’ici réservées aux médicaments. Ces dispositions « permettent d’écarter les conséquences néfastes des situations de dépendance technologique, défaire prévaloir l’intérêt public, notamment celui de la santé publique, et de corriger un éventuel abus des droits que confère le brevet à son titulaire ». Il faut y voir un effet direct de l’affaire Myriad Genetics : « Si Myriad persistait à refuser de délivrer une licence d’exploitation permettant de réaliser les tests en France, nous pourrions envisager de l’y contraindre » R.G. Schwartzenberg, ministre de la Recherche. Aux États-Unis, le 14 mars 2002, un membre du Congrès américain a déposé un projet de loi prévoyant « une exemption de brevets pour les usages diagnostiques » des gènes. Les praticiens seraient alors libres d’utiliser les tests génétiques sans crainte de poursuite pour contrefaçon. Cette exemption s’appuie sur une disposition de la loi des brevets votée en 1996 qui exempte les praticiens médicaux de poursuite quand ils utilisent une méthode médicale et chirurgicale brevetée [30].
Conclusion
23Les différents principes éthiques analysés ici – le caractère inaliénable et indisponible du corps humain et de ses éléments, le consentement des personnes sur les usages de leurs prélèvements, l’éthique du partage des connaissances, l’éthique médicale et l’accès aux soins – sont soumis à la pression du marché qui s’étend sur la recherche biomédicale et sur les inventions génétiques. Au point que le groupe de conseillers pour l’éthique de la biotechnologie auprès de la Commission européenne a pu écrire en 1993 : « Le groupe estime qu’afin de ne pas empêcher son développement [de la biotechnologie], il convient de défendre le principe de la brevetabilité des inventions concernant la matière vivante de façon aussi large que cela est éthiquement possible » [31]. Les associations de malades peuvent, le cas échéant, faire pression pour le brevetage des gènes avec l’objectif d’attirer de nouveaux investissements et de hâter le développement de nouvelles thérapies. L’anthropologue Paul Rabinow s’en prend ainsi aux normes édictées par les comités de bioéthique, qui conduisent à une « sanctification du génome » et qui s’opposent finalement à l’intérêt des malades : « L’AFM [32] et d’autres associations de malades contestent vigoureusement l’idée que les principes bioéthiques soient plus importants que les vies de ceux qui souffrent de maladies d’origine génétique » [33]. Il nous semble toutefois que les principes éthiques mis en avant par le CCNE ou encore par les médecins qui s’opposent aux brevets sur les gènes d’intérêt médical ne condamnent pas les usages que l’on peut faire du patrimoine génétique pour développer de nouvelles inventions médicales, mais seulement son appropriation exclusive. Les propositions faites par les trois académies en France, qui conduisent à laisser les gènes en libre accès et à ne breveter que les procédés et applications médicales tirées de leur usage, permettent justement de concilier le statut hors marché du patrimoine génétique et des incitations pour le développement d’innovations médicales.
24Innovations qui seraient de surcroît plus accessibles, n’ayant pas à supporter le poids de la rente à verser au propriétaire des brevets sur les gènes. Si l’accessibilité des tests génétiques peut-être un problème en Europe et aux Etats-Unis [34], qu’en est-il pour les pays du Sud ?
25Le CCNE propose de s’appuyer sur la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme de l’Unesco de 1997 pour gérer le patrimoine génétique. Bien que cette déclaration n’aborde pas frontalement la question des brevets sur les gènes et que les principes éthiques qu’elle énonce – le génome humain, patrimoine de l’humanité, dans un sens symbolique – n’aient pas été traduits en dispositifs juridiques opposables à la commercialisation du génome humain, des juristes se sont efforcés de proposer des catégories opératoires. B. Knoppers propose d’appliquer la notion de « patrimoine commun de l’humanité » au génome humain [35]. Notion qui renvoie, en droit international, à la non-appropriation, à une gestion internationale, au partage des bénéfices, à la protection et à la préservation du patrimoine pour les générations futures. On pourrait également s’inspirer de la catégorie de « bien commun » avancée par C. Labrusse-Riou, pour gérer la vie et le corps humain, qui échapperaient ainsi « à l’appropriation patrimoniale et commerciale, pour faire l’objet d’une gestion finalisée en raison de leur origine et d’une destination précise » [36]. Ce régime de biens communs n’empêcherait nullement l’usage des gènes pour développer des inventions médicales, mais les gènes seraient utilisés sans être appropriés, la protection ne couvrant que l’application stricto sensu. La notion de bien commun s’oppose à la fois à celle de bien privé, qui signifie pour un individu la possibilité de vendre son profil génétique, et à celle de bien public « qui reviendrait à une sorte de nationalisation des corps au mépris de l’autonomie de la personne » (Labrusse-Riou). Cette dernière situation décrit assez exactement la licence concédée par le gouvernement islandais sur les données médicales et les variations génétiques de la population islandaise et les formules écornées de consentement qui s’en suivent. Enfin, le 14 septembre 2001, le Comité international de bioéthique de l’Unesco a considéré « qu’il existe de solides raisons éthiques pour exclure le génome humain de la brevetabilité » et a recommandé que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) inscrive dans les accords sur la propriété intellectuelle (accords ADPIC) « que le génome humain n’est pas brevetable sur la base des dispositions de l’article 27.2, en raison de considérations d’intérêt public qui y sont énoncées, en particulier l’ordre public, la moralité et la protection de la santé et de la vie des personnes ».
26Enfin, la prise en compte des choix éthiques dans la délimitation de la sphère de la propriété industrielle suppose un élargissement des forums qui définissent les normes des brevets. Au colloque de l’Unesco sur « Éthique, propriété intellectuelle et génomique », Martin Bobrow et Sandy Thomas ont parlé d’un déficit d’implication de la représentation politique dans l’élaboration du droit de la propriété intellectuelle touchant au génome. Les industriels et les offices de brevet ayant jusqu’ici joué le rôle principal pour définir la norme. Toutefois, les débats au Parlement européen, qui a émis des votes contradictoires en 1995 et 1998, ou au Parlement français pour l’élaboration des lois bioéthiques en 1994 et lors de leur révision en janvier 2002 ont interrogé les normes de propriété intellectuelle au regard des principes de non-commercialisation du corps humain et de partage des connaissances. L’intervention des comités d’éthique, du reste partagés sur la brevetabilité des séquences génétiques – le CCNE ou le CIB de l’Unesco l’ayant récemment rejetée, le groupe européen d’éthique auprès de la Commission européenne l’ayant acceptée –, a enrichi les textes ou ouvert des perspectives. En même temps, les principaux offices de brevets dans le monde continuent à accorder des brevets sur les gènes, humains et non humains. Au-delà des comités des sages ou de la représentation politique, il convient d’envisager l’irruption de nouveaux acteurs sur le terrain de la propriété intellectuelle. De ce point de vue, la contestation des brevets de Myriad Genetics a été marquée par l’intervention de nombreuses institutions médicales, d’associations de praticiens, de sociétés savantes, de syndicats de chercheurs, de collectifs de citoyens. On observe un phénomène parallèle dans les débats sur la propriété industrielle des molécules anti-Sida. Cette démocratie industrielle et sanitaire élargie est susceptible de mieux faire valoir les choix éthiques de la société, en relation avec la démocratie parlementaire, pour délimiter ce qui relève de l’appropriation privative et du marché et ce que l’on décide d’y soustraire.
Quels sont les éléments prospectifs que l’on peut suggérer pour définir une nouvelle ligne de partage entre bien commun et bien privé dans le champ de la génomique ? Si les pratiques de privatisation sont déjà bien installées, la montée des interrogations éthiques sur l’égalité des droits d’accès aux connaissances et aux produits de santé ou encore sur le statut non commercialisable du génome humain donne des prises pour redéfinir la norme de brevetabilité. Pour cela, on ne peut à l’évidence s’en remettre à la seule pratique ou aux seules propositions de réforme des offices de brevets, à l’instar des Guidelines de l’USPTO [37] publiées en janvier 2001 pour renforcer le critère d’utilité lors de l’examen des brevets sur les séquences génétiques. Ces mesures visent finalement à renforcer la viabilité des brevets sur les gènes et à prévenir la montée des litiges entre propriétaires de séquences. On ne peut pas non plus s’en remettre aux seuls arrangements contractuels entre sociétés privées de biotechnologie et gouvernements pour définir des « retours » acceptables pour les populations, compte tenu des asymétries de pouvoir susceptibles d’exister entre les parties ou encore des intérêts convergents de certains États et des sociétés de biotechnologie pour commercialiser les variations génétiques humaines. Les parlements et les États doivent intervenir beaucoup plus activement dans la définition de la norme, c’est-à-dire ici des biens communs couvrant le génome humain et la santé. Plus précisément, l’amendement des lois bioéthiques françaises de janvier 2002 excluant la brevetabilité des séquences génétiques, quel que soit leur état, pourrait amorcer un pas vers une renégociation de la directive européenne [38]. Celle-ci pourrait s’appuyer sur nombreux avis qui convergent sur le refus des brevets de produit sur les gènes. Cette solution – brevets sur les procédés d’utilisation et gènes assimilés à des biens non brevetables – rejoindrait des analyses économiques qui montrent les impacts négatifs de brevets larges sur l’innovation (Merges et Nelson, 1991). Mais la définition et l’instauration du génome humain comme bien commun ne sauraient reposer sur la seule initiative des parlements et des gouvernements. La notion de bien commun est beaucoup plus large que celle de l’intérêt d’un État ou d’un ministère de la Santé. La définition des biens communs suppose l’intervention de collectifs de citoyens, ne serait-ce que pour faire contrepoids à la pression de l’industrie pharmaceutique ou biotechnologique sur les gouvernements. En Europe, la mobilisation des médecins, des chercheurs et de certains collectifs de citoyens autour de l’opposition aux brevets de Myriad Genetics est un pas dans cette direction. A l’échelle mondiale, certains pays du Nord qui s’interrogent sur la légitimité de ces brevets et sur leur impact sur leur système de santé – par exemple le Canada, la France, l’Allemagne – pourraient converger avec des pays du Sud hostiles au brevetage des ressources génétiques pour exploiter les marges d’action des accords de l’OMC sur la propriété intellectuelle et faire valoir des exemptions au brevet. Ces initiatives, sous la vigilance des ONG, pourraient ensuite viser l’établissement d’un traité international qui définisse un statut juridique de bien commun pour le génome humain. Ceci dans la mesure où la Déclaration universelle de l’Unesco sur le génome humain s’est avérée jusqu’ici insuffisante pour réorienter les pratiques d’appropriation. Les discussions sur le statut du génome humain devraient être en partie liées avec les négociations en cours au niveau de l’OMC sur l’accessibilité des produits de santé. Le lancement du programme sur le génome humain ayant été largement justifié par ses retombées médicales pour les populations. L’Organisation mondiale de la santé devrait intervenir sur la question de la propriété des gènes pour faire valoir des arguments de santé publique face à la logique du commerce portée par l’OMC.
La directive européenne sur la protection juridique des inventions biotechnologiques : une élaboration et une transposition marquées par une controverse toujours ouverte
27En 1988, la Commission européenne fît une première proposition de directive relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques. Le chapitre premier s’intitulait : « Brevetabilité de la matière vivante ». L’article 2 prescrivait : « L’objet d’une invention ne sera pas exclu de la brevetabilité au seul motif qu’il se compose de matière vivante ». Cette proposition de directive qui protégeait très largement la « matière vivante » ne contenait aucune exclusion de la brevetabilité du corps humain et de ses éléments. En 1993, une proposition modifiée amendait l’article 2 et prévoyait que « le corps ou des éléments du corps humain en tant que tels » n’étaient pas brevetables. La controverse s’engagea sur la formule « en tant que tels ». Le Parlement européen se prononça pour une exclusion sans ambiguïté de la brevetabilité des éléments du corps humain (cellules, gènes, protéines, etc.) et demanda la suppression des termes « en tant que tels » qui laissaient la porte ouverte à des brevets sur des éléments du corps humain dès lors qu’ils seraient isolés de leur environnement naturel ou inscrits dans une construction génétique ou encore inclus dans une application, tandis que la Commission européenne et le Conseil souhaitaient fermement maintenir ces termes. Le Parlement européen rejeta la directive en mars 1995 (par 240 voix contre 188). En 1998, après une forte pression de l’industrie pharmaceutique et biotechnologique et le ralliement de certaines associations de malades au projet de directive, le Parlement européen adopta la directive 98/44 qui prévoit dans son article 5.2 la brevetabilité des séquences génétiques humaines dès lors qu’elles sont isolées du corps humain ou produites par un procédé technique, même si leur structure est identique à une séquence naturelle, à condition que leur application industrielle soit concrètement exposée dans la demande de brevet (article 5.3). Les États membres disposaient d’un délai de deux ans pour transposer cette directive dans leur droit national, soit jusqu’au 30 juillet 2000.
28Les Pays-Bas, soutenus par l’Italie, demandèrent l’annulation de cette directive en faisant valoir que l’article 5.2 autorisant la brevetabilité d’éléments isolés du corps humain équivaudrait à « une instrumentalisation de la matière vivante humaine ». La Cour de justice européenne rejeta le recours des Pays-Bas le 9 octobre 2001 et réaffirma que « la protection envisagée par la directive ne s’étend qu’à des données biologiques existant à l’état naturel dans l’être humain que dans la mesure nécessaire à la réalisation et à l’exploitation d’une application industrielle particulière ». Pour autant, seuls cinq pays ont à ce jour effectivement transposé cette directive (le Danemark, la Finlande, la Grande-Bretagne, la Grèce et l’Irlande).
29Le 31 octobre 2001, la France a présenté un projet de transposition « partielle » de la directive qui n’inclut pas l’article 5 sur la brevetabilité des éléments du corps humain et qui maintient les dispositions du Code de la propriété intellectuelle issues des lois bioéthiques de 1994 qui prévoient que « le corps humain, ses éléments et ses produits ainsi que la connaissance de la structure totale ou partielle d’un gène humain ne peuvent en tant que tels, faire l’objet de brevets ». Le projet de loi français contient également un élargissement des licences d’office dans l’intérêt de la santé publique aux méthodes de diagnostic, soit un effet direct de l’affaire Myriad Genetics.
30L’Allemagne a élaboré un projet de transposition complète de la directive, y compris la brevetabilité des séquences de gènes, mais avec une limitation de la portée des brevets qui ne pourraient couvrir que les fonctions biologiques connues au moment du dépôt des brevets – et non toutes les fonctions connues ou inconnues de la séquence génétique comme les brevets de séquence délivrés actuellement -. De plus, le projet de loi prévoit que le gouvernement allemand engagera un « processus de révision à l’échelle européenne et s’engagera pour les nécessaires améliorations et précisions » (Biofutur 221, avril 2002, p. 36).
Bien que de nombreux gouvernements et parlements soient partagés sur la brevetabilité des gènes et n’aient pas encore transposé cette directive, l’Office européen des brevets a décidé de l’appliquer par une décision de son conseil d’administration du 16 juin 1999. L’OEB attribue – en fait, continue à attribuer comme il le fait depuis de nombreuses années – des brevets sur des séquences génétiques humaines, à l’exemple des brevets accordés en 2001 à Myriad Genetics sur la séquence du gène BRCA1 (brevet n° 705902) ou sur des mutations particulières de ce gène (brevet n° 95 305605.8).
La brevetabilité des médicaments en France
31Le décret de l’Assemblée Constituante de janvier 1791 relatif aux « auteurs de découvertes utiles » établissait que « toute découverte ou nouvelle invention, dans tous les genres d’industrie, est la propriété de son auteur ». Les constituants considéraient « que ce serait attaquer les droits de l’homme dans leur essence que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur ». Toutes les catégories d’inventions étaient juridiquement appropriables. Lors de la révision de cette loi en 1844, le Parlement décida, contre l’avis initial du gouvernement, d’exclure de la brevetabilité « les compositions pharmaceutiques et remèdes de toute espèce » (article 3 de la loi sur les brevets d’invention du 5 juillet 1844). Les parlementaires justifièrent l’exclusion des médicaments de la brevetabilité par le risque que ferait courir à la population la publicité de médicaments brevetés et non autorisés par la profession et surtout par le risque de l’attribution d’un droit exclusif pour la production et la fourniture d’un bien jugé essentiel pour la population : « Il y a d’après la loi et le simple bon sens incompatibilité entre une composition pharmaceutique utile à l’humanité et une exploitation exclusive au profit d’un seul ». Cette exclusion des médicaments de la brevetabilité perdura en France jusqu’en 1959, date à laquelle on instaura un « brevet spécial du médicament » : « il s’agit de brevets spéciaux parce qu’il s’agit d’une matière bien spéciale, et une réglementation tout à fait particulière protégera les intérêts de la santé publique » (ministre de la Santé publique et de la Population). Le brevet spécial du médicament instaure notamment une licence obligatoire au cas où les médicaments ne seraient mis à la disposition du public qu’à des prix trop élevés ou en quantité ou à une qualité jugées insuffisantes. Les médicaments réintègrent le droit commun des brevets en 1968 mais il existe toujours une mesure de suspension de ce droit de propriété, une licence d’office pour raison de santé publique, que le gouvernement souhaitait récemment élargir à tous les dispositifs médicaux, et notamment aux tests génétiques (projet de loi d’octobre 2001).
Notes
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[*]
Sociologue, CERMES-CNRS.
-
[1]
Avis sur l’avant-projet de loi portant transposition, dans le Code de la propriété intellectuelle de la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil, en date du 6 juillet 1998, relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques, 8 juin 2000.
-
[2]
Breese et Majerowicz, Conseils en propriété industrielle, http://www.breese.fr.
-
[3]
« Brevetabilité dans les sciences du vivant : de la bactérie au génome humain », Annales des Mines, juillet-août 1994,81-85.
-
[4]
La Recherche, n° 349, janvier 2002, « Biobrevets et credo bioéthique », R. Balaiche et J.-F. Bloch.
-
[5]
« L’animal à l’épreuve du droit des brevets », Nature, Sciences, Sociétés, vol. 1, n° 1, 1993.
-
[6]
Cf. les débats parlementaires pour l’élaboration de la loi sur les brevets de 1844.
-
[7]
Cf. les gènes synthétisés en laboratoire.
-
[8]
Cette extension de la propriété à une matière vivante contenant une information génétique protégée exclut le corps humain.
-
[9]
Comité de conciliation Parlement/Conseil du 26 janvier 1993. Le travail d’isolement des gènes en laboratoire est souvent invoqué pour justifier leur brevetabilité. Les séquences génétiques brevetées n’auraient plus de liens avec les personnes. Certes, la portée du brevet ne s’étend pas à l’incorporation du gène dans le corps humain (cf. l’article 9 de la directive européenne). Mais elle s’étend à toute intervention médicale sur les gènes des personnes. Par exemple, les femmes à risque qui souhaitent connaître une éventuelle prédisposition au cancer du sein doivent passer par les brevets de la firme Myriad Genetics pour accéder aux tests. Le brevet exerce un pouvoir sur tous les corps concernés par la maladie.
-
[10]
Dominique Thouvenin, « L’accès au corps biologique », Biofutur 200, mai 2000.
-
[11]
New York Times, « A special report : Who Owns Your Genes ? », 15 May 2000.
-
[12]
Cf. le jugement de la Cour suprême de Californie sur la propriété de la lignée cellulaire de John Moore. Des chercheurs avaient identifié l’utilité thérapeutique de ces cellules et breveté les cultures de cellules dérivées. La Cour suprême de Californie jugea que John Moore ainsi que les autres patients ne détenaient pas de droits de propriété sur leurs tissus.
-
[13]
« Cette loi est née de l’idée de Kari Stefansson, P-DG de Décode Genetics, de créer une base de données contenant les données médicales des Islandais » (projet de loi soumis au Parlement islandais, 1998).
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[14]
H.T. Greely et Mary Claire King, Letter to the Government of Island.
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[15]
R. Chadwick, « The Icelandic database. Do modem rimes need modem sagas ? », BMJ, 1999.
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[16]
Mannvernd annonce aujourd’hui que 20 000 Islandais auraient décidé de se retirer de la base de données médicales. Elle défend un retrait total des données tandis que le ministère de la Santé défend un retrait partiel dès lors que la base commence à fonctionner. Selon le ministère, les données entrées préalablement seraient conservées et utilisées, malgré la décision de retrait de la personne.
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[17]
Alain Pompidou, dans Les inventions biotechnologiques : protection et exploitation, Litec, 1999.
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[18]
En 1997, une étude concluait que les institutions académiques et médicales détenaient 36 % des brevets déposés sur les séquences. Parmi les principaux déposants, on relevait le département d’État à la Santé des États-Unis, l’université de Californie, l’hôpital général de Boston, l’Inserm, l’Institut Pasteur et le Max Planck Institut Cf. Coronini R., Joly PBJ., de Looze M.A., « Génomique : une course à handicap », Biofutur 173, p 14-17.
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[19]
C’est par exemple la stratégie des découvreurs du gène de la mucoviscidose, Collins et Tsui.
-
[20]
Le Monde de l’Économie du mardi 29 janvier 2002.
-
[21]
« Faut-il breveter les gènes ? », Biofutur 204, octobre 2000.
-
[22]
HUGO Statements on the Patenting of DNA Sequences, 1992.
-
[23]
« Opposés à la prise de brevets sur le génome humain, les chercheurs français en génétique moléculaire offrent leurs découvertes à la communauté scientifique internationale », Le Monde du 29 octobre 1992.
-
[24]
HUGO Statements on the Patenting of DNA Sequences, 1995.
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[25]
David Blumenthal et al, « Withholding Research Resulte in Academic Research », JAMA 1224, 1997, et Eric Campbell et al., « Data withholding in Academic Genetics », JAMA, 287, 2002.
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[26]
Cf. les chercheurs indiens, chinois, tunisiens qui se sont exprimés au colloque de l’Unesco sur « Ethique, propriété intellectuelle et génomique » en janvier 2001 à Pans. Il faut noter qu’en Inde les séquences génétiques ne sont pas brevetables, du moins tant que la nouvelle loi sur la propriété intellectuelle demandée par l’OMC n’est pas adoptée.
-
[27]
Cassier M., 2000, Patent and Public Health : Génome Patents Nowadays and Pharmaceutical Patents in the 19th : a Parallel.
-
[28]
Bergmans B., La protection des innovations biologiques. Une étude de droit comparé, 1991.
-
[29]
Position Statement on Gene Patents and Accessibility of Gene Testing, American College of Medical Genetics, August 1999.
-
[30]
Genomic Science and Technology Innovation Act of 2002, projet de loi de Lynn Rivers.
-
[31]
« Avis sur les questions éthiques soulevées par la proposition de la Commission pour une directive du Conseil concernant la protection juridique des inventions biotechnologiques », 30 septembre 1993.
-
[32]
Association française contre les myopathies.
-
[33]
Paul Rabinow, Le déchiffrage du génome, l’aventure française, 2000.
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[34]
Secretary Advisory Committee on Genetic Testing.
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[35]
Bartha Maria Knoppers, Le génome humain : patrimoine commun de l’Humanité ?, Éditions Fides, 1999.
-
[36]
« Servitude, Servitudes », dans L’Homme, la nature et le droit, 1986, Christian Bourgois.
-
[37]
USPTO : United States Patent and Trademark Office.
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[38]
« Brevets sur le vivant : l’exception française » titrait un article du Monde de J.-Y. Nau, du vendredi 25 janvier 2002.