1 La loi française [1] dispose que « le consentement libre, exprès et éclairé » [2] des personnes sollicitées doit être recueilli préalablement à leur inclusion dans un essai biomédical. Elle suit sur ce point un principe essentiel posé par les normes éthiques contemporaines, notamment depuis le Code de Nuremberg (1947) et la Déclaration d’Helsinki (1964) [3] qui s’en inspire. Le nombre de personnes concernées par les projets de recherche sur l’être humain soumis en 2000 au visa des CCPPRB [4] était de l’ordre de 550 000 [5]. Le principe du consentement et de l’information préalables à l’inclusion fait aujourd’hui à peu près l’unanimité dans la communauté médicale. Le Comité national d’éthique a rappelé en 1998, dans un avis richement documenté, l’importance de ce principe et son articulation avec l’évolution du rapport social à la médecine, qui tend à respecter davantage « le droit des individus à choisir leur propre "bien" et à participer aux décisions les concernant» (CCNE [6], 1998). L’obligation d’informer, que le législateur impose dans un nombre toujours croissant d’activités, exprime la demande sociale pour des relations plus équilibrées, moins asymétriques. Le mouvement général est que la responsabilité (contractuelle et, éventuellement, pénale) de cet équilibre soit clairement dévolue au professionnel [7].
2
Le progrès normatif peut être constaté par les textes éthico-juridiques et par l’analyse des débats et commentaires qu’ils suscitent. La formation d’un jugement sur l’état des pratiques ne peut, en revanche, faire l’économie de données empiriques descriptives des situations concrètes.
On présente ici une partie des résultats d’une étude par enquête sur le « consentement éclairé » dans la recherche sur l’être humain. Conduite dans le cadre d’un programme de recherche [8] qui s’est étendu de 1997 à 2001, l’enquête complète a porté sur l’ensemble des acteurs directement concernés par la formation et la mise en œuvre des dispositifs d’information et recueil du consentement (IRC) requis pour satisfaire aux exigences de la loi de 1988 : promoteurs [9], CCPPRB, investigateurs et personnes-sujets. Les résultats que nous présentons ici concernent exclusivement les médecins investigateurs et les personnes-sujets qui se prêtent à des recherches ; ils s’appuient, pour la partie empirique, sur 67 entretiens [10].
Une stratégie de recherche informée par la visée applicative
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À l’origine du programme, nous nous étions placés dans la perspective de contribuer de manière efficace à l’amélioration du dispositif normatif de 1988. La notion de contribution efficace signifiait que nos travaux devraient se conclure par des recommandations précises destinées aux autorités administratives et politiques. Dans le contexte institutionnel de ces travaux, la perspective que ces recommandations puissent être reçues et suivies d’effet constituait une éventualité sérieuse. (Et de fait les recommandations issues de ce programme, croisant les conclusions d’autres réflexions [11], ont effectivement contribué à orienter les modifications de la loi Huriet incluses dans la loi de 2002 sur les droits des malades [12]). Aussi la visée applicative a-t-elle largement déterminé notre stratégie de recherche : notamment, la compréhension de la rationalité des acteurs – les bonnes raisons (Boudon, 1990 ; p. 378-379) qu’ils ont de faire ce qu’ils font comme ils le font – se trouvait ordonnée par rapport à la tâche d’identifier les freins au changement et les leviers par lesquels on pourrait agir, le cas échéant, sur les comportements.
Le sentiment que les choses pouvaient ou devaient être améliorées provenait de deux types de raisons :
- le sentiment diffus, dans le milieu de la recherche, que l’application de la loi, sur la question du consentement éclairé, rencontrait des difficultés ou s’établissait à un niveau qualitativement pauvre ;
- le silence jurisprudentiel, l’absence spectaculaire de contentieux [13] qui, outre qu’elle prive les observateurs d’informations sur la réalité des pratiques, constitue l’une des énigmes posées par l’application de la loi.
On a fait le choix, pour le présent article, de se focaliser sur l’idée centrale que suggèrent les entretiens que nous avons eus avec des investigateurs et des personnes-sujets : les acteurs, pour des motifs différents, établissent entre eux un accord sur le caractère « médical » (au sens de « thérapeutique ») de la situation, qui fait obstacle à une spécification nette de la démarche de recherche par rapport à celle du soin. Il est nécessaire, pour développer cet argument, qu’on expose en préalable, et de manière assez détaillée, le « cadre théorique » de notre étude, les principales distinctions conceptuelles formées [15] pour questionner le terrain et comprendre les données recueillies. On donne ensuite les principales informations méthodologiques utiles pour situer nos travaux. On développe enfin la description des systèmes d’action dont permettent de rendre compte les récits que nous ont donnés investigateurs et personnes-sujets. On indique, en conclusion, les points sur lesquels l’évolution de la loi contribuerait à dissiper le quiproquo actuel sur la nature de la situation d’expérimentation biomédicale.
Cadre théorique
5 On devait pouvoir s’appuyer, pour les besoins les plus concrets de nos enquêtes (écrire les guides d’entretien, comprendre les propos recueillis, hiérarchiser les pratiques…), sur une définition explicite de certaines des notions fondamentales du domaine. Les principales distinctions que nous avons utilisées, pour ce qui concerne le propos que nous développons ici, peuvent être décrites de la manière suivante.
Soin versus recherche : qu’est-ce qu’un acte de recherche ?
6 La loi reconnaît la recherche biomédicale comme une activité fondamentalement distincte de l’activité de soin, quand bien même le fait pour une personne de participer à une recherche lui procurerait un bénéfice thérapeutique direct. La définition de la spécificité de l’acte de soin par rapport à l’acte de recherche revêt dans ce contexte un caractère crucial : selon l’approche tel acte relèvera de la loi Huriet ou du régime des actes médicaux courants, avec toutes sortes de conséquences pour les acteurs.
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Le caractère spécifique de la recherche biomédicale sur l’être humain ne peut être envisagé, pensons-nous, que dans la continuité du point de vue éthico-juridique – dont, en réalité, il procède –, c’est-à-dire comme reposant sur l’irruption d’un intérêt à l’acte qui n’est plus exclusivement l’intérêt du patient. L’acte de recherche, dans cette perspective, est celui dans lequel l’intérêt de la science, de la connaissance pour elle-même [16], vient, au minimum, accompagner l’intérêt thérapeutique propre et immédiat de la personne qui s’y prête, et, au maximum, s’y substituer complètement (dans le cas des volontaires sains). Cet acte reste « médical » par son auteur, mais il ne l’est plus, ou plus exclusivement, par sa visée, par sa finalité. Il n’est pas contraire, en principe, à l’intérêt médical de la personne, mais il comprend une prise de risque qui se proportionne à un bénéfice escompté autant (ou seulement) pour la science que pour la personne. Il excède de ce fait le champ du « contrat de soin » (Thouvenin, 1988) qui se noue entre un médecin (ou l’institution de soin) et le patient pour des actes visant son bénéfice personnel et exclusif. En pratique, quand bien même la visée particulière d’un essai précis rejoindrait dans ses effets (ce qui est un cas fréquent) la visée thérapeutique proprement dite (c’est-à-dire apporterait le soin efficace que vient demander un patient précis pour lui-même), ce changement de perspective suffit à lui seul à transformer la relation médecin/malade en relation investigateur/sujet.
La non-séparation des sens de « médical » renvoyant d’une part à la qualité de médecin de l’investigateur, et d’autre part au « thérapeutique », crée une confusion qui est au principe des ambiguïtés sur la définition de la situation de recherche lorsqu’elle se déroule dans un contexte de soin. Permettre à la personne sollicitée d’identifier la situation à laquelle on lui demande de participer est le premier motif du processus d’information préalable. Aussi a-t-on placé le caractère différenciant, « spécifiant », des dispositifs d’information et de recueil du consentement au cœur de notre enquête.
Juridique versus éthique : pourquoi un acte conforme à la loi peut-il encore faire question ?
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L’éthique et le droit sont des sphères de normativité distinctes : la traduction des principes éthiques en règles de droit n’épuise nullement l’exigence éthique. Les acteurs le savent bien, qui affirment que « c’est parfaitement légal » quand il s’agit, précisément, de justifier ce qui n’est pas tout à fait acceptable. On a formulé de la manière suivante, pour les besoins de notre recherche, cette distinction fondamentale entre les modèles juridique et éthique :
- le modèle juridique est celui de la référence au droit positif, par laquelle rien ne saurait être autorisé qui contreviendrait au principe de respect de la personne tel qu’il est défini par les textes ;
- le modèle éthique est celui qui prend sa source dans l’exigence que tout ce qu’il est possible de faire soit effectivement fait pour manifester ce respect
Qualité des dispositifs versus « qualité des consentements »
9 L’exigence du consentement affirme le principe d’autonomie morale de la personne (Kant, 1998, p. 80-81) – principe qui se fond aujourd’hui dans le « noyau consensuel » de nos valeurs morales (Fagot-Largeault, 1992) -. La question de la « qualité du consentement », bien qu’elle appartienne à la « problémologie » naturelle des acteurs, est paradoxale. La personne qui consent est comme la personne qui vote : toutes ses raisons sont bonnes par hypothèse; elles se valent toutes sur la base de leur propre critère (« autonomie »). Et c’est, en réalité, la chose même qu’affirme la demande de consentement, qui a la valeur d’un engagement à respecter inconditionnellement la décision qu’on a sollicitée. Aussi bien, dès qu’elle porte sur la « qualité » (bonne ou mauvaise), sur la « valeur » du consentement donné, l’évaluation dissout la chose même qu’elle prétend évaluer : elle institue pour objet d’évaluation un acte creux, vidé de portée pratique et privé de la signification que lui donne précisément la demande de consentement [17].
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S’engager dans la voie de l’appréciation de la « qualité » d’un consentement, c’est mettre en doute la personne même qui consent. Dans l’exercice de ce soupçon, se rejoignent une certaine « bien-pensance » médicale (« on peut faire signer n’importe quoi au patient ; c’est la moralité de mes intentions qui a de la valeur, pas le consentement du patient ») et ce que l’on pourrait appeler le « robespierrisme éthicien » (« il n’y a que les personnes totalement informées dont le consentement ait une valeur quelconque »).
Notre approche, à l’inverse, s’est concentrée sur les dispositifs qui sont le seul plan où situer une qualité objectivable. On a envisagé les dispositifs d’information et recueil du consentement comme porteurs de possibilités pour le sujet sollicité d’exercer son autonomie et sa rationalité – et on a examiné de manière distincte la façon dont les sujets s’emparent effectivement de ces possibilités.
Méthodologie
11 Notre enquête se range dans la vaste catégorie des études « qualitatives » (ou « compréhensives ») ; la visée n’est pas statistique, mais typologique.
Les enquêteurs
12 On a procédé par entretiens semi-directifs conduits et analysés par les membres d’une équipe de recherche réunie ad hoc et composée de jeunes philosophes et sociologues entraînés et pilotés par des « seniors ». Les comptes rendus primaires de ces entretiens ont été publiés sous la forme de volumes annexes au rapport scientifique [18].
13 Les différences de contexte liées à la nature des protocoles (on ne peut pas agglomérer sans autre forme d’examen ce qui se produit dans un test de patch antitabac et ce qui appartient aux essais cliniques visant un cancer) ont été prises en compte sur la base d’une typologie « transversale » des situations de recherche, non dépendante des spécialités médicales [19].
Les répondants
14 Les investigateurs interrogés (n = 31), médecins ou membres d’équipes d’investigation (une infirmière de recherche), qui ont répondu à notre enquête, se répartissent en 23 hommes (moyenne d’âge 46 ans) et 7 femmes (moyenne d’âge 40 ans). Vingt répondants exerçaient à l’hôpital ou en pratique mixte (dont 3 médecins généralistes), 10 en ville (dont 6 spécialistes).
15 Les personnes-sujets interrogées (n = 36) étaient soit des parents accompagnants (7 personnes) [20], soit des sujets directement impliqués (29 personnes) ; ces derniers se répartissent en 11 femmes et 18 hommes (moyenne d’âge 44,6 ans). Trente entretiens ont porté sur l’expérience de personnes malades (patients-sujets), 6 ont concerné des volontaires sains. Les conditions pratiques de mise en contact ont privilégié l’accès aux patients-sujets protocolisés à l’hôpital (28 sur 30) plutôt qu’en ville (2 sur 30). Sur les 6 volontaires sains interrogés, 4 étaient bénévoles dans le cadre d’essais vaccinaux contre le Sida ; 2 étaient indemnisés dans le cadre d’essais de médicaments ou de dispositifs médicaux ou d’hygiène (conduits dans une structure privée spécialisée).
Les données recueillies
16 On présente successivement la logique d’action des investigateurs, puis celle des personnes-sujets, telles que nos entretiens les suggèrent.
Les investigateurs
17 On a analysé les dispositifs d’information et recueil du consentement (IRC) sous l’angle de leur pouvoir de différentiation entre situation de soin et de situation de recherche. On les a considérés dans leur double dimension processuelle (les procédures, les conditions pratiques) et argumentative (la façon dont les choses sont présentées aux personnes sollicitées). Les dispositifs les plus spécifiants conjuguent une argumentation « épistémo-centrée » (plutôt que « médico-centrée »), et une procédure discontinue (rupture de temps ou de lieu) et séparative (rupture d’interlocuteur : le médecin qui fait la recherche est distinct de celui qui fait le soin ; ou le médecin qui recueille le consentement n’est pas celui habituellement chargé des soins).
Dispositifs d’IRC présentant une spécification forte de la situation
18 On les rencontre sans surprise dans les situations qui ne présentent pas d’ambiguïté (recherches sur volontaires rémunérés, études génétiques) ; c’est dans la recherche sur volontaires rémunérés que le dispositif est le plus ouvert en termes de liberté de participer, et le plus net en termes de définition de la situation (pas d’enjeu thérapeutique, pas de confusion avec le soin). Mais on a observé des dispositifs très performants, qui prennent valeur d’exemple, dans des essais à l’hôpital en diabétologie et en rhumatologie ; la procédure est alors non seulement discontinue (en plusieurs temps, avec rendez-vous indépendant de la consultation de soins), mais aussi séparative, ménageant au patient la possibilité de confirmer (ou infirmer) à un médecin de recherche qui n’assure pas le soin la pré-acceptation donnée au médecin qui soigne habituellement.
Dispositifs d’IRC présentant une spécification faible ou nulle de la situation
19 On distingue trois configurations principales : le masquage volontaire, le déni de la spécificité de l’acte de recherche, l’intrication objective du soin et de la recherche.
Le masquage volontaire
20 Il peut obéir à des motivations différentes :
- le souci d’épargner le patient, dans le modèle paternaliste : « Il faut avoir les malades devant soi. Ils vont mourir et comment leur tenir ce discours : »Eh bien, je ne sais pas ce qu’il faut faire pour vous, je vais tirer au sort«. Croyez-vous qu’il faille le dire aux patients ! », s’exclame Jérôme, 59 ans, chirurgien à l’hôpital ;
- celui « d’emballer » le client, dans le modèle du « bonimenteur » (surtout rencontré en pratique de ville, dans notre enquête) : « Dans le consentement, il faut mettre en évidence l’intérêt individuel et pas l’intérêt général. Il y a des mots qu’il faut éviter : le mot »essai thérapeutique«, le mot »hasard« ou »tirage au sort«, et trouver des formules moins choquantes comme »étude thérapeutique« et »randomisation« », conseille Paul, 58 ans, ORL en ville. (Dans ce dernier cas, la procédure est typiquement continue, la signature du consentement a lieu sur le champ ; elle est aussi non séparative, mais c’est la règle en pratique de ville).
Le déni de la spécificité de l’acte de recherche
21 Il est au cœur d’un mécanisme de neutralisation de la spécificité de la situation (« Comparant des produits assez comparables, on n’est pas en pleine recherche », dit Jacqueline, pédiatre en ville). En ville, se conjuguent les contraintes de relation avec la clientèle (l’investigateur ne sait pas comment intégrer dans la présentation de soi le rôle du « chercheur-qui-ne-sait-pas » et celui du « médecin-qui-sait » : il présente l’essai comme un « traitement nouveau ») et la réalité des essais pratiqués (essais de phase IV, conduits après l’autorisation de mise sur le marché, notamment). En termes de procédures, le dispositif peut être discontinu (Richard, gynéco en ville, laisse « grosso modo huit jours »), mais, dans tous les cas, l’argumentation banalise totalement la situation : « Pour moi, ce sont toujours des soins » (Richard).
Intrication objective du soin et de la recherche
22 On trouve aussi à l’hôpital des conceptions de la recherche peu spécifiques par rapport au soin, corrélées à des dispositifs d’information peu spécifiants, spécialement dans les contextes de protocolisation routinisée des thérapeutiques et d’intrication objective du soin et de la recherche (en oncologie, typiquement). La prégnance de la problématique vitale affaiblit ou neutralise la distinction soins/recherche lorsqu’il y a peu ou pas d’alternative de traitement (essais ouverts en épileptologie pédiatrique ; certains protocoles dans le VIH ou en cancérologie). Des dispositifs volontairement discontinus (et éventuellement séparatifs) peuvent avoir été mis en place : « Il ne faut pas que les gens le signent tout de suite [le consentement] parce que sinon ils n’ont pas le temps d’y réfléchir, d’en parler entre eux… C’est indispensable, ça » (Jean, pédiatre à l’hôpital). Pour autant, l’argumentation déployée reste alors très peu spécifiante (c’est du « soin incertain », dit Jean…).
Les personnes-sujets
23 On s’intéresse ici particulièrement au récit des personnes-sujets qui ont été exposées aux dispositifs d’information et à la façon dont elles appréhendent la spécificité de la situation de recherche.
Volontaires sains
Volontaires sains participant à titre gratuit
24
Ils rencontrent le protocole (ici, un essai vaccinal contre le VIH) en position de « candidats demandeurs », répondant à une sollicitation publique (appel à volontaires) relayée par les médias. La décision de participer est une démarche très personnelle accomplie dans la discrétion, sans publicité et sans véritable prise d’avis extérieur ; une telle démarche est à la fois généreuse et raisonnable (les volontaires se sont assuré qu’ils ne couraient pas de risque grave pour leur santé). Ils font récit d’une information surabondante dans un dispositif très étalé dans le temps ; ils ont bien identifié les différents documents et savent restituer l’information avec précision. Pour autant, ils ont pris leur décision antérieurement à « l’information préalable », et sur d’autres bases (le souhait de se dévouer) où le contenu de l’information biomédicale joue un rôle relativement mineur ; la signature des documents est rapportée comme une pure « formalité ».
Les volontaires bénévoles se montrent très concernés par le résultat global de l’étude à laquelle ils participent. Leurs propos dessinent une situation politiquement et éthiquement rassurante, mais qui doit être reconnue comme étant intimement liée au dispositif de sélection (dix candidats pour une place [21]) mis en place par l’expérimentateur. Les conditions de réalisation de cette configuration sont extraordinairement spécifiques et peu transposables à d’autres catégories de recherche.
Volontaires sains participant à titre onéreux
25 Ils rencontrent le protocole par le centre investigateur qu’ils ont connu par le bouche à oreille (on se repasse les coordonnées d’un « bon plan ») ou par annonce. La rémunération est la motivation essentielle ou exclusive. Le choix des protocoles auquel on participe s’organise comme le choix d’une mission d’intérim ou d’un job d’été. Les volontaires sont en position de « demandeurs d’ouvrage » pour qui le consentement va de soi. La prise d’information est centrée sur les données pratiques (calendrier, rémunération) et la pénibilité éventuelle. L’information préalable est jugée « suffisante ». Les volontaires sains participant à titre onéreux ne se montrent pas concernés par le résultat global de l’étude à laquelle ils participent. Le dispositif est totalement ouvert en termes de liberté de participer, et parfaitement net en termes de définition de la situation, qui n’est troublée ni par la représentation d’un enjeu thérapeutique pour soi, ni par la pression moralisatrice à laquelle pourraient céder des volontaires bénévoles. Dans cette configuration, l’argent, s’il est le moteur de la relation, n’est nullement la perte (morale) de la personne-sujet.
Patients-sujets
26 Dans le cas des patients-sujets, la rencontre avec le protocole, quelles que soient les modalités, s’enracine toujours dans la situation de soin qui, lui, préexiste. Le protocole est décrit en termes de « tournant thérapeutique », de « tentative médicale » : « Vous savez, quand vous avez très mal, vous vous dites : s’il y a une chance que j’ai moins mal, je vais essayer… L’espoir d’une amélioration… C’était un traitement moins lourd et qui avait moins d’effets secondaires. Mais on m’avait parlé des autres traitements possibles, on m’a pas dit : c’est votre dernier recours. […] Et puis j’étais tellement malade que je cherchais une solution pour moins souffrir» (Marie-Hélène, 53 ans, protocole en rhumatologie à l’hôpital).
27 La motivation principale est l’espoir pour soi d’une amélioration de son état de santé personnel ; cet espoir n’est pas l’apanage des études « avec bénéfice », mais plutôt celui des personnes malades, qu’elles participent à des études « avec » ou « sans bénéfice individuel direct » (typiquement : un patient participant à une étude génétique nous dit son espoir de « retombées » pour lui-même). La préoccupation pour les autres (« aider la recherche », « une façon d’aider les autres ») est très présente ; elle s’articule de façon complexe avec une préoccupation pour soi qui prédomine.
28 La confiance dans le médecin est un élément déterminant du choix de participer. Elle est évoquée comme une donnée préalable caractéristique de la relation médicale. La nécessité thérapeutique est un facteur aussi essentiel ; le fait d’y répondre signe, pour les patients-sujets, le caractère sensé de la décision de participer. La possibilité « d’arrêter », « de dire stop » en cours d’essai « si je veux », ménage l’existence d’un choix – souvent vu comme « théorique », mais toujours chargé de sens –, signifie le caractère volontaire et rationnel de la participation du patient-sujet, et rencontre de manière essentielle une revendication d’autonomie qui s’exprime de manière forte.
29
Les patients-sujets interrogés se souviennent d’avoir signé un document qui formalise leur décision de participer qui est prise, le plus souvent, sans hésitation. L’information préalable a levé les doutes éventuels (crainte des effets secondaires et des risques, contraintes pratiques).
L’information, écrite comme orale, est jugée satisfaisante – « loyale » dit un patient – et suffisante, mais il est clair que ce jugement vise en réalité autant les composantes « informationnelle » et « extra-informationnelle » de l’expérience de l’essai, qui sont confondues, globalisées, dans un même « ressenti ». Ainsi, Brigitte sait restituer avec force détails l’information apparemment très complète qu’elle a reçue ; si elle déclare qu’on ne l’informe pas correctement, c’est, comprend-on, une manière d’exprimer son sentiment d’avoir été traitée sans égard à l’occasion d’une demande de déplacement de rendez-vous.
Conclusions
30 Le consentement qui est donné, tel qu’il est décrit dans les témoignages que nous avons recueillis, est « éclairé » au sens où la plupart des personnes-sujets interrogées jugent qu’elles sont suffisamment informées pour prendre la décision qu’elles ont prise, et qu’elles revendiquent comme rationnelle et raisonnable. Il est « libre » dans les mêmes conditions : la plupart des personnes-sujets en ont le sentiment et l’expriment fortement.
31 Pour autant, dans le cas des recherches conduites au cours d’un traitement, la situation reste largement problématique.
Une situation de quiproquo
32 Ce qui est troublant, en réalité, c’est que la spécificité de la situation de recherche expérimentale, lorsqu’elle est encapsulée dans la démarche de soin, soit à ce point peu présente dans les récits recueillis, et cela au point d’évoquer l’idée d’un quiproquo sur la réalité de la situation à laquelle les patients-sujets ont consenti à participer L’expérimentateur est, en principe, guidé par l’attitude scientifique : « La démarche expérimentale est la démarche d’acquisition des connaissances en médecine. Ce qu’on y vise n’est pas, d’abord, que la connaissance soit utile, mais qu’elle soit exacte. Et si l’on cherche, c’est qu’on ne sait pas » (Fagot-Largeault, 1991). Le projet du patient-sujet, lui, n’est clairement pas « scientifique » ; sa relation à l’essai n’est pas organisée sur le critère d’exactitude de la connaissance, mais d’utilité pour lui-même de l’acte médical et, éventuellement, comme « lot de consolation » en cas d’échec, d’utilité pour les autres.
33
Le quiproquo pourrait se limiter aux cas de non-résolution de ce décalage fondamental des motifs. Mais, du côté des investigateurs, si l’on écarte les cas de masquage volontaire et les situations franchement détachées du soin (recherches sur volontaires sains), il faut se rendre à l’évidence que la confusion des registres, telle qu’elle s’exprime dans l’argumentation déployée à destination des patients, est probablement bien plutôt la règle que l’exception. On suggère que patients-sujets et investigateurs, sous l’effet conjugué de l’espérance des uns et de la culture clinique des autres, « négocient » une définition de la situation [22] satisfaisant leurs objectifs pratiques spécifiques, qui réduit la démarche expérimentale à une « tentative médicale ». Dans ce modèle, le patient-sujet et l’investigateur s’accordent pour considérer le caractère médical (au sens de « thérapeutique ») de l’essai, et tendent à neutraliser le caractère essentiellement scientifique (non thérapeutique, intéressant le progrès de la connaissance) de l’objectif poursuivi.
Au final, en l’état actuel des pratiques, il est probable que, dans un grand nombre de cas, bien que toutes sortes de détails aient été expliqués par l’investigateur et compris par le patient-sujet, la situation a été identifiée de manière erronée. Le patient a consenti, mais à quoi ?
La contribution de la loi
34 Il reste pour les expérimentateurs, sur ce point crucial que constitue le cadrage de la situation, sa spécification, des progrès significatifs à accomplir. A ces progrès, la loi peut, pensons-nous, contribuer :
- en imposant des « marqueurs de situation » concrets et visibles pour les acteurs, qui rendraient plus difficile la réduction de l’expérimentation biomédicale à la thérapeutique ;
- et plus fondamentalement, en clarifiant sa propre position sur la question.
36 Le second point touche précisément aux ambiguïtés de la loi sur la distinction entre soin et recherche, qu’elle consacre dans son principe, mais qu’elle brouille aussitôt en opposant recherches « avec » et « sans bénéfice individuel direct » (BID) [24]. Cette opposition détermine deux filières de mise en œuvre, la conduite des recherches « sans BID » étant plus lourde administrativement (autorisation préalable des lieux de recherche par l’administration). Dans de nombreux cas concrets, cette contrainte pesant sur les recherches « sans BID) » ne paraît pas justifiée (cas des recherches impliquant des actes exploratoires simples, une prise de sang, par exemple), alors qu’elle pourrait l’être pour des recherches « avec BID » impliquant des actes médicaux très techniques (biopsies cardiaques, par exemple).
37 Surtout, cette distinction exprime une conception de plus en plus difficile à argumenter : le bénéfice individuel direct, dans les essais, est par nature hypothétique (dans un essai comparatif classique, par exemple, il faut que le médicament testé soit efficace et bien toléré – c’est précisément ce qu’on ne sait pas puisqu’on teste -, et que la personne soit dans le bon « bras »). Dans la pratique, cette opposition fait obstacle à une perception nette – par les investigateurs et, de ce fait, par les personnes-sujets – du caractère spécifique de l’expérimentation biomédicale.
38
La Déclaration d’Helsinki a fait l’objet à Edimbourg, en 2000, de sa sixième révision par l’assemblée générale de l’Association médicale mondiale (AMM). Elle a, à cette occasion, fini d’abandonner la distinction entre recherches « thérapeutiques » et « non thérapeutiques » (ou « cliniques » et « non cliniques »), qui perdure dans la loi française sous la forme de l’opposition entre recherches « avec » ou « sans BID ». Helsinki formule des principes éthiques applicables à « toute forme de recherche médicale », avec des dispositions spéciales s’appliquant par surcroît, non pas à un type de recherche qui serait thérapeutique en soi, mais à des conditions pratiques particulières de conduite de la recherche, à savoir : « la recherche médicale conduite au cours d’un traitement ».
La loi du 4 mars 2002 a entrepris d’alléger les contraintes pour certaines recherches « sans BID » [25]. Il faut y voir, pensons-nous, un pas vers l’alignement souhaitable du dispositif juridique français sur la position plus nette qu’exprime le texte de l’Association médicale mondiale.
Notes
-
[*]
Sociologue, hôpital Henri-Mondor (Créteil) et université Paris-VIII.
-
[1]
Loi n° 88-1138 du 20 décembre 1988 (JO, 22 décembre) relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales (dite « loi Huriet », ou « Huriet-Sérusclat », du nom des sénateurs Claude Huriet et Frank Sérusclat, ses rapporteurs), modifiée.
-
[2]
Code de la santé publique, article L. 1122-1.
-
[3]
Association médicale mondiale (1964).
-
[4]
Les « comités consultatifs de protection des personnes se prêtant à des recherches biomédicales » (CCPPRB) sont des instances mêlant médecins et non médecins, mises en place par la loi à l’échelon local pour viser les protocoles d’expérimentation sur l’être humain avant leur mise en œuvre.
-
[5]
Nous avons pu, grâce à l’obligeance de la DGS, consulter la collection des rapports annuels d’activité transmis réglementairement par les comités. La collection pour 2000 n’est pas absolument complète et, en tout état de cause, la statistique sur la base de ces rapports pose des problèmes d’interprétation. Le point important est dans l’ordre de grandeur : plusieurs centaines de milliers – et non pas quelques milliers ou dizaines de milliers comme l’estiment généralement les acteurs. Compte tenu de la durée des essais, qui courent souvent sur plusieurs années, le volume de personnes effectivement sous protocole, considéré à l’instant t, est certainement supérieur au million.
-
[6]
Comité consultatif national d’éthique (pour les sciences de la vie et de la santé).
-
[7]
C’est le sens des dispositions de la loi du 4 mars 2002 sur l’information des malades, qui confirment l’évolution jurisprudentielle engagée notamment par la Cour de cassation avec « l’arrêt Hédreul » (Cass. 1re civ., 25 février 1997, n° 94-19 685).
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[8]
Programme sous l’égide d’un comité scientifique et de coordination présidé par le Pr A. Fagot-Largeault, composé des personnalités suivantes : Pr G. Atlan, Dr [26] Y. Champey, Pr J.-P. Changera, Pr M. Dougados, Pr A. Puech, Pr F. Rouillon, Pr D. Schwartz, Pr D. Widlöcher. – C. Legrand a porté le premier l’idée de cette recherche dont l’équipe, sous la direction de P. Amiel, a réuni I. Bouteleux, S. Duverger, I. Favre, C. Guibet-Lafaye, F. et G. Holder, S. Jacquet, M. Lerondeau, V. Taprest. S. Mathieu a apporté une contribution décisive à l’entraînement et à l’encadrement de cette équipe. – Les organismes publics et privés suivants ont bien voulu soutenir financièrement nos travaux. Fondations et associations privées : Association française de lutte contre les myopathies, Fondation de l’avenir, Fondation pour la recherche médicale. Institutions publiques : Mission recherche (MiRe) : Institut universitaire de France ; ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie ; par le truchement du Plan hospitalier de recherche clinique (PHRC) 1998 : secrétariat d’État à la Santé et à l’Action sociale et Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Branche française de firmes industrielles ou de service : Bayer Pharma, Diepal-Nsa (Groupe Danone), Janssen Cilag, Lilly, Lipha, Lundbeck, Novartis, Pfizer, MDS Pharma Services, Pierre Fabre Médicament, Produits Roche, Servier-IRIS, SmithKline Beecham (aujourd’hui GSK), Wyeth.
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[9]
On reprend ici les catégories de la loi (Code de la santé publique, article L. 1121-1) : « La personne physique ou morale qui prend l’initiative d’une recherche biomédicale sur l’être humain est dénommée […] le promoteur. La ou les personnes physiques qui dirigent et surveillent la réalisation de la recherche sont dénommées […] les investigateurs. […] Lorsque le promoteur d’une recherche confie sa réalisation à plusieurs investigateurs, il désigne parmi eux un investigateur coordonnâtes » (souligné par nous).
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[10]
L’enquête complète, sur l’ensemble des acteurs a donné lieu à 150 entretiens ( 126 documentés), au total.
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[11]
Voir, notamment, la plate-forme de la Société de réanimation de langue française, citée dans le Bilan de la loi sur la protection des personnes qui se prêtent à des recherches cliniques de Fagot-Largeault (2000).
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[12]
Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 (JO, 5 mars) relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Les modifications de la loi Huriet touchent les articles L. 1122-1 et L. 1124-6 du Code de santé publique.
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[13]
Après douze ans d’application effective de la loi et plusieurs millions d’actes de recherche, on ne compte, à notre connaissance, aucun jugement significatif mobilisant la loi de 1988.
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[14]
Voir la bibliographie commentée de Sugarman et al. (1999).
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[15]
Cette formation n’était pas tout achevée au démarrage : comme cela est fréquent s’agissant d’une recherche de quelque durée, notre cadre théorique s’est affiné ou reconstruit au contact des réalités de terrain. En ce sens, il constitue, pensons-nous, un résultat de recherche à part entière, une position de « re-départ » possible pour des études ou des équipes nouvelles.
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[16]
À cet intérêt de la science vient s’ajouter, en pratique, celui des scientifiques ; celui des malades qui, plus tard, profiteront des découvertes ; celui des acteurs économiques concernés : les industries, mais aussi l’assurance maladie, etc.
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[17]
Ainsi, les résultats d’une étude, publiée récemment dans le Lancet (Joffe et al., 2001), qui identifie « qualité du consentement » et réussite à un test de connaissance sur les essais cliniques administré a posteriori. La recommandation finale des auteurs, constatant que le score des répondants à leur test est massivement et exclusivement corrélé au niveau d’instruction, est d’agir sur l’éducation des patients. Il s’agit, au fond, d’adapter le patient à l’information, pour améliorer un score qui n’a pas de sens (en quoi 70 % de bonnes réponses est-il un indice satisfaisant ? Que fait-on des 30 % qui échouent au test ? Refusera-t-on de les inclure et, pourquoi pas, de les soigner si les soins envisagés requièrent un consentement spécial ?).
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[18]
Amiel P., Fagot-Largeault A., dirs, (2000), Enquête sur les pratiques et conceptions de l’information et du recueil du consentement dans l’expérimentation sur l’être humain (convention MiRe n° 15-97), Paris, Mission recherche (ministère de l’Emploi et de la Solidarité ; direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), décembre 2000 ; 4 volumes. Vol. 0 : Synthèse des données d’observation et conclusions (16 p.) ; vol. 1 : Rapport scientifique (278 p.) ; vol. 2 : Comptes rendus d’entretiens avec des investigateurs (168 p.) ; vol. 3 : Comptes rendus d’entretiens avec des personnes-sujets (156 p.).
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[19]
Les protocoles ont été rangés en cinq catégories depuis ceux qui, en pratique, présentent un risque de confusion minimal avec le soin (typiquement : les protocoles déclarés « sans bénéfice individuel direct » et impliquant des volontaires sains), jusqu’à ceux auxquels participent des malades dont le pronostic vital est engagé dans des situations où l’offre d’alternatives thérapeutiques est pauvre ou nulle (ce qui a longtemps été le cas des pathologies du VIH, par exemple).
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[20]
Dans le cas où les patients-sujets directement concernés étaient dans l’incapacité de répondre (Alzheimer, jeunes enfants, patients récemment décédés…).
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[21]
Giami et al. (1996).
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[22]
Amiel et al. (2000).
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[23]
Ce n’est pas le lieu ici de développer sur cette notion classique à laquelle Merton (1997 ; p. 136 sq.) donne le nom de « théorème de Thomas » – « un théorème essentiel pour les sciences sociales » –, par référence à W.I. Thomas (1863-1947), l’un des fondateurs de l’École de Chicago, et qui se formule ainsi : « Si les hommes définissent leurs situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences » (Lallement, 1993). On renverra seulement sur ce thème, d’une part, à Goffman dont l’œuvre explore de façon systématique le « cadrage » des situations par les acteurs (Goffman 1991, notamment), et, d’autre part, à Strauss (La trame de la négociation, 1992).
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[24]
Un nouvel alinéa dispose que : « À l’issue de la recherche, la personne qui s’y est prêtée est informée des résultats globaux de cette recherche. » (CSP, article L. 1122-1).
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[25]
CSP, article L. 1121-1.
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[26]
Les conditions de lieu de recherche sont assouplies pour la réalisation de certaines recherches « sans BID » (article L. 1224-6).