1Il est rare que des affaires civiles, même tranchées par la plus haute formation de la Cour de cassation – six arrêts d’Assemblée plénière rendus respectivement le 17 novembre 2000, le 13 juillet 2001 et le 28 novembre 2001 – suscitent de telles controverses et une telle agitation dans les milieux concernés ; il est rare que le législateur réagisse avec une telle célérité pour remettre en cause une jurisprudence certes discutable et qu’il le fasse d’une manière qui, à son tour, n’entraîne pas l’adhésion de ceux-là mêmes qui ont critiqué les arrêts de la Cour de cassation (article 1 de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé [1]).
2Faut-il rappeler que la question posée était de savoir si l’enfant né gravement handicapé, alors que le médecin ayant suivi la grossesse de sa mère avait commis une erreur fautive de diagnostic prénatal, peut engager la responsabilité civile du médecin et obtenir réparation du préjudice qu’il subit du fait de son handicap. À la différence du Conseil d’État, la Cour de cassation répondit par l’affirmative et suscita un débat juridique, éthique et social d’une ampleur telle que le législateur intervint ; il le fit de manière radicale : non seulement il interdit l’action de l’enfant, mais en outre il priva les parents de la réparation des préjudices liés à la charge matérielle de l’enfant handicapé, celle-ci étant renvoyée à la solidarité nationale ; il faut dire que les médecins, dont les primes d’assurance avaient décuplé, avaient décidé de cesser les activités d’échographie fœtale si la loi n’intervenait pas. De ce fait, les parents d’enfants handicapés dont certains s’étaient révoltés à la suite des arrêts de la Cour de cassation se considèrent bernés, tandis que les médecins se voient reconnaître une quasi-immunité civile. Comme la jurisprudence administrative qui admettait la réparation de l’entier préjudice des parents se trouve, elle aussi, modifiée par la loi, les associations de parents d’enfants handicapés protestent à nouveau et demandent une abrogation ou une modification de cette loi. Un pareil désordre juridique est au regard de la justice difficilement supportable.
3La question est difficile et grave, lourde de conséquences concrètes et symboliques, et la solution juste n’est pas acquise au terme de ce parcours mouvementé. Il faut donc revenir sur l’état du droit positif et réexaminer le problème en cherchant les moyens de tenir ensemble la responsabilité pour faute des médecins en charge des diagnostics prénataux et le respect de la personne de l’enfant qui est pour le moins trahi si l’on suppose, pour lui allouer des dommages et intérêts, qu’en l’absence de la faute il ne serait pas né car sa mère aurait interrompu sa grossesse. Aurait-on pu faire autrement que de renvoyer l’enfant et ses parents à une créance de solidarité nationale dont les modalités restent à établir pour assumer la charge exorbitante que représente une existence handicapée ? Je le crois ; mais pourquoi critiquer tant la jurisprudence civile que la loi qui lui inflige un démenti ?
4Tenons-nous à l’essentiel. Ce qui divise les juristes et ce qui choque, ce qui toujours me choque, tient au lien établi par la Cour de cassation entre le droit de l’enfant à réparation de son handicap et le fait que la faute médicale a privé la mère de la liberté d’interrompre la grossesse en présumant qu’elle l’aurait fait si le diagnostic et l’information avaient été exacts. Sur le plan technique tout d’abord, la Cour affirme nettement que seul le handicap, et non la vie, constitue le préjudice réparable : mais alors si tel est le cas, il n’y a pas de causalité avec la faute de diagnostic car le médecin ou le laboratoire n’ont pas causé la pathologie incurable dont l’enfant est affecté ; si de plus la réparation est due au motif que la mère n’a pas pu interrompre sa grossesse, il y a bien une relation de causalité mais celle-ci ne concerne plus le seul handicap mais la vie elle-même de l’enfant. Quant au préjudice de ce dernier, il faut supposer, pour l’admettre, que l’enfant ne serait pas né et comparer, pour l’évaluer, son existence actuelle avec le néant. On aperçoit aisément le gouffre métaphysique dans lequel la jurisprudence plonge les plaideurs et à travers eux tous les citoyens ; de plus, sur le plan pratique, l’évaluation devient totalement arbitraire et ne peut résulter que d’une comparaison de l’état de l’enfant avec un état biologique normal qui, par définition, n’a jamais été le sien ; or la normalité biologique est indéfinissable sauf à entrer dans un système eugénique déterminant les normes de qualité de l’espèce humaine. Pour tenter de restreindre la portée du premier arrêt, la Cour de cassation exigea dans les arrêts qui ont suivi la preuve que le handicap était suffisamment grave pour justifier une interruption médicale de grossesse ; c’était placer les experts dans la situation impossible d’avoir à se demander a posteriori si l’enfant qui est là et qui jouit peut-être de conscience, aurait été supprimé avant de naître. Ces affaires devaient alors réveiller le conflit, par ailleurs apaisé, sur l’interruption de grossesse et contraindre à se demander si l’enfant conçu a un intérêt juridiquement protégé à ne pas naître, intérêt sanctionné au moyen notamment de la responsabilité civile, et si l’on peut en juger alors même qu’il est né vivant et viable.
5Le législateur semble avoir entendu ces critiques tout en formulant une irrecevabilité de l’action de l’enfant « du seul fait de sa naissance » ce qui ne répond pas vraiment à la Cour de cassation, laquelle se garde bien de viser la naissance pour ne parler que de la réparation du handicap.
6S’il s’agissait de remettre en cause la jurisprudence, c’est plutôt dans la loi sur l’interruption de grossesse qu’il eut fallu énoncer que l’enfant ne peut pas se prévaloir, pour lui-même, du fait d’être né alors que l’on aurait pu et voulu empêcher sa naissance.
7Là n’est pas l’essentiel. La loi élaborée dans des conditions hâtives a mal résolu la question de l’action en réparation des parents qui n’était guère contestée sauf à lui trouver un fondement qui évite de s’appuyer principalement sur l’interruption de la grossesse. Au lieu d’articuler, comme c’est le cas en maints autres domaines, les dommages et intérêts avec les prestations ou indemnisations obtenues au titre de la solidarité nationale, la loi exclut l’indemnisation des parents en raison de la charge matérielle que représente l’entretien de l’enfant handicapé pour l’imputer sur la solidarité nationale. Il est certes indispensable de revoir la question pour toutes les personnes handicapées quelle que soit la cause de leur malheur et de leur difficulté à vivre dans une société hostile aux faibles. Mais de là à remettre en cause l’étendue de la responsabilité médicale, il y a un pas qui ne devait pas, de mon point de vue, être franchi. Non seulement rien ne justifie l’irresponsabilité des fautes, mais surtout c’est le corps médical qui a mis sur le marché les techniques de diagnostic prénatal, engendrant la croyance des patients en une fiabilité souvent incertaine. L’illusion de la maîtrise de la qualité de la vie devait, alors, avoir de lourdes conséquences au lendemain des décisions de la Cour de cassation qui avaient au moins le mérite de favoriser une régulation de la pratique médicale dans le sens de la réserve et de la prudence. L’immunité légale dont jouissent les médecins au mépris des principes généraux du droit et au prix d’une lourde charge pour la solidarité nationale laisse le champ libre au développement de techniques délicates, ambiguës et souvent anxiogènes.
8Et rien n’indique, dans la loi que les organismes qui seront chargés de verser des prestations pour l’entretien de l’enfant handicapé pourront se retourner contre le médecin fautif. On peut comprendre alors pourquoi cette loi suscite au mieux la réserve au pire l’hostilité.
9En outre, en raisonnant autrement, d’autres issues étaient concevables. Par exemple, en cherchant à concilier le devoir des médecins et l’intérêt des parents et de l’enfant et en évacuant toute référence à l’interruption de la grossesse qui est une prérogative personnelle de la mère, la responsabilité médicale pouvait être fondée sur la fausse croyance en la naissance d’un enfant « normal » et sur le préjudice qui résulte, pour les parents, de la charge exceptionnelle que représente le handicap de leur enfant dans l’exécution de leur obligation légale d’entretien, d’éducation et de préparation de son avenir. Il s’agit d’une obligation prévue par les articles 203 et 213 du Code civil dont l’enfant est le créancier et à l’exécution de laquelle il est le principal intéressé. Il est juste d’admettre qu’en présence d’un handicap grave, cette obligation dépasse ce qui doit être normalement exigé des parents (et ce qui, de fait, était attendu par eux) et que ceux-ci sont dès lors en droit de faire peser cette surcharge sur celui qui, par sa faute, a placé les parents devant une situation aussi lourde qu’inattendue pour eux. Certes la causalité peut être tenue pour lâche mais ce ne serait pas la première fois que l’on fonderait une imputation sur un lien distendu de causalité. Au moins cette hypothèse évite de s’interroger sur ce qu’aurait fait la mère si elle avait su et de discriminer les parents selon qu’ils auraient pu ou non, voulu ou non interrompre la grossesse. L’affectation à l’enfant des sommes correspondant à la charge anormale d’entretien est par ailleurs une question technique loin d’être insoluble ; l’hypothèse de la disparition des parents, créanciers de l’indemnité parce que débiteurs de leur enfant, nécessite cependant une organisation légale que le législateur pouvait prévoir. Le calcul de l’indemnité pouvait sans difficulté intégrer les prestations sociales.
Ceci invite à méditer l’importance et le sens de la motivation des décisions de justice. Pour le même résultat, ou presque, acquis sur des fondements juridiques différents, une question dont l’enjeu n’échappe à personne aurait pu être réglée différemment, et de façon que l’on peut considérer comme plus juste et moins discutable.
Reste la question ouverte de l’eugénisme, tabou sur lequel il faudrait bien faire la lumière. On ne peut continuer longtemps à prohiber des pratiques de manière radicalement inefficace et se refuser à tenir pour eugéniques des pratiques licites. Il ne suffit pas de préserver un espace de liberté, plus formelle que réelle, des patients pour écarter le caractère eugénique d’une pratique ; celle-ci se juge au regard de son organisation et de ses praticiens et non du point de vue des particuliers qui en sont les usagers occasionnels. Toujours est-il que les germes d’eugénisme que l’on peut déceler dans la jurisprudence ne sont pas anéantis par les contributions attendues de la solidarité nationale. Les organismes sociaux dont les contraintes financières sont à la mesure des possibilités des cotisants et des contribuables, ont, et la société tout entière à travers eux, autant d’intérêt à l’eugénisme et à la gestion sélective des naissances que les particuliers dont on se gausse du désir d’enfant parfait. La révision des lois dites de bioéthique devrait être l’occasion de réexaminer franchement ces questions afin de fixer le seuil de « dérives » que l’on redoute sans pourtant y remédier clairement.
Notes
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Professeur à l’université de Paris I – Panthéon-Sorbonne.
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[1]
L’article 1 dispose dans l’alinéa 1 « Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance. La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé ou n’a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer » (formules on ne peut plus ambiguës et peut-être inutiles si l’on s’en tient à la lettre) ; puis, alinéa 2 « Toute personne handicapée a droit, quelle que soit la cause de sa déficience, à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale » (bonne intention dont il eut été préférable qu’elle soit concrétisée avant d’interdire l’action de l’enfant et de limiter celle des parents) ; enfin alinéa 3 « Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale » (objet de vives critiques).