1Commencée il y a dix ans avec un premier jugement, l’affaire Perruche a trouvé son épilogue avec la loi adoptée à l’Assemblée nationale le 10 janvier 2002 et promulguée le 5 mars de cette même année [1]. Après avoir divisé les tribunaux, l’affaire divisa l’opinion, et ce au moment même où l’assemblée plénière de la Cour de cassation intervenait pour unifier la jurisprudence. Dans le rapport qui accompagnait l’arrêt Perruche, le conseiller Pierre Sargos, faisant le point sur sept ans de débats et quatre précédents jugements contradictoires, mit en évidence les principes juridiques et éthiques qui étaient en jeu : « Cette discussion est d’une rare difficulté car, au-delà de la problématique juridique du lien de causalité entre une faute et un dommage et des querelles théoriques, sinon scolastiques, le concernant, se pose la question ontologique de l’être humain et la question éthique de la dignité et du respect de la personne humaine » [2]. On ne s’étonnera donc pas qu’un procès qui soulevait de tels problèmes ait donné lieu à un intense débat public. Ce qui est plus étonnant, c’est que l’arrêt de la Cour, qui était favorable à la demande d’indemnisation de l’enfant né poly-handicapé, souleva un concert d’indignation auquel seul put mettre fin le vote d’une loi interdisant pour l’avenir de telles indemnisations. Au nom du même principe de dignité de la personne humaine, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire et la représentation politique parvinrent à des résultats parfaitement contradictoires.
2Je vais défendre l’idée que ce paradoxe découle de l’écart criant entre les grands principes sur lesquels tout le monde s’accorde (égale dignité des personnes, respect des handicapés, etc.) et la situation réelle, extrêmement difficile, des personnes handicapées (et de leurs familles) dans la société. C’est cet écart qui avait amené les plaignants devant les tribunaux (dans l’espoir d’une indemnisation assurant l’avenir de leur enfant) ; c’est encore lui qui contribua à la dramatisation du débat Avant d’en arriver là, je commencerai par rappeler les faits, puis je résumerai rapidement les interprétations contradictoires qui furent données des principes en cause (la responsabilité, la dignité). On ne trouvera pas dans ce qui suit de développement sur « le droit de ne pas naître » parce que l’arrêt Perruche n’en dit rien et parce que je crois qu’il ne l’implique en aucune façon. J’ai choisi de porter l’accent sur ce qui me paraît significatif pour les droits et la dignité des personnes handicapées. En la matière, le choix politique que vient de faire notre société sera jugé bien d’avantage sur ses résultats que sur ses intentions. Fussent-elles les meilleures.
Les faits
3Si l’arrêt Perruche date bien du 17 novembre 2000, l’affaire dans son développement judiciaire commence avec le jugement du 13 janvier 1992 du tribunal de grande instance d’Évry condamnant un médecin et un laboratoire de biologie médicale (ainsi que leurs assureurs) pour une série de fautes qui aboutirent à ne pas déceler la rubéole de Mme Perruche alors enceinte et qui avait clairement exprimé son désir d’interrompre sa grossesse en cas d’infection avérée. Le praticien et le laboratoire furent déclarés « responsables de l’état de santé » de l’enfant (né lourdement handicapé) et condamnés in solidum avec leurs assureurs à payer une provision de 500 000 francs à valoir sur son préjudice corporel et 1 851 128 francs à la caisse primaire d’assurance maladie de l’Yonne au titre des prestations versées.
4Ce premier jugement intervenait dix ans après les faits. C’est, le 17 avril 1982 [3] que le médecin de famille des époux Perruche avait d’abord constaté la rubéole de la fille du couple (alors âgée de quatre ans), et un mois plus tard, chez la mère alors enceinte, les symptômes de la même maladie ; ce qui motiva la prescription d’un sérodiagnostic auprès du laboratoire. Le 14 janvier 1983, Mme Perruche mit au monde Nicolas, qui présenta la quasi-totalité des manifestations du syndrome de Gregg : troubles neurologiques graves, surdité bilatérale, rétinopathie (œil droit ne voyant pas et glaucome), et cardiopathie, impliquant en permanence l’assistance d’une tierce personne. Il n’est pas contesté que l’état de l’enfant est consécutif à la rubéole contractée pendant la vie intra-utérine. Il est inutile d’entrer ici dans les détails des fautes commises par le laboratoire d’abord et par le médecin ensuite. Ce dernier, il est vrai, fît appel de ce jugement en soutenant que le laboratoire était seul responsable ; mais un arrêt du 17 décembre 1993 de la cour d’appel de Paris confirma sa responsabilité, retenant qu’il avait commis une faute « dans l’exécution de son obligation contractuelle de moyens » [4], et qu’il devait en réparer les conséquences dommageables pour Mme Perruche « dès lors qu’elle lui avait fait connaître sa volonté et celle de son mari d’interrompre la grossesse en cas de rubéole ». Ces fautes, ne furent plus contestées par la suite [5]. En revanche (et c’est peut-être là ce qui fit du cas Perruche l’affaire qu’il est devenu) la cour d’appel réforma le tout premier jugement en affirmant que « le préjudice de l’enfant n’est pas en relation de causalité avec les fautes commises » et que les sommes versées en exécution du jugement devraient être remboursées. Ce qui explique le premier pourvoi en cassation des parents de Nicolas Perruche. L’argumentation de la cour d’appel de Paris reposait sur deux points :
- le fait pour l’enfant de devoir supporter les conséquences de la rubéole faute pour sa mère d’avoir décidé une interruption de grossesse « ne peut à lui seul constituer pour l’enfant un préjudice réparable » ;
- les séquelles dont il est atteint ont pour seule cause la rubéole que lui a transmise in utero sa mère, cette infection irréversible est inhérente à la personne de l’enfant et « ne résulte pas des fautes commises ».
Tels sont les faits : un enfant né gravement handicapé des suites d’une rubéole contractée par sa mère pendant sa grossesse ; les erreurs du laboratoire puis du médecin empêchant la future mère d’exercer sa liberté d’interrompre cette grossesse en cas de rubéole ; deux jugements restreignant l’indemnisation aux seuls parents ; trois jugements (avec le jugement définitif) l’étendant à l’enfant. On remarque que la reconnaissance des fautes médicales est acquise depuis le troisième jugement, et que tous ces jugements s’accordent sur le droit des parents à indemnisation [6]. On voit donc que l’intervention de la Cour de cassation n’est décisive que sur un seul point : le droit de l’enfant à une indemnisation personnelle du préjudice subi du fait des fautes du laboratoire et du médecin. Du moins est-ce ainsi que la Cour qualifia la chose. Car il n’y a pas ici d’unanimité et nous devons maintenant quitter le chapitre des faits pour aborder celui des interprétations, c’est-à-dire de la controverse.
Le conflit des interprétations et l’intervention de la loi
6Si pour la Cour de cassation l’enfant a subi un préjudice du fait des fautes médicales, au contraire, pour les deux cours d’appel et l’ensemble des opposants à l’arrêt, il n’y a pas de préjudice pour l’enfant, ou du moins pas de préjudice au sens juridique du terme (ce qui signifie : pas de préjudice indemnisable), puisque la cause de la rubéole n’est pas la faute médicale (qui intervient après l’infection de la mère, bien évidemment), mais le virus, ou si l’on veut la nature. Telle est la question qui divise les juristes, un point de droit, portant non sur les faits mais sur leur qualification : le handicap de Nicolas Perruche est-il en relation de causalité (dans un sens juridiquement acceptable) avec les fautes commises (non contestées), c’est-à-dire, est-il un préjudice (dans un sens juridique reconnu) ?
7Pour compliquer les choses, cette question, qui divisait les tribunaux de l’ordre judiciaire, fut tranchée dans un sens contraire par le Conseil d’État. Dans un cas comparable la plus haute juridiction de l’ordre administratif jugea dans un sens opposé à celui de la Cour de cassation (la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire). Saisi en cassation par un centre hospitalier condamné, le Conseil estima (arrêt Quarez, 14 février 1997) que la cour administrative d’appel de Lyon avait commis une erreur de droit en admettant l’existence d’un lien de causalité directe entre la faute commise par l’hôpital (dans l’analyse d’une amniocentèse) et le préjudice constitué par l’infirmité de l’enfant né trisomique : cette infirmité, inhérente au patrimoine génétique de l’intéressé, ne pouvant être regardée comme résultant directement de la faute de l’hôpital. Selon la haute juridiction administrative l’enfant n’avait pas droit à indemnité, le seul préjudice consistant dans le handicap. Or, il n’existait pas de lien de causalité entre le handicap et la faute commise par l’hôpital. Donc, seuls les parents étaient indemnisables. On reconnaît ici le raisonnement qui avait conduit en 1993 la cour d’appel de Paris à réformer le premier jugement (Évry, 1992). Ainsi, non seulement le cas divisait-il les juges de l’ordre judiciaire (cinq jugements !), mais il s’avérait que la solution retenue par la Cour de cassation créait un conflit de jurisprudence entre le judiciaire et l’administratif (le premier se prononçant pour la médecine libérale, le second pour la médecine hospitalière).
8La question du préjudice de l’enfant pouvait être abordée du point de vue de la causalité, ce qui en faisait un point de droit épineux à l’arrière-plan duquel se profilait la question des limites de la responsabilité médicale. Mais, au Conseil d’État, le rapport de la commissaire du Gouvernement l’aborda aussi d’un autre point de vue, développant deux arguments qui furent souvent repris par la suite [7] : « un enfant ne peut pas se plaindre d’être né tel qu’il a été conçu par ses parents, même s’il est atteint d’une maladie incurable ou d’un défaut génétique, dès lors que la science médicale n’offrait aucun traitement pour le guérir in utero. Affirmer l’inverse serait jugé qu’il existe des vies qui ne valent pas la peine d’être vécues et imposer à la mère une sorte d’obligation de recourir, en cas de diagnostic alarmant, à une interruption de grossesse » [8]. Reprenant une expression (« vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue » [9]) connue pour avoir servi à justifier l’eugénisme et l’euthanasie, le rapport débordait de loin la question doctrinale de l’interprétation de la relation de causalité, ou celle de la responsabilité médicale. La question posée devenait celle de la dignité de la vie humaine, ici représentée par la dignité d’un enfant handicapé, et celle de la crainte d’une action des enfants contre leurs mères. Cette « obligation de recourir, en cas de diagnostic alarmant, à une interruption de grossesse », annonçait l’idée d’un « droit de ne pas naître » qui allait bientôt se trouver au centre de la polémique. On prétendit donc qu’en portant l’affaire en son nom devant les tribunaux, les parents faisaient réclamer par l’enfant un « droit à l’euthanasie prénatale » [10], que la « folie réparatrice » [11] tournait au « délire d’imputation » [12] et menait à « l’autodestruction de l’Homme » [13]. Finalement, un juriste estima : « on peut alors s’interroger sur la légitimité de juges décidant que la vie d’un enfant infirme ne vaut pas la peine d’être vécue » ; avec, pour faire bonne mesure, en note à cette dernière phrase la précision suivante : « ce qui n’est pas sans évoquer le sinistre concept de »vie sans valeur vitale« (lebensunwerten Leben) issu du droit nazi » [14].
9On mesure le divorce qui s’établissait entre la décision de la Cour et la critique qui en était faite : on indemnisait un enfant mais cela apparaissait comme la mise en cause de son droit à l’existence. La Cour était allée jusqu’au bout de la logique de l’indemnisation, sa décision était favorable à Nicolas Perruche et à ses parents ; mais pour les critiques de l’arrêt et une grande partie de l’opinion, l’injure était si grande, et le danger si redoutable, qu’en quelques mois, un mouvement de protestation se développa qui finit par se traduire par un consensus politique [15] autour d’une loi contraire à l’arrêt Perruche. Loi dont on doit observer qu’elle est tout autant contraire à l’arrêt Quarez, puisqu’elle restreint le préjudice indemnisable au préjudice moral des parents, alors que l’arrêt du Conseil d’État indemnisait également leur préjudice matériel (ce dernier, selon la nouvelle loi, « relève de la solidarité nationale »). Un exemple donne une idée de ce qui est en jeu : selon le journal Le Monde « en mars 1998, le tribunal de grande instance de Brest a jugé que le médecin n’avait pas donné à la jeune femme une information appropriée et l’a condamné à verser 75 000 francs en réparation du préjudice moral. En revanche, il a estimé irrecevable la demande d’indemnisation d’un préjudice personnel de l’enfant. En appel, la cour de Rennes, par arrêt du 19 janvier 2000, a, au contraire, condamné le gynécologue à payer 650 000 francs au titre du préjudice subi par Lionel et 100 000 francs au titre du préjudice économique de la mère » ; dans le même article on peut lire à propos d’un autre enfant : « nous (les parents) avons acheté un fauteuil qui lui permet de se déplacer sans que quelqu’un ait besoin de le pousser. Il a coûté 130 000 francs, la Sécurité sociale ne rembourse que 50 000 francs » [16]. Ce dernier chiffre montre que l’indemnisation du préjudice moral n’est pas de nature à permettre aux familles d’affronter les difficultés que l’indemnisation du préjudice matériel visait à compenser. Le préjudice moral s’entend uniquement de l’impossibilité pour la mère, du fait de la faute médicale, d’exercer une liberté (qui lui est reconnue par la loi Veil), celle de recourir à une interruption de grossesse. Le droit à indemnisation se voit ainsi réduit de façon stricte. La justification de cette restriction mêlant la question des limites de la responsabilité (le handicap n’est pas causé par la faute mais par la maladie, il n’y a donc pas de responsabilité médicale) et celle de la dignité des handicapés (refus de considérer le handicap comme un préjudice – ce qui serait considéré sa naissance comme le préjudice – parce qu’il est indissociable de l’être de celui qui le subit).
La quasi-unanimité qui se fit à l’Assemblée nationale autour de la loi ne doit pas dissimuler les divisions révélées par plus d’un an d’intense polémique. Division des tribunaux, comme on vient de le voir. Mais aussi, division des juristes : trente d’entre eux prirent spectaculairement parti contre l’arrêt dès le 24 novembre 2000 dans un article [17] d’un grand quotidien du soir ; d’autres prirent le parti opposé dans la grande presse, dans la presse juridique, ou plus récemment dans des livres [18]. Division également de l’éthique et du droit, qui se manifesta par un avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) saisi par la ministre de l’Emploi et de la Solidarité le 15 mars 2001 : le CCNE reprit les arguments des critiques de l’arrêt : « La reconnaissance d’un droit de l’enfant à ne pas naître dans certaines conditions apparaîtrait hautement discutable sur le plan du droit, inutile pour assurer l’avenir matériel des personnes souffrant de handicaps congénitaux et redoutable sur le plan éthique. En effet, un tel droit risquerait de faire peser sur les parents, les professionnels du diagnostic prénatal et les obstétriciens, une pression normative d’essence eugénique » [19]. Division encore au sein du CCNE, puisque deux de ses membres importants se désolidarisèrent de cet avis : le sénateur Henri Caillavet et Jean-Pierre Changeux son ancien président. Division enfin des associations de handicapés : les unes adoptant une position nuancée, telles l’APF [20] ou l’APAJH (cf. encadré), alors que d’autres le combattirent, telle l’UNAPEI (cf. encadré) ou le « Collectif contre l’handiphobie » [21].
La Cour de cassation avait répondu à une bonne partie des objections soulevées, mais ses réponses ne convainquirent pas ou restèrent inaudibles. Dans son rapport, le conseiller Pierre Sargos répondait à la crainte que l’arrêt ouvre la porte à des actions des enfants contre les parents : « Nul ne peut se substituer à elle (la mère) dans ce choix (de 1TVG), ni le lui imposer, ce qui signifie que relève d’une pure ineptie juridique l’opinion suivant laquelle un enfant né affecté d’un handicap pourrait mettre en cause la responsabilité de sa mère pour n’avoir pas eu recours à un avortement. Il ne peut être sérieusement soutenu en droit français que la logique de l’action en wrongful life conduirait à transformer la faculté d’avortement reconnue à la mère en obligation. Retenir une responsabilité reviendrait en effet à dire, en violation de la loi du 17 janvier 1975, qu’un avortement pourrait être imposé à la mère contre son gré ». Mais il parut difficile à l’opinion de comprendre que, d’un point de vue juridique, c’était la faute (des médecins, du laboratoire) qui déterminait le handicap comme un préjudice (encore une fois, au sens juridique, c’est-à-dire au sens d’un dommage indemnisable) ; qu’il ne s’agissait pas d’un jugement sur la valeur de la vie handicapée ; et qu’en l’absence de faute, ni une mère, ni un médecin ne pouvaient être poursuivis. Le même rapport répondait également à la question de la dignité des handicapés : « Quant à l’argument suivant lequel admettre la réparation du préjudice de l’enfant c’est admettre qu’il existe des vies qui ne méritent pas la peine d’être vécues puisqu’on les indemnise, il procède davantage de l’image que de la raison. Où est le véritable respect de la personne humaine et de la vie ? Dans le refus abstrait de toute indemnisation, ou au contraire dans son admission qui permettra à l’enfant de vivre, au moins matériellement, dans des conditions plus conformes à la dignité humaine sans être abandonné aux aléas d’aides familiales, privées ou publiques ? ». Dans son rapport sur l’année 2000, la Haute Cour résuma encore une fois ces différents arguments [22]. Mais rien n’y fit. Après plus d’un an de polémique, le législateur intervenait pour mettre fin à la jurisprudence Perruche.
Encadré : Les associations de personnes handicapées et l’arrêt Perruche
Par exemple, « Il paraît légitime qu’un enfant handicapé, que sa famille, à l’égal de chacun, puisse présenter un recours et obtenir réparation du préjudice ayant pour origine une »faute« au sens juridique du terme » (communiqué de presse du 29 novembre 2001).
Position réaffirmée au lendemain du vote de la loi : « L’Assemblée nationale a adopté hier un amendement de circonstance pour mettre fin aux polémiques suscités par l’arrêt Perruche. La Fédération APAJH a eu l’occasion, déjà, d’exprimer son refus de toutes extrapolations de cette jurisprudence conforme au droit commun de la responsabilité et de ses évolutions, considérant comme légitime qu’un enfant handicapé, à l’égal de chacun, puisse obtenir réparation d’un préjudice né d’une faute au sens juridique du terme et ainsi, exprimer sa pleine citoyenneté. Néanmoins, fallait-il créer une disposition spécifique pour le handicap alors même que le Code civil prévoit que «tout fait quelconque de l’homme, qui cause un dommage à autrui, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer« » (communiqué de presse du 11 janvier 2002).
• Union nationale des parents et amis des personnes handicapées mentales (UNAPEI) :
Par exemple ce communiqué de presse du 20 novembre 2000 : « À la suite de l’arrêt rendu par la Cour de cassation dans »l’affaire Perruche«, l’UNAPEl : 1. ne porte aucun jugement sur la démarche de Monsieur et Madame Perruche ; 2. prend acte que la juridiction suprême a retenu une approche technique s’interdisant toute considération éthique ; 3. rappelle que les premiers devoirs de la collectivité sont de parfaire les processus de diagnostic, d’informer les parents de la façon la plus précoce, la plus objective et la plus complète possible et de mettre en place l’ensemble du dispositif d’accueil et d’accompagnement qui permet aux parents qui le décident d’avoir un enfant handicapé ; 4. craint, qu’après une telle décision, certains médecins soient conduits, pour se protéger, à systématiser les diagnostics déclarant handicapés des cas Incertains et que des enfants ayant des difficultés se retournent contre leurs parents pour leur demander réparation ; 5. regrette que cette décision signifie implicitement que le fait de permettre à un enfant handicapé de voir le jour puisse être considéré comme une faute ; et, par conséquent, demande au Comité national consultatif d’éthique et des sciences de la vie de se saisir de cette question afin qu’elle n’ait pas pour seule réponse cette décision de nature strictement juridique, mais qu’elle connaisse une approche éclairée par l’ensemble des conceptions existant dans notre société et qu’elle assure le respect des droits des personnes handicapées » (consultable sur Internet : http://www.unapei.org/html/Presse Perruche2001.html#09).
Une crise qui révèle nos contradictions
10Les divisions qui se manifestèrent à l’occasion de l’affaire Perruche nous auront mis face à nos propres contradictions, et sans doute même à notre refus d’y faire face autrement que dans la crise et dans l’urgence (c’est-à-dire mal).
11Si l’on partage l’incompréhension et le sentiment d’offense exprimés par les adversaires de l’arrêt, peut-on vraiment se réjouir du résultat obtenu ? La jurisprudence Perruche est cassée. Mais tant que la solidarité nationale prévue par la nouvelle loi ne sera qu’une promesse, il restera légitime de se demander si l’on a eu raison de chercher à limiter la marge d’appréciation des tribunaux en matière de responsabilité médicale. Le danger était exprimé par une juriste (opposante à l’arrêt), Mme Labrusse-Riou, devant la Commission des affaires culturelles familiales et sociales de l’Assemblée nationale, le 29 mars 2001, à l’heure où l’on se demandait encore s’il fallait légiférer : « J’ai quelques réticences à poser des principes a priori d’irrecevabilité des actions en responsabilité civile… L’inconvénient d’une critique de l’arrêt Perruche, c’est de risquer d’entraîner une irresponsabilité du médecin et une impunité médicale » [23]. D’un autre côté, si l’on approuvait l’arrêt, pouvait-on se réjouir de voir se creuser un gouffre entre ceux des handicapés qui pouvaient bénéficier d’indemnités parce qu’ils avaient été victimes d’une faute, et tous les autres ? Et que dire de l’inégalité entre ceux qui relevaient de la jurisprudence Perruche (médecine libérale), et ceux qui tombaient sous la jurisprudence Quarez (médecine hospitalière) ? On peut, avec une autre juriste, considérer que l’arrêt constituait « un fantastique levier… offert aux handicapés et plus encore à leurs familles pour attirer l’attention, tant des pouvoirs publics que du pays tout entier sur leur situation souvent catastrophique » [24]. L’égalisation, plaide ce défenseur de l’arrêt, aurait dû se faire vers le haut et non vers le bas. Mais était-ce possible ? On en doute quand on prend conscience des sommes en jeu. Et la faute reste la faute : n’est-il pas inévitable que ceux qui la commettent soient appelés à en réparer les conséquences ?
12Toutes ces difficiles questions étant posées, la Cour de cassation parut chercher la solution la plus généreuse pour l’enfant et sa famille. Pourquoi alors tant de handicapés se sentirent-ils méprisés et niés dans leur existence ?
13Une partie de l’explication de ce rejet tient peut-être à la forme [25] de la décision de justice. L’usage ésotérique du lien de causalité n’était peut-être pas incompréhensible, mais encore fallait-il se reporter au rapport du conseiller Sargos qui le justifiait longuement, et ne pas s’en tenir à la sécheresse de l’arrêt lui-même. Et cet usage fut loin de convaincre tous les juristes. Pourquoi la Cour s’était-elle engagée dans une voie juridiquement aussi glissante ? Une réponse est proposée par une juriste : « probablement, la Cour de cassation a déterminé au préalable la solution à laquelle elle désirait aboutir, c’est-à-dire le dédommagement de l’enfant et a ensuite affirmé la faute médicale, imputable […] au laboratoire d’analyses médicales. La difficulté consiste ensuite dans l’absence de lien causal entre le dommage de l’enfant (qui rappelons-le est le handicap lui-même), son préjudice et le fait générateur retenu. Il y a en quelque sorte un maillon manquant dans la chaîne causale, et non des moindres, puisqu’il s’agit de celui situé entre le dommage et le fait dommageable… La responsabilité du laboratoire semblait donc a priori impossible à engager, mais les juges ont joué sur l’ambiguïté du lien causal pour imposer une solution prédéfinie » [26]. L’hypothèse est cohérente avec les justifications constamment affirmées par la Cour : assurer l’avenir de l’enfant par son indemnisation personnelle. Encore une fois, ce n’est pas ce qui fut généralement compris.
14Car, la forme n’est pas tout, et on ne comprendrait pas ce qui entraîna le rejet de la jurisprudence Perruche si on ne la replaçait dans son contexte. Ce contexte est marqué par les contradictions de notre société vis-à-vis du handicap et des handicapés. C’est ce qui explique le refus paradoxal de la logique de l’indemnisation. L’arrêt est favorable à l’enfant qu’il indemnise personnellement. Or, il fut perçu comme défavorable à l’intégration des handicapés à la société.
15– D’abord, beaucoup y virent l’abandon (ou la menace d’abandon) d’une autre logique, celle de la solidarité, c’est-à-dire des droits sociaux. Il n’y a pourtant rien d’inconciliable entre les deux, et la Cour ne fit qu’appliquer un principe fondamental de la responsabilité civile : donner à ceux qui sont victimes d’un préjudice du fait d’autrui un droit à réparation ; droit qui s’ajoute aux droits sociaux et ne leur retranche rien. À condition, bien entendu, que la solidarité n’ait pas tendance à se réduire, poussant ainsi au développement du contentieux. Selon des chiffres fournis par l’UNAPEI, « une personne handicapée sur trois n’a pas de solution ; les besoins en places supplémentaires sont de 20 000 en centres d’aide par le travail et en ateliers protégés (structures permettant l’exercice d’une activité professionnelle adaptée) et de 10 000 en maisons d’accueil spécialisées et en foyers à double tarification (destinés à l’accueil des personnes gravement handicapées) » [27]. La fragilisation permanente de l’État providence, sous prétexte de réduction des charges sociales, depuis vingt-cinq ans de crise économique, ne cesse de nourrir le soupçon que l’avenir est à l’indemnité et non à la solidarité, qu’à terme le tribunal remplacera la Sécurité sociale.
– Ensuite, ce soupçon en engendre un autre qui a contribué à dramatiser le débat autour de l’arrêt. À la suite de l’avocat général Jerry Sainte-Rose, le CCNE évoqua un risque de « pression eugénique » sur les professionnels du diagnostic prénatal et les obstétriciens : faisant jurisprudence, l’arrêt risquait d’ouvrir la voie à une multiplication des contentieux, poussant ces derniers à conseiller des interruptions de grossesse au moindre doute, par « précaution ». On répondit là encore que seuls sont condamnés les praticiens qui commettent une faute ; qu’ils ne sont pas soumis à une obligation de résultat (toujours tout déceler, sinon un procès), mais de moyens (toujours faire le dépistage dans les règles de l’art). Mais l’argument aurait eu plus de chance d’être entendu s’il n’était miné d’emblée par les carences de la solidarité nationale, carences trop bien connues par les intéressés eux-mêmes. Une partie du public et des handicapés purent penser que l’arrêt Perruche favoriserait le désengagement de l’État et des organismes sociaux tout en poussant à des interruptions systématiques de grossesse On se demanda donc si le dépistage prénatal des risques de handicap ne se développe pas plus vite que l’intégration des handicapés. Et tant que leur intégration sociale sera insatisfaisante, nous ne serons pas quittes de tels soupçons.
Conclusion
16La société civile a vécu en une seule année le conflit qui divisa les juristes pendant sept ans, – conflit qui conduisit précisément l’assemblée plénière de la Cour de cassation à trancher afin de jouer son rôle de gardienne de l’unité de la jurisprudence -. Au terme de cette année de polémique, la représentation politique la désavoua brutalement. Mais si l’affaire Perruche a révélé nos contradictions, il n’est pas sûr que la loi de mars 2002 nous en ait fait sortir. Le lendemain du vote quasi unanime, l’Association pour adultes et jeunes handicapés publiait un communiqué de presse lucidement intitulé « Légiférer suite à l’arrêt Perruche : opportunité ou nécessité ? » qui se terminait ainsi : « la Fédération APAJH note avec intérêt la mise en place d’un observatoire de l’accueil et de l’intégration des personnes handicapées, mais restera vigilante sur les moyens qui lui seront attribués et les suites données à ses travaux afin que puisse se poursuivre le débat éthique indispensable entre tous les acteurs concernés. En effet, seul ce type de débat peut éviter de légiférer en urgence sous la pression des événements » [28]. Ceci nous rappelle que l’éthique n’est pas seulement dans la réaffirmation des grands principes, mais aussi (surtout) dans l’effort pour les faire passer dans la réalité quotidienne. Cela ressemble à ce que disait Max Weber de la politique vue sous l’angle de la responsabilité : « un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois dur » [29]. Et l’effort pour le maintien et l’extension des droits sociaux des handicapés demande plus que jamais ténacité et énergie.
Notes
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[*]
Philosophe, assistant au Collège de France.
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[1]
Proposition de loi adoptée par l’assemblée nationale en première lecture, relative à la solidarité nationale et à l’indemnisation des handicaps congénitaux ; accessible sur Internet : http://www.assemblee-nationale.fr. Le texte est désormais l’article premier de la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé adoptée le 4 mars 2002 par l’assemblée.
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[2]
On trouve la chronologie des faits dans le rapport Sargos.
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[3]
Dans ce qui suit, les citations des différents arrêts sont tirées du rapport Sargos.
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[4]
Elles ont acquis l’autorité de la chose jugée à partir du premier jugement de cassation (le 26 mars 1996, par la première chambre civile de la Cour de cassation) en accord avec la cour d’appel sur ce point.
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[5]
Comme on le verra, la loi de mars 2002 est plus restrictive que la plus restrictive des décisions de justice, puisqu’elle restreint le droit à indemnisation au seul préjudice moral des parents.
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[6]
À commencer par l’avocat général Jerry Sainte-Rose, dans son rapport opposé à la décision finale de la Cour de cassation.
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[7]
Cité par P. Sargos au § 42 de son rapport.
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[8]
L’expression remonte au livre de Karl Binding et Alfred Hoche, Die Freigabe der Vernichtung lebensunwerten Lebens (Leipzig, 1922), « La libéralisation de la destruction d’une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue ». On considère que le livre de ce juriste et de ce médecin inspira le programme nazi d’euthanasie des malades mentaux. Il a été réédité avec un dossier historique et critique sous le titre Euthanasie, le dossier Binding et Hoche, par Claudia Schank et Michel Schooyans, Paris, Le Sarment, 2002.
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[9]
Guillaume Canselier, in « La tentation du néant », Revue générale de droit médical, 2000, numéro spécial : « La recherche sur l’embryon : qualifications et enjeux », p. 95.
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[10]
Jean Hauser (Cass. civ. 1er, 26 mars 1996, RTDC, 1996, p. 871, obs. J. Hauser).
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[11]
Danielle Moyse, in La lettre espace éthique, hors série n° 3, 2001, p. 40.
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[12]
J. Hauser, idem.
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[13]
G. Canselier, idem.
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[14]
Rappelons que la loi présentée par le gouvernement de Lionel Jospin reprenait, en la modifiant, une proposition antérieure de Jean-François Mattei (député de l’opposition) ; elle fut adoptée à l’unanimité moins une voix, celle de Mme Christine Boutin.
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[15]
Le Monde, 11 janvier 2002, p. 11.
Par ailleurs, les tribunaux ont commencé à appliquer la nouvelle loi : par exemple : « La loi sur le droit des malades du 4 mars, qui a mis fin à la jurisprudence Perruche sur l’indemnisation des enfants handicapés, produit ses premiers effets. Prenant appui sur la nouvelle législation, qui exclut le principe d’une réparation du préjudice d’un enfant né handicapé des suites d’une erreur médicale, la cour administrative d’appel de Paris, saisie en référé, a considérablement réduit, jeudi 13 juin, la provision sur indemnisation qui avait été versée, avant l’adoption de la loi, à une famille. Parents d’une fillette dont le grave handicap n’a pas été décelé lors de la grossesse de sa mère, M. et Mme Maurice ont ainsi vu fondre l’indemnité provisionnelle touchée en décembre 2001 : ne retenant plus que leur préjudice moral, la cour d’appel la ramenée de 152 449 à 15 245 euros ». Le Monde, 16-17 juin 2002, p. 12. -
[16]
Catherine Labrusse-Riou et Bertrand Mathieu, « La vie humaine comme préjudice ? », Le Monde, 24 novembre 2000.
-
[17]
Penser les droits de la naissance, Marcela Iacub, Presses universitaires de France, avril 2002 ; Du droit de ne pas naître, Olivier Cayla et Yan Thomas, Gallimard, janvier 2002.
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[18]
CCNE, Avis n° 68 du 29 mai 2001, « Handicaps congénitaux et préjudice ».
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[19]
Association des paralysés de France. Cf. par exemple : « Questions éthiques posées par l’arrêt Perruche », groupe éthique de l’Association des paralysés de France (APF), par le Tf Michel Delcey, in La lettre espace éthique, hors série n° 3, hiver-printemps 2001, p. 4-10.
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[20]
À la différence de l’APAJH, de l’APF ou de l’UNAPEI, ce dernier est un collectif créé à l’occasion de l’arrêt Perruche et pour lutter contre lui (cf. le site du collectif : http: //www.han-dicap-savoir.com/handiphobie/accueil.html#cch).
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[21]
« L’assemblée plénière n’ignorait certes pas ces impératifs fondamentaux d’une société démocratique, mais il lui est apparu que le respect effectif, et pas seulement théorique, de la personne passait par la reconnaissance de l’enfant handicapé en tant que sujet de droit autonome et que devait être reconnu son droit propre à bénéficier d’une réparation du préjudice résultant de son handicap – et exclusivement de celui-ci – de façon à lui permettre de vivre dans des conditions conformes à la dignité humaine malgré ce handicap. L’assemblée plénière n’ignorait pas davantage que dans un cas voisin le Conseil d’État (14 février 1997, Rec. p. 44) avait préféré n’accorder une indemnisation qu’aux parents sous la forme «d’une indemnité en capital représentant le versement d’une rente mensuelle de 5 000 F pendant toute la vie de l’enfant«. Mais les inévitables aléas inhérents au versement d’un capital (séparation ou divorce des parents avec partage du capital entre eux, décès qui entraîne aussi un partage dont l’enfant handicapé peut n’avoir qu’une faible part successorale, placement hasardeux, dilapidation…) ne permettent pas d’être certain que l’enfant en sera le réel bénéficiaire sa vie durant. La défense de son intérêt, comme la présentation de la dignité de ses conditions de vie futures, paraissent mieux assurées par l’attribution d’une indemnisation qui lui soit propre. » (consultable sur Internet : http://www.courdecassation.fr/_rapport/choixhtm).
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[22]
Le compte rendu complet de la table ronde organisée et présidée par Claude Évin est disponible sur Internet : http :/www.assemblee-ruttionale.fr/cr-cafc/00-01/c0001031b.asp#P19-103.
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[23]
Michelle Gobert, « Handicap et démocratie, de l’arrêt à la loi Perruche », Commentaire, n° 97, printemps 2002.
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[24]
Sur ce point, on lira la conclusion très critique d’un magistrat enseignant à l’École nationale de la Magistrature : « L’arrêt Perruche, un scandale qui n’a pas eu lieu », Denis Salas, hors série Justices du recueil Dalloz. Je remercie Aurélia Desveaux d’avoir attiré mon attention sur cet article.
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[25]
Servane Carpi, « Regards sur la causalité (à propos de l’arrêt Quarez du Conseil d’État et l’arrêt Perruche de la Cour de cassation) », Petites affiches, 8 juin 2001, n° 114, p. 18-19.
- [26]
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[27]
Le 20 octobre 2001, le CCNE et la Cité des sciences et de l’industrie organisaient un débat intitulé « Handicap congénitaux et préjudice : existe-t-il un droit de ne pas naître handicapé ? » ; une participante, elle-même sourde de naissance, eut cette formule significative : « En 2020, il risque de ne plus y avoir du tout de sourds ni de langue des signes ni d’interprètes ». (Le compte rendu intégral de ce débat est téléchargeable sur Internet : http://www.cite-sciences.fr/francais/ala_cite/evenemen/biœthiq/handicap/handicap.htm).
Ceci pose le difficile problème de la conciliation du dépistage prénatal et du respect des handicapés. Sur ce point on lira l’excellent article du philosophe anglais Jonathan Glover : « Avortement thérapeutique, thérapie des gènes et égalité de respect », in La philosophie morale britannique, Monique Canto-Sperber, Paris, PUF, 1994. En ligne -
[28]
Communiqué de presse du 11 janvier 2002, texte cité supra note 21.
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[29]
« Le métier et la vocation d’homme politique », in Le savant et le politique, trad. franc. Julien Freund, UGE, 1963, p. 185.