1 La famille a longtemps été le lieu privilégié de la production de soins. Cependant, le mouvement général de la médecine, à partir de la naissance de la clinique, a tendu à progressivement transférer ce rôle hors de la famille par l’institutionnalisation de lieux spécifiques de soins (médecine, hôpital), dont l’existence est elle-même justifiée par l’extrême sophistication de l’expertise médicale et sa spécialisation accrue (naissance des diverses spécialités médicales). L’intervention étatique, mue par des « préoccupations sanitaires et éducatives » (de Singly, 1993), a certainement accentué ce processus. De ce fait, c’est le paternalisme médical qui a remplacé une autorité parentale ou familiale en manque d’expertise. La compétence et, donc, l’autorité médicale ont été reconnues et légitimées par le corps social (Parsons) comme les seules aptes à guérir et resocialiser le malade. Dès lors, le monde objectif et rationnel de la médecine ne peut que se dissocier du monde subjectif de la famille, caractérisé par les émotions et l’affectif, c’est-à-dire précisément par tout ce qui peut « brouiller » le regard clinique. L’exclusion de la famille du champ de l’objectivité médicale va de pair avec les succès d’une médecine thérapeutique toute puissante, obligée de mettre entre parenthèses le patient (Foucault) comme ses proches afin de saisir la « vérité du fait pathologique » [1]. La démarcation entre le monde profane et l’expertise médicale est prônée comme une nécessité pour l’exercice même de l’objectivité médicale.
2 Cependant, cette évolution, souvent décrite et analysée, paraît aujourd’hui largement battue en brèche par les transformations de la médecine, conduisant à la reconnaissance d’un regard profane et à une réintégration progressive de la famille dans certains domaines du champ médical. L’autorité médicale a été maintes fois remise en question (Navarro, 1978 ; Renaud, 1977 ; Zola, 1973), à la fois de l’intérieur et de l’extérieur de la médecine, facilitant cette ingérence profane dans le champ de la santé (Herzlich et Pierret, 1984).
3 Nous avons étudié ailleurs (Orfali, 1997) ces remises en cause qui ont conduit à une désinstitutionnalisation progressive de la médecine. De l’intérieur, l’expertise professionnelle de la médecine a été mise à mal par le développement des maladies chroniques, du Sida, et plus généralement de situations pathologiques dans lesquelles l’objectif thérapeutique pur (« guérir le malade ») ne peut plus être tenu. « L’élimination provisoire du sujet au nom de la science » (Touraine, 1992) se justifiait en raison de l’efficacité de cette science qui permettait in fine de restaurer le sujet. Les transformations de la médecine, qui peut désormais mieux faire survivre, certes, mais souvent au prix de la chronicité, voire d’une « vie iatrogène » (exemple des états végétatifs chroniques), ont paradoxalement amené une remise en cause de l’expertise et donc de la légitimité médicale. Le malade chronique, surtout, est apparu comme un « expert profane » amené à auto-gérer sa maladie. Et la famille a été sollicitée à nouveau comme producteur de soins (dialyse par exemple) alors que l’exercice de plus en plus sophistiqué de la médecine en milieu hospitalier l’en avait chassée dans un premier temps. Elle devient un lieu de «travail médical» (Waissman, 1989), reconnu institutionnellement [2] (et même rémunéré dans certains cas). De plus en plus, la famille est reconnue comme détentrice d’un « savoir pratique », même si elle demeure, au moins en France, largement exclue du champ de la décision médicale.
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Cette évolution interne a été accompagnée et renforcée par des forces extérieures au champ médical. Les mouvements sociaux de la fin des années soixante-dix, dénonçant les méfaits iatrogènes de la médecine (Mich, 1975), revendiquant un droit profane sur son propre corps, ont certainement accentué la remise en question de l’autorité de la médecine à gérer des problèmes qui, au fond, relèvent du social. Si ces mouvements sociaux ont eu le mérite d’opposer à l’exclusivité médicale une légitimité profane nouvelle, ils n’ont pas abouti partout aux mêmes conséquences. De fait, c’est sans conteste aux États-Unis que cette remise en cause d’une autorité médicale sans partage a engendré les transformations les plus importantes dans le champ de la santé, transférant des pouvoirs de décisions au malade lui-même et dans certains cas à la famille.
Notre propos ici est précisément de rendre compte de cette institutionnalisation progressive de l’ingérence profane non seulement dans la sphère médicale [3] mais au sein de la décision médicale elle-même, par la reconnaissance légale de l’autonomie du malade, dans un premier temps, puis par celle d’une légitimité de la famille à intervenir, et finalement par le recours au social par le biais de l’éthique clinique.
L’ingérence profane dans la médecine
Le mouvement de la bioéthique et le modèle de l’autonomie
5 L’émergence du modèle de l’autonomie du malade est liée à la naissance d’un véritable mouvement social aux États-Unis : le mouvement d’éthique médicale. S’il s’inscrit clairement dans le contexte des « civil rights movements », du féminisme et d’autres revendications, ce mouvement émerge d’abord de la médecine, mais aussi de disciplines telles que la philosophie et la théologie. C’est sans conteste l’article de Beecher en 1966 dans le New England Journal of Medecine qui constitue l’événement fondateur, déclenchant une véritable polémique à la fois contre l’État et contre la pratique médicale soupçonnée de tous les abus (l’affaire Tuskegee). Dans un premier temps (période 1968-1973), les abus autour de l’expérimentation médicale et de la recherche sont dénoncés, ce qui conduit ensuite à une remise en question sans précédent de l’autorité médicale et gouvernementale. Commissions nationales, comités locaux, rapports vont aboutir à l’institutionnalisation de ce mouvement par le biais notamment des comités d’éthique locaux qui vont se multiplier (entre 1983 et 1985, le nombre de comités d’éthique hospitaliers double). Les facultés de médecine s’ouvrent à l’enseignement de l’éthique, devenu obligatoire dès 1986.
6 Le consentement éclairé, d’abord exigé pour toute expérimentation par le biais de nombreuses réglementations administratives et gouvernementales, devient parallèlement, mais par le biais du contentieux, obligatoire dans le contexte thérapeutique (cas en 1957 Salgo v. Leland Stanford Jr.). La tension entre l’obligation paternaliste pour le médecin de protéger son patient et le droit à l’autodétermination de ce dernier va marquer la jurisprudence des années soixante et soixante-dix. Parallèlement, plusieurs instances hospitalières (American Hospitals Association’s Bill of Rights en 1973) et médicales, tout comme de nombreux mouvements sociaux (National Welfare Rights Organization – NWRO – par exemple) vont affirmer le droit du patient à être pleinement informé et à décider. La notion de consentement éclairé est donc au cœur de ce mouvement d’éthique médicale qui mêle philosophes, juristes, théologiens et médecins dans une interdisciplinarité née de la tradition pluraliste américaine. Le modèle de l’autonomie va ainsi sonner le glas de l’autoritarisme médical exclusif en incluant la voix du patient de manière égale à celle des experts.
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Tout le développement de l’éthique médicale aux États-Unis va se focaliser sur ce modèle de l’autonomie devenu une référence quasi absolue même si un grand nombre d’articles en discutent la pertinence pratique (Kleinman, Lantos, etc.), montrant par exemple que dans la réalité, les patients participent moins d’une fois sur cinq aux décisions (Zussman, 1992). La notion de consentement éclairé reste ainsi un concept hautement problématique mais une norme morale absolue.
Qu’en est-il en France ? On retrouve certes les mêmes préoccupations liées à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches médicales et qui vont mener à l’adoption de la loi Huriet en 1988. Ce sont les problèmes d’information du malade qui vont dominer le débat avec les changements dans le Code de déontologie médicale en 1995 comme la publication de la Charte du patient hospitalisé et enfin, l’arrêt de la Cour de cassation qui en 1997 exige du médecin la preuve de l’information qu’il a faite au malade. Le Code civil (article 16-3) et plus récemment la loi sur les droits des malades (2002) [4] réaffirme le consentement libre et éclairé et en fixe les dispositifs. Cette loi comporte trois volets : l’affirmation des droits individuels de la personne malade, l’accès direct au dossier médical et un dispositif de conciliation et d’indemnisation éventuel des malades en cas d’accident thérapeutique sans faute. Certains ont même affirmé qu’on sonnait là « le glas du paternalisme médical » (Libération, 5 septembre 1901). La réalité est sans doute plus complexe. La rhétorique autour de l’autonomie du patient s’accompagne de bon nombre de restrictions. Le devoir d’informer le patient reste malgré tout restreint. Il est admis en effet, dans l’intérêt du malade, que celui-ci peut être tenu dans l’ignorance d’un diagnostic grave ou n’est pas censé être informé des risques exceptionnels liés à une intervention ou un traitement. Autrement dit, si une avancée a été faite au niveau législatif vers une plus grande défense de l’usager, le médecin reste néanmoins maître de ce qu’il souhaite révéler à son patient. Ce « privilège thérapeutique » est donc maintenu et le modèle français, malgré une évolution réelle vers cette reconnaissance du consentement éclairé du malade, n’institue pas une réelle autonomie du patient au sens donné à ce terme outre-Atlantique. Comme le souligne S. Rameix, « nous sortons du modèle paternaliste, nous sommes attirés par le modèle autonomiste tel qu’il fonctionne dans les pays du Nord de l’Europe ou de l’Amérique, mais ce modèle autonomiste, en fait, est incompatible avec les représentations morales et politiques françaises » [5]. La réalité des pratiques le confirme d’ailleurs ; dans l’étude de Ferrand et al. (2001), 0,5 % des patients avaient été partie prenante des décisions les concernant.
Les paradoxes de l’autonomie
8 Si l’ensemble du monde de la santé a, partout et malgré tout, évolué vers cette reconnaissance (au moins théorique) d’une légitimité du patient à intervenir, faisant de cette notion d’autonomie du sujet une figure emblématique des transformations de nos sociétés, il reste que cette autonomie du malade n’a jamais été aussi problématique qu’aujourd’hui. Le développement des maladies chroniques – fait majeur de l’évolution du champ de la santé – rend le malade particulièrement dépendant de la technologie médicale, tout en engendrant une véritable rhétorique de l’autonomisation du patient. Médecins et soignants, à l’hôpital (Orfali, 1997) comme en rééducation, rejoignent les associations de malades pour en appeler sans cesse à une quasi idéologie de l’autonomie, seul accès à la socialisation quand on ne peut pas guérir.
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Au moment où la désinstitutionnalisation (de la médecine, de l’hôpital, de l’école, etc.) a « placé l’individu sur le devant de la scène » (Dubet et Martucelli, 1998), faisant du langage de l’autonomie du sujet une sorte de projet de la modernité (Touraine, 1992), qui garantirait la reconnaissance d’une liberté absolue, l’expérience réelle de la maladie renvoie de plus en plus souvent à son contraire, à la dépendance, voire à l’incapacité du malade à consentir (coma, état végétatif chronique (EVC), démence sénile, etc.), en d’autres termes, à une autonomie somme toute fictive. C’est dans le contexte paradoxal d’une demande d’autonomie croissante des malades et d’une multiplication de situations dans lesquelles le malade ne peut justement plus consentir que se posent le plus souvent les questions de nature éthique. Un grand nombre de décès en réanimation sont le fait de décisions d’abstention thérapeutique (Lemaire, 2000) sur, le plus souvent, des malades qui ne peuvent plus consentir (27 % dans l’étude de Ferrand et al., 2001), et cela est une donnée commune aux pays industrialisés quelle que soit la législation en place. Qui décide donc quand le malade n’est plus apte à consentir directement ? Et sur quels critères ?
L’évolution technologique de la médecine a, en effet, conduit à des situations qui mettent enjeu des choix d’ordre moral de nature nouvelle, qui en appellent à une pratique élective sans repères définitifs, à des décisions dans l’incertitude absolue. Dans nombre de situations, il n’y a plus une seule réponse possible, plusieurs peuvent être également bonnes ou mauvaises. La réanimation d’un enfant prématuré aux limites de la vie va-t-elle conduire au bébé miracle de la médecine ? Ou bien à une escalade thérapeutique inutile ? Ou encore, va-t-elle aboutir à créer un handicap lourd ? Comment prédire ? Avec quels repères ? L’éthique va naître, en effet, de la reconnaissance des limites de l’objectivité médicale pour définir la nature d’une situation et surtout de ses conséquences devenues de plus en plus sociales. La pratique médicale doit, en conséquence, prendre en compte la subjectivité et les préférences des acteurs professionnels certes mais surtout des malades et de leurs familles. Reconnaître l’incertitude en médecine c’est au fond reconnaître la nature éthique d’un dilemme (le mot n’est pas anodin dans la nouvelle configuration des choix en médecine) et donc de la légitimité d’une intervention extra-médicale.
L’ingérence profane dans la décision médicale : le cas des malades incapables
10 Comment chaque société met-elle en place des dispositifs pour répondre à cette réalité, souvent engendrée par la médecine elle-même, et qui contredit totalement l’évolution culturelle dominante qui fait de l’autonomie la référence centrale ?
11 En France, quand le malade n’est plus en état de consentir, le Code de déontologie (article 36) souligne que « si le malade est hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin ne peut intervenir sans que ses proches aient été prévenus et informés ». Et la nouvelle loi sur les droits des malades encourage le médecin à rechercher auprès d’un tiers (famille ou personne de confiance) de quoi l’éclairer. La loi autorise, en effet, le malade à désigner au préalable une « personne de confiance », dont le rôle est défini en termes de droit à l’information et d’accompagnement de la personne malade. Le CCNE s’interrogeait (avis du 12 juin 1998) sur la nature du rôle de ce représentant (consultatif ? décideur ?) pour la personne incapacitée. Mais en matière de décision, et notamment en fin de vie, force est de constater – au vu des études sur la question (Ferrand et al., 1999 et 2001 ; Pochard et al., 2001 ; Orfali, 2001) – que le malade, en France, demeure sous tutelle médicale. Si une étude récente mentionne l’information des familles des patients dans 59 % des cas en réanimation, elles ne participent à la prise de décision que dans 17 % des cas (Pochard et al., 2001). Ainsi, malgré une évolution vers une autonomisation croissante du malade au sein de la prise en charge médicale française, les pratiques en réanimation sont en décalage avec la rhétorique. Certains, on l’a vu, mettent en avant une conception culturelle différente de l’autonomie anglo-saxonne et française (Rameix et al., 1997) pour expliquer ces différences. Mais les interrogations autour de la question (congrès de Poitiers, 2000) et le quasi vide juridique en la matière illustrent la mise en place de pratiques par défaut en quelque sorte. En effet, la jurisprudence dans ce domaine est rare ; une décision d’arbitrage en 1987 (tribunal de grande instance de Paris) entre le père et le conjoint d’un patient incurable sur l’utilité thérapeutique d’un traitement, a eu cependant pour conséquence de confirmer de manière implicite la validité d’une représentation de fait des membres d’une famille. Enfin, une étude récente (Ferrand et al., 2001) confirme la demande réelle des patients et de leurs familles d’être « représentés ». 63 % des patients hospitalisés auxquels on propose de désigner un représentant en choisissent un dans les 24 heures suivant leur admission (leur conjoint dans 50 % des cas).
12 Aux États-Unis, à l’inverse, le modèle de l’autonomie des patients s’est étendu aux cas où le malade n’est plus en état de consentir. En pratique, c’est la jurisprudence qui va entériner cette autonomie du sujet et confirmer l’entrée de la famille dans le domaine de la décision médicale, par le biais d’arrêts fondamentaux sur les questions de fin de vie tels que l’arrêt Quinlan en 1976, l’arrêt Cruzan en 1988, et les arrêts Washington vs. Glucksberg et Vacco vs. Quill (Washington State) en 1994 et 1997. L’affaire Quinlan (New Jersey, 1976) est ainsi le premier cas aux Etats-Unis où l’arrêt de la réanimation par l’extubation d’un patient incapable (malade dans le coma ; en fait il survécut encore dix ans, toujours dans le coma) est autorisé légalement. Le problème de l’abstention ou de l’arrêt de réanimation sort de la sphère purement clinique et devient l’objet d’un débat public. L’idée fondamentale est que les patients incapables doivent eux aussi avoir un « droit » légal similaire à celui des patients capables. En 1977, l’État de Californie instaure la toute première loi sur le testament de vie. Et en 1988, l’arrêt Cruzan va déplacer les critères de décision de la sphère médicale vers la sphère profane. Nancy Cruzan est en état végétatif depuis 1983 à la suite d’un accident. Ses parents demandent qu’on arrête toute nutrition et hydratation artificielles et qu’on la laisse mourir en paix ; l’argument clé étant que « Nancy n’aurait jamais voulu vivre ainsi ». Le jugement va aller dans le sens de cette requête, et assimile nutrition et hydratation artificielles à un traitement médical. Après le jugement, ces « traitements » sont suspendus et Nancy meurt le 26 décembre 1990. Au lieu de se référer à un hypothétique « bien du patient » défini par des critères médicaux, on a ici privilégié les souhaits et les valeurs préalablement exprimés par le patient lui-même, devenu aujourd’hui incapable. La cour a d’ailleurs exigé une preuve (« clear and convincing evidence ») des désirs préalables du patient.
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À partir de là, la majorité (voire la totalité) des États vont légaliser ce recueil des souhaits des patients par le testament de vie (« living will ») ou encore par la désignation d’un représentant décisionnel (« durable power of attorney ») qui sera à même de défendre au mieux ce que le patient aurait souhaité. Il ne s’agit pas seulement des décisions de fin de vie mais de toute décision concernant le malade incapable. Aujourd’hui, 37 États (sur 50) vont même jusqu’à préciser l’ordre de priorité de qui est le représentant décisionnel si le malade ne l’a pas fait au préalable. Dans la majorité des États, c’est le plus souvent, la famille qui devient dans ce cas, le représentant « naturel » du patient incapable. Dans l’État de l’Illinois par exemple, c’est le conjoint (marié) qui est prioritaire, puis, dans l’ordre, les enfants adultes, les parents du patient, ses frères et sœurs, ses petits-enfants éventuels, et enfin des amis proches [6]. Dans le cas de mineurs, ce sont bien entendu les parents qui décident [7].
On voit donc comment les concepts de testament de vie ou de représentant légal permettent une prise en compte des préférences des patients alors même que ceux-ci n’ont plus accès à la conscience. Ce processus entérine l’institutionnalisation d’une intervention extra-médicale et le transfert vers une autorité profane y compris dans la décision de nature médicale. Après le patient, c’est donc la famille qui prend le relais quand ce dernier n’est plus en état de consentir. Les critères dominants sont « que ceux qui sont le plus affectés par la décision doivent être partie prenante de la décision » (Veatch, 1989).
Exclusion/inclusion profane en matière de décision médicale : le cas de la néonatologie
14 C’est exactement au nom du principe inverse que la tendance, en France, est à ne pas solliciter les proches dans la prise de décision. Une enquête de 1997 (Société de réanimation de langue française, « Réanimation Urgences », vol. 6, n° 6) montre très nettement que s’il y a une information même partielle des familles en réanimation (adulte), dans plus de 80 % des cas, la décision n’est jamais prise par les proches. En néonatologie, le modèle français de prise en charge revendique certes un « accompagnement des familles », mais n’en repose pas moins sur une exclusion délibérée de la famille en matière de décision dans les situations difficiles. Non seulement les parents ne participent jamais directement à la prise de décision (enquête de Garel et al., 1997 ; Euronic, 2001), mais ils sont peu informés de la réalité des situations (Willard, 1992 ; Régnier, 1991 ; Gold, 1993). Il règne une sorte de consensus des pratiques en néonatologie sur cette approche médicalisée des situations définies comme éthiques (Lenoir et al., 1997) et la limitation du rôle des parents n’est pas a priori perçue en France comme un problème. L’argument qui prévaut dans beaucoup d’équipes (Dehan, 1997 ; Garel et al., 1997 ;Paillet, 1997) repose largement sur l’a priori d’un sentiment de culpabilité très lourd des parents face à ces situations et sur une insurmontable responsabilisation en cas de décès. Les équipes vont même jusqu’à intérioriser l’idée de se substituer aux parents (Dehan, 1997). « La décision de poursuivre ou d’interrompre une réanimation doit rester une décision d’ordre médical » (Dehan, 1989) : les éléments à prendre en compte dans la discussion et la décision doivent donc être des données médicales. De fait, malgré quelques divergences [8] parmi les néonatologis-tes français sur le rôle précis dévolu à la famille, il semble néanmoins qu’un consensus se dessine en « opposition » au modèle américain qui institutionnalise le pouvoir de décision des parents. Car la rhétorique médicale française autour du risque de culpabilité des parents, abordée dans de nombreuses publications, est renforcée par ce que A. Paillet nomme « la rhétorique de nationalisation » : « Contrairement à l’opinion exprimée aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la décision de poursuite ou d’arrêt de réanimation ne nous paraît pas devoir être la lourde prérogative des parents » (Dehan, 1989).
15 L’évolution de la pratique américaine s’est, depuis longtemps, éloignée de cette vision. Dès 1973, un article célèbre de Duff et Campbell sur les dilemmes éthiques et moraux en pédiatrie défendait le rôle décisionnel des parents en matière de traitement. Comme ce sont eux qui doivent assumer la prise en charge de leur enfant, c’est à eux de décider jusqu’à quel point il faut traiter de manière interventionniste leur enfant handicapé à la naissance. Cette position se retrouve chez certains philosophes qui considèrent que les nouveaux-nés n’ont pas d’intérêts propres et n’ont pas de droits indépendants. Englehardt (1975) dit : « Tandis que les adultes existent par eux-mêmes, avec une conscience et une intentionnalité qui leur sont propres ; les enfants, et particulièrement les nouveau-nés existent pour leur famille et pour ceux qui les aiment. » La conséquence en est que la décision concernant un traitement appartient aux parents. Cependant, cette autorité parentale peut être limitée par le droit de la société à protéger et à intervenir si l’enfant peut, grâce à ces interventions, avoir une qualité de vie acceptable. En 1977, une enquête américaine auprès des pédiatres et des chirurgiens pédiatriques montrait un assez fort consensus sur le fait que c’est bien aux parents de décider en cas d’intervention sur un bébé né avec des anomalies génétiques importantes.
16 Cependant, la controverse autour de l’affaire Baby Dœ [9], en 1985, va contribuer à limiter à la fois le rôle des parents et celui des médecins en accroissant l’intervention de l’État dans les décisions médicales et en accélérant, sans doute, la mise en place de régulations plus explicites en réanimation néonatale. Les régulations sont ainsi le fruit de compromis entre divers groupes de pression : l’administration Reagan, l’Académie de pédiatrie américaine, les groupes pro-life, etc. Mais dans l’ensemble, ces dispositifs ont fini par contribuer à accentuer l’interventionnisme médical (Guillemin et Holmstrom, 1986) à l’égard de tous les enfants. Pourtant, à l’origine, ils avaient été conçus pour les cas spécifiques tels que les enfants nés avec des malformations congénitales (trisomies ou encore spina bifida) et pas du tout pour les enfants prématurés. Or les dilemmes en néonatologie (Anspach, 1993) sont plus aujourd’hui liés à l’incertitude autour du devenir de ces enfants que la médecine sauve – alors que la controverse Baby Dœ concernait la discrimination à l’égard d’enfants nés avec un handicap sévère et dont l’avenir est, on le sait d’avance, compromis.
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L’évolution américaine va malgré tout, dans le sens d’un transfert des décisions des médecins, notamment en ce qui concerne les décisions de fins de vie, vers les profanes. D’abord par la reconnaissance du principe d’autodétermination du malade, ensuite par la reconnaissance d’un rôle central de la famille quand le patient n’est pas apte à consentir. Dans le cas particulier de la néonatologie subsiste une ambiguïté car souvent le consensus qui apparaît, au travers de la littérature sur ce sujet, tend à montrer que le meilleur critère à considérer est, pour celui qui n’a jamais été capable, le critère du meilleur intérêt (« best interest standard »). Ce critère, à la différence du jugement de substitution, repose sur la protection du patient. Les enfants ne sont alors plus considérés comme la propriété de leurs parents mais comme des patients ayant eux aussi des droits. Dans la réalité, les pratiques (Anspach, 1993 ; Orfali, 2001) oscillent le plus souvent entre principe de bienfaisance et autonomie parentale.
Cependant, même si la famille est aux États-Unis partie prenante dans les décisions, il est très difficile de mesurer précisément l’importance de ces interventions sur le résultat final. Plusieurs études (Anspach, 1993 ; Zussman, 1992 ; Heimerer et al., 1998 ; Orfali, 2001) montrent combien les médecins ont encore un pouvoir discrétionnaire non négligeable ; d’eux, par exemple, dépendent la définition de la situation du malade, l’offre ou non d’alternatives thérapeutiques, etc. De plus, la plupart des décisions résultent de négociations et d’interactions subtiles dont il n’est pas toujours aisé de rendre compte. Malgré l’existence de droits légaux et institutionnels, les parents dépendent largement de l’information donnée par les médecins. Ceux-ci peuvent, s’ils le souhaitent, présenter des choix thérapeutiques limités ou les formuler de telle façon qu’un non-expert les accepte, faute de les avoir compris (Anspach, 1993 ; Zussman, 1992). De la même manière, l’exclusion des familles sur le plan décisionnel en France, ne signifie pas nécessairement une non-participation sur d’autres plans. Les références, pour tranchées qu’elles soient, peuvent ainsi masquer la réalité des pratiques. Pour autant, l’institutionnalisation de l’ingérence profane au sein de la décision médicale est, aux États-Unis, un fait acquis rendant ainsi la famille partenaire au sein même du « travail clinique » [10].
Familles et équipes : le rôle de l’éthique clinique
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Une énigme demeure : face à des problèmes similaires, pourquoi les réponses en France et aux États-Unis sont-elles si différentes ? On peut, certes, voir derrière ces oppositions, des différences de systèmes sociaux ou d’organisation des soins ou encore le poids extrême du juridique dans le monde américain ; on peut même mettre en avant une inéluctable « différence culturelle » qui séparerait de manière irrévocable l’Ancien et le Nouveau monde. Mais ces clichés n’expliquent pas tout. À vrai dire, l’évolution observée dans le monde social (cf. les derniers États généraux de la santé, 1999) et surtout dans le monde de la maladie montre, en France aussi, l’émergence d’un acteur social, usager de la santé (et non plus seulement malade), qui réclame un droit de regard sur une sphère jusque-là définie et dominée par le médical. Les questions d’éthique perçues comme essentielles par les individus ont moins trait à la recherche fondamentale, au clonage ou au droit de propriété de l’ADN qu’aux préoccupations directes liées à la souffrance en fin de vie (Enquête CREDOC, 1997), au droit de mourir comme on l’entend, à la prise en charge de la grande vieillesse, à la transparence des relations avec le corps médical.
De fait, l’éthique à la française est perçue par l’opinion comme focalisée sur des choix généraux et abstraits, le plus souvent sans grand rapport avec l’expérience quotidienne de la majorité des gens. Pourquoi évoque-t-on, dans les débats, le seul statut de l’embryon et jamais celui du grand prématuré ? Pourtant, la survie de ce bébé-là suscite des dilemmes éthiques plus dramatiques encore que l’embryon. Les débats d’experts qui agitent le monde de la bioéthique – renouvellement des lois de 1994, embryons surnuméraires congelés, expérimentation, clonage – ont-ils un retentissement réel pour la famille qui entoure un malade en fin de vie, et se trouve confrontée à des choix déchirants ? Les parents d’un grand prématuré, à la fois miracle et peut-être échec de la médecine, ont-ils quelque chose à attendre de cette bioéthique qui agite tant les médias ? L’éthique au quotidien n’apparaît guère au grand jour, elle s’exerce le plus souvent dans la discrétion médiatique, dans l’univers blanc de l’hôpital, quelques rares fois à la maison au chevet d’un grabataire ou dans une institution auprès d’un handicapé. L’éthique clinique, en ce sens, est une réponse en termes pragmatiques et au cas par cas à ces problèmes de l’éthique au quotidien. Mais elle est aussi une prise de participation réelle du social au sein du médical.
Au cas par cas
19 Cette ingérence profane au sein de la décision médicale n’est pas sans poser de nombreux problèmes, engendrant des tensions, des divergences de conception sur la qualité de vie, sur les valeurs. Les cas suivants sont des exemples de situations difficiles réelles [11] dans lesquels le recours à une intervention extérieure, notamment à une « consultation d’éthique », a été demandé soit par les équipes médicales, soit par des familles de patient.
20 Comment faire face, au nom de l’autonomie du patient à des demandes qui contredisent la notion même de bienfaisance des équipes médicales ? Faut-il accepter tel refus de transfusion ou encore telle chirurgie ? Comment déterminer ce qui est acceptable ou non si le patient est reconnu capable ? Madame J., 98 ans, a une occlusion intestinale et refuse une chirurgie dont l’issue est à 85 % positive. Elle réitère de manière constante son refus. Elle a des problèmes de mémoire mais semble tenace et cohérente dans son refus. Toutes les demandes ne sont pas recevables même au pays de l’autonomie. Que faut-il donc faire ?
21 Autre cas : faut-il offrir « toutes » les options aux familles ? Quand sont-elles éthiquement acceptables ? Alison, 7 ans, gravement accidentée va rester paralysée de la nuque aux pieds, incapable de respirer de manière autonome. Le scanner montre malgré tout des fonctions cérébrales intactes. Le pédiatre offre à la famille diverses procédures pour stabiliser la situation d’Alison. L’infirmière se tourne vers le pédiatre : ne faudrait-il pas leur offrir l’alternative de ne rien faire et dans ce cas accepter de suspendre la ventilation artificielle ? Après tout, n’est ce pas acceptable dans le cas d’enfant atteint de la maladie Duschene ? Les pronostics en termes de survie ne sont-ils pas très semblables ?
22 Que faire, par ailleurs, quand la famille s’arroge un droit de décision qui semble contraire au bien du patient, d’autant qu’il semble encore avoir toute sa capacité ? Pavel a 86 ans, et est hémiplégique après une longue histoire médicale de problèmes cardio-vasculaires. Il est hospitalisé d’urgence pour une grave pneumonie. Sa femme et son fils ont accepté dès l’admission, toutes les limitations de traitement tel que le DNR [12], pas de dialyse, pas d’intubation, etc. La famille demande même l’arrêt de toute nutrition par tube. L’équipe pense que la famille outrepasse ses droits et dépossède le patient encore capable de comprendre ce qui lui arrive même s’il a signé une reconnaissance officielle d’un représentant (Durable power of attorney) – sa femme – pour toutes les décisions de nature médicale. Que faire ? Entrer en conflit ouvert avec la famille ?
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À l’inverse, que faire quand la famille de Jackson, 60 ans, en phase terminale n’arrive pas à se résoudre à lâcher prise et à accepter une prise en charge purement palliative ? Dès son diagnostic, Jackson a toujours répété qu’il voulait le maximum en termes de traitement et de réanimation. Mais Jackson est désormais « incapable », et sa famille a désigné le fils adulte comme son « représentant ». La femme de Jackson est réticente vis-à-vis du trop grand usage de la morphine. Y a-t-il d’autres moyens pour soulager le malade en maintenant un minimum de conscience ? Le fils est dans le déni, il finit par accepter la morphine mais ne veut d’aucune limitation de traitement. L’équipe est déchirée par ce qu’elle perçoit comme des contradictions néfastes à la prise en charge du malade.
Dans un autre cas, la famille est divisée sur ce qu’il faut faire. Clarence, 44 ans, est depuis 1998 dans une situation d’état végétatif chronique (EVC). Il n’a ni testament de vie, ni représentant officiel pour les décisions médicales. Depuis, plusieurs années, c’est sa sœur, Tasha qui prend les décisions. Leurs parents, très âgés, vivent en institution. Son père, dit-elle, ne veut pas lâcher prise mais ne comprend pas vraiment la situation. Elle a des sœurs et frères éloignés qui ne souhaitent pas s’impliquer. Elle était la plus proche de son frère. Elle se rend compte que la situation actuelle se prolonge sans raison ; que jamais son frère n’aurait souhaité vivre ainsi… Son oncle qui rend visite une fois par semaine au patient, tout comme son père ne partagent pas cet avis. Que faut-il faire ? Laisser les choses telles quelles ou, comme le dit Tasha, accepter le retrait de la ventilation artificielle car Clarence n’aurait jamais voulu vivre ainsi ? Qui doit décider ? Faut-il s’en tenir à la définition légale ou bien est-ce la personne qui, de facto, a toujours été présente au chevet du malade qu’il convient d’écouter ? Moralement, ne faut-il pas reconnaître un statut particulier à Tasha, d’ordre relationnel en quelque sorte ? Que signifie le meilleur intérêt du patient ici quand la médecine ne peut plus rien pour lui ?
Le recours à la consultation d’éthique
24 Le transfert aux familles d’un droit de regard décisif dans le domaine de la décision médicale et le plus souvent d’une décision de fin de vie comme dans les cas relatés ci-dessus, a ainsi contribué à créer des problèmes inédits pour les équipes comme pour les familles. Ces dernières sont appelées à gérer des situations auxquelles rien ne les a préparées. Les équipes médicales ont reconnu que dans beaucoup de cas, il n’y a plus un bien positif absolu défini par des critères purement médicaux.
25 La loi a certes distribué, hiérarchisé et institutionnalisé les rôles pour le malade comme pour la famille et les équipes. Mais elle ne répond pas toujours à la réalité des situations faites d’incertitude, de flou et de drames à vivre. Comment répondre au déni d’une famille qui peut desservir l’intérêt même du patient ? Les équipes ont désormais à tenir compte d’un partenaire nouveau dans la relation malade-médecin : l’intervention d’un proche souvent stressé et démuni psychologiquement. Mais elles sont souvent elles-mêmes dans des situations analogues. Comment gérer l’incertitude ?
26 Le recours par les équipes médicales à une consultation d’éthique permet de répondre, au cas par cas, aux interrogations formulées précédemment. Une consultation d’éthique clinique peut se définir comme « un service fourni par un consultant individuel, une équipe ou encore un comité pour répondre aux problèmes de nature éthique soulevés dans un cas clinique particulier » (Flechter et al., 1996). L’objectif de la consultation d’éthique est « d’améliorer la prise en charge des malades et leur bien-être (outcome) en fournissant une aide pour identifier, analyser et résoudre les problèmes éthiques » (Flechter et al., 1996).
La consultation d’éthique
27 S’il existe des modèles divers de consultations, le centre d’éthique clinique auquel nous faisons ici référence, fonctionne sur un modèle multidisciplinaire, regroupant cliniciens et non cliniciens (sociologues, philosophes, juristes, etc.) qui répondent aux appels [13]. La saisine s’opère par appel téléphonique direct pour les cliniciens, par l’intermédiaire d’une infirmière éthiciste pour tous les autres appels (triage). Certains appels qui ne relèvent pas d’une réponse en termes d’éthique clinique (problèmes organisationnels ou légaux par exemple) sont ainsi transférés à d’autres services. Dans chaque cas, une enquête approfondie sur le terrain est menée (par les consultants de garde) pour mieux cerner et comprendre la situation médicale, légale, sociale et personnelle du patient et, dans la mesure du possible, tenter de connaître ses attentes et sa volonté. S’il n’est pas en état de répondre, on tentera de rencontrer des parents ou des amis, ainsi que les différents médecins et soignants concernés. Si la situation appelle un avis urgent, les membres de l’équipe de garde vont traiter du cas sur le moment même. L’équipe de consultation est composée d’un senior permanent et d’un ou deux «fellows » en formation – généralement un médecin et un non médecin – joignables par téléphone 24 heures sur 24, chaque équipe est de garde pendant un mois. Les recommandations (sans valeur juridique) issues de la consultation sont consignées par écrit dans le dossier médical du patient sous l’autorité de leur réfèrent senior. Les recommandations émises par le centre ont valeur d’aide à la décision pour les équipes en charge. Mais la prise en charge ne s’arrête pas là car le suivi fait aussi partie de la démarche. Les consultants vont ainsi voir si les recommandations ont été suivies ou non, si les problèmes ont été effectivement résolus et surtout si le patient a bel et bien été entendu. Là encore, il n’y a aucune obligation formelle pour ceux qui ont demandé la consultation de suivre ces recommandations.
La révision des cas
28 De plus, l’équipe d’éthique clinique de garde effectue aussi une révision des cas par une discussion hebdomadaire avec l’ensemble des membres du centre, le plus souvent ex-post mais parfois en cours de résolution. Il s’agit à vrai dire moins d’une instance décisionnelle collective que d’un débat qui permet d’atténuer les positions extrêmes et de faire entendre des voix multiples. Cette méthode de révision collective des cas s’avère particulièrement précieuse dans les cas comme ceux relatés, où, de l’aveu même des intéressés, les compétences médicales ne suffisent pas pour décider. Ces réunions regroupent l’ensemble des membres du centre (le corps enseignant universitaire et les autres permanents), certains professionnels de santé invités, les étudiants en formation et parfois d’autres invités extérieurs. S’il arrive, certes, que les intervenants « éthicistes » fassent référence durant ces délibérations à des cas analogues survenus antérieurement, il ne s’agit pas d’un rappel de nature jurisprudentielle ; l’objectif est plutôt de constituer à chaque fois et au cas par cas une expérience morale particulière et provisoire. Le propre de ce recours externe est d’être une forme de régulation non juridique car comme le constatait à ce propos, un juriste français : « les problèmes engendrés par les techniques et les pratiques biomédicales ne se laissent […] pas facilement résoudre avec les instruments juridiques traditionnels » (B. Mathieu).
29 Dans le cas difficile d’Alison, même s’il est admis que certains médecins offrent des options identiques, (offrir l’alternative de ne rien faire et suspendre la ventilation artificielle) l’équipe hésite et considère qu’on ne peut pas faire cela sur un enfant qui a, malgré tout, toute sa tête… Du moins c ‘est trop tôt pour décider comme le montre le consensus qui s’établit à la suite de la consultation d’éthique. Le suivi de cette consultation, nous apprend qu’Alison, a une trachéotomie, une nuque stabilisée et regardait des dessins animés en riant, quand l’éthiciste est passée la voir. Le recours à une consultation d’éthique permet de produire un consensus provisoire qui aide les équipes à fonctionner malgré les interrogations déchirantes sur ce qu’il faut faire.
30 La famille de Pavel et surtout sa femme, 85 ans, très stressée, le croyait mourant et craignait de le faire souffrir inutilement. Malgré son statut de représentant légal du malade, et après la consultation d’éthique, les équipes se tournent non pas vers sa femme mais vers le patient, plutôt lucide, qui dit « que les tubes, ça va… ». « Il aurait dit le contraire dans le passé », diront ses proches. Mais on peut aussi admettre que les préférences des gens changent. Ce point soulève un grand nombre de problèmes éthiques évidemment quant à la validité des testaments de vie.
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Jackson est mort le lendemain de la consultation d’éthique et le suivi a consisté à fournir à la famille quelqu’un pour les aider à faire le deuil (la thanatologiste).
Le cas de Clarence a requis un long travail de médiation de la part des éthicistes de service pour joindre les différents protagonistes et tenter de mettre les membres de la famille d’accord. Car ne pas répondre aux appels devient pour certains membres de la famille, une manière d’évitement face à des décisions tragiques. La consultation d’éthique devient une médiation intra-familiale sur des problèmes qui restent magré tout de nature éthique.
L’expertise éthique comme aide à la décision médicale
32 L’éthique clinique répond ainsi à des situations diverses et sert, on l’a vu, de multiples fonctions : médiation, éclaircissement des choix, légitimation ou non de demandes particularistes, etc. Mais très souvent, les consultations d’éthique fonctionnent en tant qu’aide à la décision médicale elle-même notamment dans des contextes de grande incertitude.
33 Les équipes ont ainsi recours à une consultation d’éthique pour les aider à décider :
34 Faut-il ou non offrir à Bébé Joy, 4 mois et demi, une chirurgie expérimentale et incertaine alors qu’on n’est pas sûr de ses déficits neurologiques ? Autre cas : peut-on suspendre la ventilation artificielle de la petite Kay, 6 mois, atteinte d’une hypertension pulmonaire apparemment irréversible ? C’est un cas clinique rare et l’équipe est désorientée. Kay a une mère en dépression chronique et elle est sous la tutelle de l’aide sociale, placée chez une tante maternelle. Que peut-on faire ? Kay a séjourné si souvent et si longtemps en réanimation néonatale que l’équipe a du mal à accepter qu’il n’y ait peut-être plus rien à faire.
35 Mais parfois, c’est la famille ou le patient qui sollicite plus directement l’expertise éthique de la même manière que les équipes médicales, soit comme aide à la décision là aussi, soit pour gérer l’incertitude. Face à des choix déchirants concernant la situation d’un proche, un appel direct à une consultation d’éthique peut fournir une aide importante.
36 Mercedes, 34 ans, est enceinte pour la troisième fois. Son premier enfant est mort moins de 24 heures après l’accouchement pour des raisons respiratoires non clarifiées à l’époque ; sa deuxième petite fille, Madeleine, née en 1997, a dû être transférée à 10 semaines à Saint-Louis jusqu’à ce qu’elle subisse, une transplantation des poumons. Madeleine a une maladie pulmonaire congénitale [14] gravissime, marche à peine et ne parle pas. Son espérance de vie est limitée. Ses parents ne souhaitent pas affronter les mêmes problèmes lors de cette troisième grossesse. Un test prénatal ne servirait à rien car le gène de Madeleine était normal. Les parents, fous d’angoisse, ne souhaitent pas qu’on intube le bébé s’il s’agit de la même maladie que Madeleine. Mais comment être sûr qu’il s’agit de cette maladie et non d’un autre problème plus mineur ? Les néonatologistes ne sont pas d’accord entre eux sur la conduite à tenir ; les parents ont peur d’en pâtir. Comment protéger la famille de tout nouvel acharnement thérapeutique ? La demande d’expertise éthique est destinée à évaluer cliniquement et éthiquement une situation par définition incertaine pour répondre à la légitime détresse de ces parents.
37 L’éthique clinique est ainsi un recours et une aide à la décision, autant pour les équipes que pour les malades et leurs proches. Les situations, très variées comme on le voit, sont souvent liées à des interrogations sur la capacité d’un malade apte ou non à consentir à des questions de réanimation, d’arrêt ou d’abstention thérapeutique, ou encore à des problèmes liés à des interventions à hauts risques. Le succès de cette expérience est tel qu’elle se présente désormais, aux États-Unis, comme un recours quasi institutionnel [15] pour les équipes médicales et soignantes, pourtant traditionnellement réticentes à traiter leurs problèmes à l’extérieur du champ médical. Le pouvoir de vie et de mort que la société octroie aux équipes hospitalières (souvent à leur corps défendant) est d’un poids effrayant, souvent mal vécu par ces dernières. Les décisions critiques sont ici d’autant mieux vécues qu’elles deviennent des décisions partagées. C’est au fond ce partage sans cesse renouvelé par la consultation d’éthique qui dissout, au cas par cas, le fossé entre profane et médical, permettant cette socialisation du médical si souvent défendu dans la rhétorique médicale et hospitalière et si peu achevé dans la pratique.
Conclusion
38 L’évolution constatée est ainsi celle d’une ingérence profane au sein de la décision médicale conduisant progressivement à une intervention non seulement du patient lui-même (ce qui paraît aujourd’hui communément admis) mais aussi de ses proches dont le rôle a été désormais légitimé par la loi. Le recours à l’éthique clinique peut s’interpréter comme une ingérence profane supplémentaire, celle de la société civile, puisque ces comités sont multidisciplinaires, reflétant en quelque sorte la pluralité des voix, effaçant les appartenances professionnelles, et brouillant les frontières entre monde médical et monde profane.
39 L’éthique clinique est ainsi une réponse d’un type particulier, une sorte « d’invention démocratique » à la fois outil de la clinique et en même temps sa finalité nouvelle. C’est aussi la reconnaissance d’un fait nouveau face à des situations de nature éthique : en effet, il n’y a pas (ou plus) une seule « bonne » réponse, et il faut malgré tout gérer, décider, agir ou ne plus intervenir. Il faut aussi pouvoir vivre avec les conséquences de ces actions. Le recours à la consultation d’éthique clinique permet ainsi de « fonctionner » dans l’incertain (Orfali, 2002).
40 L’expérience américaine relatée témoigne ainsi de l’ouverture de l’hôpital et de la médecine sur la société civile. Les décisions critiques sur des pratiques si lourdes de conséquences éthiques et sociales ne sont plus prises uniquement au sein même du médical. Au contraire, la concertation est réellement interdisciplinaire et extra-hospitalière ; c’est hors du strictement médical mais au chevet même du malade que s’instaure ce débat. L’opposition si irréductible jusque-là entre médical et profane, monde de la raison instrumentale et monde du sujet s’est recomposée, créant un dialogue inédit entre médecine et société, inventant des structures démocratiques nouvelles. L’expertise éthique [16] n’est pas seulement Institutionnalisation d’une expertise profane ; elle devient une « autre » clinique.
Notes
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[*]
Assistant Directe, MacLean Center for Clinical Médical Ethics, université de Chicago.
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[1]
Cette dissociation s’applique d’ailleurs au médecin lui-même ; comme le constatait déjà Parsons (1951), le médecin manifeste une réticence bien connue à intervenir sur un proche et « il n’est pas possible que le rôle de la personne qui soigne soit tenu par un proche ». Certains codes déontologiques élaborent un quasi interdit professionnel à soigner un proche atteint d’une maladie grave (Code de l’AMA en 1993 aux Etats-Unis). Rôle médical professionnel et rôle familial sont ainsi séparés pour le bien même du malade.
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[2]
L’évolution technologique médicale en appelle aussi à la famille comme pourvoyeur d’organes pour les transplantations, qu’elle soit ou non directement bénéficiaire (transplantations cadavériques ou à partir de donneurs vivants).
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[3]
Cette évolution maintes fois étudiée dans la littérature sociologique notamment, est une donnée commune à l’ensemble du monde de la médecine occidentale.
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[4]
Loi n° 2002-203 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à- la qualité du système des soins.
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[5]
S. Rameix, « Quelles sont les dimensions éthiques de l’expression et du respect du consentement aux actes médicaux. », Gazette du Palais, du 1er au 5 janvier 1999.
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[6]
The Health Care Surrogate Act, J.T. Bomher, Illinois Hospital & Health Systems Association, November 1997.
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[7]
En France, en revanche, le Code de déontologie (article 42) n’exige le consentement des parents ou du représentant légal que pour des soins à un mineur ou un adulte protégé.
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[8]
Voir le travail d’A. Paillet (1999). Les publications de Gold et Laugier (1988), Gold (1994), Germain (1999) se distinguent de ce consensus apparent en octroyant un rôle plus important en matière décisionnelle tout comme le dernier avis du CCNE (janvier 2000). Et il y a sans doute sur ce plan, moins d’homogénéité nationale dans la réalité des pratiques que dans les publications comme le suggère une enquête de terrain récente (Orfali, 2001).
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[9]
L’affaire Baby Dœ en 1983 (parents et médecins s’étaient mis d’accord pour ne pas intervenir sur le bébé né avec plusieurs anomalies génétiques dont le spina bifida) transféra sur la place publique les questions éthiques jusque-là uniquement débattues au sein du médical. Le débat autour du caractère éthique et légal de limitation de traitement pour des enfants nés avec des malformations ou des handicaps culminera avec la mise en place des Baby Dœ Régulations en 1995.
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[10]
Notre thèse est que ce fait a beaucoup contribué à atténuer le débat sur l’euthanasie aux États-Unis car les malades et leurs proches sont assurés de garder un contrôle sur leur fin de vie. Voir Orfali, 2001.
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[11]
Par souci de confidentialité, ces cas ont été modifiés afin de les rendre non identifiables.
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[12]
DNR signifie « do not ressuscitate » c’est-à-dire ne pas entreprendre de réanimation cardio-pulmonaire.
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[13]
Le centre hospitalier universitaire étudié a ainsi une consultation d’éthique clinique à la disposition des équipes pour aider à la prise en charge de problèmes éthiques. Les permanents étaient au moment de l’étude, deux sociologues, deux philosophes, une infirmière, cinq médecins, une « thanatologiste » ; les autres sont des « Fellows » en formation, issus eux aussi de disciplines diverses et qui changent chaque année. Cependant, la majorité sont des « cliniciens ». Il est intéressant de noter que personne n’est seulement éthiciste et que tous ont une profession bien définie.
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[14]
Congenital pulmonary alveolar proteinosis.
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[15]
L’accréditation hospitalière aux États-Unis l’exige depuis 1995.
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[16]
Il existe bien entendu toute une littérature critique sur l’éthique clinique qui remet en question cette intrusion quasi tyrannique de l’éthique au sein de la clinique (Satel et al., 2001) ; s’interrogeant sur ces nouveaux pouvoirs, comme sur sa complicité institutionnelle ou encore son rôle social exorbitant (Churchill, 1999 ; etc.).