CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les démangeaisons symétriques que s’infligent les squats et l’Institution représentent un double danger. L’ignorance de l’autre dans laquelle chacun reste enfermé malgré leurs frottements permanents aboutit bien sûr à un risque pour les personnes, enfermées dans une spirale les éloignant de leurs droits et d’un minimum matériel. Mais le danger guette également la collectivité, qui écrase ceux qu’elle n’arrive pas à aider et, à coups d’expulsions, déplace et multiplie le problème, en croyant le résoudre. Comme l’ignorant qui gratte frénétiquement une piqûre de moustique, l’Institution aiguise la douleur qu’elle ne sait pas calmer. À ce titre, le squat est un révélateur des limites de l’organisation de notre collectivité et notamment de trois de ces pivots : la justice, la protection sociale et l’égalité de traitement des citoyens par l’administration.

Le corps du délit : le squat, réalité et représentations

2Les rapports entre squats et institutions sont liés à la fois à la réalité perceptible du phénomène et à un système de représentations des squatters.

3Historiquement, le mot serait apparu au XVIIe autour de quelques fermiers accrochés à leur terre. Étymologiquement, « squatter » signifie accroupi, mais il aurait plutôt le sens de agrippé. Concrètement il est utilisé aujourd’hui pour caractériser des personnes entrées sans l’autorisation du propriétaire dans un lieu bâti, pour une occupation régulière, principalement liée à l’habitat et de manière plus exotique à des activités culturelles. Les occupations ponctuelles (raves…) ou de terrain nu (gens du voyage) ne sont pas qualifiées de squat. Aucune donnée n’existe sur l’ampleur quantitative du phénomène, ni sur les caractéristiques sociales des personnes concernées. Même les informations issues de la Justice (jugements d’expulsion) ou des préfectures (concours de la force publique) ne permettent pas d’identifier les décisions concernant des squats L’exercice d’identification est d’autant plus difficile que la composition sociologique est très variable selon les territoires, qui conditionnent le visage des squats (villes à forte pression foncière, pôles attractifs d’une jeunesse alternative, carrefours migratoires, etc.). Nous estimons la population passant dans au moins un squat dans l’année, à un nombre situé entre 1/1 000 et 3/1 000 habitants, dans les grandes villes [2]. La très grande majorité des squats, seraient des squats de pauvreté (jeunes sans ressources, demandeurs d’asile, familles en attente de logement social, toxicomanes…). Cette impression, liée au caractère social des associations fournissant ces informations, semble tout de même fiable vu l’importance quantitative envisagée. Les squats « politiques » ou « culturels » sont les plus visibles car plus revendicatifs, mais ils concernent une population peu nombreuse. Les squats semblent donc essentiellement des lieux d’habitat, occupés par des personnes auxquelles les dispositifs d’aide au logement (y compris associatifs) peinent à proposer une alternative. Ils font à peu près tous l’objet d’une procédure d’expulsion, qui mène la plupart des occupants à ouvrir de nouveaux squats. À titre d’exemple, les personnes connues dans l’agglomération lyonnaise occupent en moyenne 4,5 lieux différents avant d’être relogées, ou de s’évanouir ailleurs [3]. Le flou quant à la connaissance du phénomène est en lui-même révélateur de la distance qui existe entre les squats et les institutions chargées de répondre aux personnes concernées.

4Mais cette méconnaissance n’empêche pas les représentations. Chaque squatter peut se voir attribuer l’ensemble des caractéristiques susceptibles d’exister en squat : revendications politiques, pratiques sociales déviantes, grande pauvreté, fonctionnement clanique, etc. L’amalgame entre les populations et leurs caractéristiques aboutit inévitablement à un traitement inadéquat des situations. Par exemple, la présence de jeunes originaires de Pologne et des pays baltes (qui n’ont plus besoin de visa touristique pour venir en France) est dans la pratique souvent confondue avec la problématique des demandeurs d’asile ou avec celle de jeunes en errance, alors qu’elle n’est réductible ni à l’une ni à l’autre et est même hétérogène parmi les jeunes concernés. Il en est de même pour les demandeurs d’asile ou les familles en attente de logement. L’absence de réponse qui les réunit ne signifie pas qu’elles aient les mêmes attentes en matière d’habitat, ni des situations sociales similaires. Le regroupement des personnes en catégories de situation (jeunes, toxicomanes, demandeurs d’asile…) ne témoigne pas des besoins d’habitat (logement individuel, collectif, familial, provisoire…), ni des freins qui empêchent une évolution positive de la situation.
Aucune des trois sphères institutionnelles concernées, juridique, sociale et exécutive (préfecture et police) n’identifie sa relation au phénomène. Derrière cette négligence originelle, c’est une cascade d’incompréhensions et de ratés qui s’enchaînent pour aboutir à un traitement inutile et souvent douloureux, finissant par déplacer les problèmes sans les résoudre.

Les flous judiciaires

5Le squat pointe des limites dans notre fonctionnement juridique, à la fois par le flou de certaines notions qui l’encadrent et par le recours à une procédure contentieuse contestable au regard des droits de la défense.

6Le droit ne s’est pas doté d’outils adéquats pour traiter le squat, qui n’est pas une notion juridique. Pour la juriste Nathalie Sempé « le squat laisse perplexe face au vide législatif qui l’entoure »[4]. Le squat doit donc être traité à partir de la périphérie juridique qui l’encadre. Or il oppose deux principes également forts : celui du droit de propriété à celui de droit au logement. Les outils à disposition sont mal calibrés pour juger les squats et souvent mal utilisés. Par habitude, les squatters sont désignés comme des « occupants sans droit ni titre ». Ils sont distingués des locataires dont le bail a été résilié en raison de leur entrée par « voie de fait » dans les lieux. Cette entrée par voie de fait induit notamment depuis 1991 (date d’une réforme des procédures civiles d’exécution, qui a mis fin à quarante années de protection) que les squatters sont exclus du champ d’application de la trêve hivernale des expulsions [5]. Or même lorsque les squatters ne sont pas poursuivis pour voie de fait, ils sont régulièrement expulsés en hiver. Cet exemple témoigne de l’habitude prise par l’ensemble des acteurs – en l’occurrence les préfectures – d’anticiper sur la qualification de la situation en droit.

7La même habitude prévaut pour l’accord (rare) de délais par le juge, alors que c’est l’absence de délais qui devrait faire l’objet d’une « décision spéciale et motivée » [6]. Ces habituelles nuances entre le droit et les pratiques traversent l’ensemble des moyens juridiques soulevés : la violation de domicile (régulièrement invoquée par les plaignants) ne s’applique pas aux logements vacants. À l’inverse, elle peut-être invoquée par les occupants, fussent-ils sans droit ni titre, si le propriétaire pénètre « chez eux ». Or, en matière de squat, la notion de flagrant délit se rapporte largement à celle de voie de fait et à celle de violation de domicile. Si ni l’une ni l’autre ne sont soulevées ou justifiées, la flagrance qui légitime une intervention rapide de la police (48 heures suivant l’installation) devient une notion imprécise. De l’autre côté, les moyens de la défense présentent autant de flou : l’état de nécessité traîne derrière lui une jurisprudence embarrassée et prête à débat sur les contours de son champ d’application, notamment en matière de droit civil. L’erreur de droit, c’est-à-dire les personnes ayant cru signer un bail avec un aigrefin, produit une sorte de « squatters de bonne foi » protégés de poursuites pénales, qui pose également question. La Convention européenne des droits de l’homme introduit des notions sur la dignité des personnes (notamment les articles 3 et 8), qui dépendent de l’évolution des mœurs de la société. Le traitement juridico-administratif des squats baigne donc dans un marais de notions de droit imprécises ou utilisées de manière inadéquate.

8Mais si le traitement juridique pose question au regard des concepts utilisés, il pêche également parfois par les procédures engagées. Une partie des squats est en effet assignée en justice au gré d’une procédure inique : l’ordonnance sur requête. Il s’agit d’une procédure non contradictoire, provisoire et destinée à prescrire des mesures d’urgence, par laquelle l’avocat du propriétaire propose une ordonnances au magistrat qui la signe simplement, lui donnant force exécutoire. Elle est en principe très fragile et le magistrat peut opérer une rétractation d’ordonnance s’il l’estime légitime. Cette mesure est nécessaire lorsqu’il n’est pas possible d’identifier les occupants d’un lieu ou que la connaissance de la procédure par la personne incriminée poserait problème. La difficulté à identifier les occupants est en général le prétexte de cette procédure, mais on peut trouver surprenant que certaines régions la voient se systématiser, alors qu’ailleurs elle demeure confidentielle. Le résultat de l’absence de clarté sur les moyens juridiques soulevés et de l’utilisation de procédures parfois abusives est la faible prise en compte de la situation des occupants dans les jugements d’expulsion. Il est par exemple accordé peu de délais, alors que le temps est sans doute l’allié le plus précieux pour bâtir une solution durable.
Quoi qu’il en soit, le squat illustre la difficulté pour le droit et pour la machine judiciaire d’explorer certaines de ses marges, revêtues d’oripeaux juridiques taillés pour d’autres, espérant qu’à défaut de justice, la morale soit sauve. Mais si les lacunes du droit sont si peu soulignées, c’est que l’environnement chargé de faire valoir les intérêts des personnes en squat est également assez désert.

Absences et rigidités du secteur social

9La faiblesse des rapports entretenus entre les squatters et le secteur sanitaire et social est saisissante. Elle peut s’expliquer par plusieurs raisons, qui toutes pointent la rigidité de l’intervention sociale, inadaptée à la diversité des situations.

L’absence de lieux de recours et d’expression des besoins : les limites de la logique de « compétences »

10Dans la plupart des villes – et que dire des campagnes – il n’existe pas de lieu où une personne puisse présenter ses difficultés en matière d’habitat. Elle peut effectuer des demandes de logement, mais pas exposer ses difficultés (il est même plutôt recommandé de les minimiser pour ne pas être caractérisé par un « handicap social » susceptible d’engendrer une discrimination à l’accès au logement, au nom de la mixité sociale). Il n’y a pas de raison pour les acteurs du social ou de l’habitat de se pencher de près sur la question des squats, puisqu’elle n’est pas posée. Et comme il n’est pas de lieu pour la poser…

11Dans le même sens, si le droit au logement est abondamment révéré, il n’existe pas de lieu de recours pour faire reconnaître le déni de ce droit. Des dispositifs ont été inventés pour permettre de mieux organiser la file d’attente du logement social (fichier préfecture, commission de médiation…), mais aucun ne sert de lieu de recours pour les personnes sans habitat. Et qu’est-ce qu’un droit sans recours pour en réparer le déni ? En tant que problématique « habitat », les squatters peuvent uniquement exister comme demandeurs de logements sociaux ou de CHRS [7]. Or leur situation administrative ou matérielle les tient souvent éloignés des premiers et les seconds présentent une prestation trop cadrée pour des personnes aux droits sociaux limités ou aux pratiques sociales atypiques, qui ne relèvent pas d’un processus « d’insertion ».

12En l’absence de lieu d’expression ou de recensement des situations, les questions d’habitat et de prestations sociales n’ont que peu de chances d’être entendues. Les prestations sont inadaptées, donc les personnes sont refoulées ; leurs besoins n’étant pas perçus, les prestations n’évoluent pas…

Les droits sociaux limités

13Si autant de personnes sont amenées à vivre en squat, c’est notamment en raison des droits sociaux limités auxquels elles peuvent prétendre.

14• Les jeunes de moins de 25 ans n’ont pas accès au revenu minimum d’insertion (RMI) et souffrent d’un mode désavantageux de calcul de l’aide au logement (la reconstitution de ressources) par les caisses d’allocations familiales (CAF).

15• Les demandeurs d’asile conventionnel n’ont pas accès aux aides au logement. Ils doivent donc postuler auprès de dispositifs spécifiques qui offrent une place pour dix personnes. Les demandeurs d’asile territorial n’ont eux droit à aucune forme d’hébergement, ni aux aides individuelles au logement.

16• Les toxicomanes pourraient formellement voir l’ensemble de leurs droits sociaux ouverts, mais dans les faits, une histoire personnelle complexe sème souvent quelques embûches çà et là.

17• Les personnes en souffrance psychique disposent également de droits formels, mais en fonction de leur état et de leur plus ou moins grand isolement, elles peuvent passer à côté de démarches essentielles.
Il est très difficile pour les différents acteurs du secteur social de proposer des solutions et des démarches à des personnes qui sont statutairement éliminées du logement ou dans l’impossibilité effective d’y postuler.

Le social face à l’infraction

18Le squat est par ailleurs un état délictueux qui pose un problème de positionnement aux acteurs du secteur social : comment aider sans cautionner ?

19On retrouve autour du squat le même type de gêne que celle qui peut exister autour des politiques de réduction des risques en milieu toxicomane ou auprès des prostitué(e)s.

20Les intervenants adoptent souvent une logique de retour dans le droit chemin, préalable à une insertion réussie. L’objectif premier est la fin de la situation actuelle, sans réelle attention pour la réalité et les opportunités qu’elle recèle (parcours, situation matérielle, appuis psychologiques, compétences, superposition des réseaux amicaux et des circuits économiques…).

21Sans doute, « l’illégalité » du squat contribue à ce que peu d’intervenants pénètrent dans ceux où ils sont pourtant bienvenus. Mais il est également intéressant de constater le peu de démarches entreprises par les acteurs du secteur sanitaire et social pour assurer des conditions de vie minimales aux squatters : lien avec les collectivités pour l’enlèvement des ordures ménagères, lien avec les distributeurs de fluides pour assurer l’installation de compteurs de chantiers, conseils sur l’entretien matériel du squat (sécurité, salubrité), etc. Tous ces éléments seraient des services objectifs qui ne légitimeraient pas le squat, mais permettraient d’améliorer la sécurité des habitants.

22Il est important que le secteur sanitaire et social progresse pour trouver des modalités de travail qui permettent de promouvoir les droits primordiaux des personnes (santé, logement, nourriture…) sans pour autant entraver le cours de la justice ou le travail de la police, ni gommer l’identité des personnes visées.

Territorialisation et segmentation

23La méconnaissance vient également de l’organisation territoriale du secteur social, notamment des services des conseils généraux et – par nature – des CCAS [8], qui ne permet pas aux travailleurs sociaux de suivre l’évolution de personnes parfois très mobiles (que ce soit choisi ou contraint). L’absence de référent régulier, et pour ceux qui évoluent de ville en ville l’absence d’adresse permanente, constituent une source d’éloignement entre les services sociaux et les personnes amenées à vivre en squat.

24De même la multiplication des interlocuteurs en matière de santé pose des problèmes de suivi, notamment dans deux situations :

  • les personnes souffrant de pathologies chroniques (Sida, hépatite…) qui peinent à suivre un traitement régulier en raison des modifications permanentes de leur situation (impossible de maintenir certains médicaments au frais…) et de l’absence d’interlocuteur régulier (consultations irrégulières, appréhension différente de la pathologie, ou difficulté avec les produits qui doivent être délivrés par le même pharmacien) ;
  • le suivi de certaines grossesses. Si la plupart sont correctement suivies et les accouchements relativement bien préparés, il reste des cas d’accouchement à domicile, sans eau, dans des conditions sanitaires douteuses, parfois des femmes sont complètement seules au moment de l’accouchement. En plus de la méconnaissance des circuits, une crainte peut parfois animer les futures mères, celle de voir leur enfant placé parce que né en squat, surtout si cette situation s’ajoute à d’autres difficultés, comme l’usage de stupéfiants ou simplement une situation matérielle ou administrative précaire. L’idée du placement est une angoisse importante chez ceux qui ont connu cet événement dans leur parcours personnel et chez les étrangers, qui craignent d’être éloignés de France alors que leur enfant demeurerait prisonnier d’un kidnapping institutionnel.
Sans rapport régulier et de confiance avec des acteurs compétents ces situations continueront d’exister et la probabilité de rencontrer un acteur susceptible de renouer les fils utiles continuera de décliner.

L’administré pluriel

25Autre rigidité de notre système social : l’individualisation des prestations et la catégorisation des personnes en « ménages » uniquement compris au sens familial classique. Lorsque des personnes se regroupent différemment (collectifs, groupes familiaux élargis, etc.) l’ensemble du système peine non seulement à répondre, mais même à dialoguer avec l’entité « monstrueuse ». Toutes les aides au logement (CAF, FSL [9], HLM…) ne s’adressent qu’à des ménages classiques raisonnant logement par logement. Il n’est pas facile de faire valoir une identité plus large et/ou mouvante : garanties collectives, discussion sur plusieurs logements à la fois, discussion sur le mélange habitat/activités, « ménage » à taille variable, redéfinition des espaces privatifs et collectifs… Cette individualisation des prestations laisse les travailleurs sociaux en contact avec les squatters relativement sans moyen pour aborder la dimension collective de leur situation. La plupart du temps, les questions sociales et d’habitat sont donc renvoyées à des problématiques individuelles, alors que la dimension collective est parfois essentielle aux yeux des personnes concernées, pour qui elle constitue un élément identitaire déterminant, voire une source de revenus. C’est notamment vrai pour les groupes familiaux élargis et pour les collectifs de jeunes.
Le travail social contribue à cet isolement des entités hors norme, avec lesquels il peine à discuter. Non que les acteurs soient individuellement en cause, mais peu de prestations favorisent le regroupement au-delà de la forme classique du ménage. Les outils à disposition ne font qu’accentuer le décalage entre la norme des réponses apportées et la diversité des besoins.

L’insertion comme préalable

26La logique d’insertion a permis de grands progrès dans le soutien apporté aux personnes en difficultés. Toutefois, la logique de parcours, d’accompagnement social et d’étayage identitaire, basés sur les difficultés individuelles des personnes à « rentrer » dans la société, rencontre au moins trois limites :

  • premièrement, cette logique ne peut pas être universelle notamment lorsque les personnes sont devant des difficultés durables (comme les personnes en souffrance psychique, les ménages surendettés), ou sur lesquelles elles n’ont aucune prise (difficultés administratives, comme l’attente d’un titre de séjour durable). Vu l’évolution de la situation en France, la logique d’insertion propose des prestations inadaptées à une partie croissante du public qui sollicite les dispositifs sociaux (accompagnement social, logements temporaires…) ;
  • du coup, et c’est le deuxième point, sous prétexte du décalage entre les besoins et l’offre de services, la logique d’insertion devient un frein à l’accès des personnes aux prestations, menaçant la logique de protection sociale. Le groupe « La Rue » du Conseil national de lutte contre les exclusions a déjà pointé les risques liés à la rigidité et aux exigences des lieux d’accueil d’urgence. S’il est compréhensible que certains lieux exigent par exemple la sobriété des usagers, le respect d’horaires drastiques, une solitude nocturne absolue… l’absence de conditions plus souples finit par exclure ceux auxquels ces règles ne correspondent pas ;
  • dans le même esprit, la logique de parcours, que l’étape initiale doit permettre, devient un prétexte à la fermeture de l’étape initiale. Par exemple, de plus en plus de lieux d’hébergement d’urgence conditionnent leur accès à l’identification préalable d’une solution de sortie…
Ce système de contraintes, auxquelles d’autres viennent sûrement s’ajouter, contribue à l’éloignement entre les squatters et les acteurs de la protection sociale, au sens large. Les personnes en squats, qui s’y retrouvent parce qu’elles sont éloignées d’une norme acceptée, deviennent celles qui doivent se plier aux contraintes les plus drastiques. Combien d’étudiants « insérés » accepteraient de rentrer tous les soirs à huit heures, sans possibilité de découcher ni de recevoir, avec droit de regard d’un travailleur social sur la manière de gérer leurs études, la gestion de leur budget ou de leur projet de vie, et pourquoi pas sur leurs codes vestimentaires ou leur alimentation ?

27Les personnes contraintes à la vie en squat sont donc non seulement « illégitimes » à certains droit sociaux, en tout cas au logement, mais sont en outre éliminées par les deux recours opposables à une situation inique : la justice, garante des droits et le secteur social, tremplin présumé de l’émancipation individuelle.

28À cela vient s’ajouter une disparité territoriale dans le positionnement institutionnel, qui menace l’égalité de traitement entre les citoyens.

Les inégalités territoriales de traitement

29Les disparités territoriales concernent toutes les institutions qui ont à voir avec le squat.

30Les différentes juridictions s’appuient sur des jurisprudences locales, voire sur des microclimats sociaux, qui ne suivent pas une logique unanime. Les différences portent sur l’accord de délais pour les expulsions, la reconnaissance de l’état de nécessité et sur le fond, la notion de responsabilité sociale des bailleurs, notamment institutionnels… Les Bouches-du-Rhône, le Nord et certains départements de la couronne parisienne présentent parfois des jugements compréhensifs à l’égard des personnes « en squat », que les juridictions d’autres départements ne reprennent jamais.

31Les préfectures connaissent également des positionnements très différents, notamment autour de l’accord du concours de la force publique pour les expulsions. Certains départements donnent un accord systématique alors qu’ailleurs, il est rarissime. D’un département à l’autre les indemnités d’occupation payées par l’État peuvent varier de 1 à 100, sans rapport avec le nombre de décisions de justice… Certaines préfectures choisissent pour des raisons de sécurité d’éviter toute expulsion de squat pendant l’hiver, tandis que d’autres choisissent pour les mêmes raisons de les hâter. Parfois, les logiques s’inversent dans un même département. Ces mouvements semblent surtout être le fruit d’une pression ponctuelle, qui rigidifie les positions : devant la multiplication de squats, le représentant de l’État estime qu’une trop grande magnanimité induit un appel d’air, ou au contraire l’ampleur du phénomène invite à la mise en place de dispositifs d’envergure destinés à répondre à L’ensemble des besoins…

32Ce caractère versatile des décisions semble également fonction de la composition sociologique des squats et des thèmes politiquement sensibles du moment. Les jeunes peuvent être tour à tour l’objet d’attentions généreuses et de politiques de refoulement. Les étrangers peuvent être successivement bienvenus et indésirables. L’exemple le plus flagrant a été l’évolution des représentations collectives des réfugiés kosovars : de victimes chassées sur les routes d’une dictature génocidaire, ils sont devenus des mafieux sans foi ni loi, prostituant leurs compatriotes sur les trottoirs de nos grandes villes. Là encore, les amalgames sont hâtifs et le personnel administratif n’échappe pas complètement à ces représentations et à la pression sociale qui entoure un phénomène ou un groupe particulier.

33La diversité des positions préfectorales se trouve amplifiée par la diversité des réponses apportées par les DDASS aux groupes sociaux concernés par les squats, notamment en termes d’hébergement d’urgence. Ici ou là, la priorité est accordée à l’accueil des jeunes, des femmes, des familles, des demandeurs d’asile… Mais selon quels critères ? Selon quelle logique territoriale d’ensemble ? Il semble que ce dernier point soit particulièrement faible. L’accueil de la demande d’asile en est le meilleur exemple. Alors qu’un dispositif national et particulièrement centralisé existe, la cohérence entre la pression qui s’exerce, la répartition des prestations [10] et leur articulation est loin d’être optimale. Ce ne serait pas grave si chacun ayant conscience des difficultés tentait d’adapter l’ensemble du système de réponse aux données actuelles. Mais au lieu de cela, on paye des billets de train aux demandeurs d’asile pour les envoyer dans d’autres départements, qui eux-mêmes s’estimant saturés, organisent le renvoi vers des départements tiers. Comment l’État peut-il espérer que la répartition des demandes va s’harmoniser sur l’ensemble du territoire à partir des seules démarches individuelles ?

34Alors chacun « bricole », avec plus ou moins de bonne volonté, en fonction des contextes locaux et notamment du positionnement des collectivités territoriales, elles-mêmes particulièrement vulnérables aux émois supposés de l’opinion publique. Dans quelques départements, l’Etat et le conseil général se sont accordés sur la prise en charge de l’hébergement des familles (en général, les familles comprenant un enfant de moins de 3 ans sont prises en charge par le conseil général au titre de la protection de l’enfance, les autres étant hébergées par des institutions dépendant de la DDASS). Dans d’autres départements, les rapports sont tellement distendus entre l’État et le département, que les familles deviennent un Mistigri, ballottées entre la compétence logement de l’État et la protection de l’enfance déléguée au conseil général… Conséquence en matière de squat : dans les premiers départements, on ne rencontre pas de squats familiaux, alors que dans les seconds, ils sont particulièrement nombreux. Ceci est une illustration et peut se transposer à d’autres collectivités et d’autres compétences (les conseil régionaux et le logement des jeunes, les communes et l’accueil d’urgence, etc.). La diversité des contextes aboutit à des positionnements et des prestations disparates, ce qui pose question quant à l’inégalité de traitement et à l’inégalité des chances, entretenues par l’administration, faute d’orientation claire et de préconisations centrales précises.
Au vu de ces éléments, il semble que le système de protection français, en termes de droits, de services et d’égalité entre les citoyens, connaisse un seuil plancher, en deçà duquel l’organisation en place contribue à l’enlisement des situations.

Quelques pistes pour progresser

35Plusieurs leviers méritent d’être actionnés pour permettre à la situation d’évoluer.

Un meilleur accès aux droits fondamentaux

36L’extension de droits sociaux élémentaires représenterait un levier considérable, susceptible d’ouvrir des solutions aux personnes aujourd’hui en squat : l’accès aux aides individuelles au logement et au travail à toute personne ne séjournant pas irrégulièrement sur le territoire national est une nécessité. Cet accès a été restreint aux demandeurs d’asile, car leurs dossiers devaient être traités rapidement. C’est loin d’être le cas. Il faut donc leur permettre de survivre en France. Un mode de solvabilisation des jeunes de moins de 25 ans doit être trouvé pour éviter à une partie d’entre eux d’attendre cet âge et l’ouverture du droit au RMI pour sortir de leurs squats. Une logique de réduction des risques sanitaires et de facilité d’accès aux dispositifs de droit commun doit prévaloir. L’accès aux fluides devrait par exemple être organisé dans tous les lieux qui ne présentent pas d’impossibilité technique. L’accès aux soins doit être facilité, notamment à la médecine de ville. Parallèlement des politiques de santé communautaires méritent d’être mises en place pour mieux gérer les situations atypiques et les difficultés spécifiques liées à la vie en squat. Les services territorialisés (polyvalence de secteur, école…) doivent trouver une souplesse de fonctionnement et une articulation entre eux qui permettent de suivre des personnes très mobiles. Il reste enfin à inventer un accompagnement socio-juridique, qui puisse aider les squatters à démêler l’écheveau de leurs droits sociaux et juridiques.

Étendre las politiques de l’habitat

37Le meilleur moyen d’éviter les squats consiste à remettre les locaux vacants sur le marché. Pour cela plusieurs outils sont susceptibles d’être utilisés : réquisition, dispositif de « prospection sociale », transparence des bailleurs sociaux sur la vacance de leur parc, mise en place d’un projet social sur les lieux squattés (produits spécifiques de l’ANAH [11], PLA [12] acquisition-amélioration, etc.). Mais cette extension du parc accessible aux personnes en squat doit s’accompagner d’une correction du fonctionnement des lieux d’hébergement d’urgence, dans l’esprit de la Lettre aux préfets de la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, datée du 19 novembre 1998 : accueil immédiat et inconditionnel ; places mobilisables en cas de nécessité ; lits infirmiers ; familles maintenues ensemble ; lieux d’accueil individuel, etc.

38La présence ponctuellement importante de personnes sans solutions (groupes de demandeurs d’asile, par exemple) pose également problème aux lieux d’hébergement d’urgence, auxquels il est souvent demandé de modifier leur activité au gré des circonstances. Des dispositifs dormants d’accueil, activés en cas de crise sérieuse, permettraient de limiter ces pics de crise.

39Enfin, au-delà d’une réforme de l’accueil d’urgence et de l’élargissement quantitatif des logements proposés, l’amélioration de la situation actuelle passe par la définition de nouveaux produis d’habitat, correspondant aux exigences de la situation sociale actuelle. Des « auberges sociales » doivent pouvoir accueillir les personnes mobiles. Des lieux médicalisés, mais peu contraignants doivent offrir un toit aux personnes malades. Des lieux partiellement autogérés peuvent fournir un mode de vie collectif, à ceux qui ne nécessitent pas un regard institutionnel permanent, etc.

Renforcer la coopération locale

40Compte tenu du caractère très mouvant du paysage des squats et de la difficulté à apporter des solutions aux situations les plus difficiles, il paraît opportun de définir des cadres d’échange au niveau local. Ces échanges sont essentiels entre les milieux sociaux, sanitaires et du logement afin d’éviter qu’une difficulté en entraîne une autre, comme c’est le cas pour les personnes en souffrance psychique, dont la santé mentale est un frein au logement… et l’absence de logement un frein aux soins. Mais au-delà de ce partenariat entre des sphères aux logiques proches, il importe également d’améliorer le dialogue entre les institutions du champ sanitaire et social, et les autres ; magistrats, huissiers, police, préfectures, pour permettre à chacun de disposer d’informations plus complètes et articuler les rythmes des différents intervenants sur un même dossier.

Revoir la procédure d’expulsion

41Tous les niveaux de la procédure et l’ensemble des acteurs peuvent évoluer pour contribuer à une régulation plus satisfaisante du phénomène. La France devra trouver un moyen de réformer les ordonnances sur requête, qui ne permettent même pas à la défense d’avoir connaissance de la procédure. Il serait également utile que les huissiers puissent informer les squatters des aides possibles qui leur permettront de faire évoluer leur situation [13]. Les magistrats doivent plus facilement accorder des délais après s’être assurés des démarches entreprises pour permettre une évolution favorable de la situation. Les préfectures ne doivent pas accorder le concours de la force publique pour les « squats de nécessité », tant que cela n’est pas immédiatement indispensable. Sur ces points, il est en tout cas important de s’assurer d’une homogénéité de traitement sur le territoire national. Car aujourd’hui les logiques semblent moins varier en fonction de l’adaptation aux réalités locales, qu’en fonction des convictions individuelles des personnes en charge de ces dossiers.

42* * *

43Les squatters ne sont pas réunis par quelques caractéristiques spécifiques. Leurs difficultés sont assez classiques : droits sociaux fermés, ressources modestes, ostracisme vis-à-vis de tel ou tel « groupe » social… L’identifiant commun des personnes qui vivent en squat c’est l’incapacité de l’environnement institutionnel à lire leur situation, dont les failles sont creusées par une précarité résidentielle, les éloignant de plus en plus des systèmes de réponse. Les questions sociales posées par ces situations sont noyées par une opposition stérile entre une « éthique de la nécessité » et une « morale de la propriété ». Les acteurs de la sphère sanitaire et sociale doivent permettre de dépasser cette opposition morale, pour dégager des solutions. Pour cela, une mutation culturelle est nécessaire, dépassant le travail « thérapeutique » et normatif de l’action sociale, au profit d’une logique d’émancipation des personnes, c’est-à-dire repérer au-delà des difficultés, les opportunités que recèlent les différentes situations. Dans le même temps, l’ensemble de l’environnement juridique et exécutif doit également trouver des formes de réponse plus satisfaisantes à ce phénomène. Le squat, lieu d’opposition, doit ainsi devenir le terreau de l’émancipation des personnes et de l’utilité sociale des locaux occupés. Révélateur des carences des dispositifs sociaux et des mécanismes juridiques, cet état limite du logement doit par ailleurs constituer une occasion d’interroger ces dispositifs pour en combler les lacunes.

Notes

  • [*]
    Chargé de mission à l’Alpil (Association d’aide au logement lyonnaise travaillant à l’accompagnement des personnes, à la production de solutions opérationnelles et à la réflexion collective sur l’évolution des politiques publiques).
    Cet article s’inspire largement d’une étude réalisée par la FAPIL pour le compte du Ministère des Affaires Sociales et de l’Emploi : Autour des squats, l’innocente construction d’une pauvreté coupable (janvier 2001)
  • [1]
    Fédération des associations pour la promotion et l’insertion par le logement.
  • [2]
    Informations issues des échanges à l’intérieur du réseau FAPIL et des relations avec son environnement. Il ne s’agit pas d’une estimation haute, mais de personnes identifiées.
  • [3]
    Source Alpil, 2000, à partir d’un échantillon d’un millier de personnes.
  • [4]
    Nathalie Sempé, université de sciences sociales de Toulouse I, « Les droits de l’occupant sans droit ni titré », in Études foncières, n° 78, mars 1998, p. 18-23.
  • [5]
    L. 613-3 du code de la construction et de l’habitat.
  • [6]
    Article 62 de la loi du 9 juillet 1991.
  • [7]
    CHRS : Centre d’hébergement et de réadaptation sociale.
  • [8]
    CCAS : centres communaux d’action sociale.
  • [9]
    FSL : Fonds de solidarité pour le logement.
  • [10]
    Très hétérogènes entre elles, comme l’a pointé le rapport 2001 de la Cour des comptes.
  • [11]
    ANAH : Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat.
  • [12]
    PLA : prêts locatifs aidés.
  • [13]
    Ce rôle préventif joué par les huissiers existe déjà pour les expulsions locatives, dans les Bouches-du-Rhône.
Français

Résumé

Le squat est principalement une forme contrainte d’auto-organisation des sans-abri.
Derrière une réalité méconnue et des représentations plus ancrées que justifiées, les squats sont un révélateur de la manière dont les limites des dispositifs en place conditionnent l’enfermement d’individus, voire de groupes sociaux, dans un mode de survie pénible pour eux, comme pour la collectivité. En l’occurrence, la Justice, le secteur social et l’exécutif contribuent chacun (faute d’outils adéquats et de principes conducteurs cohérents) à l’enlisement de situations, qui sont déplacées sans être résolues et qui privent les principaux concernés de marges de manœuvre individuelles. La possibilité pour les personnes de participer à l’évolution de leur situation passe par une transformation de leur environnement institutionnel et, au-delà des réformes techniques, par un élargissement des logiques qui guident le travail des différents acteurs concernés.

Marc Uhry [*]
Chargé de mission à Alpil, association d’aide au logement lyonnaise travaillant à l’accompagnement des personnes, à la production de solutions opérationnelles et à la réflexion collective sur l’évolution des politiques publiques.
  • [*]
    Chargé de mission à l’Alpil (Association d’aide au logement lyonnaise travaillant à l’accompagnement des personnes, à la production de solutions opérationnelles et à la réflexion collective sur l’évolution des politiques publiques).
    Cet article s’inspire largement d’une étude réalisée par la FAPIL pour le compte du Ministère des Affaires Sociales et de l’Emploi : Autour des squats, l’innocente construction d’une pauvreté coupable (janvier 2001)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2011
https://doi.org/10.3917/rfas.022.0095
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