CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Début l997, le directeur de l’Action sociale, Pierre Gauthier, invitait les directeurs départementaux des Affaires sanitaires et sociales à procéder à une enquête administrative sur les squats et l’habitat de fortune. Quelques mois plus tard le matériau recueilli fut présenté aux membres du « Comité national de l’accueil des personnes en difficulté », une structure de concertation installée en 1995 par le secrétaire d’État à l’Action humanitaire d’urgence, Xavier Emmanuelli. Le comité, intéressé par ces données, décida de se transformer en groupe de travail. Le groupe se réunit une dizaine de fois et procéda à une série d’auditions. Un document final fut rédigé et diffusé à plusieurs milliers d’exemplaires auprès des collectivités territoriales et des associations. C’est, à ce jour, le seul document à caractère officiel qui soit consacré aux squats et s’efforce de définir une politique dans ce domaine [1].

2Le groupe de travail comprenait des représentants de grands réseaux associatifs impliqués dans le champ de ce qu’il est convenu d’appeler désormais « l’urgence sociale » (la FNARS, l’UNIOPSS, la Croix-Rouge, le Secours catholique, la Fondation abbé Pierre pour le logement des défavorisés…), des membres d’associations directement impliquées dans une action en direction des squats et des abris de fortune (Emmaüs-Alternatives à Montreuil, la « Halte des Amis de la Rue » à Paris, le centre d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) « Le Pont » à Mâcon, l’association « Sdat » à Dijon, le « Groupe Amitié Fraternité » à Toulouse…) des représentants d’entreprises publiques (SNCF, RATP), de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale et des représentants des administrations du logement et des affaires sociales.

3Il convient certainement de regretter que le groupe n’ait pas pris le temps d’auditionner l’association « Droit au logement – DAL » qui a joué un grand rôle dans le développement de certains squats, alors qu’initialement l’organisation d’une telle rencontre avait été prévue. Mais le groupe de travail n’en fut pas moins divers, allant jusqu’à compter en son sein une jeune femme se définissant comme « squatteuse ». Plusieurs groupes de squatters ou d’ex-squatters furent rencontrés et auditionnés. La qualité des échanges et le climat d’écoute instaurés dans le groupe expliquent sans doute en grande partie que sur ce sujet difficile et peu exploré les participants soient finalement parvenus à formuler consensuellement un ensemble de propositions concrètes. À l’issue de ce travail le groupe s’est d’ailleurs maintenu en tant que « groupe La Rue » au sein du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Dans ce nouveau cadre, le groupe s’est particulièrement attaché à défendre la cause des personnes étrangères demandeurs d’asile ou non et celle des organismes qui les accueillent ainsi que la cause des sans-domicile qui aspirent à accéder à un logement adapté (pension de famille ou lieu de vie).
Cet article entend restituer les principaux constats auxquels le groupe de travail était parvenu en matière de squats et réexaminer certains des points qui avaient fait discussion en son sein à la lumière de certaines réactions critiques intervenues depuis.

Lever le tabou

4La création d’un groupe de travail officiel et l’expression d’une parole publique sur la question des squats ont certainement contribué à lever un tabou. Un épais voile pudique continue néanmoins de peser sur le sujet. Pourtant il n’est plus possible d’ignorer la réalité nationale du phénomène. L’enquête réalisée en 1997, aussi fragmentaire fût-elle [2], avait permis de dégager deux grands types de situations. En premier lieu, dans la majorité des départements, les squats restent un phénomène limité. On y recense quelques dizaines de lieux squattés, la plupart accueillant des hommes seuls isolés. Dans les zones rurales le squat se confond souvent avec l’habitat de fortune : un cabanon, un « casot », une caravane immobilisée… Mais même dans certaines villes moyennes, il arrive que se constituent des groupes de squatters importants. Des intervenants sociaux de Mâcon (CHRS « Le Pont ») avaient rapporté l’existence locale d’un groupe plus ou moins stable d’une trentaine de personnes pour la plupart avec un lourd passé alcoolique squattant une usine désaffectée et d’un groupe de jeunes marqués par la drogue et la délinquance passant d’un squat à l’autre. À Saint-Brieuc des jeunes « punks » constituent un groupe stable de squatters particulièrement visibles. Ce groupe s’intègre à une mouvance importante de jeunes marginaux à l’échelle de la région, qui organisent de nombreux rassemblements festifs et musicaux. Ainsi même là où les squatters sont numériquement peu nombreux, il arrive que quelques squats constituent un vrai problème social et politique local. En second lieu, dans les grandes villes et dans les départements fortement urbanisés, les squats, aussi peu visibles soient-ils, constituent une réalité de masse. Les squatters s’y comptent par centaines, voire par milliers. Les directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) avaient avancé le chiffre de 300 personnes environ dans le Gard et l’Ille-et-Vilaine, 300 à Rouen, 6 à 700 à Montpellier. Le Samu social du Val-de-Marne géré par la Croix-Rouge avait fourni une liste de 143 situations précises avec pour « adresse » un parking, un sous-sol, le RER, un couloir, un local à poubelle, un carrefour, un talus, des buissons… À Paris, L’association « La Halte des Amis de la Rue » qui avait entrepris un travail de repérage et de prise de contact systématique dans deux quartiers, estimait que la seule gare de Lyon et ses abords immédiats constituaient alors le cadre de vie d’environ 300 personnes. Dans le quartier Daumesnil, l’équipe de rue avait recensé sur l’espace d’un an 200 personnes différentes squattant d’un lieu à l’autre à mesure que progressent démolitions et constructions.

5Tous les intervenants sociaux auditionnés qui disposaient d’une solide connaissance de la réalité des squats dans les villes de Toulouse, Bordeaux, Montreuil, Dijon, Mâcon et Saint-Brieuc, estimaient que le nombre de personnes vivant en squat augmentait régulièrement. Très souvent était signalée la présence d’enfants. Dans les Hauts-de-Seine, le Samu social indiquait être en lien avec une vingtaine de lieux squattés où vivaient une quinzaine d’enfants. Les intervenants de l’association « Emmaüs-Alternatives » à Montreuil, qui organisent une action en direction des squatters depuis une dizaine d’années, insistaient à la fois sur l’augmentation du nombre de squatters et la diversification des situations rencontrées. Ils insistaient notamment sur la présence de nombreuses femmes avec enfants, certaines étrangères, Africaines ou en provenance de l’Est, certaines Françaises.

6Ainsi l’acuité et l’importance des problèmes sociaux soulevés par les situations de squats justifient qu’on accorde à ces situations un intérêt beaucoup plus grand que l’intérêt qui leur est aujourd’hui accordé.
Certaines des raisons qui expliquent que le sujet soit encore largement tabou sont aisément compréhensibles. D’autres le sont moins. On peut estimer que ce tabou a notamment pour origine les questions complexes que soulève la réalité des squats dans trois domaines principaux : le domaine du droit de la propriété et de l’ordre public, le domaine du logement et celui de l’action sociale. Nous examinerons successivement les principaux enjeux dans chacun de ces trois domaines et comment le groupe de travail l’est situé par rapport à chacun d’eux.

Les squats, la justice et l’ordre public

7Par définition, le « squat » constitue une atteinte au droit de propriété, puisqu’il y a occupation d’un lieu sans droit ni titre. Pour autant, dès lors qu’il n’y a pas violation de domicile, c’est-à-dire qu’il n’y a pas occupation d’un lieu qui sert d’habitation et de résidence réelle, aucune sanction pénale n’est prévue, sauf bris et effraction. Seule l’expulsion par la voie civile est possible.

8L’expulsion par les forces de l’ordre sans titre exécutoire ne peut avoir lieu, selon les règles applicables à la notion de flagrance, que dans un laps de temps très court à compter de la commission de l’infraction. Passé un certain délai, le squat devient le domicile du squatter. Il revient alors aux dépositaires de l’autorité publique de s’opposer fermement à l’utilisation de méthodes non légales visant à déloger les squatters.

9En cas d’exécution d’une décision d’expulsion, le groupe de travail a tenu à rappeler qu’il est toujours possible de faire preuve d’humanité, ne serait-ce qu’en matière de choix de l’heure de l’intervention ou de délai même très court accordé pour s’en aller en ayant le temps de rassembler ses affaires.

10Sur le fond, divers jugements ces dernières années ont élargi la perspective. Sans nier la violation du droit de propriété et le trouble manifestement illicite, certains jugements mettent désormais l’accent sur la situation sociale des squatters. Par exemple à la suite d’une « auto-réquisition » à l’initiative de Droit au logement (DAL) d’un immeuble appartenant à l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, le tribunal de grande instance de cette ville a certes ordonné le 16 mars 2001 l’expulsion de 200 squatters mais en l’assortissant d’un sursis d’un an « compte tenu des caractéristiques sociales des occupants » (parmi eux se trouvaient 143 enfants), « (…) de la situation locale calamiteuse qu’ils démontrent, du trouble qui résulterait de leur remise à la rue »[3].

11Même si la situation des squatters n’est pas assimilable juridiquement à celle de locataires expulsables à l’origine titulaires d’un bail, il convient de tenir compte du renforcement des dispositions concernant la prévention des expulsions. L’objectif de la loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions vise à généraliser l’intervention des services sociaux en amont de l’expulsion, et, pour le cas où l’expulsion du logement est prononcée, à assurer le relogement des personnes, fût-ce sous la forme d’une solution temporaire d’hébergement. L’expérience montre que les jugements sont plus favorables aux personnes en voie d’expulsion, notamment en termes d’octroi de délais, lorsqu’un travail en commun s’effectue aux différents stades de la procédure entre professionnels du droit et intervenants sociaux et lorsque les personnes menacées d’expulsion sont physiquement présentes lors du jugement.

12Même lorsqu’il s’agit d’occupants sans titre, le juge a toujours la possibilité d’accorder des délais. Il existe donc des marges de manœuvre même dans le cadre de la législation actuelle. Le groupe de travail ne s’est pas senti compétent ni mandaté pour aller au-delà de ce constat. N’étaient représentés en son sein ni le ministère de l’Intérieur, ni celui de la Justice. Certainement un travail spécialisé sur le plan juridique devrait être entrepris, et peut-être plus encore un travail d’observation et d’analyse en matière d’application des procédures. Ainsi, selon une étude réalisée par la FAPIL, il y aurait d’importantes disparités territoriales dans l’application des procédures contentieuses en matière de squats. « En Île-de-France les propriétaires engagent presque exclusivement des actions en référé. Les squatters sont avertis de la procédure et peuvent assurer leur défense. Dans la plupart des départements de province, les huissiers produisent une ordonnance sur requête. La procédure est anonyme. Les personnes incriminées n’en ont souvent pas connaissance et ne peuvent pas se défendre. Elles n’obtiennent pas de délais et ont la police pour seul interlocuteur. »[4]

13Normalement l’ordonnance sur requête, par laquelle l’avocat du propriétaire soumet une ordonnance au magistrat qui en la signant lui donne force exécutoire, ne devrait s’appliquer que dans des cas limites, notamment lorsqu’il est impossible d’identifier les occupants d’un lieu. Or il semble qu’il y soit systématiquement recouru dans certaines régions.

14Une autre piste de réflexion intéressante suggérée dans l’étude de la FAPIL, prospective cette fois, s’inspire de l’expérience genevoise. Selon Gérard Ramseyer, conseiller d’État suisse chargé du département de Justice, police et des Transports, interrogé par l’auteur de l’étude, Marc Uhry, l’usage dans cette ville veut que l’expulsion d’un immeuble squatté n’intervienne que lorsque le propriétaire obtient l’autorisation de le transformer, de le rénover ou de le démolir. « Si le propriétaire veut éviter un squat, il sait qu’il doit entreprendre sans délai les travaux prévus sitôt après la libération des lieux »[5] sinon, entre temps l’immeuble est placé sous le régime dit du « contrat de confiance ». « Il s’agit en quelque sorte d’une tolérance d’occupation assortie de conditions de fin d’occupation »[6]. Une centaine de bâtisses squattées abriteraient ainsi quelque 1 500 à 2 000 personnes.

15Mais la conciliation délicate du droit de propriété et du droit au logement n’est pas le seul aspect par lequel la, réalité des squats touche à l’ordre public. Sur la base des témoignages recueillis au cours de ses auditions, le groupe de travail a aussi tenu à ne pas restituer une image angélique des squats. Sans prétendre à une typologie scientifique, le groupe de travail a distingué des « squats d’extrême misère », des « squats marqués par la violence, la délinquance et les toxicomanies » et des « squats ouverts à une intervention sociale à caractère individuel et collectif ». En soulignant que certains squats étaient plus ouverts que d’autres à un regard extérieur, le groupe n’entendait pas distinguer entre bons et mauvais squats. Les squats ouverts sur l’extérieur n’en sont pas moins souvent des lieux de misère, parfois de violence et de délinquance. Mais dans le cadre d’une réflexion orientée d’abord par le souci de promouvoir une action sociale en direction des squats, le groupe de travail a jugé nécessaire de pointer certaines situations où l’opacité du squat et sa fermeture y compris à certaines personnes médiatrices bien connues du milieu, constituent des indices particuliers de dangerosité pour l’environnement et les squatters eux-mêmes.

16Ce constat a entraîné certaines réactions critiques. La Fédération des associations pour la promotion et l’insertion par le logement (FAPIL) a publié un communiqué dans lequel elle jugeait abusive l’assimilation « classes squatteuses, classes dangereuses » [7]. Isabelle Coutant juge que « l’analyse du rapport Squats et habitat de fortune confirme, indirectement et a posteriori, l’importance du mode de présentation de soi des squatters » (thème qu’elle a privilégié dans son étude de cas portant sur les rapports entre quatre familles « squatteuses » et les habitants d’un quartier) [8]. « Les squatters ouverts aux travailleurs sociaux seront accompagnés dans leurs démarches ; en revanche, “l’opacité” est considérée comme un indice de dangerosité qui doit motiver un appel aux forces de l’ordre. Dans cette perspective, pour être bien vu des services sociaux, le squatter se doit d’être docile et sa requête doit de préférence demeurer individuelle »[9].
Pour les membres du groupe de travail, ces critiques ont paru assez démagogiques. Autant il serait absurde de faire automatiquement des squats des foyers de délinquance et de violence : une tentation qui paraît guetter parfois les diagnostics établis dans le cadre des « contrats locaux de sécurité », autant il serait naïf et assez irresponsable de vouloir minimiser ces réalités. Un discours dans lequel les exclus ont toujours raison quoiqu’ils fassent ne peut que décrédibiliser une politique véritablement tolérante.
Dans le même esprit, la FAPIL a semblé juger exagérément répressif l’objectif général retenu par le groupe de travail d’une politique visant à « hâter la disparition des squats par l’accompagnement social des squatters ». Pourtant les expériences les plus ouvertes à une reconnaissance des aspirations des squatters menées dans le cadre du réseau FAPIL, au même titre que les expériences valorisées dans le rapport Squats et habitat de fortune, visent toutes à créer des conditions acceptables de sortie de squat. Dès lors qu’on s’efforce sur le terrain de négocier des solutions pouvant être acceptables par des propriétaires, les autorités, et certains squatters unis par le désir de vivre ensemble, pourquoi entretenir l’équivoque d’une politique de « légalisation » des squats ? Loin de favoriser certains compromis, une telle formulation ne pourrait être perçue que comme la reconnaissance d’un « droit au squat » [10].
Mais viser la disparition des squats n’implique nullement leur éradication brutale. Il est nécessaire d’aller à la rencontre des squatters, d’en comprendre les parcours et les motivations et d’organiser dans la durée un accompagnement à la sortie de squat. Le réalisme impose qu’on tente de faire jouer au squat un rôle de « sas » : ce qui prend nécessairement du temps et passe inévitablement par certains compromis. Procéder autrement ne saurait conduire qu’à la « re-création » de squats à mesure que certains ferment, dans des conditions souvent pires encore pour les personnes et l’environnement.

Les squats, le logement et l’hébergement

17La réponse institutionnelle la plus simple au développement des squats paraît résider dans la création de logements et l’octroi d’aides permettant à ceux qui disposent de très faibles ressources d’accéder à un logement et de s’y maintenir.

18Depuis quelques années est reconnu un droit au logement. Dans une décision du 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel a même reconnu que « la possibilité de pouvoir disposer d’un logement décent constituait un objectif à valeur constitutionnelle ».

19Comme toute personne et famille, les squatters ont donc droit au logement. Bien entendu ce droit au logement ne saurait signifier la reconnaissance du droit des occupants sans titre à continuer à résider dans les lieux qu’ils squattent. Mais cela implique que les outils et les aides dans le domaine de l’habitat soient mobilisables pour les squatters comme pour l’ensemble des autres catégories de populations exclues du logement.

20Ainsi les plans départementaux d’action pour le logement des personnes défavorisées (PDALPD) et les schémas de l’accueil, de l’hébergement et de l’insertion devraient dans leurs diagnostics et leurs programmes d’action intégrer la réalité des squats.

21Mais le développement de l’offre de logement très social ne constitue qu’une partie de la réponse. Les raisons du recours au squat sont multiples. Il arrive que des personnes disposant de ressources suffisantes et dont le parcours n’est pas marqué par des difficultés psychosociales particulières soient contraintes de squatter. Le développement important des squats « africains » a souvent plus à voir avec la discrimination et la réglementation de l’immigration qu’avec l’extrême pauvreté. Inversement, pour certaines personnes au parcours de vie chaotique, l’accès immédiat à un logement banal ne saurait constituer la réponse adaptée. La réponse se situe alors plutôt dans une offre d’hébergement, premier moment d’une éventuelle réinsertion.

22Les capacités d’accueil et d’hébergement ont été notoirement renforcées ces dernières années. La plupart des grandes structures d’hébergement asilaire ont été restructurées ou rénovées. L’accent a été mis sur l’ouverture de petites structures, plus confortables et plus respectueuses de l’intimité et de la dignité des personnes. Des services annexes à l’hébergement (accueil de jour, Samu sociaux, dispositifs d’accès aux droits et aux soins) ont connu un développement considérable.

23Néanmoins le flux croissant des personnes étrangères sollicitant l’asile ou non pose de nouveau avec acuité la question du sous-dimensionnement du parc d’hébergement. Les pouvoirs publics et les associations sont contraints de recourir massivement à des solutions (chambres d’hôtel) excessivement coûteuses financièrement et socialement. Les pouvoirs publics sont aussi conduis à laisser se développer des squats regroupant parfois des groupes importants de personnes étrangères dans des conditions parfois totalement inacceptables tant du point de vue social que du point de vue de l’ordre public.

24La création d’une offre d’hébergement élargie en direction des personnes étrangères est d’autant plus importante qu’on sait que ces personnes résideront à tout le moins un temps plus ou moins long sur notre territoire quand bien même leurs chances de régulariser leur séjour sont infimes.

25Mais le nécessaire élargissement du parc de logements sociaux et d’hébergement pour réduire le développement des squats requiert aussi une adaptation de l’offre. L’adaptation de l’offre en matière de logement pourrait consister en une offre spécifique d’habitat social mixant des parties privatives et des espaces collectifs de vie et de création correspondant au désir de groupes de jeunes désireux avant tout de vivre ensemble et de collectifs d’artistes désargentés. Certains lieux squattés dans divers pays d’Europe (Suisse, Allemagne…) ont donné naissance à des expériences de ce type.

26L’adaptation de l’offre en matière d’hébergement consisterait en une offre d’hébergement à « bas seuil d’exigence » tant du point de vue des contraintes imposées dans la vie quotidienne que du point de vue des objectifs socio-éducatifs poursuivis.

27Parmi les squatters, nombreux sont ceux qui ont eu déjà à connaître les foyers ou qui ont encore recours ponctuellement aux centres. Certains ont déjà derrière eux un lourd passé institutionnel. S’ils squattent, affirment-ils, c’est d’abord par rejet des centres et de leur fonctionnement. Ce rejet n’exprime pas nécessairement une allergie à toute nonne de vie collective. Florence Bouillon [11] montre comment s’opère le plus souvent dans les squats une véritable régulation. Certains squatters, que le groupe de travail avait rencontrés, affirmaient que certains squats jouaient en réalité pour les « hébergés » l’équivalent fonctionnel d’un accueil en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). L’un d’eux avait déclaré ; « Tout y est nickel et les règles de fonctionnement y sont certainement encore plus strtctes… ».
Sans doute le rejet des centres est-il l’expression d’un rejet plus global et d’un désir farouche d’autonomie. Cela ne doit pas dispenser les administrations sociales, les gestionnaires des structures d’accueil et les travailleurs sociaux de s’interroger sur le caractère parfois inutilement contraignant et aliénant des règles qui sont imposées dans les centres. En outre, dans la plupart d’entre eux, l’admission n’est possible que si l’intéressé est prêt à s’engager dans un parcours d’insertion. Cela implique d’accepter le cadre d’entretiens réguliers et la prise d’engagements précis.
Là où ce parcours n’est pas imposé, dans le champ de l’accueil dit « en urgence », la contrepartie est que l’accueil s’opère dans des conditions matérielles généralement inférieures (pas de chambre à soi) et pour des durées souvent très courtes, quelques jours au plus. Il semble qu’il soit très difficile de faire reconnaître le besoin d’un accueil à bas seuil d’exigence pour des durées relativement longues. Les personnalités qui ne peuvent ou ne veulent se réinsérer (ou qui refusent les simulacres de la réinsertion…) n’ont donc nulle part l’occasion de se stabiliser. Cela vaut aussi bien pour des jeunes incités par le fonctionnement des centres à poursuivre leur errance, que pour des sans-domicile plus âgés vis-à-vis desquels la collectivité s’honorerait en leur offrant un logement ou un hébergement durable accompagné mais sans obligation d’insertion. Force est de reconnaître que la formule des « lieux de vie » et des « pensions de famille » dont pourtant chacun dans les milieux de la lutte contre l’exclusion reconnaît le bien-fondé, tarde à se concrétiser.

Les squats et l’action sociale

28L’examen concret de la situation personnelle des squatters révèle qu’un grand nombre de ceux qui vivent dans ces lieux y subissent un dénuement extrême, souvent des conditions d’hygiène et sanitaires déplorables, l’insécurité, parfois la violence. C’est le lot notamment de personnes isolées d’âge mûr et prématurément vieillies. Beaucoup d’entre elles, en très mauvaise santé, s’y soignent mal ou pas du tout. Des squats de jeunes, regroupant notamment des jeunes toxicomanes, sont aussi fréquemment des lieux marqués par la violence entre les personnes et l’autodestruction des individus.

29Ces réalités inquiétantes, dont la présence d’un nombre significatif d’enfants n’est pas la moindre, justifient amplement qu’une intervention sociale structurée se déploie en direction des squats.

30Mais les squats ne sont pas que cela. Ils sont aussi l’expression comme en témoignent les contributions de Florence Bouillon et de Muriel Villeneuve dans le numéro de la revue, d’une capacité d’auto-organisation dans l’extrême précarité. Ils sont l’expression d’une volonté d’autonomie et d’indépendance à l’égard des services sociaux. Ils sont un acte de résistance.

31Pour les raisons qu’analyse dans cette revue Julien Damon, l’identité SDF est très rarement mobilisée à des fins de retournement du stigmate. L’étiquette pèse trop lourd. À l’inverse, on trouve au sein de la grande diversité des personnes vivant en squat une mouvance qui s’identifie à un mouvement international de squatters. Être squatter, dans ce cas, est revendiqué avec fierté. C’est adhérer à un corpus d’idées contestataires et à des valeurs. Cette mouvance représente une exception remarquable à la règle qui veut que les exclus ne sauraient se mobiliser et s’organiser sans des appuis extérieurs.

32Face à cette dimension, très présente dans les squats dits « artistiques » ou dans des squats de jeunes qui se revendiquent comme « politiques », le déploiement de l’action sociale à des fins normalisatrices (l’insertion) n’aura-t-il pas pour effet inévitable de détruire cette capacité à être acteur ? Isabelle Coutant se demande « dans quelle mesure la logique sous-jacente à ces recommandations (celles du rapport Squats et habitat de fortune) n’est pas de mieux contrôler les pauvres pour éviter qu’ils ne se fédèrent ? Un “bon pauvre” ne doit pas avoir d’autre aspiration que d’améliorer sa condition individuelle »[12]. À l’appui de son argumentation, Isabelle Coutant cite une phrase du rapport sans en restituer le contexte selon laquelle « apporter une aide matérielle à caractère collectif risque d’être interprété par les squatters et par l’opinion comme une forme de reconnaissance du squat ».

33Est-il possible de promouvoir une forme d’intervention sociale dont la finalité serait la disparition des situations de squat, mais qui néanmoins conforterait la capacité d’action des squatters, notamment lorsque celle-ci s’affirme dans un projet collectif ? Oui, a répondu le groupe de « réflexion partenariale », mais à certaines conditions.

34Du point de vue de l’action sociale, la disparition des squats n’est pas d’abord souhaitée parce que les squatters portent atteinte à l’ordre public en malmenant le droit de propriété. Il va de soi que le droit de propriété mérite d’être protégé et défendu, mais lorsque ponctuellement des squatters investissent des lieux durablement vacants et inutilisés par leur propriétaire, ces entorses au droit de propriété apparaissent souvent mineures et plutôt légitimes socialement. D’où la tendance, encore faible mais réelle, chez certains juges à faire preuve de mansuétude par l’octroi de délais et la répugnance de l’autorité publique à taire usage de la force.

35Si néanmoins l’objectif politique de la disparition des squats paraît devoir être maintenu y compris du point de vue de l’action sociale, c’est parce que ces lieux sont le plus souvent l’expression d’une grande misère sociale. Dans bien des cas, les situations de déréliction rencontrées justifient avant tout un accompagnement social individuel de sortie du squat, auquel les personnes aspirent. L’effort doit ici porter sur une capacité nouvelle de l’action sociale à aller vers ces personnes-là où elles se trouvent. Dans cet esprit, le rapport a préconisé la création d’« équipes de rue », dont la mission spécifique serait de se rendre dans les squats pour y mener un travail d’accompagnement dans la durée. Bien entendu, il ne saurait s’agir de forcer la porte des squats. Le respect dû aux personnes implique qu’on soit invité à pénétrer chez elles. C’est à la demande des personnes elles-mêmes que ce type d’intervention pourrait se développer.

36À l’instar des équipes que le groupe de travail a auditionnées, l’équipe de rue dans son travail de prise de contact aurait à cœur de s’adjoindre le concours de squatters ou d’ex-squatters. L’intégration de personnes issues des squats dans les équipes de travailleurs sociaux et de bénévoles sera probablement malaisée à mettre en œuvre et les échecs seront sans doute plus nombreux que les réussites. Mais l’insertion sociale des publics marginaux dépend aussi du caractère cogéré des modes d’intervention entre professionnels du social et « cadres » naturels du milieu. C’est en tout cas la conviction que s’étaient forgés les membres du groupe de travail en constatant que bien souvent l’existence même d’une intervention sociale en direction des squats avait reposé et continuait aujourd’hui d’être portée localement par d’anciens squatters désormais intégrés à l’intervention sociale.

37Le développement d’une intervention sociale en direction des squats permettrait donc en premier lieu d’apprécier la situation sanitaire et sociale des personnes qui s’y trouvent, certaines ne fréquentant pas les services sanitaires et sociaux ni les associations, certaines ne sortant même plus à L’extérieur. Elle permettrait aussi de se faire une idée de la dynamique des relations au sein du squat et bien entendu, d’aviser, le cas échéant, en concertation avec les responsables sanitaires et de la sécurité au regard de la gravité des situations rencontrées.

38Cette forme d’action sociale n’est pas vraiment nouvelle. Elle renoue avec la tradition du travail de rue qui dans le champ du travail social, est trop souvent désormais reléguée au second plan. Elle prolonge l’action des Samu sociaux qui eux aussi ont été créés sur le principe de « l’aller vers ». Elle associe professionnels de l’action sociale, bénévoles associatifs et personnes issues du milieu (médiateurs) à l’image de ce qui s’est développé ces dernières années notamment dans le cadre de la politique de la ville.

39La situation devient plus nouvelle lorsque les intervenants sociaux se trouvent au contact de certains collectifs qui revendiquent leur état de squatter et entendent bien rester dans les squats qu’ils ont aménagés. Il arrive que ces collectifs soient très demandeurs d’une action publique et sociale pour conforter leur action. Les élus locaux, les administrateurs de l’action sociale, les bailleurs sociaux sont contraints de négocier. La revendication formulée est souvent la libre disposition du lieu occupé ou d’un lieu comparable sous la forme par exemple d’un hôtel social et l’octroi d’une subvention de fonctionnement.

40Face à l’émergence d’une telle revendication, le groupe de travail, au vu des expériences qui lui ont été rapportées et qui sont déjà assez nombreuses, a estimé que les responsables devaient d’abord se montrer ouverts, accepter, dans le feu de l’action, certains compromis à chaud et le cas échéant discuter sérieusement d’un projet à long terme. Cette attitude d’ouverture ne peut manquer évidemment de s’accompagner d’une certaine prudence. Si discussion d’un compromis il y a, il doit s’agir véritablement d’engagements réciproques. Les intervenants sociaux ne sauraient se réduire à des prestataires de biens et de services aux conditions voulues par les squatters. Mais les pouvoirs publics ne sauraient se contenter de jouer le pourrissement par des manœuvres dilatoires face à des interlocuteurs qu’ils savent fragiles.
Dans le cadre de la négociation d’un compromis d’occupation, fût-il très temporaire, certaines prestations paraissent devoir être accordées ou maintenues dans tous les cas. Ainsi le maintien de l’accès à l’eau ne devrait pas être discuté. En revanche, sur l’accès à l’énergie, qui est souvent une revendication essentielle des squatters, le groupe de travail était plus partzgé entre ceux pour qui ce bien ne saurait désormais être dénié à quiconque dans notre société et ceux pour qui garantir aux squatters L’accès à l’énergie risquerait d’être compris comme une forme de légalisation des squats. L’ensemble des membres du groupe étaient néanmoins d’accord pour considérer que « l’accès à l’énergie devait être examiné avec bienveillance là où, par exemple, un délai en matière d’expulsion a pu être obtenu et là où une action sociale est engagée en direction des squatters ».
Dans certaines des expériences rapportées devant le groupe de travail (Bordeaux, Toulouse, Saint-Brieuc, Montreuil…) la confrontation a débouché sur des projets à long terme. Les squatters ont fondé une association et négocié un projet d’accueil et d’habitat collectif. D’autres expériences de ce type ont été tentées à Srasbourg, Montpellier, Perpignan, Béziers… Certaines ont capoté rapidement, certaines se sont maintenues dans une relative fidélité au projet initial, d’autres se sont maintenues en évoluant (certains acteurs locaux jugeant cette évolution une dénaturation).
Il est évidemment extrêmement difficile de pouvoir faire coexister durablement les logiques des personnes de la rue, des financeurs publics, des professionnels du travail social et des bénévoles associatifs. Il reste que toutes les personnes associées de près ou de loin à ces tentatives avaient confié au groupe de travail combien ces moments avaient été pour elles transformateurs dans leur regard porté sur les autres et dans leur façon de concevoir leur action.

Notes

  • [*]
    Chargé de mission à la Direction générale de l’action sociale, ministère de l’Emploi et de la Solidarité.
  • [1]
    « Squats et habitat de fortune. Document de réflexion partenariale », Comité national de l’accueil des personnes en difficulté, ministère de l’Emploi et de la Solidarité. Lors du forum « Jeunes, exclusion et autres complications » organisé par la Fédération nationale des associations de réinsertion sociale (FNARS) les 20 et 21 mai 1999 à Marseille, Bernard Kouchner, alors secrétaire de réinsertion d’État sociale à la Santé et à l’Action sociale, avait repris à son compte les principales conclusions de ce travail et s’était engagé à ce que ce document soit édité et largement diffusé par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité (ce document peut être obtenu gracieusement à la Direction générale de l’action sociale/bureau de la lutte contre les exclusions.)
  • [2]
    En réalité un tiers des DDASS n’y ont pas répondu. Beaucoup de réponses étaient très superficielles. En revanche certaines réponses très détaillées montraient que les situations sont souvent parfaitement connues à l’échelon local, et ce parfois depuis très longtemps.
  • [3]
    Le Monde du 20 mars 2001, « Un juge invoque la “carence massive” en logements sociaux pour accorder un sursis à des squatters », Bertrand Bissuel.
  • [4]
    Les dossiers de la FAPIL, « Autour des squats – L’innocente construction d’une pauvreté coupable », décembre 2000, p. 29.
  • [5]
    Ibid, annexe 5.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    « Divergences autour de l’action sociale auprès des squatters », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2130, 27 août 1999, p. 34,
  • [8]
    Isabelle Coutant « Statu quo autour d’un squat », Actes de la recherche en sciences sociales, mai 2001, p. 36.
  • [9]
  • [10]
    Dans son étude la FAPIL relève elle-même « la finalement faible revendication d’un “droit au squat”, que la plupart des collectifs [il est question ici des squats d’artistes et des lieux alternatifs véritablement organisés] sont prêts à échanger contre la possibilité d’établir un mode de vie à leur convenance dans un cadre contractuel ordinaire » ibid, p. 83.
  • [11]
    Cf. son article dans ce numéro de la revue.
  • [12]
    Isabelle Coutant, op cit.
Français

Résumé

À la suite d’une enquête administrative à l’initiative de la direction de l’Action sociale, un groupe de travail réunissant des agents de l’État, des représentants d’entreprises publiques, d’associations de solidarité et des intervenants sociaux a produit en 1999 un rapport qui constitue à ce jour le seul document à caractère officiel consacré aux squats. Ce rapport tente une première approche de l’importance nationale du phénomène et distingue entre les squats selon leur plus ou moins grande perméabilité à l’action sociale. L’orientation générale du rapport défend la perspective d’une disparition progressive des squats grâce à la mise en œuvre d’un accompagnement social des squatters dans la durée. Dans cette optique, le squat devient, sous certaines conditions, un sas vers l’insertion. L’article détaille les diverses préconisations du rapport en matière de gestion de l’ordre public, de conciliation du droit de propriété et du droit au logement, et de réponse aux revendications parfois formulées par les squatters dans les champs de l’habitat, de l’hébergement et de l’action sociale. Son auteur s’efforce également de répondre à certaines critiques adressées au rapport depuis sa parution.

Pascal Nobled [*]
Chargé de mission dans le domaine de l’urgence sociale à la Direction générale de l’action sociale au ministère de l’Emploi et de la Solidarité. Il a publié divers articles et un ouvrage, L’Amérique des minorités, aux éditions de L’Harmattan, 1993.
  • [*]
    Chargé de mission à la Direction générale de l’action sociale, ministère de l’Emploi et de la Solidarité.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2011
https://doi.org/10.3917/rfas.022.0081
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