1Il est possible de repérer autour de la thématique de l’exclusion, et plus précisément, autour de la question SDF la naissance et le développement d’un mouvement social. On propose de le baptiser « mouvement social contre l’exclusion ». L’expression « mouvement social » est devenue, au moins dans les couloirs du métro, synonyme de « grève ». On entend ici par « mouvement social contre l’exclusion », l’ensemble des mobilisations et des actions collectives qui débordent la sphère professionnelle et qui sont entreprises au nom et avec les chômeurs, les sans-papiers, les exclus, les SDF. On ne prétend pas réaliser ici une analyse générale des nouveaux mouvements contestataires développés dans le cadre de la lutte contre l’exclusion, ou plus largement encore dans le cadre des débats sur la mondialisation [1], mais seulement présenter quelques jalons historiques sur les mobilisations concernant la question des sans-abri.
2Notre analyse de ce mouvement social repose sur quatre éléments :
- l’observation d’une série d’actions protestataires de 1993 à 1998 (manifestations et réquisitions de bâtiments au nom et avec des SDF) ;
- des entretiens informels avec des militants (SDF ou non) impliqués dans ces actions ;
- le traitement de la couverture médiatique qui a été faite de ce mouvement social ;
- le rappel historique des faits sur le XXe siècle, en insistant sur les deux dernières décennies.
Un répertoire élargi d’actions pour les associations
3Depuis une vingtaine d’années divers types d’actions collectives se sont déployés en faveur des SDF [2], en leur nom et avec eux. Des groupes de pression ont démarché les antichambres du pouvoir, des experts ont aidé à l’énoncé de revendications concrètes et audibles par les décideurs, des manifestants ont défilé, des campements et des réquisitions de logements ont été organisés.
4Ce mouvement social a d’autant mieux fonctionné qu’il repose sur un passé, sur des méthodes éprouvées, sur des moyens non négligeables et sur des représentations partagées. Au foyer de ce mouvement se trouve en effet le secteur associatif, qui est habituellement en lien, pour les questions sociales françaises, avec les pouvoirs publics. Les associations jouent ainsi un rôle considérable dans la survenue, et surtout dans le soutien, des mobilisations réalisées au nom, et parfois avec, des SDF. Des structures associatives particulières, très militantes, comme le DAL ou le CDSL [3] incarnent d’ailleurs largement ce mouvement.
5À travers des actions contestataires, les associations les plus militantes se posent avant tout comme des aiguillons pour les pouvoirs publics. « Porte-parole » des sans-logis (DAL, CDSL), des chômeurs (AC !, MNCP, APEIS) [4], des exclus de toute nature (Droits devant !), leur relative indépendance financière, leur petite taille, leur démarche très politique, leurs méthodes radicales, les distinguent des associations traditionnelles. Si elles gèrent parfois des services de soutien aux personnes qu’elles veulent aider, elles agissent et luttent surtout pour voir accéder les problèmes qu’elles rencontrent et/ou qu’elles décrivent au rang de priorité de l’action publique.
6À côté des fonctions de fund-raising, d’expertise et de communication, il faut mettre en exergue, parmi les transformations récentes du secteur associatif, le recours à des actions très voyantes de protestation. Les associations militantes se sont imposées comme des protagonistes incontournables des débats sur l’exclusion en pratiquant et multipliant des interventions qui relèvent dans une certaine mesure d’une logique de « guérilla sociale » [5]. Ces associations ont fortement insisté sur la problématique du logement à coups d’événements spectaculaires très médiatisés. Il s’agit dans cette logique, pour reprendre les termes classiques de Piven et Cloward (1977) d’agencer des « provocations de masse » plutôt que d’offrir une réponse directe au problème. Certaines associations ont ainsi organisé des actions collectives éclatantes et tapageuses qui, à côté des manifestations individuelles de la présence des SDF dans l’espace public, ont contribué à la visibilité quotidienne et politique du phénomène, reposant sur une formulation en terme de logements.
7Un « répertoire » particulier d’actions collectives, pour utiliser le vocabulaire proposé par Tilly (1986), s’est façonné, surtout depuis le début des années quatre-vingt-dix, avec un éventail assez large d’activités protestataires très visibles. Des modes particuliers d’action comme l’occupation d’espaces publics, de ministères, d’hôtels de luxe, ou encore de sièges de grande entreprises, ont permis aux SDF (en tant que personnes physiques et en tant que problème politique) d’entrer un peu partout, dans les cercles du pouvoir, dans les entreprises, dans les administrations. Les associations militantes ont également organisé des manifestations (forme coutumière d’action collective) et des campements de sans-abri ou de mal-logés sur la voie publique. Ces actions mettent directement enjeu la responsabilité politique du problème. Tolérer ou non une occupation interdite d’un espace ou d’un bâtiment est un signe de ce que l’action publique tolère ou non. Les réquisitions par des associations de bâtiments dans les beaux quartiers ont donné de la visibilité physique aux sans-abri. Elles ont également donné une forte visibilité politique à un problème que ne pouvaient plus ignorer les pouvoirs publics, ne serait-ce que parce qu’ils étaient sommés par les propriétaires de réagir dans un sens (écarter les squatters), et par l’opinion publique dans l’autre (loger les SDF).
La mobilisation s’est étendue au fil du temps. Des valeurs, des croyances, des figures charismatiques et d’autres ressources ont pu être rassemblées, agrégées et coordonnées vers l’objectif collectif d’impliquer les pouvoirs publics dans la prise en charge des problèmes spécifiques vécus par les SDF.
Des actions et des mobilisations qui ont un passé
8Les actions collectives menées en faveur des sans-abri, en leur nom et avec eux, ne sont pas une nouveauté. Il s’agit de la forme actualisée de luttes entreprises au nom des mal-logés dans l’après-guerre ou dans les années soixante-dix. Depuis l’après-guerre des luttes, parfois très violentes, se sont en effet déroulées, autour de la question de l’accès et du droit au logement.
9On peut repousser le curseur historique plus tôt encore quand, avant la première guerre mondiale, des mouvements de mal-logés ou de sans-logis (sans être encore nécessairement nommés ainsi) s’organisaient pour demander des investissements publics d’ampleur en matière de logement. L’anarchiste Georges Cochon, qui était à l’initiative de ces mobilisations, est même présenté comme un « ancêtre du DAL » ou un « ancêtre de l’abbé Pierre » [6]. De 1910 à 1914, il organise une série d’opérations, qui rencontrent un écho très favorable dans la presse, d’occupations de bâtiments vides pour y loger des personnes et des familles. Dans son agitation et ses textes il apparaît bien comme un précurseur des mobilisations, et de la réglementation, pour le droit au logement [7]. Plus généralement, on peut d’ailleurs relever, avec Flamand (1989), dans toute l’histoire du logement social, ces caractéristiques :
- présentation de la situation comme une « honte » ou un « scandale » ;
- mobilisation et agitation politique ;
- médiatisation avec accueil favorable dans l’opinion ;
- décisions et investissements politiques.
Dans les années soixante et soixante-dix des mouvements de squatters, conçus dans une perspective activiste de lutte sociale et urbaine, furent également organisés. Ainsi, en région parisienne, entre janvier 1972 et janvier 1973 plusieurs centaines de « mal-logés » ont occupé, par vagues, illégalement et publiquement plus d’une dizaine d’immeubles vides et près d’une cinquantaine d’appartements ou de pavillons vacants. Dans un travail de théorisation marxiste et d’observations élaborées des pratiques revendicatives, des « luttes urbaines » et des mouvements sociaux suscités par la crise du logement, un ouvrage qui a fait date (Castells, Cherki, Godard, Mehl, 1978) rend compte de ce mouvement. Pour les auteurs, ce mouvement du début des années soixante-dix, similaire à ce qui se passe alors en Allemagne et en Italie, très politisé et très accompagné par l’extrême gauche, est héritier des traditions inaugurées par les mouvements qui se produisirent en France en 1945-1947, puis au milieu des années cinquante. Nos auteurs décrivent la population concernée, et mobilisée, le plus souvent comme des « mal-logés », parfois comme des « sans-logis », parfois encore comme des « sous-prolétaires », « lesquels peuvent être définis comme des exclus du procès de production, à titre partiel (et non temporaire) ou total ». Ils parlent également de situations de « sous-habitat ». Avec l’association « Secours rouge », proche des milieux maoïstes, les personnes concernées vont trouver des solutions, précaires, à leur difficulté. Mais ces actions, envisagées alors autant sur un plan politique que sur un plan social (avec les thèmes du droit, de la lutte contre les classes dominantes, et de l’urgence) seront alors réprimées, sans avoir rencontré un grand écho dans l’opinion publique (Cherki, 1976), à la différence de ce qui va se passer dans les années quatre-vingt-dix quand ces squats seront présentés par leurs promoteurs (si on peut utiliser cette expression) sur le registre de l’état de nécessité, de pauvreté, ou d’exclusion. Il ne s’agit plus alors d’une revendication révolutionnaire pour faire vaciller le pouvoir, mais seulement de demandes sociales pour venir en aide à des personnes démunies. La dénonciation de situations jugées intolérables vient alors en résonance avec une opinion publique qui s’inquiète d’une présence toujours plus visible (en raison, entres autres, de leur mobilisation) de personnes à la rue. Un des ressorts particulièrement utilisé par ces associations comme levier de mobilisation a donc été ce que Offerlé (1994) appelle la « scandalisation ». Le sort des sans-abri est scandaleux. La situation des mal-logés est intolérable. La présence des SDF dans les rues est inacceptable. Les responsables associatifs sont unanimes pour considérer que la situation des SDF est inadmissible et qu’« il faut faire quelque chose ».
Des actions protestataires voyantes qui insistent sur le problème du logement
11Les récentes actions illégales de réquisition ont été menées avec une stratégie permettant de s’attacher le soutien de l’opinion publique. Les réquisitions et occupations ont toujours visé des propriétaires institutionnels qui avaient déjà mauvaise presse et dont les associations militantes dénoncent la gestion « scandaleuse » (GAN, Crédit Lyonnais), l’opacité de leurs procédures de fonctionnement et d’attribution de logement (organismes HLM de la Ville de Paris [8]) et la responsabilité dans la crise du logement (Portier, 1995). Par ailleurs, toutes ces actions de protestation n’ont pas été menées sur un registre très subversif. Les manifestations et les occupations se sont toujours organisées sous des aspects joyeux, dans une ambiance festive et parfois cocasse pour les témoins de ces scènes. Les discours de légitimation de ces actions reposaient sur la dénonciation de responsables de la situation combattue, sur le caractère intolérable du problème en mettant en avant les familles et les enfants sans logement, et sur un habillage sympathique des actions protestataires et militantes.
12Comme dans tout mouvement de protestation (Lipsky, 1968), ces associations ont eu massivement recours aux moyens de communication. Dans une utilisation stratégique des médias, le DAL prévient ainsi systématiquement à l’avance l’AFP et des journalistes sympathisants qui vont « couvrir » les actions. Par couvrir on doit entendre que les journalistes vont en rendre compte, mais qu’ils vont également les protéger en leur donnant une forte visibilité impliquant un coût politique élevé pour les autorités publiques si elles prennent la décision de déloger les occupants par la force. Etat, propriétaires, collectivités locales et associations vont être ainsi contraints de négocier.
13Cette « nouvelle génération » d’actions revendicatives n’est pas née avec les campements très médiatisés du début des années quatre-vingt-dix ou avec l’occupation emblématique de la rue du Dragon. C’est à partir du milieu des années quatre-vingt que débute l’occupation réitérée d’appartements vides, de sièges d’organismes HLM, ou de permanences électorales lors d’échéances importantes. Ces actions ne donnent pas lieu immédiatement à une grande attention médiatique et politique. Elles finissent souvent par des affrontements musclés avec les forces de l’ordre. À l’origine ces actions étaient orchestrées par le Comité des mal-logés (CML), organisation radicale créée en 1987, ne souhaitant pas de contacts avec la presse et les pouvoirs publics [9]. Le DAL est créé à partir d’une dissidence au sein du CML, sur une tendance plus modérée, cherchant des relais et soutiens dans la presse, l’opinion et l’administration. L’association naît en 1990, avec le premier campement public, place de la Réunion à Paris, et se donne pour objectifs d’aider les sans-logis et mal-logés à s’organiser, et de réclamer l’application des dispositions réglementaires relatives aux réquisitions de logements [10].
14Les premières actions contestataires très médiatisées ont été les campements sur la voie publique. Ces campements ont été utilisés comme une arme, au début des années quatre-vingt-dix, pour les mal-logés ou les SDF [11]. Improvisés place de la Réunion à Paris (mai à juillet 1990, environ 50 familles), très organisés quai de la Gare (juillet à décembre 1991, 110 familles environ), puis ingérables à l’orée du bois de Vincennes (mai à octobre 1992, 300 familles) ces campements ont conduit les responsables publics à réagir. Dans le premier cas toutes les familles ont été rapidement relogées. Dans le deuxième cas, ont été proposées à la plupart des familles, des solutions, soit des logements définitifs soit des réponses plus transitoires dans des « logements passerelles ». Dans le troisième cas, connu sous le nom de l’affaire des « Maliens de Vincennes », toutes les personnes n’étaient pas encore définitivement relogées plus de huit ans après le début de l’occupation. Les pouvoirs publics tout comme les responsables associatifs ont compris que les campements ne pouvaient pas être considérés comme une filière dérogatoire pour accéder au logement social. Une réponse immédiate de relogement pourrait en effet passer pour un passe-droit qui choquerait l’opinion publique. Lors du premier campement un médiateur, à la fois haut fonctionnaire et figure du monde associatif, François Bloch-Lainé, nommé par le Premier ministre Michel Rocard, débouche sur des solutions définitves de relogement. Ce relogement immédiat a eu un effet pervers car il a ouvert une fenêtre permettant l’organisation du deuxième campement. Par la suite les pouvoirs publics, engagés dans de longues et difficiles tractations entre autorités, n’ont plus voulu donner de réponses définitives [12].
Ces campements dans Paris ont été très largement répercutés dans les médias, nationaux et étrangers, relayant les images de familles et d’enfants dormant sous des tentes dans des conditions d’hygiène déplorables au cœur de la capitale. Ils ont bénéficié, pour leur organisation, du soutien logistique et financier des autres associations [13]. Ils ont provoqué d’âpres négociations entre mairies et préfectures, entre l’État et lei collectivités locales quant aux responsabilités respectives de chacun. Les difficultés de la réponse à ces campements ont conduit les pouvoirs publics et une partie des associations impliquées dans la gestion de ces campements à fonder en octobre 1993 un groupement d’intérêt public (le GIP « Habitat et intervention sociale pour les sans-logis et les mal-logés ») qui sept ans après sa création travaillait encore au relogement des personnes isolées et des familles qui s’étaient mobilisées dans ces campements [14]. Ces campements ont attiré les sympathies des mouvements caritatifs traditionnels, le regard bienveillant des médias, et des interventions des pouvoirs publics. Cependant cette méthode de revendication collective a été abandonnée par les associations militantes après 1992, au moins sous sa forure massive. Face au caractère gigantesque et incontrôlable du dernier campement qui s’était établi avec plusieurs centaines de familles maliennes à Vincennes, l’organisation associative a même été dépassée par la tournure des événements. La dimension ethnique très marquée de ce dernier campement risquait par ailleurs d’étonner, voire de susciter des réactions xénophobes. Parce que le soutien de l’opinion n’était pas assuré sur le long terme, mais aussi parce que les pouvoirs publics ne répondaient plus avec des solutions acceptables par les familles et les responsables associatifs, ce mode de revendication a été écarté du répertoire des actions militantes. Ces campements ont en tout cas permis l’instauration d’un dialogue entre les associations militantes et les pouvoirs publics.
Après les campements sur l’espace public, les réquisitions d’immeubles
15Après les campements, les associations militantes se sont tournées vers les réquisitions d’immeubles vides pour y installer des familles et personnes isolées sans-abri ou mal-logées. Ces squats s’inscrivent de manière renouvelée dans le répertoire des actions collectives de protestation développé par les associations militantes. Avant la (célèbre) rue du Dragon, le DAL avait déjà participé à une quinzaine de réquisitions, notamment fin mars 1993 quand une vingtaine de familles investissent un bâtiment appartenant à la mairie de Paris, avenue René Coty. Elles seront expulsées en août par la police, malgré le fort soutien de l’abbé Pierre, avant que le tribunal ne donne finalement raison aux squatters.
16L’action de réquisition la plus connue est assurément l’occupation d’un immeuble appartenant à la Cogedim, rue du Dragon. Le 18 décembre 1994 le DAL et le CDSL investissent cet immeuble, en plein cœur du quartier latin à Paris. Cette opération commando, très rigoureusement organisée, a lieu à un moment de concentration médiatique sur un hiver rigoureux qui est meurtrier pour des personnes sans-abri. L’abbé Pierre soutient personnellement, et physiquement cette occupation. Sa présence sur les lieux permet d’avoir accès encore plus fortement aux médias et de limiter les risques d’une expulsion musclée immédiate. Cette occupation emblématique durera jusqu’en janvier 1996 avec le relogement des 53 familles, après de longues négociations entre les pouvoirs publics et le propriétaire.
17Après la réussite de l’opération de la rue du Dragon les associations militantes se sont engagées dans une période d’effervescence protestataire, concomitante de la campagne présidentielle marquée par la thématique de la fracture sociale. Elles multiplient d’abord les réquisitions. Le 26 mars 1995 le DAL installe une centaine de personnes dans un immeuble appartenant à une filiale du GAN, boulevard Malesherbes. Le 19 avril le DAL orchestre « une journée nationale de demandes de réquisitions ». Dans une douzaine de villes les sans-abri, mal-logés et leurs soutiens entreprennent de rencontrer maires et préfets pour leur demander d’appliquer les textes sur la réquisition. Le 29 juin 1996 le DAL investit un immeuble, rue Marcadet, appartenant à la Ville de Paris pour y loger 19 ménages. Le 8 décembre il investit un immeuble appartenant à Axa et y installe 22 ménages. Le DAL et le CDSL participent également à l’occupation de centres d’hébergement qui deviennent des foyers de conflits avec la Ville de Paris. C’est le cas à partir de juillet 1995 dans le foyer George Sand qui accueille de jeunes SDF, et à partir de juillet 1996 dans le foyer Crimée qui accueille des femmes sans-abri. Dans cette accumulation d’opérations, les associations militantes se trompent parfois de cible comme, par exemple, lorsqu’elles investissent des locaux de l’Armée du Salut le 16 septembre 1995, sur des rumeurs concernant la vacance de certaines chambres. Le DAL fera alors amende honorable.
Manifestations sur le pavé et « manifestations de papier »
18En plus de ces actions entreprises directement comme des solutions (reloger les mal-logés, ou abriter les sans-abri), des mouvements collectifs plus traditionnels, sous forme de manifestation, se sont développés durant les années quatre-vingt-dix. Les associations engagées dans la lutte contre l’exclusion ont alors eu des démarches revendicatrices collectives. La plus remarquée de ces manifestations unitaires s’est déroulée le 8 avril 1995 à Paris et dans plusieurs villes de province. Cette manifestation autour de la « lutte contre les exclusions et la précarité » a rassemblé à Paris, dans une atmosphère de kermesse, 10 000 m personnes selon la préfecture et 40 000 selon la centaine d’associations organisatrices [15]. Les « exclus » apparaissaient ainsi physiquement, en force et en fanfare, pendant les derniers moments de la campagne présidentielle. Les associations les plus militantes étaient particulièrement visibles. Un gigantesque dragon multicolore, symbole de l’occupation emblématique de la rue du Dragon, s’était imposé en tête du cortège.
19À côté de grandes manifestations contre l’exclusion qui ont battu le pavé des grandes villes, réunissant des foules non négligeables, des manifestations de sans-abri ont également été organisées. Orchestrées par les associations militantes, bénéficiant parfois du soutien des autres associations et de certains syndicats, ces manifestations ont assurément encore contribué à la visibilité du problème. Elles ont été l’occasion de développer des argumentaires, d’appuyer des revendications, de discuter avec les passants.
20Le DAL et le CDSL ont manifesté le 3 septembre 1995 sur le pont des Arts. Le 26 décembre 1995 les militants du CDSL ont manifesté devant le siège du CNPF (futur MEDEF). Le 14 mai 1997, pendant la campagne pour les élections législatives, plusieurs dizaines de personnes manifestent à l’appel du DAL devant le siège de campagne de l’UDF et du RPR. Au mois de décembre 1997, le CDSL a également organisé une « marche » des sans-logis afin de manifester « pour les droits et contre les exclusions », en faisant étape dans des lieux symboliques comme les centres d’accueil, les sièges des associations ou les gares. Toutes ces manifestations de rue ont été organisées sur des registres ludiques, sans misérabilisme ni violence.
21Des manifestations et des occupations symboliques ont été organisées dans des grands hôtels ou aux sièges de grandes institutions financières et immobilières. Ces actions toujours très pacifiques ne visent pas une réponse immédiate au problème pour lequel se mobilisent les associations militantes. Les occupations ne sont pas dirigées vers un objectif de relogement immédiat, même si la demande en est formulée, mais vers la visibilité médiatique. Certaines des occupations n’ont en effet pour objectif que le caractère symbolique de l’action. Il s’agit typiquement de « manifestations de papier » repérées par Champagne (1984). Les militants ne cherchent pas un rapport de force avec les institutions occupées, leurs agents ou leurs clients. Au contraire, ils veulent s’attirer leur sympathie. Il s’agit de négocier des photos, un reportage, un entretien, un rendez-vous avec un ministre ou un de ses conseillers.
Le tableau ci-après, contient une présentation succincte de quelques-unes de ces « manifestations de papiers » [16]. Ces actions sont dispersées et généralement de petite ampleur, mais elles se répètent souvent et se déroulent sur tout le territoire même si les actions parisiennes sont les plus nombreuses et les plus médiatisées. Elles contribuent à la visibilité de la question SDF en deux sens. Tout d’abord pour les voisins de ces bâtiments, de ces campements et de ces manifestations il y a, au quotidien, un côtoiement du problème. Ensuite ces initiatives ont bénéficié d’une couverture médiatique imposante et du soutien de personnalités importantes.
Tableau : Dix exemples de « manifestations de papiers »

Tableau : Dix exemples de « manifestations de papiers »
Des appels aux pouvoirs publics, entendus (en partie)
22Ces actions sont, avant tout, des appels aux pouvoirs publics, notamment l’État vers lequel on se tourne le plus généralement, pour qu’ils s’impliquent dans la résolution du problème, à partir des formulations qui sont données à travers ces actions. Ces campements massifs de mal-logés, ces réquisitions organisées d’immeubles, ces occupations de sièges sociaux ou d’hôtels de luxe ont donc contribué à la visibilité du problème mais, également, à sa formulation en tant que problème de logement. Toutes ces actions ont conduit les pouvoirs publics à réagir, soit en acceptant ces occupations, soit en les repoussant. L’option généralement retenue par les différents gouvernements a été la négociation avec les associations militantes. Celles-ci ont connu une croissance relative de leurs effectifs et de leurs moyens, mais, surtout, elles se sont plus rigoureusement organisées et se sont institutionnalisées comme des interlocuteurs légitimes de l’État ou des municipalités.
23Le DAL qui n’était à l’origine qu’une association parisienne de petite taille est devenu une structure plus solide, avec, en 1998, une trentaine de comités locaux constitués en une fédération nationale « DAL Fédération » sur vingt-cinq départements et revendiquant « 100 000 adhérents, mal-logés ou sans-logis » [17]. Ses dirigeants Jean-Baptiste Eyraud (président) et Jean-Claude Amara (vice-président) ont été de nombreuses fois interviewés et présentés. Ils sont en contact avec des hauts fonctionnaires, des responsables politiques de premier niveau et des journalistes.
24La réussite de ces associations militantes, outre le relogement effectif de centaines de familles et de personnes isolées, est surtout d’avoir réussi à faire accéder à l’agenda politique leur formulation du problème SDF, caractérisée principalement par la problématique du logement, en priorité sur d’autres formulations (problème d’inadaptation individuelle, problème de revenus, problème de sécurité, etc.). Cette accentuation de la question du logement n’a pas effacé les autres formulations possibles (santé mentale, problème d’emploi, etc.). Elle les surplombe seulement.
25La victoire de ces associations dans leur lutte pour le logement ne peut être mieux illustrée que par l’utilisation, qu’elles ont sans cesse réclamée, par les pouvoirs publics de la procédure de réquisition. Toutes ces actions de protestation ont en effet permis de remettre à l’ordre du jour, après de nombreuses querelles techniques et politiques, la procédure de réquisition qui avait été établie après-guerre. Après des échanges politiques assez vifs, la procédure a été, difficilement, reprise et utilisée par différents gouvernements. Ces associations ont donc réussi dans leur objectif stratégique. Marie-Noëlle Lienemann, ministre socialiste du Logement a ainsi annoncé le 15 juillet l992 la réquisition de quatre immeubles parisiens pour participer à la résorption du problème du campement des « Maliens de Vincennes ». La droite a attendu l’occupation de la rue du Dragon, et une forme de compétition entre Edouard Balladur et Jacques Chirac, pour demander également des réquisitions. La principale vague de réquisitions entreprises depuis l’après-guerre sera opérée dans le cadre d’un programme d’urgence pour le logement des plus démunis (plan « Périssol »). Environ un millier de logements appartenant en majorité à des investisseurs institutionnels seront réquisitionnés entre août 1995 et mars 1997 [18].
26Les actions des associations militantes ont également poussé à une adaptation des nonnes. Les avocats impliqués dans le combat pour le droit au logement ont réussi à force de procès, de contentieux et de démarches à obtenir des avancées juridiques significatives. Le droit au logement a ainsi été, dans la suite de plusieurs décisions, reconnu comme un « objectif à valeur constitutionnelle » par le Conseil constitutionnel [19].
27* * *
Il serait très exagéré d’ériger les actions militantes d’associations protestataires en explication principale de l’importance prise récemment, sur l’agenda politique, par les problèmes d’exclusion du logement. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit bien d’une variable fondamentale à prendre en considération. Sur un autre plan, l’observation de ces actions signale que les mouvements sociaux ne se cantonnent plus à la seule protestation, mais agissent (ou cherchent à agir) sur les rouages de l’action publique, en revendiquant de « nouveaux » droits, et en tentant même une recomposition de l’espace démocratique par la représentation de ceux qui sont présentés comme n’étant pas représentés.
Notes
-
[*]
Responsable du bureau de la recherche de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF).
-
[1]
À ce sujet voir la synthèse proposée par Sommier (2001). Sur le mouvement des chômeurs, voir Maurer (2001).
-
[2]
Nous n’entrons pas ici dans la caractérisation socio-démographique de la population. Nous conservons, à dessein, le terme « SDF » car c’est celui qui est le plus couramment employé pour désigner la population hétérogène des sans-abri, sans-logis, clochards, vagabonds, etc.
-
[3]
Il s’agit des deux associations militantes les plus connues dans l’engagement en faveur des sans-abri et, en même temps, dans les actions les plus contestataires : Droit au logement, Comité des sans-logis.
-
[4]
AC ! : Agir contre le chômage ; MNCP : Mouvement national des chômeurs et des précaires ; APEIS : Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et des travailleurs précaires.
-
[5]
L’expression est de Salmon (1998).
-
[6]
Cf. « “M. Vautour” contre le citoyen Cochon, ancêtre de l’abbé Pierre » (Libération, 28 janvier 1995) ; « Un siècle pour définir une politique », Les Échos (23 décembre 1999).
-
[7]
Pour une histoire de Cochon et de ses activités, avec humour, précision et illustrations, cf. Kamoun (2000).
-
[8]
Devant un immeuble de la rue de Turbigo, occupé le 1er octobre 1995, le vice-président du DAL déclare « Nous sommes ici pour demander à l’État, aux pouvoirs publics, à l’Union des HLM, que les attributions se fassent dans la transparence, que cessent les pots-de-vin, les magouilles, les dessous de table » (France Soir, 2 octobre 1995).
-
[9]
En 1991 le Comité des mal-logés avait occupé une cinquantaine d’appartements et indiquait avoir obtenu le maintien dans les lieux ou le relogement de près de 200 personnes (AFP, 17 mars l991).
-
[10]
La base juridique en est une ordonnance du 11 octobre 1945 adoptée par le Gouvernement provisoire confroné au retour des prisonniers et à l’ampleur des destructions de logements dans les villes bombardées ou saccagées.
-
[11]
Voir Sandrine Lipiansky, « Un nouveau terrain pour l’action collective : le logement social. Les campements sur la place publique », DEA de sociologie de l’IEP de Paris, CSO, 1993 ; Nicolas Portier, « Une étude de la décision : les pouvoirs publics face aux campements de mal-logés (1990-1992) », DEA de sociologie de l’IEP de Paris, CSO, 1993.
-
[12]
Voir les analyses plus complètes dans les DEA de Portier et Lipiansky, ainsi que Portier (1995).
-
[13]
Dont Emmaüs, le Secours catholique, le Centre d’action sociale protestant (CASP), Médecins du Monde, la Ligue des droits de l’homme (LDH).
-
[14]
Dans son Rapport public 1999 (La Documentation française, 2000), la Cour des comptes a livré quelques observations très critiques sur ces opérations de relogement. On y lit que, au total « le coût de l’hébergement provisoire représente près du triple de celui du relogement définitif ». Les magistrats déplorent, malgré la création d’une structure ad hoc (un GIP) de coordination, « les insuffisances du pilotage des actions de relogement ». Parlant de la particularité de l’État en France, « face à ces situations d’urgence sociale », ils relèvent que « c’est donc principalement la capacité à coordonner et à contrôler des opérateurs nombreux, publics ou privés, qui semble avoir fait défaut à l’État ».
-
[15]
Un organisateur de la manifestation précisait, sous forme de boutade, une participation de « 10 à 40 000 personnes. 10 selon la police, 40 000 selon les organisateurs ».
-
[16]
Pour une chronique et une description des actions voir aussi les ouvrages publiés sous la signature collective du DAL (1996, 1997).
-
[17]
Cf. Actualités, Sociales Hebdomadaires, n° 2054,16 janvier 1998.
-
[18]
Plus récemment le dernier plan de réquisitions lancé en juin 2001 est, significativement, présenté par la (à nouveau) secrétaire d’État au Logement, Marie-Noëlle Lienemann, comme une réponse à « l’urgence » (Libération, 15 juin 1901).
-
[19]
Décision n° 94-359, 19 janvier 1995 : « la possibilité pour toute personne de disposer d’un “logement” est un objectif à valeur constitutionnelle ». Cette décision n’aboutit pas à une consécration complète du droit, mais bien à une forte reconnaissance.