1La question du logement des personnes défavorisées est au cœur des préoccupations actuelles de nos sociétés riches et pourtant excluantes. La multiplication ces dernières années des études quantitatives et qualitatives portant sur les sans-domicile fixe (sDF) a permis d’affiner considérablement la compréhension des processus conduisant à cette situation, comme celle des modes de vie et des ressources des personnes sans-domicile (P. Pichon, 2000). Et l’on ne peut a priori que s’en féliciter.
2La tâche cependant est loin d’être aisée. Les problèmes méthodologiques mais aussi éthiques que pose l’appréhension de populations privées de logement stable sont nombreux [1]. Il est probable que dans ces difficultés réside l’une des causes du nombre très restreint d’enquête portant prioritairement sur les squats, c’est-à-dire sur les logements vides occupés sans payer par des personnes sans logement [2]. Et de fait, le squat se laisse difficilement appréhender par les sciences sociales. Les squatters apparaissent peu au sein des études statistiques, puisque pour diverses raisons [3], leur accessibilité est réduite et leur recensement difficile. Le squat n’a de même été que très peu exploré par le biais d’enquêtes qualitatives [4], sinon dans une optique d’intervention sociale (CNAPD, 1999), ou comme analyseur des jeux de positionnements relationnels entre voisins au sein d’un quartier populaire (I. Coutant, 2000). L’enquête sur les squats, dont on présente ici quelques résultats, a débuté en 1997 et perdure aujourd’hui [5]. La première rencontre avec des squatters eut lieu dans un espace ouvertement squatté du centre-ville de Marseille, où après m’être présentée et avoir obtenu l’accord des habitants, je pus résider pendant quelques semaines, et me rendre régulièrement pendant plus d’une année. Ce premier contact me permit d’intégrer peu à peu un « milieu » et d’acquérir la confiance d’individus que je pus suivre au cours des années, et qui m’indiquèrent à leur tour d’autres lieux de squats. L’enquête de terrain consiste ainsi essentiellement en l’observation directe d’une dizaine de lieux de squats, dont deux ont fait l’objet d’un travail particulièrement approfondi, impliquant notamment des temps de résidence en leur sein. L’observation a également été pratiquée au sein de squats beaucoup moins visibles, qu’il était difficile de découvrir dans les mêmes conditions, et dans lesquels je fus introduite par le biais de structures associatives ou institutionnelles : c’est le cas par exemple des squats de familles bosno-tsiganes dont on dira quelques mots ci-dessous. Des entretiens semi-directifs ont également été menés auprès de squatters, et auprès de divers acteurs en relation avec les squats : militants associatifs, responsables locaux des services du logement, policiers et juges. Enfin, les articles de presse et les sites Internet concernant les squats de Marseille et d’ailleurs ont été recensés.
3Le choix d’une méthodologie de type qualitatif a donc prévalu, armée de quelques données quantitatives produites par d’autres recherches. Précisons que ce choix méthodologique ne procède pas de la croyance en l’existence de deux paradigmes méthodologiques irréconciliables [6] mais des questionnements qui sont à l’origine de cette recherche, et qui ont trait à l’identification des mécanismes de résistance à la pauvreté et à la disqualification sociale (S. Paugam, 1991). Soulignons également que cette posture n’annule en rien les contraintes liées à l’accessibilité, et l’on trouvera ici des descriptions portant davantage sur les squats ouverts à l’intervention du sociologue que sur les lieux les plus fermés, les plus « durs » et les plus liés à la misère probablement.
4La très grande hétérogénéité, des situations de squat implique en effet que tous les squatters ne disposent pas des mêmes capacités de réactivité, et que celles que nous allons aborder ici doivent se comprendre en termes de degrés. Familles africaines et comoriennes primo-arrivantes, jeunes en rupture familiale, mineurs clandestins du Maghreb ou des pays de l’Est, mères célibataires désargentées, chômeurs de longue durée en quête d’un mode de vie communautaire, artistes Rmistes, routards anglais et allemands sont des acteurs des mondes des squats. Le squat prend à son tour, et en écho, des formes bien différentes : envisagé comme logement permanent par certains, il est pour des migrants un point de chute ponctuel au sein d’une trajectoire migratoire ; lieu d’activités politiques ou artistiques et/ou simple logement, il peut être collectif, familial ou individuel, être ouvert sur l’extérieur ou pas, être en quête de visibilité ou au contraire de discrétion, insalubre ou confortable, situé en centre-ville ou en périphérie, payant ou gratuit, violent ou pacifique… Le squat a une pluralité de visages, et ce qu’il nécessite ou autorise varie corrélativement à ces différences. Mais tous les squatters savent a minima ouvrir ou occuper un squat, ce qui n’est pas vrai de la totalité des personnes en grande difficulté, dont plusieurs disent ne pas savoir comment procéder, ou redouter des représailles judiciaires. Squatter requiert également la mobilisation de qualités relationnelles et urbaines, implique de faire un usage spécifique de la ville, en créant du logement et de l’espace urbain là où il y avait préalablement du vide. Aborder le squat permet par conséquent d’interroger, à travers des récits de squats et de squatters, les compétences [7] que doivent mobiliser les individus pour pouvoir squatter.
5Le squat est une forme d’auto-organisation dans la précarité, une échappatoire face à la violence de la rue, et pour certains à l’assistanat, la stigmatisation et l’isolement relationnel. Les ressources du squat, second temps de cet article, désignent cet ensemble de socialisations et d’apprentissages que le squat favorise, et qui bien sûr varient à leur tour en fonction des aspirations individuelles et des configurations spatiales, des actions collectives et des potentialités des lieux.
Il ne s’agit pas ici de présenter le squat comme une solution univoque au problème du logement des plus défavorisés, mais de décrire, par la mise à distance des approches misérabilistes ou criminologues, la manière dont ces espaces précaires peuvent conduire leurs occupants à réaliser un certain nombre de constructions et de reconstructions d’ordre matériel, relationnel et identitaire. C’est ce que nous illustrerons en suivant les trajectoires de différens squatters rencontrés au cours de l’enquête de terrain : les familles bosno-tsiganes de la cité Félix-Pyat, qui squattent pour des raisons économiques ; Luc, squatter solitaire ; les jeunes d’un squat « politique » du centre-ville de Marseille (« l’Huilerie occupée ») ; Alice et Carine, devenues des « professionnelles » du squat ; enfin, Fahrid que le squat a aidé à sortir de la rue.
La thématique du squat est donc bien à situer dans celle, plus générale, de l’exclusion du logement standard ou de droit commun. Il émerge alors comme un lieu des possibles, certes fragile, mais aussi support des solutions adaptatives construites par les acteurs face à cette situation d’exclusion.
Les compétences des précaires : ce que requiert le squat
6Selon le Comité national de l’accueil des personnes en difficultés - CNAPD - (1999), le squat est une réalité « nationale », et constituerait une « réalité de masse » dans les villes et départements fortement urbanisés. Les enquêtes menées depuis cinq ans sur le terrain marseillais laissent à penser que près de mille personnes sont concernées par le squat chaque année, groupées dans une centaine de lieux au moins [8], et particulièrement dans le centre-ville paupérisé (1er, 2e et 3e arrondissements) et les quartiers Nord de la ville (14e, 15e et 16e). À Marseille, la crise des infrastructures économiques [9], l’affluence de populations en situation dite irrégulière, les plus fragilisées face au logement, l’attraction qu’exerce la ville sur des jeunes en errance, l’insuffisance criante de l’hébergement de type CHRS [10] et du logement social, la disparition du « parc social de fait » qui accompagne les opérations actuelles de réhabilitation du centre-ville, font du squat une réalité tangible, et ce malgré un marché du logement nettement moins tendu qu’à Paris.
7On sait pourtant que le squat ne concerne qu’une minorité de SDF. Le sondage « CSA – La rue – La Croix » de janvier 1995 indique que 9 % des SDF interrogés dormiraient dans un « domicile vide » (sur un total de 111 % dû à la possibilité de réponses multiples). D’autres chercheurs affirment que 14 % des hommes et 12 % des femmes SDF parviennent à trouver un mode d’hébergement hors structures collectives tout en évitant la rue. « Le mode d’hébergement utilisé est alors essentiellement l’hôtel, le squat, l’habitation de fortune (cabane, caravane immobilisée…) et le logement de la famille ou d’ami(s) » (M. Marpsat et J.-M. Firdion, 2000, p. 310) [11].
8Une première remarque s’impose à la lecture de ces chiffres : tous les squatters bien sûr ne sont pas recensés comme SDF. La nébuleuse des squats recoupe une très grande variété de trajectoires, dont certaines, indexées sur une pluri-mobilité, vont échapper au recensement ou être comptabilisées ailleurs. Mais de très nombreux SDF également ne font pas ou ne peuvent pas faire le choix du squat, car le squat est un lieu précaire et incertain. On sait donc qu’une partie des SDF, les plus âgés et les plus fragiles notamment, préfèrent dormir dans un hôtel, chez des proches s’ils le peuvent ou dans un centre d’hébergement, plutôt que dans un squat. Ce dernier implique également d’être en capacité physique et psychologique de repérer, investir et défendre un lieu.
Connaître des squatters, repérer des lieux de squat
9Squatter exige, peut-être avant toute autre chose, de se familiariser avec cette pratique, c’est-à-dire de connaître d’autres squatters ou des individus qui sont eux en contact avec des squatters. L’existence d’un squat, ou celle d’un lieu susceptible d’être squatté est une information précieuse, qui se transmet essentiellement par le bouche à oreille. Squatter, c’est donc faire partie d’un milieu, d’un groupe de personnes dont certaines déjà vivent en squat ou en connaissent la pratique : le jour où les difficultés s’accumulent, où le climat familial n’est plus supportable, où l’expulsion a lieu, on peut se tourner vers elles, et éviter la rue.
10Citons l’exemple des familles bosno-tsiganes de la cité Félix Pyat (3e), chassées de Bosnie par la misère et la guerre. Les femmes seules, accompagnées d’enfants, sont les plus fragiles au sein de ces groupes traversés par la pauvreté. De leur connaissance d’autres membres du groupe dépendent leurs chances de pouvoir trouver un appartement vacant qu’elles pourront occuper : c’est ainsi que Amina, qui a connu en France la prison, les foyers pour femmes et la rue, a finalement eu accès à un squat lorsque d’autres Bosno-tsiganes, installés à Félix Pyat comme locataires ou comme squatters, lui ont indiqué un appartement vide et l’ont aidée à y pénétrer [12].
11Trouver un squat, c’est donc, avant tout, être en contact avec ceux qui pourront indiquer un lieu disponible, aider à ouvrir un appartement ou héberger dans un squat déjà existant. Mais il faut souligner que l’interconnaissance peut aussi s’avérer un handicap pour le squatter qui aspire à davantage de solitude, le groupe devenir une contrainte plus qu’un soutien.
12C’est ce que nous dit Luc, usager d’un accueil de jour destiné aux toxicomanes. Luc a 30 ans, il a été placé très jeune en foyer, et a passé toute son enfance et son adolescence dans des hébergements de type collectif. Il travaille ponctuellement comme maçon auprès d’agences d’intérim ; il a aussi effectué de multiples séjours en prison, suite à des vols. Luc dit aujourd’hui vouloir à tout prix vivre seul. Il perçoit les autres comme une menace, évoque les vols, les agressions, les déceptions, les trahisons de ceux qu’il avait un temps considérés comme ses « amis ». Le squat incarne pour lui cette possibilité d’une vie en solitaire. Il s’efforce par conséquent de camoufler l’emplacement de son squat aux yeux de ses « collègues » et de les éconduire lorsque ces derniers l’ont repéré.
13Le squat a donc essentiellement une fonction de logement pour ses occupants, qui dans la plupart des cas s’y installent en espérant pouvoir s’y maintenir « tranquillement » aussi longtemps que possible. Mais il est également investi d’une autre manière : pour des migrants qui, comme certains Bosno-tsiganes, voyagent une grande partie de l’année, il est un point de chute ponctuel, une étape dans leur circulation sur les routes d’Europe et d’ailleurs. C’est également ainsi que l’envisagent de jeunes routards dont le mode de vie est basé sur la mobilité.
14Pour tous ceux qui voyagent, se déplacent d’une ville à l’autre, accéder au squat implique également de pouvoir entrer en relation avec ceux qui en disposent. Le squat de « l’Huilerie occupée », immense squat collectif auto-désigné comme « politique » situé dans le quartier Longchamp (5e), est fréquenté notamment par des jeunes en situation d’errance, qui se déplacent de ville en ville, suivant la carte des festivals, mais aussi des rencontres, des opportunités, des envies [13]. Il ne se passe pas une semaine, souvent une seule journée sans que certains s’en aillent, ponctuellement ou définitivement, et que d’autres arrivent à I’Huilerie. Beaucoup voyagent ainsi de squat en squat, en Europe et dans le monde, et retrouvent à chaque fois quelques-uns des codes et manières de faire connus ailleurs, comme l’autonomie, la gratuité, la contestation de l’ordre établi.
15Les jeunes qui arrivent au squat viennent souvent du sud ou du nord de la France, mais aussi d’autres pays d’Europe, des États-Unis, d’Amérique du Sud, de Jamaïque. Le nouvel arrivant peut ne connaître personne à Marseille, qui fait partie, comme d’autres villes, d’un périple dont il ne sait pas toujours où il l’amènera, ni quand il s’arrêtera. Il peut également avoir croisé des squatters marseillais sur d’autres routes, dans d’autres squats, et être en possession de l’adresse de l’Huilerie, ou même seulement du prénom d’un squatter.
Certains ont dormi plusieurs nuits dehors avant d’arriver au squat, d’autres y parviennent le jour même de leur arrivée à Marseille. Leurs chances de localiser les squats collectifs dépendent éminemment de leurs capacités à identifier dans la ville les lieux, les signes et les personnes susceptibles de les leur indiquer : ce peut être ici le quartier du Panier, fortement investi par les squatters, ou les affiches de l’Huilerie collées sur les murs de la ville, ou encore la rencontre avec quelqu’un susceptible de les renseigner, comme ce jeune homme régulièrement présent dans les espaces publics du quartier central de La Plaine et qui oriente vers l’Huilerie nombre de jeunes gens en quête d’un squat de ce type. « Avoir les yeux et les oreilles grands ouverts », disait l’un de ces jeunes routards. Cette lecture particulière de la ville, cette capacité à en décrypter certains signes font partie des « savoirs de l’expérience » acquis par les individus (L. Roulleau-Berger, 1995) [14], qui leur permettent de rebondir, de réagir face à des situations de fragilité déjà rencontrées par le passé.
Négocier sa présence, réduire l’insécurité
16Dans un squat collectif, quel qu’il soit, l’aspirant squatter doit ensuite pouvoir donner des gages de sa non-dangerosité d’une part, et de son appartenance au groupe d’autre part. La présentation de soi, le vocabulaire adopté, le style vestimentaire, la faculté à s’attirer des sympathies plutôt que des inimitiés, à repérer les leaders officieux, vont décider du sort du nouveau venu. Certains se voient refuser l’entrée du squat sans même avoir pu y pénétrer, d’autres doivent rapidement partir, d’autres enfin s’installent et s’intègrent.
17Comme d’autres acteurs de la « marginalité organisée », les squatters « négocient la disqualification sociale en recréant un ensemble de normes dans un milieu fortement stigmatisé » (S. Paugam, 1991, p. 147). Il s’agit donc de pouvoir être accepté par le groupe des squatters en place, de savoir quelles attitudes comportementales sont attendues dans cet environnement qui peut être, parfois, extrêmement normatif. Toutes ces nonnes varient bien sûr considérablement d’un squat à un autre, mais aucun squat collectif n’est exempt de règles de fonctionnement, aussi implicites soient-elles, et de jeux de pouvoir et de domination, qu’il faut saisir pour s’en protéger ou y être intégré. On ne peut jamais, ici comme dans l’ensemble du monde social, être hors jeu.
18Plus largement, on pourrait dire que la vie en squat nécessite la mise en œuvre de « compétences communicatives » (L. Roulleau-Berger, 1995) permettant de convertir l’« exclusion » en un processus d’inclusion dans un groupe : celui des autres squatters dans le cas d’un squat collectif, celui des habitants d’un immeuble ou d’un quartier dans tous les cas.
19Une des tactiques d’insertion dans un quartier consiste à retarder son identification comme squatter par le voisinage, afin de différer les dénonciations couramment effectuées par les voisins auprès de la police ou des propriétaires. Les squatters doivent alors savoir se faire discrets. Ils s’astreignent ainsi dans les premiers temps à fermer les volets, limiter le passage dans le squat, contrôler le bruit. Puis vient le temps de la nécessaire cooptation. Une fois découverts, ils doivent savoir présenter une image d’eux-mêmes distante de celles du « voyou » ou du « drogué » [15], rassurer les voisins, les commerçants alentours, les associations de défense des locataires.
20Alice, qui squatte pour des raisons économiques depuis plusieurs années avec sa fille aujourd’hui âgée de 13 ans, l’a bien compris. Après l’expulsion d’un squat qu’elle occupait avec d’autres personnes en difficulté rue Terrusse (5e), elle occupe un immeuble rue du Progrès, dont elle décide d’ouvrir le rez-de-chaussée au public. Cet espace devient un « dépôt vente », dans lequel les voisins sont invités à déposer tout ce dont ils ne se servent pas, et à venir prendre tout ce dont ils ont besoin. Bientôt, le magasin est occupé par différents groupes de voisins qui s’y retrouvent à différentes heures de la journée, et devient, pour les personnes âgées le matin ou pour les SDF du quartier l’après-midi un lieu de convivialité, un « accueil de jour » officieux, dans lequel on peut boire du café et passer autant de temps qu’on le souhaite.
21Le squat requiert donc une capacité d’adaptation à l’environnement et de communication avec ses protagonistes, l’interconnaissance conduisant le plus souvent à une réduction des risques d’expulsion immédiate.
22Au-delà de ces qualités relationnelles, squatter implique de maîtriser des savoir-faire pratiques. Ainsi ceux qui ont en charge l’ouverture d’un squat doivent-ils contrôler un ensemble de paramètres afin de s’assurer de la réussite de leur projet. L’ouverture est un moment délicat, celui dont dépend l’existence du squat, celui qui fait encourir le risque d’être pris en flagrant délit, et d’être condamné pour effraction, si effraction il y a [16]. Il est préférable alors de connaître la ville, les espaces vacants, ceux qui sont surveillés, ceux qui au contraire sont plus « tranquilles » [17] ; il faut s’assurer de la « squattabilité » de l’immeuble : l’appartement doit être réellement vacant (on se renseignera au préalable sur le propriétaire auprès des voisins, ou du registre cadastral) [18] ; son état général, son niveau de salubrité doivent être évalués rapidement ; il faut être capable d’ouvrir ou de forcer une porte ou une fenêtre, avoir le matériel (cadenas, chaînes, etc.) pour sécuriser immédiatement les ouvertures ; il faut être informé du fait que l’on ne quitte jamais un squat dans les premiers jours de l’occupation, au risque de retrouver le lieu habité par d’autres, ou tout simplement muré ; il faut connaître l’attitude à adopter face aux forces de police qui ne manqueront pas de se présenter, savoir par exemple qu’elles ne sont pas en droit, à moins d’un flagrant délit d’expulser immédiatement.
23L’acquisition de ces savoir-faire dessine ce que l’on pourrait appeler une carrière de squatter sa cours de laquelle l’individu acquiert l’ensemble des savoirs précités, autant d’« arts de faire » (M. de Certeau, 1990) permettant, par leur maîtrise, de limiter l’insécurité et la fragilité inhérentes aux squats.
24Le parcours de Carine, jeune femme originaire du nord de la France, illustre les étapes de cet apprentissage : en conflit avec ses parents, gagnant de petites sommes d’argent grâce à la décoration de vitrines de commerces qu’elle pratique toujours, Carine a commencé à squatter à paris. Elle habitait alors dans un squat collectif, indiqué par des amis. Descendue à Marseille, Carine n’a toujours pas les moyens de payer un appartement, et sa socialisation se fait auprès d’autres jeunes en difficulté. Elle squatte bientôt avec Alice la maison de la rue Terrusse. Elles sont expulsées en octobre 1998, à l’entrée de l’hiver et sans aucune proposition de relogement ; mais Carine sait dorénavant comment ouvrir un squat, et pour elle le repérage de nouveaux lieux a commencé bien avant l’expulsion : c’est ainsi que quelques jours plus tard, elle ouvre avec d’autres un nouveau squat, à quelques centaines de mènes de l’ancien, celui dont Alice fera bientôt un « dépôt vente » pour les gens du quartier.
25Le squat en question se maintiendra pendant plusieurs mois. Mais les conditions de vie y sont difficiles, l’eau ne pourra jamais être ouverte, et Carine aspire maintenant à davantage de tranquillité. Elle s’installe avec son amie en novembre 1999 dans un autre quartier, celui du Panier, dont elle a repéré les innombrables appartements vacants. Forte de ses expériences antérieures, Carine sait que la bonne entente avec ses voisins est primordiale, et elle organise divers ateliers pour les enfants du quartier, qui viendront. c’est l’expulsion à nouveau, et l’ouverture d’un autre squat en juin 2000, dans une autre rue du Panier. Expulsée encore, après plusieurs mois d’une occupation paisible, Carine habite depuis avril 2001 un squat chauffé, spacieux, confortable, tout proche de la rue Terrusse, son premier quartier de squat. Grâce aux contacts qu’elle a maintenus dans le quartier, elle a obtenu des informations concernant cet appartement vide, et une voisine lui a procuré la clé de l’immeuble : Carine a pu éviter l’effraction, dont elle sait qu’elle peut lui coûter, contrairement à la simple occupation sans droit ni titre, une sanction pénale.
26On voit à travers ces différents exemples que la maîtrise des règles de droit est un élément tout à fait central dans la pratique du squat. Là réside peut-être la plus grande source d’inégalité entre les squatters, car la loi offre quelques protections à ceux qui en connaissent les rouages.
27Or beaucoup ignorent ces règles de droit, à commencer par l’obligation faite à tout propriétaire d’entamer une procédure juridique avant de pouvoir procéder à une expulsion. Ainsi Luc est-il souvent expulsé manu militari d’un logement qu’il occupe par des « gros bras » engagés par le propriétaire, sans savoir que cela est parfaitement illégal, ou bien il se laisse intimider par des menaces de représailles policières et de prison, et s’en va. Ne connaissant pas la loi, Luc a construit un autre type de tactique de maintien dans les lieux qui consiste à discuter avec le propriétaire, et à lui proposer un accord à l’amiable : que celui-ci le laisse habiter l’appartement tant qu’il n’est pas occupé, et il s’engage à « respecter les lieux » et à y effectuer quelques travaux. Exceptionnellement cela fonctionne, et Luc parvient à demeurer quelques mois sur place.
Luc sait qu’il existe une « trêve d’hiver » des expulsions, et pense qu’il devrait en bénéficier, mais il en ignore les dates précises. En réalité, les tribunaux n’appliquent pas la trêve d’hiver aux squatters : aux termes de l’article 613-3 du code de la construction et de l’habitation, il doit être sursis à toute mesure d’expulsion du 1er novembre de chaque année au 15 mars de l’année suivante, mais ces dispositions « ne sont pas applicables lorsque les personnes sont entrées dans les lieux par voie de fait ». Cette dernière restriction vise bien sûr les squatters, qui de fait sont expulsés en hiver. Pourtant, notons pour finir que des squatters dijonnais que nous connaissons ont réussi à démontrer que la « voie de fait » [19] doit être inscrite sur le procès-verbal dressé par l’huissier lorsqu’il constate l’occupation pour que le demandeur à l’expulsion puisse s’en prévaloir au cours de l’audience. Si tel n’est pas le cas, la trêve d’hiver s’applique bien aux squatters, ce dont a finalement convenu le juge ayant à statuer sur leur affaire, qui a ordonné que leur expulsion ait lieu après le 15 mars.
Squatter n’est donc pas à la portée de tous. Bien squatter, en limitant l’insécurité et l’inconfort, et en optimisant ses chances de rester plusieurs semaines voire plusieurs mois dans le lieu requiert de réelles compétences, pratiques et intellectuelles. Pour ceux qui en disposent, le squat offre également un certain nombre d’avantages, dont les squatters les plus démunis en termes de capital social, économique et culturel ne bénéficient que très partiellement.
Les ressources d’un lieu : ce que permet le squat
28Le squat est un lieu physiquement fermé, un immeuble en « dur », qui se distingue par 1à de l’abri de fortune [20]. Même dans sa dimension la plus précaire, squats insalubres de mineurs clandestins Porte d’Aix (2e), squats de toxicomanes à Noailles (1er), hangar désaffecté squatté par de jeunes punks à Saint-Marcel (13e), le squat est un abri qui protège de l’exposition aux violences de la rue. Le verbe to squat signifie s’accroupir, se blottir : dans l’étymologie du mot apparaît cette notion de protection de soi qui doit aujourd’hui encore faire sens dans l’appréhension du phénomène.
29Cela ne signifie pas que le squat soit exempt de violences. Sa très grande réversibilité peut en faire tour à tour un lieu de protection et d’exposition. Mais ces violences n’ont rien de spécifique au squat, et elles recouvrent en premier lieu tout ce que doivent supporter les individus fortement précarisés en termes de souffrances physiques et morales : l’inconfort, le froid, le manque d’hygiène, la promiscuité, l’instabilité, l’insalubrité, d’une part ; le sentiment d’insécurité, l’humiliation, la honte, le regard stigmatisant et les dénonciations, d’autre part. Le terme « violences » recouvre également ce que les individus font subir à eux-mêmes (toxicomanie, alcoolisme, automutilations pratiquées notamment par les mineurs clandestins) et aux autres : individus qui ont bu et frappent, se disputent, se volent. Ce peut être aussi la violence des forts exercée sur les faibles, lorsque dans un squat collectif, la maîtrise du langage et/ou de savoir-faire pratiques confère aux leaders officieux le pouvoir de décider de qui pourra rester ou pas au sein du squat, et ainsi de condamner à l’errance et à la rue ceux qui ne savent pas suffisamment convaincre. Plus largement, les formes de violence psychologiques sont ici celles que l’on observe dans toute vie collective, qui vont de l’imposition de soi et de la négation de l’autre à l’humiliation et à l’exclusion en dehors du groupe, et en dehors du squat.
Ces différentes facettes des phénomènes de violence au sein des squats sont bien connues, car elles concernent l’ensemble des milieux touchés par la misère économique, sociale et affective. Leur rappel a pour objectif d’éviter une présentation que l’on pourrait penser lyrique des choses. Mais il ne doit pas masquer d’autres réalités, peut-être moins souvent évoquées, qui ont trait cette fois aux qualités intrinsèques des squats, et aux apprentissages techniques, cognitifs et identitaires qu’ils autorisent.
Mieux vivre la pauvreté
30Le squat, on l’a dit, protège avant tout de la rue, de l’inconfort extrême et de la stigmatisation absolue qu’elle entraîne. Il permet aussi à ceux qui n’ont pas accès au logement d’urgence [21] d’avoir d’autres solutions, lorsque l’hôtel est trop cher et les réseaux de solidarité primaire inexistants.
31Le squat est également pratiqué par un ensemble d’individus qui pourraient choisir de dormir en foyer, mais affirment ne vouloir y aller « pour rien au monde ». Cette critique, très forte, du foyer est liée parfois à un passé institutionnel douloureux, comme on l’a vu avec l’exemple de Luc, elle dénonce souvent la violence et les contraintes drastiques, notamment en termes d’horaires, qui y règnent. La violence institutionnelle et celle exercée par les autres occupants des foyers sont donc vécues comme plus insupportables que celles du squat par bon nombre d’individus, qui choisissent « librement » cette seconde solution.
32Car la vie en squat peut, à certains égards, rappeler la « vie normale ». Luc raconte qu’il squatte depuis des années dans le même quartier, aux alentours de la place Marceau (2e) ; les commerçants le connaissent, les passants le saluent, ce quartier est devenu son quartier et il s’y sent en sécurité.
33Lorsque les squatters sont identifiés positivement, ils peuvent avoir un quotidien qui ressemble à celui d’un locataire habituel, auquel beaucoup disent aspirer : disposer d’une boîte aux lettres et d’une adresse [22], croiser des voisins et discuter du temps, acheter une baguette chez le commerçant du coin. Squatter c’est également pouvoir cuisiner, être en possession d’une clé, choisir ses propres horaires.
34Le squat permet ainsi à une minorité d’individus et de familles de s’installer, de trouver une base à partir de laquelle s’enchaîneront démarches administratives, perception des droits sociaux, et parfois accès au travail et au logement de droit commun. Les occupations du DAL [23] ont ainsi débouché sur le relogement de centaines de familles. Et de manière plus anonyme, des individus ont réussi un passage du squat au domicile, comme Amina à Félix Pyat, qui a pu signer un bail lors du rachat de la copropriété par des logeurs publics. Comme en fait l’hypothèse P. Gaboriau, à partir de ses observations sur les clochards, le squat peut être un tremplin vers l’accession au logement de droit commun [24].
35L’habitat dans un lieu collectif tel que « l’Huilerie » engendre des circulations de savoir-faire, qui sont tous ceux, bien connus, de la débrouille individuelle et collective des individus en situation de précarité. Ainsi, la mendicité peut se coupler à l’apprentissage d’une discipline artistique, comme le jonglage ; les lieux de l’assistance sont connus, répertoriés, communiqués au nouvel arrivant ; on en connaît les horaires, on en sait les possibilités et les limites [25].
36Les squatters de « l’Huilerie » obtiennent gratuitement la quasi-totalité de la nourriture qu’ils consomment, c’est-à-dire l’équivalent de plusieurs dizaines de repas par jour, en procédant à des récupérations systématiques, à dates et heures fixes, sur les étals des marchés de la ville et dans les poubelles des grandes surfaces environnantes. D’autres récupérations effectuées au gré des rencontres et des opportunités servent à s’équiper, câbles d’anciens chantiers, bois élagué par la Ville, meubles abandonnés sur un trottoir par un particulier. Il faut donc « avoir l’œil », savoir repérer ce qui peut être utile, et souvent, savoir le transformer. C’est pourquoi ces apprentissages concernent aussi la cuisine, la maçonnerie, la plomberie, l’aménagement d’intérieur.
Squatter permet enfin, on l’a dit, de trouver des points d’appui lorsqu’on se déplace d’une ville à une autre, d’un pays à un autre. Aller de squat en squat, c’est participer au mouvement actuel d’ouverture des frontières, d’internationalisation des échanges, que certains croient pouvoir ou essaient de limiter aux riches de nos sociétés. Cette forme particulière de déplacement peut prendre la forme d’un « tourisme des squats » en pleine expansion en Occident, qui fait même afficher « No tourist » sur leur porte à des squatters barcelonais trop sollicités par ces voyageurs interlopes. Le squat permet donc l’ancrage, mais aussi la mobilité. C’est ce que nous explique Agathe, squatteuse de « l’Huilerie », dans l’extrait d’entretien ci-dessous. Pour elle le squat est à la fois un moyen d’éviter la rue, un outil d’accession à l’autonomie, et même un instrument de loisir, de découverte, et ce dans toutes les villes qui s’inscrivent sur son parcours :
« Et maintenant je sais que même si j’arrive dans une ville et que je suis à la rue, ça m’est déjà arrivé des histoires dans des villes inconnues, je sais qu’il y a des logements vides partout dans toutes les villes et même en dépannage pour trois jours je sais que je ne serai jamais à la rue, je sais que je peux ouvrir… Cette démarche de casser une porte en sachant que c’est vide derrière, après c’est… Une fois qu’on sait le faire une fois, on sait le faire à l’infini, donc je n’aurai plus jamais de problème de logement dans ma vie je pense… (rires)
« (…) J’ai pas besoin d’aller à l’hôtel ni de demander l’hébergement à qui que ce soit quoi… Je peux toujours me démerder pour trouver des endroits vides, forcer, un peu forcer des portes, même depuis que j’ai mon camion complètement autonome et tout, pas seulement pour dormir mais pour d’autres raisons, aller dans une ville… En fait moi je suis curieuse donc dès que je vois un bâtiment vide il y a cette curiosité, cette espèce de vice d’avoir envie de rentrer dedans, même pour visiter, même si je sais que je ne vais pas habiter dans cette ville, rentrer dedans, juste pour voir comment c’est à l’intérieur et se rendre compte que cette grande maison gigantesque ben en fait il y a encore l’eau branchée (…) ».
Requalification identitaire
37Le squat est le seul type d’habitat des SDF qui permette à ces derniers d’améliorer considérablement leur confort, à condition qu’ils en aient l’énergie et les compétences, et qu’on leur en laisse le temps. Souvent insalubres à leur ouverture, certains lieux sont si bien aménagés que l’on y rencontre des individus qui ont fait le choix de quitter leur appartement vétuste pour s’y installer. Le squat est un espace aménageable, dans lequel la personne va donc pouvoir exercer ses compétences de technicien.
38L’exemple de Fahrid est en ce sens parlant. Ouvrier du bâtiment d’origine marocaine, âgé de cinquante ans environ, Fahrid a, en 1998, perdu son emploi, puis son logement ; sa dépendance à l’alcool s’accentue alors considérablement. Fahrid dormait depuis plusieurs semaines dans les espaces publics de la ville lorsque Alice et Carine, qui le croisaient régulièrement, l’invitent à venir dormir dans leur squat de la rue Terrusse.
39La distance culturelle entre les deux univers se fait d’abord durement ressentir, et Fahrid comprend mal le mépris affiché par les jeunes squatters pour l’argent et les choses matérielles, la rhétorique libertaire dont il ne maîtrise pas le vocabulaire, ou encore le franc-parler des filles, qu’il trouve arrogantes. Mais Fahrid peu à peu se familiarise avec cet univers de sens, et trouve dans les propos de ces jeunes gens une occasion de justifier sa place dans le monde, et d’« inverser le stigmate » (E. Goffman, 1975) : de clochard alcoolique, ainsi qu’il se dépeint a posteriori, il devient militant d’une cause juste, celle d’un logement pour tous, artisan d’une lutte sociale et urbaine qu’il a appris à nommer et comprendre, activiste du squat, dont il sera, l’expulsion approchant, l’un des plus ardents défenseurs.
40Discréditable et non discrédité, c’est-à-dire porteur d’un stigmate qu’il est en mesure, contrairement à l’infirme par exemple, de camoufler, le squatter peut mettre en œuvre des techniques de contrôle de l’information (E. Goffman, 1975) qui passent par l’apprentissage du discours de légitimation du squat, c’est-à-dire des arguments permettant de justifier auprès des autres le fait de squatter, et d’en faire même un élément de requalification identitaire.
41Ce travail de redéfinition de sa place au sein du monde social s’observe également en correspondance avec la matérialité du squat. C’est ainsi que Fahrid, comme d’autres hommes issus du monde ouvrier, a pu retrouver dans le squat un lieu sur lequel intervenir. Il répara l’escalier branlant, construisit un bar dans la salle commune, fit fonctionner le système d’écoulement des eaux, améliorant sensiblement le quotidien des squatters. L’action sur la matière est aussi modification de son environnement, amélioration de ses conditions de vie, emprise sur le cours des choses, dont Fahrid ne pensait plus être capable. Alors qu’il se percevait comme inutile, il est devenu une personne-ressource, sollicité par les plus jeunes, appelé à travailler dans d’autres squats, utile à d’autres et à lui-même, à nouveau [26].
42Pour les familles bosno-tsiganes précitées comme pour de jeunes squatters voyageurs rencontrés à « l’Huilerie », il s’agit aussi de mettre à distance la figure sociale du clochard, très proche socialement, et dont on veut absolument se démarquer en affirmant haut et fort son rejet de l’hébergement d’urgence, qu’on l’ait, en réalité, fréquenté ou non. C’est ainsi, par rejet du proche, que l’on « conjure l’exclusion » (L. Gruel, 1985). Les squats collectifs et ouverts facilitent la fréquentation d’autres figures sociales que celle du pauvre ou du SDF puisque s’y croisent des individus qui appartiennent aux mondes « intégrés », artistes, militants, étudiants, qui eux ne passent jamais la porte d’un foyer.
43Parallèlement à la « normalisation » des modes de vie qui est, répétons-le, souhaitée par beaucoup, le squat est un milieu de socialisation alternative. On y apprend à refuser les ordres, à se distinguer de l’injonction faite aux pauvres par exemple d’aller vivre au bord des villes : de nombreux squatters aspirent au logement HLM [27], mais d’autres le refusent s’il est trop excentré, dégradé, s’il est synonyme d’une privation de leur droit à la ville, et préfèrent rester dans le squat qu’ils occupent, ou en ouvrir un autre.
44Des squats tels que « l’Huilerie » offrent un modèle de contre-culture, dans lequel les squatters véhiculent les thèmes déjà anciens du rejet de la société de consommation et de ses avatars, se réclament de l’anarchie et de l’idéologie libertaire, prônent l’instauration d’autres types de rapports sociaux, l’autogestion, l’anti-spécisme [28], l’anti-fascisme, l’anticonformisme. Peu importe alors que les réalisations concrètes de ces idéaux ne soient que très partielles, et que l’individualisme tant décrié soit dans certains cas au cœur des rapports sociaux : ce qui compte ici, c’est la possible identification avec des contre-modèles de société, un sentiment d’appartenance à d’autres groupes dans lesquels trouver sa place, être reconnu et reconnaître. Dans un environnement sociétal qui disqualifie ce qu’il est, le squatter peut puiser dans cette socialisation secondaire des réponses, des contre-offensives et reprendre la parole.
C’est dans des termes assez similaires qu’il nous semble opportun d’analyser les squats dits artistiques, qui n’ont à Marseille qu’une existence et une visibilité réduites en comparaison des squats parisiens. Ces squats, qui regroupent en partie les moins pauvres et les moins disqualifiés des acteurs dont nous parlons, ont pour intérêt premier de fournir aux artistes les moins légitimes dans le champ artistique, les moins dotés en capital économique et social, des espaces de création et d’exposition, ainsi qu’un logement. Mais de ces espaces émergent aussi des mises en question du fonctionnement du marché de l’art, et de la définition même de ce qui en relève, en rappelant que la labellisation institutionnelle ou la reconnaissance d’un petit groupe de pairs ne suffit pas à en définir les contours. L’art doit sortir des musées, réinvestir les rues et les quartiers, redevenir vivant, s’affranchir du conformisme ambiant et des chapelles, mélanger les genres et les disciplines, rencontrer d’autres publics, et même supprimer la frontière entre public et artiste, entre acteur et spectateur : voici quelques-unes des revendications des squatters de ce type, de leurs porte-parole en tout cas. Car ces lieux sont également ceux de la mixité sociale, qui reçoivent à Marseille la visite d’élus locaux un jour, et hébergent des mineurs clandestins et des réfugiés algériens le lendemain.
Conclusion
45L’analyse des mondes des squats immerge le chercheur dans une pluralité de mondes sociaux, qui jouxte d’un côté celui des clochards, dans le sens qu’en donne P. Gaboriau (1993), et de l’autre celui des militants politiques et artistiques, qui sont eux à la lisière, précaires certainement, mais que le capital culturel protège encore de la « chute ».
46Si nombre de squatters en effet partagent des difficultés d’ordre économique, administratif ou affectif, il semble que la seule dimension qui leur soit réellement commune est l’illégalité dans laquelle ils se trouvent : les squatters sont des occupants sans droit ni titre, qui de ce fait ne bénéficient que très partiellement des mesures de protection accordées aux locataires en impayés de loyer, et des avancées récentes en matière de droit au logement [29]. Ainsi certains squats sont-ils expulsés au cœur de la trêve d’hiver, souvent sans aucune mesure de relogement.
47Or cette illégalité place à nouveau les individus dans une grande précarité : violence des expulsions, difficultés à s’investir dans un lieu que l’on sait provisoire, instabilité administrative, déménagements successifs et, corrélativement, affaiblissement des réseaux relationnels et amicaux. Un squat expulsé, ce peut être la fin d’un lieu « marqué par la violence, la délinquance et les toxicomanies [30] ; mais ce peut être dans le même temps la fin d’un réseau de sociabilité, d’entraides, de formes de solidarité dont l’ancrage précisément était le squat, et qui finiront avec lui.
48La conception française dominante en matière de squat est basée sur la notion de trouble à l’ordre public et sur la réification de la propriété privée, ce qui a pour conséquence la multiplication des expulsions, et la sur-fragilisation des squatters. Face à ce sine qua non, à cette incapacité à concevoir le squat autrement que comme un problème à résoudre, les squatters posent des interrogations et proposent des réflexions sur l’errance des jeunes, les insuffisances et inadéquations de l’assistance, l’ampleur de la vacance, les dysfonctionnements du parc HLM, la fragilité des immigrés, la brutalité de l’individualisme. Ils soulignent qu’une société qui ne prend pas suffisamment la mesure de l’exclusion du logement crée les conditions d’émergence des pratiques illégales qu’elle condamne.
Mais le squat nous indique aussi la recherche d’alternatives à cet individualisme : les aspirations à la vie en collectivité, à d’autres formes du vivre ensemble et à d’autres modes d’habiter. Les squats ont in fine le potentiel de nous indiquer des vides, spatiaux et sociaux. Écouter les squatters, c’est se donner les moyens de dépasser la peur du vide pour observer ce qui s’y crée, abandonner le fantasme du contrôle absolu pour réfléchir aux conditions d’existence d’espaces sociaux interstitiels, qui sont autant de lieux d’élaboration des possibles. Entendre, au-delà de la dénonciation et de la plainte, les discours de l’expérience, des ressources et des compétences. C’est donc à la créativité que nous invite l’observation des squats, à l’invention de nouvelles formes de l’action, que préfigurent peut-être les baux précaires ou la loi de réquisition [31], l’habitat collectif autogéré ou à faible seuil d’exigence, et dont d’autres pays européens [32] nous indiquent la voie.
Notes
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[*]
Doctorante au laboratoire du SHADYC (Sociologie, histoire et anthropologie des dynamiques culturelles), allocataire de la région PACA, École des hautes études en sciences sociales, Marseille.
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[1]
Sur ces questions cf. notamment M. Bozon, J.-M. Firdion, M. Marpsat, 1995, CNIS, 1996, Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 200.
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[2]
Si cette définition recouvre la majorité des situations de squat, des nuances peuvent y être apportées : le lieu occupé n’est pas toujours un logement mais peut être un grenier, une cave, un bureau ou hangar désaffecté. ; il n’est pas forcément vide au moment de l’entrée des squatters, mais peut être habité par d’autres squatters, qui se feront alors éventuellement chassés des lieux. D’autre part, le squat peut être payant pour ses habitants, soit qu’un faux propriétaire le fasse passer pour un appartement de droit commun, soit que les occupants du lieu s’octroient sur lui un droit d’usage, et le fassent payer aux futurs squatters.
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[3]
La visibilité réduite et la mobilité importante des squatters, le refus d’être enquêté par peur de représailles administratives ou judiciaires, l’hostilité de certains squatters face à qui incarne l’Institution, quelle qu’elle soit.
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[4]
Les mémoires universitaires de licence, maîtrise et DEA de sociologie et d’ethnologie portant sur les squats se sont, par contre, multipliés ces dernières années, ce qui peut laisser espérer des recherches ultérieures plus nombreuses.
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[5]
Dans le cadre d’une thèse.
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[6]
Sur les apports réciproques des méthodes quantitatives et qualitatives dans le cadre des recherches portant sur les SDF on consultera M. Marpsat, 1999.
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[7]
Entendues dans le sens qu’en donne B. Lepetit (1995, p. 20) : « La capacité à reconnaître la pluralité des clamps normatifs et à identifier leurs contenus respectifs ; l’aptitude à repérer les caractéristiques d’une situation et les qualités de ses protagonistes ; la faculté, enfin, à se glisser dans les espaces interstitiels que les univers de règles ménagent entre eux, à mobiliser à leur profit le système de normes ou des taxinomies le plus adéquat, à construire à partir de règles et de valeurs disparates les interprétations qui organiseront différemment le monde. »
-
[8]
En hiver, car beaucoup de squatters prennent la route en été. Ces chiffres procèdent bien sûr d’une évaluation, élaborée à partir du croisement de plusieurs données : le comptage sur le terrain, une liste des lieux squattés ou susceptibles de l’être fournie par le service municipal de « Sécurité du public », le nombre de logements vacants (32 265 en 1999 selon l’Insee), le nombre de SDF (2 000 selon diverses institutions), le nombre de places d’hébergement (800), le nombre de ménages en attente d’un logement social (4 000 selon la presse), le nombre de squats avancé par le CNAPD pour d’autres villes.
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[9]
Ayant notamment pour conséquence un taux de chômage avoisinant le double de la moyenne nationale : 23,3 % en 1999 à Marseille, contre 12,8 % pour la France métropolitaine (source : recensement Insee).
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[10]
Centre d’hébergement et de réinsertion sociale.
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[11]
Mais « par ailleurs, un phénomène peu répandu dans la population étudiée (qui donc ne correspond qu’à des résultats non significatifs dans les petits échantillons) peut avoir une importance beaucoup plus grande d’un autre point de vue (social, médiatique, etc.). Dans le domaine qui nous préoccupe, on peut ainsi citer le DAL ou d’autres mouvements, dont les militants sont en nombre relativement restreint parmi les sans-domicile mais participent de la structuration du milieu » (M. Marpsat, 1999).
-
[12]
Sur les squats des familles bosno-tsiganes à Marseille, cf. F. Bouillon 2001a, 2001b et 2001c.
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[13]
Sur les trajectoires et les circulations de ces jeunes routards, cf. F. Chobeaux, 1996.
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[14]
L. Roulleau-Berger distingue quatre types de savoirs qui sont au fondement de la compétence, que l’on retrouve mis en œuvre par les squatters : les savoirs sociaux, les compétences communicatives, les savoirs cognitifs et les savoirs de l’expérience. Sur le thème des compétences des « citadins ordinaires », on lira également L. Berry-Chikhaoui et A. Deboulet (dir.), 2000.
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[15]
Cette construction d’une image légitime de soi est nécessaire dans bien d’autres sphères auxquelles le squatter est confronté : celles de la justice, de l’assistance, de la police…
-
[16]
« Dans le cas du squat, c’est-à-dire pénétration et maintien dans un lieu inoccupé, aucune sanction pénale n’est prévue, sauf bris ou effraction. Seule l’expulsion par la voie civile est possible », réponse ministérielle du garde des Sceaux à propos de l’article 226.4 du Nouveau Code pénal, 21 septembre 1993.
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[17]
Sur l’appréhension de la ville par les squatters et les techniques de repérage cf. F. Bouillon, 2001c.
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[18]
Entrer chez un particulier ou dans une résidence secondaire, c’est risquer une lourde peine pour violation de domicile, ce que veulent à tout prix éviter les squatters.
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[19]
Notion juridique quelque peu floue, la « voie du fait » ou « de fait » s’oppose à la « voie du droit ». Ainsi les locataires ou les propriétaires habitent-ils leur logement de droit, alors que les squatters l’occupent de fait. Concrètement, elle sera généralement signifiée dans un procès-verbal par le constat d’effraction.
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[20]
Entendu ici comme tout lieu entièrement ou partiellement ouvert qui n’offre ni intimité ni protection. Le CNIS (1996) distingue, quant à lui, l’hébergement collectif ou privatif avec possibilité d’y laisser des affaires (comprenant par exemple des bureaux désaffectés, compris ici comme squat mais aussi des « ruine, chantier, grotte, tente » non considérés comme squats) et l’hébergement de fortune sans possibilité d’y laisser ses affaires.
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[21]
En raison de leur expulsion des foyers, de leur méconnaissance des lieux existants, de leur clandestinité ou de l’insuffisance de places.
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[22]
Beaucoup de squatters estiment, par contre, leur squat trop fragile ou éphémère pour y être domiciliés et cherchent ailleurs une domiciliation (chez des amis, dans un accueil de jour pour SDF, etc.). De même certains squats sont suffisamment sûrs pour y entreposer des affaires personnelles sans crainte de vol, d’autres pas.
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[23]
Droit au logement. Pour un historique des actions du DAL, cf. DAL (1996) et J.-B. Eyraud (1998).
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[24]
Sous certaines conditions bien sûr. Ainsi les familles bosno-tsiganes qui n’avaient pas pu régulariser leur situation ont-elles été expulsées de leurs appartements. Et pour ceux qui le souhaitent uniquement, ce qui n’est pas le cas par exemple d’une partie des squatters de « l’Huilerie » qui revendiquent le squat comme acte politique et aspirent à une vie communautaire.
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[25]
Si l’assistance de la nuit est peu utilisée ou mise à distance, l’aide sociale (RMI, allocations chômage, allocation parent isolé, etc.) et l’assistance de jour (pour les vêtements, les soins médicaux, la nourriture) sont par conte ouvertement sollicitées.
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[26]
Apres l’expulsion de la rue Terrusse, Fahrid squattera encore quelque temps avec Carine et Alice rue du Progrès, puis il retrouva du travail, puis enfin un logement de droit commun, dans le parc privé.
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[27]
Habitation à loyer modéré.
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[28]
C’est-à-dire le refus de la distinction entre les espèces humaines et animales, qui implique le végétarisme, la lutte contre la vivisection, etc.
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[29]
Les deux mois minimum de délai avant expulsion instaurés par la loi Besson de 9 juillet 1991 ne s’appliquent pas automatiquement aux squatters. De même, si les squatters peuvent, au même titre que toutes les personnes mal logées, bénéficier de certaines des mesures mises en place par la loi du 29 juillet 1998 (renforcement des dispositifs d’aide au logement, amélioration de l’attribution des logements sociaux, aide à la médiation locative), celles visant à prévenir les expulsions ne les concernent pas. Précisons également que la taxe et la réquisition des logements vacants instaurées par cette même loi ne s’appliquent pas à Marseille, où le déséquilibre entre l’offre et la demande de logements n’est pas jugé suffisant.
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[30]
Qui désigne l’une des trois catégories de squats identifiées par le CNAPD, avec les squats « de l’extrême misère » et d’autres « ouverts à une intervention sociale à caractère individuel et collectif ». Si l’ouverture aux intervenants sociaux peut se justifier comme critère de distinction dans une étude dont c’est précisément l’objectif, ce paramètre est, d’un point de vue sociologique, insuffisant à décrire la variété des lieux et des situations.
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[31]
L’ordonnance n° 45-2394 du 11 octobre 1945 instituant « des mesures exceptionnelles et temporaires en vue de remédier à la crise du logement » avait pour objet de contraindre les propriétaires privés à louer leurs immeubles (D. Voldman, 1992). Cette loi est aujourd’hui un droit discrétionnaire du préfet, prévu par l’article L. 641-1 du code de construction et de l’habitation. Sur proposition du maire, le préfet peut réquisitionner, en faveur des personnes défavorisées, des locaux vacants ou insuffisamment occupés depuis six moins au moins, pour une période d’un an maximum (renouvelable). La loi du 19 juillet 1998 prévoit le recours à la réquisition dans les communes où existent d’importants déséquilibres ente l’offre et la demande de logement et un fort taux de logements vacants. Le préfet a dorénavant un droit de réquisition direct, ce qui signifie qu’il n’a plus l’obligation de passer par les services de la mairie.
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[32]
L’Allemagne et la Suisse en particulier, avec notamment laide à la réhabilitation de lieux vacants par les squatters à Berlin, leur mise à disposition aussi longtemps que le propriétaire n’a pas fait la preuve de son utilisation immédiate à Genève, etc.