1Classiquement, la population des SDF est présentée comme ne pouvant qu’inspirer la charité et définie comme incapable de mobilisation : constituée d’individus perçus comme déstructurés, entièrement soumis à leur condition d’exclus, et au poids du stigmate qui les enfermerait dans une résignation au monde de la rue dont ils ne pouvaient s’extraire à cause d’une insuffisance de ressources. Or, l’expérience bordelaise en est l’exemple contraire. Ils peuvent non seulement se mobiliser mais également susciter des soutiens extérieurs à leur mouvement : des relais politiques par exemple. Pendant longtemps, cette population d’exclus a été perçue comme un groupe homogène. Or, à l’analyse des trajectoires et des expériences individuelles, il apparaît que c’est avant tout une population extrêmement hétérogène. Ce que montre le cas bordelais, c’est que les SDF sont capables de prendre appui sur des groupes constitués extérieurs à leur condition. Ce qui en fait un cas unique, c’est que cette mobilisation a abouti à une institutionnalisation des revendications, et cela avec le consentement des pouvoirs publics. Au-delà de la mobilisation collective, ce qui nous intéressera ici, c’est de comprendre les facteurs déterminants à l’émergence de la mobilisation et à sa pérennisation, aboutissant à la création d’une structure d’accueil portée et dirigée par certains des squatters engagés.
2Afin de rendre compte de ce mouvement, nous avons mené une enquête qui s’est inscrite dans la durée. L’objectif était de dépasser le registre de la mobilisation collective pour en percevoir les enjeux individuels. Pour cela, nous avons suivi ces manifestants d’un nouveau genre dès le campement qu’ils avaient organisé au centre-ville de Bordeaux, fin 1994, par le biais d’une observation participante sur ce lieu de rassemblement dès fin janvier-début février 1995 et jusqu’en 2001 où nous avons effectué une série d’entretiens (dix avec les responsables restants des structures et des coéquipiers). Entre-temps, nous avons mené une trentaine d’entretiens auprès de squatters qui avaient vécu ou connu le mouvement ainsi qu’une dizaine avec les acteurs extérieurs s’étant impliqués dans celui-ci. Cette recherche a permis d’interroger des individus participant au mouvement depuis sept ans. La difficulté majeure que nous avons rencontrée, a résidé dans le fait de garder le contact avec ces publics qui, par définition, sont mobiles. Nous avons pu suivre six personnes qui étaient dans le mouvement dès le début et s’y trouvent encore aujourd’hui. Nous n’avons pu interroger les autres que deux à trois fois sur cinq ans. Depuis deux ans, il est devenu très compliqué de les revoir dans la mesure où la structure ne fonctionne plus qu’avec un dernier « rescapé » du mouvement et, petit à petit, les autres prennent de plus grandes distances avec les anciens compagnons. Nous nous contentons donc d’avoir de leurs nouvelles par le biais de connaissances ou d’amis, via les responsables de structures qui les accueillent notamment pour deux d’entre eux.
Tout ce travail d’enquête nous a permis de mettre en avant des facteurs déterminants à la mise en place du projet des squatters et surtout à son échec relatif. Nous pouvons réfléchir à partir d’un découpage en trois grandes phases. La première serait celle de l’émergence de la mobilisation et irait jusqu’à la réquisition du squat de la rue des Vignes. Viendrait alors le temps de « l’apogée » avec la mise en place d’un squat autogéré et la création de la Coordination SDF (CSDF). Enfin, l’institutionnalisation du mouvement sera appréhendée au travers de l’animation de deux structures d’accueil pour des SDF « tout venant », financées par les pouvoirs publics : les résidences sociales des Capucins et de la porte de la Monnaie.
L’émergence et la montée en puissance du mouvement
Les prémices du mouvement
3Tout a commencé durant l’hiver 1992-1993, particulièrement entre le 6 et le 21 novembre, à l’initiative du Mouvement Ras le bol (MRLB) [1] qui organisait des soupes populaires au profit de sans-abri dans le quartier Saint-Michel. Des militants souhaitaient attirer l’attention des pouvoirs publics sur le sort des sans-logis qu’ils recevaient quotidiennement. Ils décidèrent alors d’organiser place Saint-Michel, au pied de la flèche, chère au cœur des Bordelais, un campement de fortune dans lequel ils invitaient la population à les rejoindre. Ce lieu était également un abri convoité par un gloupe de SDF qu’ils côtoyaient. Le mouvement fut soutenu par la Croix-Rouge de Pessac qui offrit des couvertures. Dans le même temps, des discussions animées, mêlant militants et SDF, amenèrent quelques sans-logis à sortir de leur mutisme et à se faire entendre de l’opinion publique et des pouvoirs publics. Ils rejoignirent le campement et s’immiscèrent dans l’organisation militante. Cette action ne fut guère médiatisée et connue du grand public. Quelques articles de journaux [2] relatèrent les faits sporadiquement mais sans grand enthousiasme. Malgré tout, cette période hivernale fut l’occasion de nouvelles revendications émanant de différens mouvements s’inscrivant dans la lutte contre les exclusions. Le MRLB ne fut, en quelque sorte, que le déclencheur. « Au MRLB, on est des empêcheurs de tourner en rond et on a fait prendre conscience aux gens qu’il fallait agir et que c’était possible. Alors, on a pu en motiver certains qu’on connaissait et on les a aidés quand ils ont eu besoin de nous. Ils savaient qu’ils pouvaient compter sur notre soutien » [3]. L’année d’après, une nouvelle tentative vit le jour sans plus de succès. Cette fois-ci, ils essayèrent d’occuper un immeuble rue des Vignes dont ils furent rapidement expulsés par les forces de l’ordre.
Du campement de la place Pey-Berland au squat de la rue des Vignes
4Un an plus tard, une nouvelle tentative s’organise, à l’initiative d’un groupe de SDF dont certains avaient vécu les précédents campements. Le 27 décembre 1994, ils décident de s’installer sur des bancs de la place Pey-Berland, devant le parvis de la cathédrale de Bordeaux, en vis-à-vis de l’hôtel de ville, comme un défi lancé à l’État et à l’opinion publique. « Si je suis là aujourd’hui avec mes copains ce n’est pas pour défendre des idées politiques, j’en ai pas, je suis SDF et j’ai pas le droit de vote. Ce qu’on veut, c’est montrer à tous ceux qui passent qu’on existe, qu’il fait froid, et qu’on vit dehors parce que y a pas de place pour nous en foyer. Le problème des chiens, c’est un faux problème. Y a pas de place c’est tout. » ( M. D., 23 ans, à la rue depuis cinq ans) [4]. Rapidement, un certain nombre d’associations investies dans la défense des droits des exclus (le collectif « Un toit un droit » ou Agir contre le chômage (AC !) Gironde) s’inscrivent dans le mouvement et le soutiennent. Une pétition pour « le droit de réquisition et le droit de vivre » est remise à la préfecture et à la mairie. Après deux semaines, le mouvement s’anime et le 5 janvier 1995 le groupe de SDF rencontre des représentants des pouvoirs publics (direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (DDASS), direction départementale de l’Équipement et mairie). « Comme d’habitude, ils nous ont proposé des lits d’hébergement au foyer Leydet. Ce n’est pas une solution. Ils ne tiennent pas compte de la misère dans laquelle on vit tous les jours. On veut des vraies solutions avec de vraies réflexions et pas de cas par cas. » (M. J., 30 ans, à Bordeaux depuis plus de dix ans, à la recherche d’un logement). À la mi-janvier de nouvelles tentes sont plantées pour pouvoir accueillir la trentaine de SDF qui se trouvent là. À partir de ce moment, le mouvement va croissant. Ce mouvement de SDF sidère l’opinion publique et prend de court les institutions. À plusieurs reprises, la presse se fait l’écho de leurs revendications. « De plus en plus de gens venaient signer notre pétition et nous soutenaient par des tas d’initiatives personnelles. Nous avons eu une représentation assez exemplaire de gens qui pouvaient s’intéresser au problème de l’exclusion. Nous avons eu la visite par exemple d’un abbé, d’hommes politiques, démagogues de gauche ou de droite, du président du Syndicat hôtelier, de policiers en civil et en uniformes, de pompiers, du Samu social, d’organismes caritatifs, d’étudiants, de professeurs d’université qui prétendaient en une heure de temps comprendre toute la problématique du camp, des Relais du Cœur, de parents inquiets pour leurs enfants en fugue, et des personnes curieuses de voir comment nous vivons en exprimant leur soutien. » (Olivier, 34 ans, titulaire d’un baccalauréat série A2. Il a travaillé comme saisonnier agricole et dans une usine à Paris. Il est l’un des leaders qui fera exister le mouvement et se verra confier la présidence de la CSDF et la gestion du squat autogéré) [5]. Aux sympathisants viennent se greffer des associations humanitaires et caritatives comme le Secours populaire, le Secours catholique, l’Entraide protestante, la Croix-Rouge, des organisations politiques comme la LCR, les Verts, le PCF ou encore le MDC et des syndicats comme la CGT ou ASUD qui se chargeront de durcir ce mouvement. Les SDF du premier jour sont rapidement rejoints par des étudians, des militants, et des Bordelais sympathisants de leur mouvement. En même temps plusieurs manifestations sont organisées et le campement devient un lieu de passage et de discussions. Les passants s’arrêtent pour échanger avec ces squatters ou, au contraire, les regardent d’un œil inquiet : il faut dire qu’ils investissent une place centrale de la ville, à la charnière entre les « beaux quartiers » et les quartiers dits plus populaires ou estudiantins. Après plusieurs jours d’occupation, voyant que le conflit se durcit, la presse et les institutions viennent à leur rencontre. À ce moment-là, ce mouvement fait des émules et de plus en plus de squatters, découvrant le campement, le rejoignent. Ils sont certains soirs, plus de cent personnes à veiller : squatters, militants, étudiants mélangés. Le cadre du rassemblement de quelques SDF est dépassé pour devenir un enjeu politique et social. Leur visibilité en est principalement la cause.
5Courant janvier, le conseil général leur propose une usine désaffectée sur la commune d’Artigues (rive droite). Cet espace peut accueillir une vingtaine de lits et offre eau, électricité et chauffage. Sans lever le camp, à tour de rôle, ils vont s’y reposer. « Ici, au campement, y a tout le temps du passage, même la nuit, et dormir est impossible. Et puis, on se les gèle » (M. J.). Fin janvier, de nouveau le conseil général intervient et leur attribue une dizaine de logements par le biais de l’Office public HLM de la Gironde dans le quartier Saint-Michel. La gestion en est confiée à l’Entraide protestante. À partir du mois de février, les événements s’accélèrent sous la pression des différents acteurs qui soutiennent le groupe des SDF. Des leaders ont émergé et, le 8 février, après une manifestation dans les rues de Bordeaux, ils sont reçus à la préfecture. Une rencontre est décidée avec la mairie sous quinzaine. Or, le 10 février, la municipalité leur propose de régler le conflit par un relogement des personnes de la place Pey-Berland après un entretien individuel. La proposition est rejetée.
Après soixante-douze jours de campement, le 8 mars 1995, lors d’une réunion comme il s’en tenait quotidiennement auprès du comité « Un toit un droit », ils décident d’une date pour lever le camp. Ils conviennent d’une manifestation dans les rues de Bordeaux qui se terminerait par une réquisition d’immeuble. « On voulait que cela reste secret pour pas que les flics nous empêchent de réquisitionner l’immeuble. Pourtant, il y a eu des fuites à la mairie, mais jusqu’à la fin, personne ne savait. Ils avaient posté des CRS devant les immeubles qu’ils pensaient qu’on allait investir, mais ils se sont trompés et, à 21 heures, on est arrivé rue des Vignes. Il y avait 400 personnes, on a coupé le cadenas et on est rentré dans la cour de l’immeuble. Puis les gens sont rentrés chez eux et on s’est retrouvé à une vingtaine à tout casser. On a fait un feu dans la cour, on a fêté ça et puis voilà » [6] (M. H., 32 ans, titulaire d’un BTA agroalimentaire, à la rue depuis un an) [7]. À 22 heures, en effet, il n’y avait plus qu’une vingtaine de personnes dont la moitié constituée de SDF de passage, « des routards ». « À 22 heures, 23 heures voire minuit, la manif, elle existait plus, on s’est retrouvé dans un immeuble qu’on avait cassé, dans la cour, l’immeuble était encore muré, toutes les fenêtres étaient murées, les portes étaient murées, on s’est retrouvé dans la cour de l’immeuble, seuls, sans un bruit, dans la nuit noire. Un coup de cafard nous a pris mais personne voulait le montrer. On avait fait tout ça pour se retrouver dans une cour d’immeuble, seuls, sans savoir quoi faire. » (M. H.). Par peur du désarroi qui guettait les troupes après de tels moments d’euphorie, ils ont alors fait un feu dans la cour de l’immeuble et « fêté » l’événement entre eux.
Un mouvement social en construction porté par des acteurs aux ressources hétérogènes
6Ce mouvement vit donc le jour à l’initiative particulière d’un groupe de squatters qui sortaient des représentations classiques de cette population. Ils ne ressemblaient en rien aux squatters qui se rendaient dans les structures d’accueil. Ils étaient capables de prendre des initiatives, d’exprimer un mécontentement et enfin de mobiliser des ressources extérieures. Ce qui nous permet de croire en l’existence de différentes catégories de squatters qui n’ont pas les mêmes ressources et représentations du monde social.
Quatre catégories de squatters
7Il nous semble que l’on peut distinguer, au regard de ce que l’on a pu percevoir de ce mouvement, quatre sous-groupes à partir du croisement de deux variables déterminantes : l’âge et la durée d’immersion dans la rue.

Les passagers
8La catégorie des « passagers » est constituée d’individus ayant moins de 25 ans pour la plupart et à la rue depuis peu et qui se répartissent en deux groupes. D’une part, on observe des jeunes qui sont entrés dans le squat par choix idéologique. Cette expérience est alors vécue comme une sorte de rite initiatique à la vie d’adulte ou en adéquation à une conception militante et politique de la société. Ils se vivent comme des « victimes » de la société. Ces jeunes sont particulièrement visibles mais ne représentent en fait qu’une minorité. D’autre part, on rencontre des individus jetés à la rue et qui n’ont de cesse de s’en extraire. Leur situation n’est, a priori, que temporaire et ils s’investissent souvent dans la recherche d’un emploi. Ils n’ont pu ou su, s’appuyer sur des personnes ressources en attendant que leur situation sociale s’améliore. Ils conçoivent leur sortie de la rue comme consécutive à une entrée durable sur le marché du travail : selon eux la réponse des travailleurs sociaux, n’est pas adaptée car ils ne leur proposent que des stages rarement rémunérés ou des emplois précaires. Ces incursions dans le monde du travail sont perçues comme une perte de temps ou comme la preuve de l’impuissance du travail social à leur égard. Dans ce contexte, l’accès à un logement autonome n’est pas leur priorité, mais la conséquence première et directe de leur entrée plus ou moins durable dans le monde du travail. Ils sont très mobiles et veulent pouvoir être libres de quitter la ville dans les plus brefs délais au cas où une opportunité d’embauche se présenterait à eux. Ils considèrent n’avoir pas de temps à perdre dans des démarches qui, du jour au lendemain, seront interrompues par un départ précipité. « Je ne perds pas mon temps à chercher un logement. La première chose à faire, c’est de trouver un job après tu vois. Une fois que tu travailles, tu es libre de choisir un appartement, les portes s’ouvrent à toi, tu es plus crédible. Actuellement, si je cherchais un logement, je me ferais refouler parce que je ne suis pas solvable. Il faut les comprendre les propriétaires, ils sont pus tous à l’Armée du salut ! Tu peux payer, ça va, tu peux, pas, salut ! » (M. R, 21 ans, à la rue depuis six mois, titulaire d’un CAP de boulanger). Pour ces « passagers », précisément, peu de structures d’accueil spécifiques existent, les structures existantes sont envahies par une autre population qui nécessite d’autres traitements sociaux. D’ailleurs, la cohabitation est difficile à supporter lorsqu’on la leur impose. La vision directe des difficultés rencontrées par l’Autre peut être insoutenable et très mal surmontée par l’individu qui ne veut surtout pas donner de lui-même cette image d’exclu. Or, leur mise en présence pousse le jeune à penser qu’on les assimile les uns aux autres et il peut adopter, à ce moment-là, des comportements de refus qui peuvent l’entraîner jusqu’à la violence physique. De plus, ces lieux d’accueil ont un fonctionnement trop rigide pour eux. Cette inadaptation des structures pousse ces jeunes à les refuser et à leur préférer la vie communautaire en squat, même si leurs conditions de vie y sont difficiles.
Les révoltés
9La seconde catégorie est constituée des « révoltés » qui représentent une partie non négligeable des squatters. Ce sont des individus âgés de moins de 30 ans, à la rue depuis peu, soit parce que cette situation d’exclusion est nouvelle pour eux, soit parce qu’ils ont pu, jusque-là, se faire héberger par des tiers. Ils ont, pour beaucoup, connu la vie de couple et ont une expérience plus ou moins longue d’une vie sociale dite « normale », avec un logement autonome et un emploi, même précaire. Le squat représente pour eux l’unique lieu de survie qui préserve leur dignité. Ils refusent les foyers d’urgence ou toute structure les assimilant aux sDF. Ils résistent aux stigmates et refusent d’accepter ce nouveau statut de SDF qu’on leur imposé. Ils cherchent tous azimuts des solutions à leurs problèmes et vont de déceptions en déceptions. Ils se sentent incompris par le travailleur social qui tardera à les recevoir. Le squat apparaît comme le seul lieu ne regroupant pas uniquement des individus désœuvrés. Dans ce combat pour û survie sociale, les squatters qui les entourent vont représenter des personnes ressources non négligeables, chose qu’on ne trouve pas forcément dans les foyers d’urgence. « J’ai passé une nuit à Leydet, le fameux foyer d’urgence de la ville. Et bien, mon Dieu, je n’y ai plus remis les pieds. Les surveillants étaient pourtant sympathiques, c’est pas là le problème, mais ils m’ont envoyé aa CAIO [8] pour prendre rendez-vous avec un travailleur social et quand je suis arrivé on m’a dit à l’accueil que mon rendez-vous serait que pour dans 21 jours. En attendant, ils me feraient une lettre pour que je puisse rester au foyer d’urgence et ils m’ont donné la liste des associations pour manger le midi avec deux tickets restaurant. Je suis sorti de là, j’avais envie de pleurer ou de les tuer, j’étais partagé. En tous cas, j’étais empli de violence… Et puis dans la journée, j’étais déprimé, je touchais te fond et j’ai rencontré des jeunes qui faisaient la manche. On a discuté et ils m’ont invité à les suivre au squat de la rue des Vignes et je le regrette pas. » (M. C., 27 ans, titulaire d’un baccalauréat A3, artiste peintre). Leur principale revendication porte sur la prise en compte de l’urgence sociale. Lorsqu’ils arrivent à la rue, ils sont en fin de course, désabusés, ne sachant plus que faire, pris dans une spirale sans fin qu’ils ne peuvent stopper. Ils souhaiteraient un dispositif qui puisse les prendre en charge plus rapidement et sans qu’ils aient à passer trop de nuits dans les foyers d’urgence au contact d’une population qu’eux aussi rejettent. Parmi ces jeunes, beaucoup sont des « routards » ou des saisonniers utilisant le squat comme lieu d’hébergement adéquat à leur mode de vie. Le risque qu’ils entrevoient est de devoir s’installer dans la précarité.
Les installés
10La troisième catégorie est constituée des individus en cours d’enkystement dans cette situation de squatter qui deviendront « les installés ». Pour ces personnes, encore jeunes, mais qui connaissent le squat ou la rue depuis plus longtemps, la sortie de l’exclusion revêt un sens nouveau. Ils s’investissent beaucoup moins massivement dans la quête d’un emploi que les précédents. Ils cherchent à ouvrir une parenthèse pour prendre le temps de souffler et de panser leurs plaies. L’espoir en un retour à une vie dite « normale » est encore possible bien que de plus en plus lointain au fur et à mesure que le temps passe. Pour certains d’entre eux, lorsqu’un handicap physique et/ou mental particulier ne les en empêche pas, l’accession à un logement autonome est encore envisageable. Ils ne représentent qu’une minorité, certes non négligeable, c’est, en fait, le public visé par la lutte contre la grande exclusion mais ils ne sont pas repérés comme tel. « Je vais fréquemment voir les services sociaux pour des aides financières ponctuelles. Mais le problème, c’est qu’à chaque fois, ils me disent que mon dossier n’est pas prioritaire et que je ferais mieux de chercher du travail. Mais du travail, j’en trouve pas. T’as vu mes dents. Comment tu veux trouver du travail avec tous ces chicots ? Alors et bien je me promène dans les assos et je prends ce qui m’intéresse. Mais j’aimerais bien trouver un appart pour me poser, avoir un chez moi en dehors du squat, récupérer mes enfants et être une Rmiste normale. » (Mme S., 33 ans, deux enfants dont ses parents ont la garde, divorcée, à la rue depuis deux ans, Rmiste, titulaire du BEPC). Bien souvent ces personnes formulent un discours ambigu où se mêlent déprimes et difficultés financières et sociales plus lourdes. L’accession au logement autonome est perçue comme un point d’ancrage qui leur permettrait de rebondir : ils pourraient prétendre à une adresse et à une sortie des fichiers de domiciliation, si stigmatisants vis-à-vis des employeurs potentiels. Pour certains d’ente eux qui ont fait cette expérience, elle s’est soldée par un échec compte tenu de la difficulté à supporter la solitude d’un appartement en étant psychologiquement affaibli et après avoir vécu en communauté pendant longtemps. Ces groupes sont demandeurs de structures relais incluant une prise en charge tant sociale que psychologique. La vie communautaire en squat est adaptée à ces situations mais ne va pas assez loin dans la prise en charge individuelle. Dans le squat contestataire que nous avons rencontré, cette demande a été entendue par certains travailleurs sociaux et médecins. Ils se déplaçaient sur le site pour repérer les besoins et entrer en relation avec les individus jugés en plus grande difficulté. Mais cette expérience n’a duré qu’un temps et n’a été que marginale, car les efforts se sont alors centrés sur d’autres objectifs. Les SDF dont la situation tend à s’enkyster ont par ailleurs développé des comportements de résistance aux stigmates en instrumentalisant l’assistance. Ils ont des attentes précises vis-à-vis des institutions concernées et sont devenus alors des personnes ressources pour le squat.
Les résignés
11Enfin, « les résignés » représentent une population qui vit depuis longtemps à la rue. Ils sont des figures emblématiques au sein des squats et font office de référents pour les travailleurs sociaux ou pour tous ceux qui arrivent pour la première fois au squat. Derrière cette image du squatter invétéré se cachent des individus en bout de course qui ne sont plus aptes à vivre autrement que dans le squat. Les travailleurs sociaux ont pour habitude de les nommer les « cassés », ceux pour lesquels un retour à une vie normale est considéré comme impossible. Certains ont tenté d’accéder à un logement autonome, surtout après une rencontre amoureuse ou, après une cure de désintoxication. Malheureusement, ces expériences se sont ponctuées par un repli rapide vers le squat. La solitude y était, disent-ils, trop pesante. Ils avaient l’impression de devenir fous. De plus, ils prétendaient subir l’intervention sociale et ne cherchent plus à en être des acteurs. Ils ont intériorisé les stigmates et remplissent leur rôle social d’exclu et les attentes y afférant. Lorsqu’on leur parle d’insertion, c’est un terme qui sonne creux voire qui leur paraît déplacé, ne les concernant plus. Ils se sont construits une identité de squatter qu’ils ne souhaitent pas perdre.
12À l’initiative du mouvement de Bordeaux, se trouvaient principalement des « révoltés », rejoints rapidement par des jeunes rebelles qui percevaient le mouvement comme le symbole tant recherché de leur lutte contre cette société excluante. Par la suite, se sont joints principalement des routards à la recherche d’un squat pour la nuit qui, passant par là, se sont arrêtés pour discuter et y sont restés. Certains « installés » animaient des squarts [9].
L’émergence des leaders
13L’émergence des leaders s’est faite rapidement sous la pression des acteurs extérieurs qui souhaitaient avoir des interlocuteurs privilégiés. Le groupe à l’origine du mouvement a donc joué ce rôle. L’un d’entre eux, un « installé », habitué des associations s’est imposé comme leur porte-parole. Rapidement, rejoint par d’autres squatters, ensemble, ils parvinrent à obtenir des soutiens politiques « traditionnels » dans l’extrême gauche (à la LCR par exemple). Ce groupe de squatters a créé une connexion entre les acteurs extérieurs et leur groupe par le fait qu’eux aussi étaient porteurs d’un projet politique : tous ces protagonistes se retrouvent donc dans le même registre d’action. Dans le même temps, ils ont réussi à rassembler tous les autres types de squatters dans leur cause. Ils n’étaient plus des « révoltés » ou des « installés » mais ils devenaient des porte-parole d’une condition, les porte-drapeaux, drainant leurs semblables à leur suite. Les « révoltés » et des « installés » ont créé une dynamique qui a autorisé le dépassement du stigmate et une possible reconnaissance le sentiment d’appartenance au groupe.
14Leurs premières actions et les attentes des SDF étaient fortement inspirées des activités d’AC ! ou du MRLB : certains membres du bureau de l’association et des militants étaient issus de ces organisations militantes. En effet, pratiquement tous avaient déjà connu une expérience associative et beaucoup avaient des activités bénévoles, revendicatives ou pas. On pensait que ces publics n’avaient pas la pratique de l’action collective. Or, lorsqu’on analyse les parcours des leaders, on se rend compte que tous avaient des accroches militantes, assez peu finalement dans le monde caritatif, mais surtout dans la sphère politique. En effet, certains avaient appartenu à l’extrême gauche quelques années auparavant et avaient manifesté sous son couvert. Ce mouvement de 1995 n’était pas une première pour ces individus qui connaissaient les démarches à suivre, ce qui explique qu’ils n’étaient pas pris au dépourvu et étaient en quelque sorte aguerris, d’autant plus qu’ils étaient toujours encouragés et soutenus par les associations et organisations du départ.
15Il faut souligner qu’ils étaient pour la plupart diplômés. On découvrait, dans les instances institutionnelles, que ces individus n’étaient pas tous des exclus du monde scolaire. L’image du SDF exclu par défaut de socialisation tombait. Non seulement, certains avaient su garder des liens avec quelques membres de leur famille, mais ils avaient aussi poursuivi des études qui les avaient menés à un emploi ne serait-ce que pour un temps.
Les pouvoirs publics
16Si la réponse des pouvoirs publics n’a pas été, elle non plus, habituelle, cela provient certainement du contexte politique de l’époque, mais avant tout des individualités engagées. En effet, le mouvement a recueilli la sympathie de l’opinion publique qui découvrait le problème en pleine campagne pour les élections municipales. Cette situation excluait un scandale, d’autant que la presse s’était emparée du sujet et s’empressait de se faire l’écho des revendications. Tous les leaders seront interviewés et, régulièrement, leurs manifestations sont annoncées. Une certaine connivence s’installe. La municipalité n’est pas en reste par le biais de deux représentantes largement inscrites dans des structures de lutte contre la pauvreté. Cette donnée a été essentielle au niveau de l’engagement des équipes municipales : même si les réponses n’ont pas satisfait les squatters, le dialogue était engagé et ne fut jamais véritablement rompu.
Apogée du mouvement
Le squat autogéré et la naissance de la CSDF
17Petit à petit, la vie dans le squat s’est organisée à l’initiative de cinq ou six personnes. Les occupants ont ouvert des pièces, nettoyé, remis en état. Très rapidement, ils ont cherché à obtenir l’eau et l’électricité. Soutenus dans leurs démarches par des syndicalistes de la CGT, ils ont été entendus. Un des leaders appartenait à une association culturelle qui les a aidés à trouver des matériaux pour restaurer l’immeuble. Ils ont dû faire répondre dans l’urgence aux besoins alimentaires. Jusque-là, ils étaient entourés d’associations humanitaires et caritatives qui subvenaient à leurs besoins alimentaires. Or, dès leur installation, ils se sont démarqués de ces organisations et ont cherché à être autonomes. Toutefois, pour pouvoir se rendre à la banque alimentaire, on leur a demandé d’être constitués en association. En quelques jours, soutenus par deux assistantes sociales qui leur rendaient visite régulièrement, ils ont créé la Coordination SDF. Cette appellation n’était pas nouvelle. Ils l’avaient déjà utilisée lors des manifestations mais elle n’avait pas de réelle existence.
18Constitué en association, ce groupement va prendre une nouvelle dimension. Lors de la création de la coordination, ils avaient réfléchi à un projet d’hébergement correspondant aux modes de vie des SDF. Une structure d’accueil pour les SDF « tout venant », gérée par des SDF. « Au début, y avait aucun rôle prédéfini, ça s’est décidé tous ensemble autour de la table. Il fallait une association pour pouvoir aller chercher de la nourriture à la banque alimentaire, pour pouvoir avoir plus de visibilité vis-à-vis des institutions… On était épié tout le temps. Ca les inquiétait de ne plus nous entendre. On voulait les voir, les rencontrer à la mairie et au conseil général… La vie s’est faite, on a reçu de plus en plus de monde et on a dû s’organiser. On a accepté une AS qu’on connaissait et qui était bien, Rose, un médecin qui se déplaçait quand on l’appelait, des bénévoles ou des étudiants qui nous dépannaient et c’est tout, les autres, on les mettait dehors. » (M. H) [10]. Petit à petit, le squat s’est, en effet, structuré à partir d’une dizaine de personnes qui constituaient le noyau dur autour duquel gravitait une trentaine de routards de passage qui ne restaient dans les murs que quelques mois. Lorsqu’ils se sont constitués en coordination, cinq membres du noyau dur se sont retrouvés promus à des postes clés au sein de la nouvelle structure et se sont vus confier la tâche d’organiser le squat en espace autogéré. Manifestement, les individus choisis étaient tous des personnes ressources qui s’étaient imposées au groupe durant les derniers temps de campement et lors des rencontres avec les autres organisations. Chacun d’entre eux s’était aménagé un recoin afin d’être disponible mais surtout dans le but de gérer l’espace au mieux afin d’éviter tout débordement. Leur grande inquiétude était la gestion de la violence quotidienne. L’un des leaders s’était installé un espace avec des matelas, ouvert à tous en continu et qui servait de lieu de discussion. À tout instant, ils pouvaient s’y rendre et exprimer leur mécontentement, leurs angoisses, etc. De ce fait, il semblerait que bon nombre d’altercations qui auraient pu très vite dégénérer, aient été évitées. De plus, cette personne tenait une permanence sur les conduites addictives qui lui permettait de déceler et d’appréhender les comportements à risques. En connaissant les produits, les quantités et les personnes concernées, elle était à même de prévenir les risques encourus et ainsi d’éviter certains débordements. Les quatre autres se relayaient à la surveillance, à l’intendance, au suivi des démarches et projets entrepris.
L’institutionnalisation du squat
19À partir du moment où le squat s’est organisé en espace autogéré, des squatters s’en sont éloignés pour plusieurs raisons. Pour certains d’entre eux, leur mouvement avait abouti. « Je voulais qu’il se passe quelque chose, qu’on n’ait pas fait tout ça pour rien. Je ne souhaitais pas ça au départ mais ça me semble être un bon compromis » (M. J). D’autres au contraire étaient déçus de la tournure des événements et préféraient partir pour d’autres lieux de lutte, comme à Paris rue du Dragon. « On s’est fait bouffer et ils voient rien. Que des compromis en compromis et voilà le résultat. » (M. X, 30 ans, à la rue depuis trois ans, sans formation.). Enfin, nombre d’entre eux n’ont plus donné signe de vie au bout de quelques jours.
20L’institutionnalisation a eu des effets directs sur l’organisation et la pérennisation du groupe. En effet, des tensions ont rapidement vu le jour à la suite des rencontres avec les différents acteurs extérieurs. Il y avait les partisans d’une autonomie du mouvement sans concession possible ; les modérés qui pensaient qu’il fallait prendre le temps de voir ce que chacun pouvait proposer et enfin ceux qui souhaitaient des rapprochements avec des organisations extérieures souvent politisées. « Moi, je trouve ça dommage qu’on se soit coupé de toutes les organisations politiques et militantes. J’étais pas d’accord avec mes camarades mais je me suis inclinée devant la majorité. Dommage ! » (Mme M, 42 ans, divorcée, un enfant confié à la famille, titulaire d’une maîtrise en sciences sociales). Rapidement, les organisations politiques se sont vues rejetées. Les squatters souhaitaient rester apolitiques. Le squat devait être et rester un lieu ouvert à chacun et le choix d’une obédience politique était exclu, dans un souci d’une plus grande autonomie. « On ne voulait pas être rattrapé par un parti politique. Alors on les a tous foutus dehors. » (M. H). Les institutionnels observaient le squat et son fonctionnement même si cette attention agaçait les squatters qui y voyaient une atteinte à leur liberté individuelle. Dans le même temps, cette présence les rassurait et leur permettait de se sentir entendus. Fréquemment des anciens partenaires ou des institutionnels passaient voir des individus en particulier, ou demandaient des nouvelles, etc. Leur présence était quasi quotidienne. « On savait qu’on pouvait compter sur les association qui nous entouraient mais on refusait qu’ils interviennent dans notre gestion du squat. Mais ils nous ont bien aidés. Qu’ils soient politiques ou autres, ils nous ont bien aidés. Mais on savait qu’il fallait mettre des barrières pour se protéger d’eux aussi. En fait, faut savoir faire des échanges, qu’ils t’aident mais dans la limite imposée. » (M. M., 31 ans, titulaire d’un DEUG de science, à la rue depuis un an.). Ce fut pendant quelque temps, le moteur de leur mouvement : rester actif, ne pas céder de terrain sans rompre le dialogue engagé. On peut penser que sans l’attention marquée pour mouvement, ce dernier se serait essoufflé progressivement. Il convient de noter que ce soutien extérieur a été largement instrumentalisé par les squatters. À celle-ci a répondu la recherche des acteurs institutionnels de tirer profit de ce mouvement parfois au détriment des autres mouvements, ce qui contribue aussi à expliquer l’échec à terme du mouvement.
Une institutionnalisation ratée
Du squat autogéré de la rue des Vignes aux résidences sociales
21Les représentants de la CSDF pensaient à d’autres structures d’accueil que celle ponctuelle du squat autogéré. Ils partaient d’un constat : l’impuissance relative du travail social en matière de prise en charge des populations SDF [11]. Prenant pour point de départ leur propre expérience de la rue et du travail social, ils se sont essayés à penser une structure adéquate dans laquelle ils auraient accepté de se rendre lorsqu’ils étaient encore à la rue. À partir de ce questionnement simple, ils ont répertorié les dysfonctionnements des structures d’accueil classiques par lesquelles ils avaient été amenés à passer. Ce travail de réflexion fut bénéfique au groupe qui pour la première fois, permettait à chacun de raconter son expérience dans le but d’en synthétiser certains aspects. Ce projet de vie est avant tout une réflexion collective produite par des individus qui n’avaient pas l’habitude de se raconter autrement que par un discours pré-construit adapté à la demande des services sociaux ou autres associations. Cette démarche a été très certainement une étape importante dans leur reconstruction identitaire. Ces longues discussions animaient le squat et soudaient les individus.
22Sur le plan institutionnel, le climat dans lequel la CSDF a présenté son premier projet aux pouvoirs publics était propice à son acceptation. En effet, ses animateurs maintenaient la pression sur l’opinion publique et les associations qui les entouraient les aidaient en ce sens. C’est dans cette conjoncture particulière que l’équipe de la CSDF a négocié avec l’Office HLM, la mairie de Bordeaux et la DDASS, la réquisition de deux immeubles aux Capucins et à la porte de la Monnaie. Pour mener à bien leur projet de structure d’accueil pour SDF et ils s’en sont vu confier la direction par la DDASS, dans l’urgence, les mêmes leaders sont nommés à la tête des structures d’accueil. Seul le président de la CSDF ne pourra être investi dans l’animation des structures d’accueil de par son statut. Il restera donc dans le squat autogéré de la rue des Vignes et aura en charge de le pérenniser [12]. Les autres seront rattachés au Centre d’accueil d’information et d’orientation (CAIO) [13] pour un soutien logistique et financier dans un premier temps. Deux des responsables de la coordination seront d’ailleurs salariés de cette structure.
23Toutefois des conflits ont éclaté entre les squatters de la CSDF, lorsque leurs anciens compagnons de route ont été promus animateurs sociaux. On sait que le climat s’est détérioré ; même s’ils ne souhaitaient pas que cela s’ébruite. Un sentiment de trahison flottait dans le squat et les leaders étaient incapables de le dissiper. Plus tard, on apprendra que ces mêmes leaders furent la cible d’attaques violentes au sein de la nouvelle structure d’accueil. « On savait qui venait le soir détériorer les bâtiments, jeter des canettes de bières sur les fenêtres. Un soir, je me suis même fait agresser en sortant d’ici. Ils en appelaient à la trahison. Quelque part, ils ont pas tort mais bon, fallait bien accuser des gens et c’est nous qu’ils ont choisis. Je leur en veux pas, c’est normal par contre il faudrait qu’avec le temps ça se calme. Au départ, on voulait accueillir ici tous ceux qui voulaient venir, mais ils ne respectaient pas le règlement, alors ils sont partis. On voulait plus d’eux. Il faut un minimum de règles pour s’en sortir… » (Mr. H.).
Rapidement, on reprochera à la CSDF une certaine violence dans les immeubles, des observateurs extérieurs tant publics que privés critiqueront leur règlement intérieur ; leur volonté de se faire seconder par des travailleurs sociaux leur sera également reprochée. Lorsqu’il n’y a plus eu de soutiens extérieurs, ils ont été progressivement « rattrapés » par les institutions qui aujourd’hui ont confié les structures à des associations anciennement partenaires du mouvement et reconnues dans le monde du social bordelais. Ces structures sont passées de main en main et se trouvent au cœur de jeux d’influence qui dépassent les anciens instigateurs du projet. Petit à petit, pratiquement tous les anciens membres de la CSDF ont été remerciés et certains se sont retrouvés de nouveau dans des situations financières difficiles qui les ont ramenés à la rue. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’une seule personne de l’ancienne équipe. On peut dire avec eux que leur projet a été phagocyté et, à l’heure actuelle, les structures ont le fonctionnement d’un CHRS classique.
Les causes de l’échec de l’institutionnalisation
24S’il convient de parler en termes d’échec d’une structure qui existe toujours et fonctionne, c’est que l’équipe de départ, constituée exclusivement de SDF (puisque, rappelons-le, la spécificité de cette structure était d’avoir été ouverte et d’être animée par des SDF pour des SDF), elle n’en comporte aujourd’hui plus qu’un, qui plus est, dans une position délicate au sein de la nouvelle équipe. Les uns après les autres, ils ont tous été contraints de démissionner. Aujourd’hui, la structure a le même fonctionnement que n’importe quel centre d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS). Toute spécificité a été étouffée.
25Par ailleurs les anciens membres de la CSDF devenus salariés des résidences ont l’impression qu’on leur a fait miroiter des avantages qu’ils n’ont jamais vu venir. Chaque salarié s’était vu promettre un emploi reconnu, avec un contrat à durée indéterminée et débouchant sur un diplôme. « J’étais directeur de la structure et ils m’avaient dit qu’on trouverait une solution pour que je puisse passer le DSTS ou quelque chose d’équivalent. Mais au bout du compte, aucune formation ne nous a été proposée et celles qu’on avait demandées, elles nous ont été refusées » (M. H.). De plus l’ancienneté dans la structure n’a pas été reconnue à ceux qui ont fait le choix de rester dans la nouvelle équipe. Ceci explique, pour une grande part, les tensions violentes qui se sont fait jour lors de la passation de direction. L’ancien responsable s’est retrouvé au même échelon que les stagiaires et lors des réunions, son avis était régulièrement recadré par les professionnels. Ces faits étaient prévisibles et attendus des observateurs proches de l’ancienne équipe. Ils n’ont pu trouver un juste équilibre entre l’expérience des uns et le professionnalisme des autres. L’idéal eût été que le professionnalisme des uns se nourrisse de l’expérience des autres.
La précipitation des pouvoirs publics
26En premier lieu, les institutions en charge du dossier ont failli par un excès de précipitation. Du côté des pouvoirs publics, pourquoi en effet un tel engouement pour ce projet et une telle précipitation dans les engagements pris ? Les institutionnels engagés dans ce processus ont été pris de court. Sous la pression et dans l’euphorie des événements, les décisions ont été prises dans l’urgence sans concertation suffisante et sans prise de recul. En moins d’un an, le projet proposé par la CSDF aboutissait. Très rapidement, les squatters ont pris possession des lieux et se sont organisés. On peut expliquer cet état de fait par un argument qui a longtemps pesé en faveur de la CSDF : leur projet était novateur et bien construit. Des critiques autour du travail social s’élevaient. Or, les équipes municipales venaient de changer et cette expérience renforçait l’idée qu’il fallait réinventer l’urgence sociale dans la région. Dans le même temps, le foyer d’accueil d’urgence de Bordeaux était sur la sellette : on souhaitait le rendre plus humain. Dans ce contexte historique et politique, leur projet ne pouvait pas mieux arriver. La spécificité du cas bordelais tient non seulement dans la rapidité de prise en compte des revendications, mais surtout dans le fait que les pouvoirs publics ont octroyé à des squatters, deux immeubles à animer sans le soutien direct de professionnels. C’est d’ailleurs sur ce dernier aspect que les critiques vont se concentrer dans le secteur social.
Les pouvoirs publics n’ont pas pris le temps de mesurer les conséquences à moyen et long terme de telles décisions. À cela s’ajoute l’absence d’une réelle concertation avec les acteurs locaux, quant à l’avenir de cette structure novatrice « On voyait [l’échec] se préparer. Comment pouvaient-ils être aussi naïfs ? D’ailleurs, ils ne l’étaient pas tant que ça. Ils essayaient de sauver leur peau et elle ne valait pas bien cher dans cette jungle du social… Il fallait que ça marche un temps mais ça ne pouvait pas durer. On peut dire que ça en a arrangé plus d’un que ce soit à la mairie mais surtout à la DDASS. Ils étaient enfin les investigateurs d’un projet porteur. On allait parler d’eux. Les associations repreneuses n’ont fait que venir chercher de la reconnaissance et du financement, nerf de la guerre… » (acteur de terrain proche du mouvement interrogé en 2000, il travaille auprès des sans-abri et avait soutenu le projet de la CSDF, bien qu’ayant toujours critiqué la non-intervention de travailleurs sociaux).
Autres causes
27• Pour certains, le problème majeur a été la médiatisation de ce projet : la publicité autour de cette expérience novatrice a eu un effet pervers dans la convoitise qu’elle a engendrée.
28• Les conflits internes qui croissaient et l’inexpérience : en effet si l’équipe de la CSDF paraissait maîtriser son projet elle n’en était pas moins inexpérimentée en matière de gestion d’un CHRS. Aucun d’entre eux n’avait eu à diriger une quelconque structure, ni même une équipe quelle qu’elle soit. Ils étaient bien conscients que tout allait trop vite. « On est les sacrifiés sur l’autel de l’innovation dans le travail social » (M. H.).
29• Des heurts entre l’équipe de la CSDF et celle du CAIO : des incompréhensions de toute part empêchaient le bon fonctionnement de la résidence sociale. D’un côté, l’équipe de la CSDF avait l’impression de pas se faire entendre et de ne pas parvenir à faire passer ses idées ; de l’autre, le CAIO, dans un souci gestionnaire, ne pouvait accéder à leurs demandes. Un climat d’opposition mutuelle s’instaura. De péripéties en conflits, il fut décidé par les mêmes institutionnels qui les avaient mis sur le devant de la scène, de leur retirer l’animation des structures d’accueil et de les confier à une autre organisation. Ce fut l’Entraide protestante qui fut appelée à se substituer à la CSDF.
30* * *
Ce mouvement de squatters n’est en rien le fruit du hasard. Déjà, des prémices existaient et les revendications en matière de lutte contre l’exclusion croissaient, portées par les différentes institutions et associations concernées par ce public. La surprise vient surtout du fait que, pour la première fois, des SDF s’investissent dans cette lutte, apparemment seuls, sans le soutien ou le couvert d’une organisation extérieure. Auparavant, ils participaient aux manifestations mais ils n’en étaient jamais les instigateurs. Dans l’expérience bordelaise, ils vont être porteurs de revendications et rassembleurs. Le facteur déterminant à l’émergence de la mobilisation que nous pouvons isoler, consiste en une capacité de la part des squatters à mobiliser des soutiens extérieurs, associatifs et politiques, et à agréger à leur cause un grand nombre de SDF qu’ils vont amener à se reconnaître comme des sympathisants voire des militants. Cette attitude fédératrice permettra une montée en puissance du mouvement. Par leurs contacts réguliers avec les pouvoirs publics et les acteurs extérieurs, ils s’assureront de la réussite de leur mouvement. La mise en place du squat autogéré et sa pérennisation renforça la cohésion du groupe. Les aides extérieures furent soutenues et contribuèrent à faciliter leur installation. Se produisit alors un renforcement dans l’instrumentalisation des relais extérieurs dans un souci d’autonomie, et d’évitement de tensions internes au groupe. Parallèlement, les acteurs extérieurs cherchaient également à tirer profit de cette aventure. L’institutionnalisation du mouvement avec la création de la CSDF créa des tensions fortes au sein du groupe qui le fragilisa. Un nouveau projet d’action fut proposé. Jusqu’à l’institutionnalisation des revendications via la création de deux structures d’accueil, ce mouvement avait une forme classique de mobilisation collective d’exclus. L’expérience devient unique, lorsque les pouvoirs publics leur proposent l’animation de deux espaces d’accueil. L’idée est ambitieuse, mais le passage de témoin cristallisera les difficultés. Les animateurs de la CSDF ont le sentiment d’être pris en étau entre le groupe de squatters qui refuse cette forme d’institutionnalisation qui pousse à la séparation de la CSDF en deux axes (l’un autour des résidences sociales et l’autre, centré sur le squat autogéré de la rue des Vignes), et les acteurs institutionnels dont ils ne sont pas en mesure de refuser la proposition au risque de perdre en légitimité. C’est dans la recherche, et l’écueil, d’un mouvement dialectique que les tensions se sont amplifiées jusqu’à l’éclatement de la CSDF. Le facteur déterminant dans la disparition de la CSDF, outre les conflits internes à l’association, ce fut le « phagocytage » des résidences sociales par une organisation concurrente. Cette prise en charge nouvelle des structures fut perçue comme une trahison de la part de l’ancienne équipe qui se refrouvait dans une situation caduque. Aujourd’hui, la CSDF n’a plus d’existence
Notes
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[*]
Doctorante en sociologie à l’université de Bordeaux II, membre du LAPSAC (Laboratoire d’analyse des problèmes sociaux et de l’action collective).
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[1]
Ce mouvement MRLB vit le jour durant l’hiver 1991 à Bordeaux dans un local au cœur d’un quartier populaire, le quartier Saint-Michel, à partir duquel s’organisent de nombreux rassemblements et manifestations. Ce quartier a, en son centre, une église et une flèche qui furent leur point de ralliement. Aujourd’hui encore, cet édifice reste privilégié pour les différentes associations contestataires qui peuplent ce quartier si populaire et cosmopolite.
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[2]
Le journal Sud-Ouest sur la période de novembre publiera plusieurs articles sur le sujet informant ses lecteurs sur l’existence de ce campement et sur la création du MRLB.
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[3]
Récit d’un militant du MRLB recueilli durant le campement de 1992.
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[4]
M. D est à la rue depuis l’âge de 18 ans date à laquelle il a quitté le foyer qui l’accueillait depuis deux ans. Enfant de l’assistance publique, un BEPC en poche et une formation en imprimerie, il est revenu à Bordeaux depuis un an après un « tour de France des squats » qui a duré, semble-t-il, un an et demi, et une longue période à Paris. Il quittera le mouvement une semaine ou deux après la réquisition du squat de la rue des Vipes.
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[5]
In Le Nouveau Mascaret n° 36, juin 1995, « Interview d’Olivier », p. 6.
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[6]
Entretien effectué en 1997 à la résidence sociale tenue par la CSDF.
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[7]
Il arrive de Paris où il avait des rapports étroits avec le DAL. Il revient à Bordeaux dès qu’il entend parler de l’événement et participe à la création d’un squart : les « Faire ailleurs » (cf. note suivante). Il sera trésorier du squat autogéré et salarié du CAIO, responsable des résidences sociales).
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[8]
CAIO : Centre d’accueil, d’information et d’orientation.
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[9]
Le squart est un lieu d’expression culturelle où des individus pas forcément exclus du logement, s’y regroupent. Il lieu le percevoir comme un atelier d’expression artistique. À titre d’exemple, le Secours catholique a soutenu le projet d’un squatter et lui a octroyé un local afin qu’il poursuive ses œuvres artistiques tout en permettant à d’autres de s’y intéresser voire de s’y inclure en pratiquant à leur tour des activités artistiques comme la peintre ou la sculpture. L’individu porteur du projet y trouve une double compensation puisqu’il a ainsi trouvé un atelier durable et il peut faire partager sa passion à d’autres par les cours qu’il prodigue sur cet espace. Il a ainsi, par ce biais, recouvré une identité sociale positive qui tend à le libérer de ses tracas administratifs qui l’enferment dans sa vie de SDF. Certains de ses compagnons ne sont pas SDF mais en difficultés sociales. Ce type de squat tend à devenir à la mode impliquant alors une nouvelle utilisation de ces lieux jusque-là réservés à une frange de la population.
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[10]
Entretien du trésorier de la CSDF conduit et 1997 à la résidence sociale des Capucins.
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[11]
RMI – Les trappes d’inactivité et les stratégies des acteurs, Vérétout A., Péplaw D., Villeneuve M., (dir.) F. Dubet, Commissariat général au Plan, juillet 1999-septembre 2000.
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[12]
Ce squat restera actif quelque temps, puis sera fermé.
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[13]
Le CAIO est la seule structure bordelaise habilitée à recevoir la population SDF. C’est une association para-administrative qui regroupe en son sein plusieurs organismes dont une permanence d’accueil des SDF par des assistants sociaux délégués par différents services sociaux. Certains d’entre eux sont des employés du conseil général, d’autres de la DDASS, etc. Cette situation est source de tensions au sein des équipes par l’opacité qui en découle quant aux prérogatives de chacun.