CAIRN.INFO : Matières à réflexion

La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Ulrich Beck, Traduction de Risikogesellschaft (1re ed. Suhrkamp Verlag, 1986), Paris, Aubier, 2001

1Il aura donc fallu quinze ans pour que l’ouvrage de Beck devenu un « classique » en Allemagne et en Grande-Bretagne (la traduction anglaise date de 1992), soit traduit en français. Dans la préface à l’édition française, Bruno Latour invoque la distance entre la « forme de sociologie » pratiquée par Beck et celle des sociologues français (il cite Bourdieu et Crozier) pour tenter d’expliquer ce « retard ». Il précise : « au lieu d’enseigner aux acteurs sociaux comment ils doivent se penser, Beck prétend apprendre des acteurs sociaux comment il doit les penser » (p. 9). Je voudrais faire une autre hypothèse sur le retard de la France à faire connaître le texte de Beck : la question des risques n’y est pas abordée – ni même définie – de la même manière que chez nos voisins (allemands ou même britanniques). L’expression « société du risque » est obscure, sinon confuse : de quels risques s’agit-il ? par qui sont-ils pris en charge ? quels rapports entre le fait « d’être soumis à des risques (naturels, industriels, sociaux…) » et le fait de « prendre des risques (financiers, économiques, comportementaux…) ». Le petit livre de Peretti-Watel, portant le même titre, monfre bien la polysémie de la formule « société du risque » qui s’intègre mal dans le paysage sémantique français. Mais quelque chose est peut-être en train de changer, en France, en profondeur (comme en RFA, au moment de Tchernobyl) : l’impact des attentats du 11 septembre, la catastrophe d’AZF à Toulouse, le 21 septembre, la place occupée par le thème de l’insécurité dans la campagne présidentielle de 2002, tous ces événements ne contribuent-ils pas à faciliter la réception du livre de Beck par les intellectuels et les politiques français ? Raison de plus pour essayer de comprendre ce qu’il veut dire, au juste.

2L’ouvrage comprend trois parties et sept chapitres dont l’unité n’est pas évidente à restituer. C’est peut-être la conclusion (« Résumé et aperçu » p. 471-493) qui livre le mieux la problématique générale de l’ouvrage et son mouvement d’ensemble. Le point de départ de la pensée de Beck, c’est l’hypothèse d’une « rupture à l’intérieur de la modernité » et plus précisément d’une remise en cause radicale de ce qu’il appelle « la religion moderne du progrès » sous l’effet d’un constat qui se généralise, selon lui, dans toutes les sociétés industrielles : les promesses de la modernité n’ont pas été tenues. La misère n’a pas été vaincue, les inégalités se sont remises à croître, le sous-développement d’une grande partie du monde n’a pas cessé. Mais, surtout, le progrès, en même temps que des richesses, a engendré toutes sortes de maux, menaces, dangers que Beck subsume dans le concept de risque : pollution, catastrophes industrielles ou nucléaires, risques alimentaires, menaces sur l’environnement, atteintes à la santé, à la sécurité, au bien-être. La peur est devenue le premier moteur de l’action (« j’ai peur a remplacé j’ai faim » écrit Beck). La question du « partage des richesses » a fait place à celle de la « gestion des risques ». Si Beck refuse l’étiquette de « post-moderne » et propose le concept de « société du risque », c’est pour mettre l’accent sur ce moment de crise de légitimité que traversent les sociétés industrielles : elles ne produisent pas seulement des richesses mais aussi des risques et ceux-ci ne sont pas maîtrisés. Les références à la science, à la technique, au progrès ont perdu leur vertu consensuelle : la confiance dans la technocratie est fortement ébranlée.

3Le corps de l’ouvrage est destiné à argumenter cette thèse mais aussi à la décliner dans différentes sphères de la vie sociale et de l’existence personnelle. L’argumentation d’abord. Ce que Beck appelle « épistémologie politique de la société du risque » (chapitre 2), c’est d’abord la perte de confiance dans la rationalité scientifique et technique, la « critique sociale du système industriel » (p. 106). Sous l’effet des mouvements écologistes notamment, la prise de conscience des risques est au cœur de la crise actuelle qui fait de la production des connaissances (et de leur diffusion, manipulation, réception…) un enjeu crucial de la vie quotidienne. Inversant la célèbre formule de Marx, Beck montre, qu’en matière de risques, c’est la conscience (des risques) qui détermine l’être social (les comportements face aux risques) et non l’inverse. « Dès que les gens ressentent des risques comme réels, ils sont réels » (p. 141). C’est pourquoi les logiques de prévention sont devenues déterminantes. Mais elles sont loin de parvenir à leurs fins. Car elles reposent sur des experts dont la légitimité, d’ordre scientifique, est loin d’être acquise et dont les connaissances, souvent d’ordre disciplinaire, sont loin d’être toujours opératoires. C’est que « la perception sociale du risque » ne doit pas être confondue avec « la définition rationnelle des risques ». La prévention est inséparable de la prise de conscience et de la construction de la confiance. Or celle-ci est constamment menacée par la peur (souvent jugée irrationnelle) des risques et les échecs (rarement évalués de façon satisfaisante) de leur prévention.

4Après l’argumentaire, Beck se livre à la déclinaison des domaines où se manifeste la société du risque. Les modes de vie et de travail, d’abord. L’individualisation en marche est un vecteur d’accroissement des risques. L’hypothèse théorique de Beck est celle de « l’ébranlement du système de coordonnées de la société industrielle » et, plus spécialement « la destruction des cadres des classes sociales et de la famille » (p. 177). L’augmentation de l’espérance de vie, la réduction des temps d’activité, la diffusion massive des biens de consommation « à forte valeur symbolique » (biens culturels notamment) ont engendré une évolution culturelle des formes de vie et de travail et la multiplication de ce que Beck appelle « les ambivalences ». Capitalisme sans luttes de classes, classes sans conscience de classe, émancipation individuelle sans égalité des chances, mutation des marchés du travail et maintien des dépendances institutionnelles, augmentation des mobilités et perte de repères, nouveaux mouvements sociétaires (écologie, féminisme, pacifisme) sans traductions politiques… toutes ces dynamiques socioéconomiques multiplient les incertitudes et contribuent à détruire la pertinence des « vieilles catégories » de la société industrielle sans les remplacer par de nouvelles catégories légitimes. Les théorisations proposées par Beck de ce qu’il appelle « l’individualisation des classes liée au marché du travail », en s’appuyant sur une interprétation des concepts de Marx et de Weber, si elles ne sont pas toujours convaincantes, ne peuvent pas laisser indifférent. Elles s’appuient sur des statistiques et des travaux qui concernent la RFA des années soixante-dix et quatre-vingt. Elles incitent à une réflexion approfondie sur les spécificités françaises au sein de l’espace européen.

5La question des rapports entre les sexes « dans et hors la famille » fait l’objet du chapitre 4 et aboutit à un exposé didactique de ce que Beck présente comme des « éléments d’émancipation irréductible » (p. 248) à l’égard des cadres de la société industrielle : émancipation des femmes par l’accès à l’emploi, rationalisation du travail domestique, libération de la sexualité féminine, moindre dépendance des femmes à l’égard des rôles familiaux, égalisation lente mais irréversible des formations des hommes et des femmes, idéalisation de l’amour et peur de la solitude, existences plurielles traversées de ruptures et contradictions. En partant des exigences accrues du marché du travail (« mobilité parfaite d’individus sans famille ni couple ») et en les confrontant aux grandes tendances mises en évidence par les statistiques (de mariages, divorces, fécondité, mobilité, etc.) Beck débouche sur des « alternatives » possibles de la société allemande de la fin des années quatre-vingt : retour à la famille, égalisation des conditions selon le modèle masculin ou dépassement de la répartition des rôles par des aides multiples à la mobilité conjointe. Quinze ans plus tard, il semble peu probable de trancher : les alternatives demeurent, plus ou moins probables, dans tous les pays européens.

6Le contenu des deux chapitres (5 et 6) qui suivent et qui sont nettement plus courts que les précédents n’apporte pas de modifications majeures dans la théorisation précédente. Mais il est intéressant de suivre les tentatives de Beck pour opérationnaliser les thèses sur l’individualisation autour de deux propositions suggestives. La première concerne l’institutionnalisation des modèles biographiques et précise l’hypothèse de la diversification des cycles de vie et de nouveaux types de relations entre travail, formation et participation associative ou citoyenne. Ce sont des thèses qui ont fait l’objet en France, de nombreux travaux et réflexions prospectives, au cours des années quatre-vingt-dix (cf. les débats sur « la fin du travail » au milieu de la décennie). La seconde traite de la déstandardisation du travail et de l’avenir des liens entre formations, activités professionnelles et modes de vie. À partir de l’hypothèse d’une diffusion du modèle du sous-emploi flexible et pluriel, l’auteur esquisse une problématique de la gestion des risques liés aux périodes de chômage, de formation et d’inactivité. Elle rejoint, en partie, celle des politiques européennes en matière de « formation tout au long de la vie ».

7La troisième partie est sans doute la plus suggestive, quoique parfois obscure, de l’ensemble du livre. Elle est centrée sur le concept de modernisation réflexive qui constitue l’apport théorique principal de Beck. Elle tente de donner un contenu à la fois épistémologique (chapitre 7) et politique (chapitre 8) à cetæ notion qui fera couler beaucoup d’encre au cours des années quatre-vingt-dix (cf. notamment l’ouvrage collectif – non traduit – de Beck, Giddens et Lash paru, en allemand et en anglais, en 1998). On peut, me semble-t-il, décomposer cette notion en trois éléments : un constat, un problème et un projet. Le constat est celui qu’étant productrices reconnues de risques, les sociétés industrielles et leurs gouvernements ne peuvent plus se moderniser comme avant, en invoquant le progrès et en déléguant aux chercheurs, aux industriels et aux financiers la mise en œuvre de cette modernisation. Elle devient nécessairement réflexive parce qu’elle implique une conscience et une gestion des risques inhérents à cette modernisation. Le problème est celui de la manière de mettre fin au monopole de la connaissance par les scientifiques et les experts. Ceux-ci se sont révélés faillibles par manque d’anticipation et/ou de divulgation des risques induits par leurs décisions de recherche, d’investissement ou d’industrialisation. Plus profondément, c’est le statut de la science qui est en cause (« faillibilisme épistémologique ») tout autant que l’opacité des processus de décision. La recherche scientifique ne peut plus rester cette « boîte noire » inaccessible aux profanes. En tant que processus de production de connaissances, elle ne peut échapper à la critique au même titre que toute activité productive. C’est le processus d’apprentissage de la rationalité scientifique qui constitue le problème majeur de la société du risque. Et cet apprentissage inclut celui de la critique, du débat, de la mise en doute, de la contre-expertise, de l’évaluation contradictoire des « effets induits ».

8D’où le projet proprement politique sur lequel se conclut le livre de Beck : sortir du règne de ce que Beck appelle « la subpolitique technologique », réservant au couple « scientifiques et entrepreneurs » les choix décisifs en matière de modernisation, pour amorcer une dynamique de démocratisation des décisions de politique scientifique, technologique et économique. C’est la seule solution pour parvenir à cette « modernisation réflexive » qui ne soit plus le monopole des experts. C’est la seule voie efficace pour redonner à la pratique politique ses lettres de noblesse en rendant possible cette « démocratisation structurelle » permettant à tous les citoyens de pouvoir contrôler, discuter, contester les choix décisifs producteurs de risques. Il s’agit de contrôler la recherche et ses transferts aux activités économiques en mettant en place des moyens efficaces (tribunaux forts et indépendants, médias libres et outillés, droits aux contre-expertises, aux controverses et aux alternatives de la part des associations, des syndicats, des partis…). Il s’agit finalement de retrouver la conflictualité citoyenne grâce à un cadre légal adapté et un apprentissage collectif permettant de réhabiliter « les fonctions discursives et symboliques de la politique ».
On le voit donc : l’ouvrage de Beck, enfin traduit, devrait relancer les débats théoriques et politiques autour de ces questions décisives et délicates que des sociologues français ont soulevées, au cours de la dernière décennie, avec leur propre arsenal conceptuel et leurs propres références théoriques et politiques : quelles « critiques de la modernité » ? (Touraine) ; quelles conceptions de la « science en action » ? (Callon et Latour) ; comment définir « dans quelle société nous vivons » ? (Dubet) ; quelle configuration de « la nouvelle question sociale » ? (Castel) ; en quoi pourrait consister « une philosophie de la précaution » ? (Ewald) ; comment construire une « sociologie du risque » ? (Peretti-Watel). On pourrait en citer beaucoup d’autres. Au-delà de la conceptualisation particulière de Beck, pas toujours très claire ni très fondée empiriquement, mais toujours très stimulante, c’est donc bien de questions vitales dont il s’agit, à la fois sociales et existentielles, et celles-ci se posent désormais autant à l’échelle mondiale et européenne qu’à celle de chaque échelon du territoire national et de chaque personnalité. Saurons-nous prendre le risque d’y réfléchir, de façon moderne ?
Claude Dubar
P.R.I.N.T.E.M.P.S et MiRe, DREES

Histoire du handicap. Enjeux scientifiques, enjeux politiques, Bernard Allemandou, Les Études hospitalières Éditions, Bordeaux, 2001, 382 pages, 37 euros

9Le livre de Bernard Allemandou est l’ouvrage d’un médecin psychiatre qui porte, au-delà du regard médical, un regard sociologique et politique sur le problème du handicap. Il en retrace l’histoire depuis les origines, l’ère des pionniers, jusqu’à l’époque actuelle et sa nouvelle configuration. C’est à la fois un ouvrage de portée générale et d’ancrage régional.

10Cet ancrage (aquitain) donne à l’histoire une dimension de vécu, d’anecdotique dans le bon sens du mot. Les aspects généraux sont éclairés par des noms (souvent célèbres d’ailleurs), une histoire locale, des témoignages qui montrent l’inlassable combat des novateurs, sur le plan des idées, des structures et des moyens matériels.

11De nombreux détails sont donnés, qui permettent de rendre concrets les problèmes rencontrés. Ainsi, apprend-t-on, par exemple, que les premières classes spéciales d’enfants anormaux à Bordeaux sont financées par des dons : « le syndicat de la boucherie et de la charcuterie alloue 100 francs en 1908 et en 1909 sur le produit de leur fête… ». Charles Cazalet, « l’infatigable philanthrope bordelais, accorde gratuitement tous les bains douches nécessaires […] ; la Société du patronage des chartrons, les sabots et des tabliers […] ; des particuliers […] L’huile de foie de morue » (p. 105).

12On lira aussi avec intérêt le témoignage d’un directeur d’établissement qui retrace l’évolution de la situation de l’éducateur spécialisé dès ses débuts : « /autrefois/, à Terrefort, l’éducateur-chef réunissait tous les gosses le matin et regardait si les chaussures étaient bien cirées ». « Le métier d’éducateur a changé. Aujourd’hui, notre travail consiste à amener l’enfant à un maximum d’autonomie […] » (p. 235).

13Outre cet aspect régional, le livre s’éclaire également de nombreuses biographies : la vie de Pieron, de l’abbé de l’Épée […], celle du fondateur de la psychiatrie infantile en France, le professeur Georges Heuyer […], et de bien d’autres.

14Chaque démarche novatrice s’inscrit ainsi dans une histoire particulière qui la motive et la colore d’inattendu. Par exemple, l’auteur nous rappelle que la langue des signes serait née du silence imposé à certains ordres monastiques, et de la rencontre (au XVIe siècle) du moine Ponce de Léon avec de jeunes sourds.

15La naissance du traitement social du handicap vient le plus souvent d’initiatives individuelles et de rencontres insolites, et s’appuie sur une volonté inébranlable défiant tous les obstacles.

16Une évolution progressive des savoirs et du regard sur le handicap, des prises de positions sociales et politiques vont entraîner un abord plus global des problèmes et faire du handicap un enjeu majeur.

17L’un des mérites du livre de B. Allemandou est de suivre une ligne générale qu’il présente clairement et qui permet de ne pas se perdre dans un dédale historico-juridico-administratif. Des tableaux explicatifs et comparatifs viennent résumer régulièrement les différentes étapes d’un parcours chaotique où le général et le particulier s’affrontent, se contredisent parfois, se complètent souvent.

18Globalement, depuis l’Antiquité, on peut remarquer que la société, dans son rapport aux handicapés, a évolué d’une position de rejet (avec parfois sacralisation) à une position d’assistance et de compassion (avec le christianisme). La position objective, scientifique et politique est assez récente. Au cours du temps les conceptions ont évolué, les termes eux-mêmes ont changé, le rapport à la société s’est affiné : « les anormaux » deviennent des « inadaptés » puis des « handicapés ».
Un survol de l’évolution chronologique depuis l’Ancien Régime permet de distinguer plusieurs phases :

19

  • une phase d’observation, de prise de conscience, concernant d’abord : les sourds-muets, les aveugles, les estropiés, les déments, les imbéciles, les idiots ;
  • puis une phase de description, repérage de l’écart à la norme, concernant les anormaux, les arriérés ;
  • la notion de compensation du déficit, du désavantage, se développe entre les deux guerres, et concerne les infirmes, les invalides ;
  • la dynamique de la relation à l’environnement se développera après 1945 avec une étude des inadaptations, dans le champ scolaire, médico-social, psychiatrique, mettant en avant le terme d’« inadapté » ;
  • un statut social donné à la déficience n’apparaîtra qu’après 1975, avec la reconnaissance par les juristes des droits des handicapés et des devoirs de la société. Le terme de « handicap » quitte le domaine des représentations scientifiques pour entrer dans celui des représentations sociales.
Dans cet ouvrage sont explicitées un certain nombre de prises de position françaises, leur soubassement sociologique, idéologique, politique. Le partage des champs d’intervention entre la Santé et L’Éducation nationale est notamment évoqué tout au long d’une histoire à rebondissements. La « médicalisation » de l’enfance inadaptée va de pair avec une psychologisation des pratiques éducatives. L’auteur fait une large place à l’évolution de la pédopsychiatrie (à partir de 1972) et au rôle déterminant de la psychanalyse qui marque tous les professionnels de l’enfance inadaptée, la pédagogie elle-même étant repensée comme une branche de la psychanalyse appliquée : « aux visées de strictes adaptations passant par la suppression normative du symptôme, les analystes préfèrent une écoute qui redonne sens aux actes du sujet, fussent-ils de révolte ».

20Les questions du pouvoir, aussi bien au niveau global qu’au niveau catégoriel, et au sein de chaque établissement, sont largement évoquées. La compétition entre les œuvres congréganistes, au départ, les entreprises laïques, les organismes de régulation régionaux et nationaux expliquent un parcours chaotique.

21Des organismes aux sigles les plus divers se créent, qu’ils soient publics ou privés, afin de répondre au mieux à l’actualité des besoins.

22Le rôle des associations, des groupes de parents, des handicapés eux-mêmes, témoignent d’un investissement souvent passionnel où se mêlent enthousiasmes, confrontations, et tiraillements de tous ordres. Pour 80 % le champ de l’enfance inadaptée revient au secteur associatif. C’est une activité lourde à gérer qui s’ouvre aussi sur des perspectives récentes de recherche médicale.

23Les enjeux politiques se traduisent par des options de financement et corrélativement une nécessité de maîtrise des dépenses de santé. On n’en est plus aux Trente Glorieuses ni à la politique des Châteaux…

24La politique est « prisonnière d’une conception dualiste du médical du social » (p. 339), si bien que la politique actuelle des pouvoirs publics « se caractérise par de fortes incohérences et insuffisance ». La loi sociale a certes beaucoup évolué, mais la situation actuelle fait que l’« obtention des droits reconnus par le législateur n’évite pas aux jeunes handicapés de rejoindre la cohorte des exclus du système économique qui, eux, deviennent des handicapés sociaux » (p. 363).
Ce livre très dense, foisonnant, bien documenté et argumenté, de lecture vivante malgré les textes administratifs et juridiques, porte un regard lucide sur un problème majeur de nos sociétés. Il sera très utile de la consulter pour mieux comprendre une histoire complexe et prendre quelques repères dans un maquis opaque et mal dépoussiéré !
Dr Geneviève Dubois
Phoniatre, ancienne responsable de l’école d’orthophonie de Bordeaux

Femmes et hommes dans le champ de la santé. Approches sociologiques, Pierre Aïach, Dominique Cèbe, Geneviève Cresson et Claudine Philippe, Rennes, éditions ENSP, 2001

25Cet ouvrage collectif réunit quinze contributions qui prolongent un séminaire consacré, en 1996 et 1997, aux rapports sociaux de sexe dans le champ de la santé et de la médecine. Il s’agissait de conjuguer, autour de la question de la discrimination à l’encontre des femmes, les analyses produites par des spécialistes des rapports sociaux de sexe avec celles de chercheurs situés dans le champ de la santé et de la médecine. Cette approche croisée du genre et de la santé visait à favoriser les apports réciproques de la recherche dans ces deux champs.

26Trois axes structurent l’ouvrage. Le premier, intitulé « la construction sociale des problèmes de santé au masculin et au féminin » aborde aussi bien la psychologisation de problèmes sociaux, que la nosographie médicale (particulièrement psychiatrique) et plus généralement les logiques de pouvoir dans les espaces familial et institutionnel. Y sont successivement évoqués :

  • les violences exercées dans la sphère privée sur les femmes en Italie et la diversité des réponses apportées par les institutions socio-sanitaires et judiciaires ;
  • la construction sexuée de l’alcoolisme par le corps médical telle qu’elle ressort d’une analyse de revues d’alcoologie ;
  • les troubles psychiques attribués à la ménopause dans les discours savants et profanes ;
  • les cadres théoriques au travers desquels la sociologie appréhende les rapports hommes-femmes ;
  • le paradoxe des sex-ratios de mortalité et de morbidité.
Un deuxième axe regroupe un ensemble de textes centrés sur la féminisation des professions de santé. On y retrouve :
  • une comparaison selon le sexe des pratiques du métier de pharmacien ;
  • les spécificités des itinéraires professionnels des hommes et des femmes médecins ;
  • l’analyse des trajectoires professionnelles et familiales de femmes médecins exerçant en France et en Grande-Bretagne.
Le dernier axe évoque la sexualisation des rôles des hommes et des femmes dans les pratiques reproductives et sanitaires de la sphère privée. Sont abordés :
  • les rapports de genre dans la participation de divers acteurs sociaux à la décision du recours à la stérilisation masculine en Colombie ;
  • les reconstructions identitaires chez les hommes et les femmes lors du passage à la retraite et lors du veuvage ;
  • les activités sanitaires des femmes algériennes dans les espaces domestique et public ;
  • les soins profanes et la division du travail entre hommes et femmes.
Les éditeurs de l’ouvrage ont privilégié la multiplicité à la fois des thèmes traités, des terrains et des approches. Leur double tentative – de dévoilement de l’existence de rapports sociaux de sexe dans de nombreux registres de la vie sociale et d’ouverture d’un débat théorique – justifie ce parti pris de la diversité. On peut même parfois regretter que celle-ci ne soit pas plus importante : par exemple, l’axe concernant la féminisation des professions de santé n’aborde que des professions à statut social élevé (les médecins et les pharmaciens) alors qu’une palette élargie aux professions paramédicales aurait sans doute permis d’aller plus loin dans l’analyse du poids des rapports sociaux de sexe dans les orientations professionnelles. En même temps, le risque de disparité inhérent au choix de la diversité n’est pas complètement conjuré. D’une part, une dimension comparative plus appuyée aurait sûrement renforcé l’homogénéité de l’ouvrage dont les thèmes et les terrains sont nombreux mais peu confrontés entre eux. Il en va de même pour les approches théoriques : la domination symbolique (et la référence à Pierre Bourdieu) est, par exemple, centrale dans certains d’entre eux alors qu’elle est contestée dans d’autres qui, à l’inverse, soulignent les formes concrètes des rapports sociaux de sexe. Parce que les études de genre ne relèvent pas d’un champ scientifique unifié, une mise en perspective théorique plus consistante des différents chapitres et de leurs différents matériaux empiriques, aurait pu contribuer à des avancées conceptuelles plus significatives.

27Quoi qu’il en soit, ce livre a le très grand mérite d’introduire les rapports sociaux de sexe dans le champ sanitaire où ils sont particulièrement occultés. La santé entretient en effet des rapports au corps qui conduisent trop souvent à imputer au sexe biologique les disparités observées et à naturaliser ainsi certains phénomènes sociaux. Nul doute donc que cet ouvrage retienne l’attention des chercheurs qui travaillent dans le champ de la santé, comme ceux qui travaillent sur les questions de genre ou plus généralement sur les discriminations sociales. Sa lecture intéressera également les professionnels et les administrations qui interviennent dans ces domaines, tout comme les citoyens sensibilisés à ces questions. Il s’agit donc d’un ouvrage bien venu et utile qui devrait trouver un large public.

28Vincent Boissonnat
MiRe-DREES et université Paris XIII – Inserm

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2011
https://doi.org/10.3917/rfas.022.0211
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Documentation française © La Documentation française. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...