1On propose ici une analyse de la vente en viager de biens immobiliers [2] articulée à la question du risque vieillesse, c’est-à-dire pour l’essentiel à celle des ressources des personnes âgées. En France, les débats sur le financement de la retraite ne font aucune place au patrimoine immobilier des personnes âgées et au bénéfice qu’elles pourraient en tirer ; à une nuance près que l’on trouve dans le Livre blanc sur les retraites [3] de 1991 : « De tout temps, l’une des motivations les plus évidentes à constituer un patrimoine, c’est-à-dire à épargner, a consisté à couvrir les besoins après la retraite et de multiples formes d’épargne, y compris celles destinées à l’acquisition d’un logement, y contribuent d’ores et déjà ». On le voit, c’est assez vague. Or, les personnes âgées sont détentrices d’actifs immobiliers importants et lorsqu’on interroge les Français sur les raisons pour lesquelles ils souhaitent accéder à la propriété la première des raisons qu’ils invoquent est la « sécurité pour leurs vieux jours » ; il y a vingt ans, ils mettaient en tête le désir d’avoir quelque chose à transmettre à leurs enfants [4]. Reste à savoir selon quelles modalités ces propriétaires entendent, ou peuvent mettre concrètement en œuvre cette sécurité et si le viager, sous une forme ou sous une autre, peut en faire partie.
2Absente des réflexions, la vente en viager est aussi très peu répandue dans la pratique. En revanche, ailleurs, aux États-Unis par exemple, elle est, sous la forme du mécanisme dit de l’hypothèque inversée (reverse mortgage), encouragée et encadrée par les pouvoirs publics qui y voient une modalité de couverture sociale. En fait, l’encouragement par les pouvoirs publics, qu’ils soient démocrates ou républicains, de l’accession à la propriété comme moyen de protection sociale concerne l’ensemble de la population et pas seulement la population âgée ; elle a évidemment à voir avec les spécificités du système de protection sociale de ce pays. La question du recours au patrimoine immobilier des personnes âgées y est discutée au plus haut niveau par des économistes et des responsables politiques. Elle a même été évoquée lors de la campagne présidentielle de 1992. Plus récemment, partant du constat que de nombreux retraités ont des revenus insuffisants à leur consommation, le National Bureau of Economic Research s’est livré à une étude nationale sur la question [5].
3L’ignorance dans laquelle est tenu, en France, ce qui pourrait constituer un outil intéressant de gestion du risque vieillesse a partie liée avec le caractère intangible et sacré de la propriété, ainsi qu’avec le lien étroit entre propriété et transmission que consacre le code civil. En sorte que la vente en viager trouve difficilement sa place dans l’économie des relations intergénérationnelles.
C’est à cette question des relations intergénérationnelles que l’on s’attachera dans un premier temps en essayant de les analyser à travers la notion de « contrat intergénérationnel » si souvent utilisée pour les décrire. Dans un deuxième temps, on présentera le contrat de vente en viager avec un double objectif : montrer en quoi il peut effectivement avoir un rôle à jouer dans le financement des besoins du troisième âge, montrer à travers les réticences qu’il suscite, en quoi il éclaire la nature des relations intergénérationnelles. Enfin, à la lumière de l’expérience de l’hypothèque inversée américaine, on proposera quelques pistes de réflexion tendant à la transformation du viager en un outil moderne de gestion du risque vieillesse.
Guerre intergénérationnelle, contrat intergénérationnel : deux notions inadéquates
4La vente en viager (cf. encadré 1) est une transaction qui transforme un bien immobilier sur lequel le vendeur conserve dans la très grande majorité des cas un droit d’usage et d’habitation, en une rente qui s’éteindra à son décès ; d’où son nom : « viager » vient du vieux français viage qui signifie durée de vie ; d’où aussi sa réputation d’être un pari sur la mort. On reviendra en détail sur les mécanismes juridiques qui encadrent cette vente mais on peut d’ores et déjà voir l’intérêt qu’elle présente pour une personne âgée [6] : elle lui permet d’augmenter ses ressources de façon significative tout en restant dans son logement. Mais cette transformation du bien en rente viagère signifie aussi que la vente en viager est une « aliénation à fonds perdu » : à la mort du vendeur, il n’y a plus rien dans la succession « ni chose, ni rente ». Elle peut donc passer pour une exhérédation [7]. L’héritage (cf. encadré 2) est, en France, une norme : les trois quarts des Français sont ou seront héritiers ou transmetteurs, aussi le choix d’hériter de soi-même, pour reprendre le slogan d’une agence immobilière française spécialisée dans le viager, plutôt que de transmettre intervient-il au terme d’arbitrages subtils entre les droits, les obligations et les attentes des différentes générations en présence. L’héritage, si présent soit-il, est aussi ce que l’on tait [8]. La vente en viager oblige à sortir du silence, à rendre des comptes sur ses dispositions, à y confronter ses héritiers et à se confronter à leurs attentes. Tant il est vrai que l’on peut difficilement taire l’intention de ne pas transmettre.
Encadré 1 : La vente en viager
Le contrat de rente viagère fait partie des contrats aléatoires (article 1964 du code civil).
Le contrat aléatoire est une convention réciproque dont les effets, quant aux avantages et aux pertes, soit pour toutes les parties, soit pour l’une d’entre elles, dépendent d’un événement incertain (article 1964).
La rente viagère peut être constituée sur une ou plusieurs têtes (article 1972).
Tout contrat de rente viagère créé sur la tête d’une personne qui était morte au jour du contrat ne produit aucun effet (article 1974).
Il en est de même du contrat par lequel la rente a été créée sur la tête d’une personne atteinte de la maladie dont elle est décédée dans les vingt jours de la date du contrat (article 1975).
La rente viagère peut être constituée au taux qu’il plaît aux parties contractantes de fixer (article 1976).
Celui au profit duquel la rente viagère a été constituée moyennant un prix peut demander la résiliation du contrat si le constituant ne lui donne pas les sûretés stipulées pour son exécution (article 1977).
Le seul défaut de payement des arrérages de la rente n’autorise point celui en faveur de qui elle est constituée, à demander le remboursement du capital, ou à rentrer dans le fond par lui aliéné : il n’a que le droit de saisir et de faire vendre les biens de son débiteur et de faire ordonner ou consentir, sur le produit de la vente, l’emploi d’une somme suffisante pour le service des arrérages (article 1978).
Le constituant ne peut se libérer du payement de la rente, en offrant de rembourser le capital, et en renonçant à la répétition (restitution) des arrérages payés ; il est tenu de servir la rente durant toute la vie de la personne ou des personnes sur la tête desquelles la rente a été constituée, quelle que soit la durée de vie de ces personnes, et quelque onéreux qu’ait pu devenir le service de la rente (article 1979).
C’est la loi du 25 mars 1949 qui a pour objet la majoration des rentes viagères entre particuliers. Elle a été modifiée à maintes reprises depuis et elle est réactualisée chaque année par la loi de finances. Cette loi est considérée comme étant d’ordre public par la doctrine et pas la jurisprudence. Le législateur a prévu d’une part, une révision forfaitaire et automatique par la loi, à défaut de conventions organisées et, d’autre part, une correction de la révision par le juge (pour la révision de la rente, cf. M. Artaz, Viagers. Régime juridique et fiscal, 10e édition, Delmas, Paris, 2001).
Encadré 2 : Sur le droit successoral
La succession peut être ab intestat (le défunt n’a pas testé) ou intestat (dans le cas contraire).
• Dans la première hypothèse, c’est la loi qui règle la dévolution des biens, selon la volonté présumée du défunt. C’est ce qu’on appelle la dévolution légale de la succession qui consiste à déterminer les personnes que la loi appelle à la succession et l’ordre dans lequel elles se présentent. Ces personnes ont pour caractéristique commune d’avoir avec le de cujus un lien de famille au sens large, c’est-à-dire un lien de parenté ou matrimonial.
Depuis 1804, date de promulgation du code civil, le fondement de la dévolution légale reste inchangé : celle-ci repose toujours sur les liens du sang et du mariage, même si, à l’intérieur de cette arborescence familiale, d’amples mouvements sont intervenus depuis cette date. Les règles relatives à la dévolution légale ont alors pour objet, d’une part, de désigner ceux qui, parmi les successibles, seront héritiers, c’est-à-dire de résoudre une question de hiérarchie, d’autre part, et pour le cas où plusieurs héritiers seraient appelés en même temps, de fixer la quotité de leurs droits concurrents.
Notons à cet égard que la loi du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral (Journal officiel du 4 décembre 2001, p. 19279) a nettement amélioré la situation de chacun de ces deux types de successible. Le conjoint survivant gagne des droits en propriété là où il n’en avait qu’en usufruit, voit son droit au maintien dans le logement renforcé et bénéficie même d’une réserve au cas où le défunt ne laisse ni descendant ni ascendant.
L’adultérin n’est plus frappé du statut discriminatoire qui était le sien et hérite donc comme les autres enfants.
• Par testament (mais aussi par donations entre vifs), un individu ne peut toucher à la réserve héréditaire, pilier du droit successoral, tendant à concilier liberté individuelle de disposer de ses biens et conception égalitariste de la transmission des patrimoines.
La réserve bénéficie tout d’abord aux descendants (voir articles 913 et 913-1 du code civil). La qualité de réservataire est reconnue à tous les descendants quelle que soit la nature de leur filiation. La réserve globale est de moitié lorsque le défunt laisse un enfant, de deux tiers lorsqu’il en laisse deux, de trois quarts s’il en laisse trois, la quotité disponible correspondante étant respectivement de moitié, d’un tiers et d’un quart.
La réserve des ascendants est prévue par l’article 914 du code civil qui reconnaît la qualité de réservataire à tous les ascendants, de quelque nature que soit leur ascendance, et quel que soit leur degré, dès lorsqu’ils viennent effectivement à la succession. La quotité disponible est de moitié si le défunt laisse des ascendants dans les deux lignes, paternelle et maternelle, et des trois quarts s’il n’en laisse que dans une seule.
Le viager dans la guerre économique des générations
5La question de la vente en viager, et plus généralement de l’utilisation de leur patrimoine immobilier par les personnes âgées, se pose dans un contexte qui en renforce l’actualité et en accentue la complexité.
6• Contexte économique d’abord : depuis une vingtaine d’années, les ressources des retraités augmentent tandis que les ressources des jeunes diminuent. Globalement, la pauvreté a changé de classe d’âge et de groupe social : plus rare chez les vieux et les retraités, plus fréquente chez les jeunes et les actifs. Il n’y a aucun lien de causalité entre l’amélioration de la situation des uns et la détérioration de la situation des autres : les premiers bénéficient de l’arrivée à maturité des régimes de retraites et de carrières professionnelles effectuées pour l’essentiel durant « les Trente Glorieuses », les seconds pâtissent de dérèglements économiques trop connus pour être développés ici. Pourtant, la tentation est forte d’associer les deux phénomènes et de poser la question des relations intergénérationnelles en termes de partage des richesses entre générations. En France, comme dans les autres pays occidentaux, la question de « l’inéquité entre générations » [9] est posée avec force. Un lobby voué à « l’équité entre générations » (generational equity) a vu le jour aux États-Unis en 1984. Il s’agit du Americans for Generationnal Equity (AGE) dont l’objectif est d’être « un lobby pour l’avenir », un lobby engagé dans la défense de politiques répondant à l’exhortation de Thomas Jefferson selon laquelle chaque génération devrait laisser la suivante dans un état de bien-être au moins égal à celui qu’elle a connu elle-même [10]. Et ce que l’on constate paradoxalement c’est, parallèlement à l’usage si fréquent de l’expression « contrat intergénérationnel », l’apparition du spectre de la guerre des générations. Pour l’essentiel, les propos concernent les arbitrages publics entre « jeunes » et « vieux » ou « actifs » et « inactifs » : « Disons-le simplement, en termes économiques nous sommes en train de consommer nos enfants. Les vieux sont en train de s’enrichir aux dépens des jeunes. Plusieurs auteurs pensent pouvoir démontrer que les politiques publiques “pénalisent” les familles, provoquent une augmentation de la pauvreté des jeunes et une diminution graduelle de la pauvreté des personnes âgées » [11]. La vente en viager ne peut que se ressentir de telles représentations collectives. Si, collectivement, des pères prodigues mangent l’héritage de leurs enfants, comment admettre qu’en plus, individuellement, ils prennent la décision d’aggraver la situation de ces derniers en désaccumulant pour leur propre usage ? Inversement, le recours au patrimoine immobilier sous forme de vente en viager pourrait être vu comme un moyen d’alléger le « fardeau public » que représenterait la vieillesse, fardeau censé peser sur les jeunes générations.
7En quelque sens que l’on pose la question, on met à jour le difficile emboîtement des sphères privée et publique. C’est bien là qu’est le nœud de la question. Nous y reviendrons.
• Contexte sociologique ensuite : la famille est le siège d’échanges importants entre générations. Ces flux circulent de façon asymétrique : dans le sens descendant on observe des aides financières (environ 100 milliards par an sont transmis d’une génération à la ou les suivantes [12]), matérielles et affectives ; dans le sens ascendant les aides sont essentiellement matérielles et affectives (dans ce sens, les aides financières ne représentent que 10 milliards de francs par an). Cette asymétrie reflète des besoins objectifs, mais elle révèle aussi les normes qui président aux échanges intra-familiaux. L’autonomie des différentes générations en présence est une norme forte. Cela dit, dans les faits, on constate qu’elle contraint davantage les parents que les enfants adultes. Ces derniers s’accommodent d’une certaine dépendance si elle est bien négociée, les premiers sont, eux, extrêmement soucieux de ne pas peser sur leurs enfants. Tout se passe comme si entre parents et enfants adultes, et bien après la « décohabitation », la nature nourricière du lien se maintenait, rendant les aides financières difficiles à supporter et humiliantes dans un sens, quasi naturelles dans l’autre. Comme le relève le sociologue J. Godbout, « On a toujours besoin de donner à ses enfants, même quand on est vieux. On ne se contente pas de récolter ce qu’on a semé… selon un modèle simple de réciprocité généralisé » [13]. Concrètement, une personne âgée, propriétaire, qui désire accroître ses ressources, se posera les questions suivantes : vendrai-je en viager ce qui privera mes enfants d’un héritage (escompté ?) mais qui leur évitera aussi de m’avoir à charge et préservera mon autonomie ? Ou bien conserverai-je mon bien en faisant le pari que mes enfants subviendront à mes besoins ? Toutes les personnes âgées n’ont évidemment pas à se poser ce genre de questions ou bien parce qu’elles sont aisées ou bien parce qu’elles n’ont pas d’enfants. Reste que ce qui est à l’œuvre ici c’est, en dépit de notre imposant système de protection sociale, le rôle assurantiel de la famille. La notion de contrat intergénérationnel est-elle pertinente pour en rendre compte ? Et qu’en est-il plus spécifiquement du risque vieillesse ?
Des personnes âgées propriétaires ou usufruitières ?
8Telle que nous l’avons vue, la gestion du risque vieillesse est articulée au partage des richesses entre générations. Ce qui se traduit par les alternatives suivantes : désaccumulation ou transmission, mutualisation ou prise en charge individuelle des risques. De ces alternatives, les personnes âgées se sortent mal, accusées qu’elles sont d’être un fardeau public et taxées de dilapidation quand elles vendent leurs biens alors que le plus souvent il ne s’agit pour elles que de gagner leur autonomie et ainsi de ne pas peser sur leurs enfants. À cet égard, la question du choix entre désaccumulation et transmission est, au fond, une fausse alternative. L’alternative consisterait pour les personnes âgées à pouvoir disposer librement de leurs biens, à choisir réellement le type d’avantages qu’elles veulent en tirer : d’un côté les avantages du statut de transmetteur et ses contreparties, à savoir la dépendance (partielle) à l’égard des systèmes publics, privés et familiaux de financement de la vieillesse ; de l’autre, les avantages de la désaccumulation, à savoir l’autonomie et l’autoconsommation. Certes les personnes âgées sont, en droit, comme tout propriétaire, libres de faire ce qu’elles veulent de leurs biens mais la pesanteur sociale en faveur de la transmission est telle que cette liberté reste assez théorique. La notion d’autonomie, valorisée, se dilue dans celle d’autoconsommation, connotée péjorativement.
9Plutôt que pleinement propriétaires, les personnes âgées se considèrent souvent (et sont souvent considérées) comme seulement dépositaires de leur patrimoine. À preuve, le nombre de personnes qui pensent, à tort, que la vente en viager est légalement interdite aux individus ayant des enfants. Ces derniers n’ont ni à être consultés, ni même à être avisés d’une telle vente. En ceci, les personnes âgées sont au cœur des ambiguïtés que recèle notre droit de propriété. La Révolution et le code civil ont accouché du propriétaire, personnage archétypal central du XIXe siècle, mais le droit de propriété dont ils ont accouché est ambigu. Reprenons la formule de Cambacérès : « Le code civil autorise l’usage le plus illimitê, même l’abus du droit de propriété ; il permet à chacun la disposition indéfinie de son bien ; ce principe n’est borné que par les exceptions que réclament les mœurs et l’intérêt public » [14]. La contradiction est encore plus frappante dans la formule retenue par le code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par la loi ou par les règlements » [15]. On ne s’étonnera pas que depuis 1804, les juristes s’opposent sur la signification véritable du droit de propriété, droit de l’individu le plus absolu ou fonction sociale. Aujourd’hui encore, une loi comme celle du 29 juillet 1998 sur la lutte contre les exclusions témoigne de la tension entre le caractère fondamental du droit de propriété et la nécessité de le limiter en vue de venir en aide aux plus démunis.
10Ramenées à nos préoccupations, les ambiguïtés que recèle le droit de propriété peuvent trouver une formulation très prosaïque dans l’interrogation suivante : en tant que propriétaire, suis-je pleinement maître de mes biens ou alors n’en suis-je que le dépositaire et le gardien ? Ainsi la question de la propriété dans ses diverses dimensions est-elle au cœur de la question du viager. Propriété articulée à transmission, transmission inscrite dans les droits, obligations et attentes des différentes générations en présence. Ces différents éléments se mettent-ils en place au travers de « contrats intergénérationnels » ? Se poser cette question est doublement légitime. D’une part, l’expression est d’un usage si fréquent en sociologie de la famille et dans la littérature sur les retraites qu’il n’est pas inutile d’examiner les rapports qu’elle entretient avec l’acception précise du terme de contrat. D’autre part, se poser cette question de la légitimité de l’expression « contrat intergénérationnel » revient à se demander si les relations intergénérationnelles relèvent effectivement d’engagements de type contractuel, si elles participent de ce mouvement caractéristique de notre société qui voit les contrats « prendre en charge les questions dont ils dépouillent la loi » [16]. Et si tel n’était pas le cas, il faudrait alors se poser la question du succès de l’expression. Il faudrait aussi se demander, si à côté de la loi et du contrat, il n’existe pas un troisième registre plus spécifique des relations intergénérationnelles et comment alors s’articulent ces trois registres.
Bref, la notion de contrat est-elle adaptée aux résolutions que les familles trouvent au dilemme entre autoconsommation et transmission, entre auto-nomisation individuelle et mutualisation du risque vieillesse ?
Il n’y a pas de « contrats intergénérationnels »
11Au sens du code civil, le contrat est « une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose » (article 1101 du code civil). « Convention » et « contrat » sont en général utilisés indifféremment. Cependant, le retour à l’origine juridique du terme « convention » permettra d’étayer davantage l’idée. Dans la première édition du vocabulaire juridique Capitant, la convention est définie par un « accord des volontés ». Cette définition a connu une évolution, mais l’accord des volontés reste l’un des éléments constitutifs du contrat, ce par quoi il advient. « Finalement, ce qui caractérise le contrat c’est la procédure, un accord de volontés, par lequel il est destiné à produire des effets de droit… Le contrat exige deux ou plusieurs déclarations de volontés. Il n’y a accord concevable que sur des volontés manifestées. En outre l’extériorisation de la volonté est indispensable pour distinguer la volonté active, exprimée, seule susceptible de produire des effets juridiques, de simples intentions » [17].
Au regard de cette définition, peut-on parler de « contrat intergenérationnel » ?
12Dans ce qui est leur expression collective, à savoir les systèmes de retraite, les échanges intergénérationnels, que l’on appelle « contrat intergénérationnel » ou pacte intergénérationnel relèvent de la loi. C’est la loi qui met en place les systèmes de retraite, qui les a rendus obligatoires, qui les encadre et qui les modifie, certes souvent après négociations. Si le terme de contrat a ici quelque légitimité, c’est dans son acception très spécifique de « contrat social » lequel concerne tous les individus d’une société et n’est pas le produit de volontés déclarées mais la condition générale et implicite qui rend possible les conventions particulières.
13Dans leur dimension privée notamment familiale, qui est celle qui nous intéresse ici, les relations intergénérationnelles se distinguent des relations contractuelles par un certain nombre d’éléments que l’on peut regrouper en quatre points.
Quand elles sont explicites, les relations ente générations relèvent de la loi
14Premièrement, il y manque, de nos jours en tout cas, l’explicitation de ce que les parties « s’obligent… à donner, à faire ou à ne pas faire… » [18]. Comme les relations contractuelles, les relations familiales intergénérationnelles sont fondées sur des volontés, des attentes, voire des obligations, sur le sentiment qu’il faut donner pour recevoir ou qu’on ne peut donner indéfiniment sans recevoir en retour. En ceci, elles épousent bien la logique des contrats qui veut que chacun des contractants trouve un intérêt à la transaction. Comme dans un contrat, il y a échange, prestation et contre-prestation [19]. Mais dans les relations intra-familiales la monnaie d’échange et la durée du remboursement sont laissées à l’appréciation indéfinie des parties. Surtout, contrairement à ce qui se passe dans un contrat, ni les volontés, ni les attentes, ni les obligations ne sont vraiment explicitées ou alors de façon extrêmement générale (« Tu me dois le respect »). Les obligations entre proches ressortissent pour l’essentiel à ce que les juristes appellent « obligation naturelle », obligation morale non civile. Quand elles sont explicites, d’une part, les intéressés les ignorent souvent et, d’autre part, elles ne relèvent justement pas du contrat mais de la loi. On fait allusion ici aux articles 203 et suivants du code civil qui encadrent strictement « l’obligation alimentaire » entendue en un sens large puisqu’elle couvre, outre les besoins alimentaires, l’hébergement et les soins [20]. La solidarité envers les parents ou les enfants dénués de ressources, n’est pas facultative, la loi impose que la solidarité s’exerce d’abord au sein de la famille. Du coup, les aides que verse la collectivité à une personne âgée peuvent être interprétées comme une avance consentie à elle-même ou à sa famille. Elles sont donc récupérables, ou bien directement, auprès de certains de ses proches désignés par le code civil ou bien, à son décès, sur sa succession. Cette subsidiarité des aides de la collectivité par rapport à celles de la famille, peut impliquer une prise d’hypothèque légale sur les biens immobiliers de la personne âgée et même, dans certains cas, une mise sous tutelle [21] ou sous curatelle [22] avec vente de ses biens. Il faut noter ici que la subsidiarité est difficile à mettre en place en raison, notamment, de l’interférence entre le droit public dont relève l’aide sociale et les règles du code civil dont relève l’obligation alimentaire [23]. Mais ce qui importe c’est que la plupart des pays européens découvrent ou redécouvrent le rôle assurantiel de la famille et réaffirment le caractère subsidiaire des aides de l’État. Le contenu de l’obligation alimentaire diffère selon les pays, notamment par l’étendue de la parentèle à l’endroit de qui elle s’applique, mais dans tous les cas, les administrations sont de plus en plus vigilantes pour ce qui est du recouvrement du montant des aides perçues auprès des héritiers du bénéficiaire et, le cas échéant, sur sa succession. En tout état de cause, en la matière, la loi fait plus qu’organiser les contributions des uns et des autres, elle construit un univers de normes et de valeurs et soustrait le champ des relations intergénérationnelles à la tentation du discrétionnaire. Ainsi en arrive-t-on à un système d’interaction entre les mesures légales encadrant les obligations entre générations et la pratique des échanges intergénérationnels, l’existence des unes renforçant les autres et vice-versa [24]. À cet égard, les conclusions des auteurs du rapport du Conseil d’État chargés par le gouvernement de clarifier et de simplifier la législation de l’aide sociale sont nettes :
« La législation d’aide sociale laisse encore peser sur les familles au titre de l’obligation alimentaire, c’est-à-dire de la solidarité familiale, des charges très lourdes et notamment celle de la prise en charge des personnes âgées. Cette charge s’est accrue notablement par l’effet de deux phénomènes, l’allongement de la durée de vie et l’augmentation du coût de l’hébergement en établissement… Le code civil, en instituant l’obligation alimentaire, n’a fait que consacrer une obligation, ressentie normalement comme naturelle, de porter assistance aux membres de sa famille… Le coût financier de ce devoir traditionnel était alors sans commune mesure avec celui qui résulte aujourd’hui de la prise en charge de l’hébergement dans un établissement accueillant les personnes âgées… Toutefois… le maintien d’un lien ente aide sociale et obligation alimentaire garde de solides justifications. Certes en droit… l’institution de l’obligation alimentaire par le code civil n’implique pas automatiquement et implicitement la règle de la subsidiarité de la solidarité collective par rapport à la solidarité familiale. Il est cependant bien clair qu’en posant cette règle de subsidiarité, la législation d’aide sociale a, depuis longtemps, tiré logiquement les conséquences d’une institution du droit civil qu’elle ne pouvait pas ignorer. On comprendrait mal, du point de vue de la cohérence du droit, que l’admission d’une personne à l’aide sociale puisse avoir pour effet de libérer les débiteurs alimentaires de cette personne de leurs obligations à son égard. Sur le plan moral et politique, la disparition de l’obligation alimentaire existant au profit du bénéficiaire de l’aide sociale ne serait pas non plus facile à justifier. L’assistance aux membres de la famille est normalement perçue comme une obligation naturelle et la prudence s’impose avant d’adopter une législation qui serait de nature à favoriser l’affaiblissement du lien familial… » [25].
Hors contrats, les échanges sont d’abord supports de liens
15Deuxièmement, dans le contrat au sens juridique, prestation et contre-prestation sont l’objet même et la fin du contrat, alors que dans les relations intergénérationnelles, les obligations et les échanges, même matériels, sont en fait des supports du lien, voire un prétexte pour le rendre possible. À ce titre, l’intention ne peut s’y manifester comme elle se manifeste dans le contrat. Une mère qui engage une baby-sitter n’échange avec elle qu’un service contre de l’argent. Quand elle confie son enfant à sa propre mère, en plus de l’aspect pratique, il y a renforcement du lien mère-fille. Dans certains cas, seul ce service permet à la relation mère-fille d’exister ou, en tout cas, d’exister sous une forme acceptable pour les deux parties.
Les relations familiales se passent du droit
16Troisièmement, bien que le droit de la famille soit une branche très vivante du droit, la famille se passe pour l’essentiel très bien du droit y compris pour le règlement des conflits. Les juristes, dit l’un des plus éminents d’entre eux « ne mesurent pas assez combien le droit est facultatif, même dans les secteurs qu’ils proclament d’ordre public. Le droit de la famille en est l’illustration… Dans le déroulement quotidien d’une institution familiale, les individus ne sont pas continûment à pratiquer un droit mouillé de non-droit, de mœurs et de morale. Pour la plupart, ils ne pratiquent le droit que de loin en loin, quand ils ne peuvent pas faire autrement (ainsi quand il leur faut célébrer leur mariage, ou rassurer un acheteur qui redoute une incidence du régime matrimonial) et dans l’intervalle, ils vivent comme si le droit n’existait pas… Le droit, le plus souvent, n’entre en scène que s’il est appelé par la volonté expresse de l’un au mains des intéressés, tandis que leur volonté implicite suffit à le tenir à l’écart » [26].
Les relations intergénérationnelles familiales relèvent du don
17Ce caractère facultatif du droit dans l’univers familial conduit à ce qui devrait constituer l’argument ultime pour éviter l’usage de l’expression « contrat intergénérationnel ». L’univers du contrat et celui des relations familiales sont hétérogènes. Il y a extériorité du contrat par rapport à la famille et de la famille par rapport au contrat. Certes, les relations contractuelles ne sont pas réservées à des individus étrangers les uns aux autres, « elles peuvent être choisies entre personnes unies par un lien statutaire, de famille par exemple, afin d’isoler juridiquement un secteur de leurs relations, important ou sensible, pour mieux garantir leur entente globale » [27] ; mais si le besoin s’en fait sentir c’est précisément parce que telle n’est pas la nature fondamentale de leur relation.
18Cette nature fondamentale est celle du don. Dire qu’une relation est marquée par le don ne signifie pas qu’elle est marquée par des prestations à sens unique. L’anthropologie nous a suffisamment montré que le don appelle le contre-don. Mais il y a différents types de retour : « ce qui marquait et continue de marquer le don entre proches ce n’est pas l’absence d’obligations, c’est l’absence de “calcul” » [28]. Le contrat, c’est L’objectivation de l’échange, par là il appartient au registre du calcul : « La société humaine a tiré son existence de deux sources, l’échange, le contrat d’une part, le non contractuel, la transmission de l’autre… Il y a donc toujours dans le social humain des choses qui échappent au contrat, qui ne sont pas négociables, qui se situent au-delà de la réciprocité… il y a toujours dans toutes les activités humaines, pour qu’elles se constituent, quelque chose qui précède l’échange et où l’échange vient s’enraciner, quelque chose que l’échange altère et conserve à la fois, prolonge et renouvelle en même temps » [29]. À mon sens, les relations intergénérationnelles familiales relèvent de la deuxième source. Il ne s’agit pas là d’une affirmation angélique ou ignorante du rôle économique de la famille. On peut à la fois affirmer que les relations intergénérationnelles familiales échappent au contrat, au calcul, au négociable et savoir que chaque année 110 milliards de francs circulent en France entre ménages apparentés sous forme d’aides. On peut même aller plus loin : le fait que des sommes d’un tel volume puissent circuler, hors contrat explicite, au sein de la sphère familiale renforce l’hypothèse de la spécificité de ce qui s’y passe.
Le « contrat intergénérationnel » est une métaphore
19Parler de « contrat intergénérationnel », c’est utiliser une métaphore dont, au départ, la construction peut se justifier : le contrat est l’un des outils de gestion du risque, or les relations intergénérationnelles, qu’elles soient collectives ou familiales, tournent autour de la gestion des risques encourus tout au long du cycle de vie. Ce qui caractérise la famille c’est une gestion spécifique des risques encourus par ses membres. Lorsque les différentes générations en présence ont à se répartir les risques du cycle de vie et à les couvrir, ce qui les fait agir c’est la loi ou la norme sociale intériorisée et non des contrats qu’elles auraient passés. Et justement celui qui vend en viager agit comme s’il estimait que la norme qui veut que l’on assiste ses parents ne sera pas respectée, ou encore comme s’il pensait que ses enfants tenteraient de se soustraire à l’obligation alimentaire. À moins bien sûr qu’il juge les ressources de ses enfants insuffisantes pour qu’ils se plient à leurs obligations.
20Le « contrat intergénérationnel » serait ainsi une métaphore construite sur la translation de l’objet risque aux modalités de traitement du risque, métaphore qui donne une vision erronée des relations intergénérationnelles. Loin d’en éclairer le fonctionnement elle contribue à en gommer les spécificités, elle les réduit à n’être que des relations socio-économiques comme les autres. Elle les dilue dans le modèle contractuel, les inscrit dans ce « tout contractuel » [30] vers lequel serait censé tendre l’ensemble des relations socio-économiques modernes, voire vers lequel il serait bon qu’elles tendent. Plus, désigner le contrat comme la forme évidente des relations intergénérationnelles, c’est suggérer que cette forme préviendrait ou résoudrait difficultés et conflits. Le « contrat intergénérationnel » serait ainsi plus qu’une métaphore descriptive : il atteindrait le statut, indu, de formulation prescriptive.
La vente en viager, entre archaïsme et modernité
21Un vendeur taxé d’égoïsme, un acheteur soupçonné de « caresser l’espérance et calculer la proximité de la mort » [31], un contrat réputé archaïque – il remonte en effet au Moyen Âge – on ne s’étonnera pas de la faiblesse numérique de la vente en viager, et du coup du peu de réflexions sociologiques ou opérationnelles qui lui sont consacrées, sans parler de l’absence quasi totale de données statistiques la concernant. Là où les données quantitatives existent, ou bien elles ne sont pas exploitées (la faiblesse du nombre de transactions en est sans doute la principale raison, ainsi ne connaît-on pas le nombre annuel de transactions) ou bien elles sont difficiles à interpréter. Le meilleur exemple est l’enquête nationale sur le logement. Compte tenu du champ de l’enquête, les données ne concernent que les vendeurs qui, au moment de l’enquête, résident encore dans le logement vendu et qui sont considérés par l’Insee comme logés gratuitement et les acheteurs qui, au moment de l’enquête, occupent le logement acheté. Ce sont donc des populations tronquées qui, en outre, ne sont pas saisies au moment de la transaction. C’est d’autant plus regrettable que l’enquête donne un nombre important des caractéristiques des vendeurs et des acheteurs notamment la profession et catégorie socioprofessionnelle ainsi que le revenu.
22Plusieurs éléments pourraient cependant inciter à se pencher sur cette technique de désinvestissement que certains commencent à décrire comme « une forme non altruiste des solidarités intergénérationnelles car [elle] permettra à des personnes âgées de compter sur des revenus réguliers et non indexés, tout en permettant à de jeunes couples de se constituer un capital pour leurs vieux jours » [32]. Le point de vue adopté ici, celui du vendeur, ne doit pas faire oublier que le viager présente aussi un véritable intérêt pour l’acheteur. Il n’est pas anodin de trouver de tels propos sous la plume d’un notaire, le notariat français ne pouvant être suspecté de désinvolture à l’égard du patrimoine familial. Du reste, on constate depuis quelques années des frémissements dans la presse professionnelle ou généraliste qui dénotent un certain intérêt pour cette pratique [33].
Les raisons d’un regain d’intérêt
23Cinq raisons peuvent expliquer ce regain d’intérêt.
24• Premièrement, l’allongement de l’espérance de vie, notamment aux âges élevés (l’espérance de vie à 60 ans est de 20 ans pour les hommes et de 25 ans pour les femmes) : ce ne sont plus quelques années à vivre avant la mort qui attendent les retraités mais toute une vie, à financer avec des revenus réduits par rapport aux revenus d’activité. Besoins accrus en raison de l’allongement de l’espérance de vie mais aussi des niveaux de vie et de consommation élevés qu’ont connus ceux qui arrivent aujourd’hui à la retraite. Ajoutons que ce qui est un problème individuel devient un problème collectif quand près du tiers des ménages a pour personne de référence un(e) retraité(e) [34]. L’espérance de vie sans incapacité croît elle aussi, permettant aux personnes âgées de rester chez elles plus longtemps. Si l’espérance de vie croît, l’âge d’entrée en institution s’élève également.
25• Ce qui nous amène à la deuxième raison. Rester chez elles, dans leur logement, dans leur quartier, le plus longtemps possible, tel est le souhait des personnes âgées. Leur permettre d’y parvenir, tel est le sens des politiques publiques, dites de maintien à domicile, mises en place dès 1962 suite au rapport Laroque. Au recensement de 1999, 97 % des personnes âgées de 75 à 79 ans et 84 % des personnes âgées de 80 ans et plus vivaient dans des « ménages ordinaires » [35] c’est-à-dire chez elles hors institution ou collectivité. La dernière enquête nationale sur le logement révèle la satisfaction des personnes de plus de 65 ans ainsi que la faible proportion d’entre elles désirant changer de logement.
26• Troisièmement, les personnes âgées sont propriétaires : 70 % des personnes âgées de 60 à 69 ans et 58 % de celles qui sont âgées de 70 ans ou plus sont propriétaires de leur résidence principale ; ce chiffre n’est que de 54 % pour l’ensemble des ménages de France métropolitaine. Les proportions de propriétaires parmi les personnes âgées sont encore plus élevées lorsqu’on prend en compte l’ensemble des actifs immobiliers (résidences principales, résidences secondaires et logements de rapport) : elles s’élèvent alors respectivement à 74 % et 63 % contre 59 % [36]. Comment ne pas voir dans ce patrimoine immobilier un véritable gisement et ne pas s’étonner que les réflexions sur les trois piliers de la retraite (régimes de base, régimes complémentaires, épargne volontaire) n’en tiennent aucun compte ? • Quatrièmement, si les personnes âgées sont massivement propriétaires, elles ne sont pas riches pour autant. Un certain nombre d’entre elles peut parfaitement être décrit par la formule américaine house rich, cash poor [37]. Certaines peinent même à faire face à leurs charges de propriétaires (notamment le paiement des travaux et des impôts). Cela renforce l’intérêt que l’on peut porter à des dispositifs permettant à des personnes âgées de conserver la jouissance de leur logement, à défaut d’en conserver la pleine propriété, tout en les mettant à l’abri de difficultés financières [38]. Il faut rappeler ici ce que les considérations sur l’enrichissement des vieux tendent à occulter : les personnes âgées constituent un groupe hétérogène sur le plan des ressources comme sur tous les autres plans. Cette population est en réalité constituée de générations différentes, ce qui est évidemment déterminant du point de vue des retraites, et constituée, au sein de chacune de ces générations, d’individus appartenant à des groupes sociaux différents ayant eu des parcours professionnels différents. Les données les concernant sont le plus souvent des données globales masquant des contrastes importants notamment entre les hommes et les femmes, entre les personnes vivant en couple et les personnes vivant seules, entre les plus âgés et les moins âgés. Les « jeunes retraités » ont, en effet, vu leur situation s’améliorer durant ces deux dernières décennies dans des proportions importantes, plus importantes que celle des actifs. Le revenu disponible (hors revenus du patrimoine) des ménages retraités a plus que doublé alors que celui des ménages actifs a augmenté de moitié. En outre, les personnes âgées sont celles qui disposent des revenus du patrimoine les plus élevés. Mais, la situation des plus de 80 ans reste fragile. Fin 1996, près de 900 000 personnes âgées touchaient encore le minimum vieillesse, ce qui représentait 27 % de l’ensemble des allocataires de minima sociaux [39]. Il s’agit essentiellement d’une population féminine isolée et très âgée. Plus globalement la dernière enquête logement révèle que parmi les ménages à faibles ressources (ceux qui appartiennent aux trois premiers déciles de revenus) près d’un tiers a une personne de référence de 65 ans ou plus.
• Cinquièmement, même si on ne partage pas les vues alarmistes sur le vieillissement de la population et ses conséquences sur les retraites, on ne peut exclure qu’à l’avenir les taux de remplacement [40] soient plus faibles qu’aujourd’hui et donc que les retraites connaissent une baisse du pouvoir d’achat [41]. Le recours à l’épargne personnelle risque alors d’être indispensable. La vente en viager pourrait constituer l’une des modalités de ce recours. Son intérêt par rapport à d’autres formes d’épargne plus spécifiquement destinées à la retraite, c’est qu’avant de servir à augmenter les revenus de la personne âgée, cette épargne lui aura servi à se loger – avant et pendant la retraite.
Un contrat juridiquement spécifique
27Réglementé par les articles 1964 à 1983 du code civil ainsi que par la loi du 29 mars 1949, le contrat de vente en viager est, dans son principe, un contrat écrit de vente par lequel un individu, appelé crédirentier, échange un bien immobilier ou mobilier ou un capital, contre une rente que lui devra jusqu’à sa mort un individu appelé débirentier. La rente peut être constituée sur la tête d’un tiers désignée par le crédirentier ; elle s’éteint avec le décès de celui sur la tête de qui elle était constituée. C’est un cas trop rare pour qu’on en traite ici.
Un contrat aléatoire
28Le contrat de vente en viager en combine deux autres. En ce qu’il ressortit à la vente d’immeubles, il est onéreux et synallagmatigue [42] ; en ce qu’il ressortit au contrat de rente viagère, il est successif et aléatoire. Mais ce qui le fonde absolument est son caractère aléatoire : « Sans caractère aléatoire, il n’y a pas de rente viagère » (Cass. civ., 5 mai 1982). Alors que dans un contrat de vente classique, la « cause » [43] est « la contre-prestation » [44], dans un contrat de rente viagère la cause est l’aléa. Par conséquent, si l’aléa n’existe pas vraiment, il y a défaut de cause à la prestation de chacune des parties et le contrat peut être annulé. Le contrat aléatoire se définit comme « une convention réciproque dont les effets quant aux avantages et aux pertes, soit pour toutes les parties, soit pour l’une ou plusieurs d’entre elles, dépendent d’un événement incertain » (article 1974 du code civil). En l’occurrence, c’est la durée de vie du vendeur qui constitue l’aléa. La place fondamentale de l’aléa dans ce contrat ainsi que sa nature particulière entraînent un certain nombre de particularités ayant trait au « prix » de la transaction et à la façon dont il doit être acquitté. En toute rigueur, un acte de vente en viager ne doit comporter aucune mention de « prix », qui remettrait en cause le caractère aléatoire de la transaction. Ensuite, c’est en vertu du principe, au demeurant en recul, selon lequel « l’aléa chasse la lésion » que le vendeur s’estimant lésé ne peut, comme ce serait le cas dans une vente classique (article 1674 du code civil), demander un supplément de prix ou l’annulation de la vente (Cass. civ., 14 décembre 1959). Enfin, c’est en raison du caractère aléatoire de la vente en viager que le « bouquet », somme dont le versement comptant est en général exigé par le vendeur, ne doit pas représenter une part trop importante de la valeur estimée du bien ; sinon, l’aléa pourrait être considéré comme accessoire et la vente annulée (Cass. civ. 2e, 25 janvier 1978). Ces dispositions, concernant les parts respectives du bouquet et de la rente, tiennent aussi au fait que le contrat de vente en viager est un contrat « successif », il impose donc que le paiement du bien soit pour l’essentiel effectué sous forme de versements échelonnés, ou arrérages. La destination naturelle de ces derniers est d’être dépensés au fur et à mesure qu’ils sont perçus, c’est ce qui fait de la vente en viager une « aliénation à fonds perdu » [45]. On voit donc que la double mauvaise réputation du viager qui en fait un pari sur la mort, d’un côté, et une pratique anti-familiale parce que dilapidarice, de l’autre, prend sa source dans ses fondements juridiques mêmes. On pourra s’en souvenir lorsqu’il s’agira de réfléchir à des moyens de mobiliser cette technique de manière moderne.
Une rente protégée
29Le montant de la rente est fixé en fonction de trois éléments : la valeur du bien, le taux de revenu hors inflation du capital et l’espérance de vie du ou des crédirentiers (il est fréquent que le viager soit pris sur la tête des deux membres d’un couple). Dans le cas où le vendeur conserverait sur son bien un droit d’usufruit ou un droit d’usage et d’habitation, la rente est minorée. Inversement, elle peut être majorée dans le cas où le vendeur renoncerait à son droit d’usage et d’habitation pour entrer en maison de retraite par exemple et si le contrat en a prévu l’éventualité. On le voit, avec un contrat bien fait, la vente en viager est un outil qui ménage les intérêts de la personne âgée à court et moyen termes, elle lui permet de faire face à des modifications de sa situation et de ses besoins.
30La protection de la rente est une autre des spécificités du contrat qui nous occupe. Il faut, sur ce point, se reporter aux débats, très vifs, qui ont précedé l’inscription du contrat de rente viagère dans le code civil. Les préventions à l’encontre de ce contrat étaient nourries par la crainte qu’il encourage les mauvais penchants et des acheteurs et des vendeurs. Le seul moyen de lui faire sa place dans le code civil a été de le considérer comme un dernier recours, un dernier rempart, contre la misère. Du coup, la législation a pris en considération le caractère alimentaire du contrat de rente viagère et en a poussé la logique jusqu’au bout. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’article 1979 du code civil : « Le constituant ne peut se libérer du paiement de la rente en offrant de rembourser le capital et en renonçant à la répétition des arrérages payés. Il est tenu de servir la rente pendant toute la vie de la personne ou des personnes sur la tête desquelles la rente a été constituée, quelle que soit la durée de la vie de ces personnes et quelque onéreux qu’ait pu devenir le service de cette rente ». Mais cet article a son pendant : « Le seul défaut de paiement des arrérages de la rente n’autorise point celui en faveur de qui elle est constituée, à demander le remboursement du capital, ou à rentrer dans le fond par lui aliéné : il n’a que le droit de saisir et faire vendre les biens de son débiteur et de faire ordonner ou consentir, sur le produit de la vente, l’emploi d’une somme suffisante pour le service des arrérages » (article 1978 du code civil). Autrement dit, le vendeur ne peut poursuivre d’autre objectif que celui de s’assurer une rente viagère.
31Plus concrètement, cela signifie qu’en cas de non paiement de la rente, le vendeur dispose de deux recours [46]. Le premier, le privilège du vendeur, lui permet d’exercer une saisie immobilière et d’être payé sur le prix de la vente aux enchères de l’immeuble, en quelques mains qu’il se trouve, par préférence aux autres acquéreurs. Le deuxième consiste en une clause résolutoire à condition qu’elle figure expressément dans le contrat (article 1654 du code civil). Cette clause permet au crédirentier dont l’acheteur est défaillant de demander la résolution c’est-à-dire l’annulation du contrat. Selon ce que prévoit le contrat, elle peut prendre deux formes et entraîner des conséquences différentes. Ou bien, la vente sera résolue de plein droit : le juge n’a pas de pouvoir d’appréciation, il est tenu d’accueillir l’action résolutoire ; même un retard d’un mois peut l’entraîner. Ou bien, le contrat prévoit seulement la possibilité pour le vendeur de demander la résolution de la vente et dans ce cas le juge pourra la refuser, lorsque l’acheteur défaillant est au chômage par exemple (Cass. 3e civ., 24 février 1999). Le souci de protection du vendeur est tel qu’en cas de revente du viager, le plus souvent, le crédirentier continuera à avoir comme débiteur de la rente son propre acquéreur.
32C’est encore parce que les rentes viagères constituées entre particuliers sont assimilées à des dettes d’aliments (loi n° 63-699 du 13 juillet 1963, article 4) que les dispositions concernant leur indexation (liberté d’indexation) ou leur majoration (possibilité de révision judiciaire) diffèrent de ce qui se passe dans les contrats classiques et sont très favorables au crédirentier.
33Enfin, pour l’application de l’impôt sur le revenu, seule une fraction de la rente est considérée comme un revenu. Inversement, du point de vue fiscal, le viager ne présente aucun intérêt pour l’acheteur.
En résumé, le contrat de vente d’immeuble en viager est un contrat très spécifique dont l’originalité tient à trois aspects. Deux dérivent directement de sa définition, le troisième de la pratique. Par définition, le prix qui sera finalement acquitté en échange du bien est inconnu et doit le rester. C’est là que se nouent le viager et les notions de hasard, de pari, de pari sur la mort. Par définition aussi le viager est une manière de vente à crédit, à ceci près que c’est le vendeur et non une institution financière qui fait crédit, ce qui entraîne encore une spécificité de ce contrat : alors que le contrat de vente « classique » protège d’abord l’acheteur (les risques étant essentiellement de son côté, on pense au risque de vices cachés), ici c’est le vendeur, parce qu’il fait crédit et surtout, on l’a vu, parce que sa rente est assimilée à une dette d’aliments qui est protégé. Quant au troisième facteur d’originalité, il tient au démembrement du droit de propriété qui accompagne le plus souvent cette transaction, alors qu’il est très rare dans une vente classique.
Un marché restreint et localisé
34Le marché de la vente en viager est un marché de très faible importance en France. La dernière enquête nationale sur le logement (1996), comptait 104 000 propriétaires occupant, à titre de résidence principale, un logement acheté en viager [47]. Cela représente 0,5 % des ménages et 1 % des propriétaires. Ce nombre et ces proportions sont à peu près constants depuis 1984. Quant aux individus qui ont vendu en viager et qui occupent encore leur bien comme résidence principale (ici encore, les seuls que l’enquête logement permet de saisir), ils étaient 16 000 en 1996 et 51 000 en 1984 [48].
35Les transactions se concentrent dans deux régions. Tout d’abord, la région parisienne ce qui s’explique par les coûts élevés de l’immobilier et l’importance de la copropriété. Ensuite la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur en raison de la forte présence de personnes âgées.
36C’est un marché de particuliers, les marchands de biens ne s’y aventurent guère : l’éparpillement d’un patrimoine ainsi constitué multiplie les difficultés de gestion et la nature de la transaction de permet pas de planifier véritablement la rentabilité des opérations. Cela dit, il y a de « vrais » et de « faux » particuliers. Pour les premiers, le viager est un facilitateur, il correspond à des objectifs résidentiels. On y reviendra. Les seconds, nombreux proportionnellement, aux dires des professionnels, constituent une petite clientèle de fidèles du viager qu’ils considèrent tout simplement comme un produit boursier. Le nombre de logements achetés en viager gomme les effets négatifs de l’aléa. Le vendeur ne peut être qu’une personne physique, une personne morale n’étant pas susceptible de décéder.
37C’est enfin un marché où le rôle des intermédiaires est considérable. Le vendeur a besoin d’être mis en confiance : si dans une vente classique la relation entre vendeur et acheteur s’arrête le jour de la vente, dans une vente en viager elle dure en général autant que la vie du vendeur. Est-ce la raison pour laquelle une proportion importante de viagers se conclut entre membres d’une même famille ? Quoi qu’il en soit, les agences spécialisées se vendent sur leurs compétences juridiques et leur capacité à assurer ce qu’elles appellent le « service après-vente ». Les litiges, quand ils surgissent, portent pour l’essentiel sur la révision de la rente (un contrat bien fait permet de les éviter, notaires et agences immobilières y veillent de plus en plus) ainsi que sur l’entretien du bien. Ce deuxième point qui ne concerne que les viagers occupés tient à la difficile qualification du statut d’occupation du crédirentier, à son ambiguïté psychologique sinon juridique. L’immobilisme lié à l’âge et renforcé par l’ambiguïté du statut d’occupation, peut amener le crédirentier à laisser le bien se détériorer. L’acheteur craindra alors des frais importants pour le moment où il en prendra possession. Il peut en effet s’écouler un temps très long entre l’achat et l’entrée dans les lieux. La situation inverse se produit aussi puisque dans un nombre non négligeable de cas (près d’un tiers dans la dernière enquête logement), l’acheteur [49] occupait les lieux avant la transaction ou bien parce qu’il les louait, ou bien parce qu’il les occupait en tant qu’enfant, membre de la famille ou ami de l’occupant en titre.
38Au demeurant, les relations entre crédirentier et débirentier ne sont pas forcément conflictuelles. Il n’est pas rare, si le vendeur est seul, si l’acheteur éprouve quelque sentiment de culpabilité ou de sympathie à son égard, s’il a de jeunes enfants, que s’instaure entre eux un simulacre de relations familiales et se constitue une manière de famille avec visites, cadeaux et autres échanges rituels. On en arrive alors à une situation proche, sur le plan psychologique, de celle que crée l’attente d’un héritage !
39Le profil des vendeurs montre que la vente en viager, du moins pour l’instant encore, s’inscrit dans sa logique originelle : aux dires des professionnels du viager, les vendeurs sont des vendeuses, veuves et très âgées (80 ans ou plus). L’enquête nationale sur le logement vient confirmer et nuancer les dires des experts. 80 % des vendeurs, hommes et femmes confondus se situent bien dans les cinq déciles inférieurs de revenus, près d’un tiers dans le deuxième décile, justifiant l’expression house rich, cash poor. Mais lorsqu’on distingue les femmes d’un côté, les hommes et les couples de l’autre, les choses apparaissent sous un jour assez différent : les cinq déciles inférieurs de revenus concentrent 100 % des premières mais seulement 66 % des seconds. Ce qui suggère une utilisation différente du viager. Les femmes y auraient recours en dernière extrémité, les hommes et les couples pour accroître leur confort. L’observation du marché corrobore ces données. Le viager serait en train de passer d’un marché de la nécessité à un marché du bien-être, ce qui expliquerait que, de plus en plus, des logements de grande valeur sont proposés à la vente et que l’âge des vendeurs est sensiblement inférieur à ce qu’il était traditionnellement. La répartition des vendeurs [50] selon leur appartenance professionnelle avant la retraite est très contrastée : certaines catégories sont absentes, ainsi, entre autres, les cadres de la fonction publique, les agriculteurs sur moyenne et grande exploitations, les employés. Trois hypothèses, différentes selon les PCS (profession et catégorie socioprofessionnelle) en question, peuvent être formulées : leurs membres n’ont pas besoin de vendre (retraites assurées par de bons salaires d’activité et de bons régimes), ils sont très attachés à la transmission de l’outil de travail, lequel est lié au logement, ils font partie de PCS peu propriétaires.
Quant aux acheteurs, relativement jeunes, entre 40 et 50 ans, ils ont une distribution par revenus plus étalée que celle des vendeurs puisqu’on les trouve aussi bien dans les déciles inférieurs de revenus que jusqu’au huitième décile. La PCS ne semble pas déterminante ici. Leurs buts répondent à des stratégies diverses : achat d’un bien en milieu rural pour la retraite, achat d’un petit logement en ville pour les enfants quand ils seront étudiants, achat d’un logement dont la location pourra compléter des revenus de retraite. Acheter en viager c’est forcément s’inscrire dans le long terme.
Le trait le plus intéressant de ce marché est son déséquilibre, signalé par tous les professionnels : la demande y est nettement supérieure à l’offre. Or, nous l’avons vu, c’est le vendeur que le code civil protège et que le régime fiscal favorise. Le paradoxe n’est qu’apparent. Pour le vendeur potentiel, l’aspect rationnel de la transaction, la sécurité et les garanties qu’elle lui offre ne sont qu’un des éléments de ses délibérations. L’autre aspect, qui pour l’instant, pèse davantage, c’est le double échec que signe la vente en viager. Celui qui vend a échoué à rester propriétaire et par conséquent il échouera à transmettre. En outre, nombre de vendeurs potentiels sont sensibles au caractère morbide d’une transaction qui organise le face-à-face de deux individus avec la mort de l’un d’eux au centre. « Ah non, vendre en viager jamais, si c’est pour recevoir des vœux de mort avec chaque chèque ! » [51].
Questions sar le caractère antifamilial de la vente en viager
40On l’a dit, la vente en viager serait une manière d’exhérédation, une atteinte aux légitimes attentes des enfants, une injustice eu égard à des attentions que ces derniers auraient prodiguées à leurs parents. Cette perception est renforcée par le fait qu’au moment de la vente, le vendeur a atteint un âge avancé, l’âge où l’on organise sa succession et qu’il y a donc là un choix : ou bien on hérite de soi-même ou bien on transmet à ses héritiers. L’âge auquel intervient la vente, son caractère successif qui interdit une nouvelle acquisition ou un placement transmissibles, invalident l’affirmation très répandue, selon laquelle « les enfants n’ont rien à dire, c’est une vente comme une autre », symétrique inverse de l’affirmation évoquée plus haut, « c’est interdit de vendre en viager quand on a des enfants ». Certes, au sens juridique du terme, « les enfants n’ont rien à dire », mais affirmer que la vente en viager est une vente comme une autre revient à confondre la lettre et l’esprit des choses. Techniquement, la vente en viager est une vente comme une autre, une vente à crédit comme une autre, à ceci près, on l’a dit, que le crédit n’est pas consenti par un organisme de prêt mais par le vendeur. Sur les plans familial et social, ce n’est pas une vente comme une autre. Elle l’est si peu que certains auteurs adressent des recommandations pressantes aux crédirentiers et débirentiers en se plaçant ouvertement sur ce qu’ils appellent le plan moral. Aux premiers, surtout s’ils ont des enfants et des petits-enfants, ils suggèrent de s’assurer qu’ils n’ont pas un « être cher » qui accepterait de servir la rente aux mêmes conditions. Quant aux seconds, ils les incitent à ne pas accepter un viager de la part de gens, temporairement peut-être, en mauvaise intelligence avec leurs enfants [52].
41La vente en viager est génératrice de désordres en même temps qu’elle en révèle. Le premier touche à cette pièce maîtresse de la transmission entre générations qu’est l’héritage. Le deuxième est celui qui vient lézarder l’édifice de la propriété pleine et entière, par opposition, notamment, à une propriété démembrée ainsi que le statut de propriétaire vers lequel il est convenu que chacun doit tendre de toutes ses forces et dont l’abandon serait un échec. En outre, le recours à la technique du démembrement du droit de propriété est une manière de retour en arrière puisqu’il rompt avec un demi-siècle de propriété occupante. Le troisième désordre concerne l’une des clefs de voûte de la construction sociale, à savoir la couverture du risque vieillesse par des systèmes de retraite rendant inutile le recours à une forme de désaccumulation aussi drastique que l’aliénation, à fonds perdu, de ce qui est le plus souvent le bien unique du vendeur.
42Vendre en viager ne se fait pas. Ce n’est par hasard que les vitrines des agences immobilières spécialisées dans la vente en viager proclament une discrétion absolue ou que nombre de proches des vendeurs en viager (enfants, amis, voisins) ne découvrent la vente qu’après son décès. Pourtant, la question d’une utilisation familiale du viager se pose.
43Il existe des modalités de vente en viager qui permettent de conserver le bien, ou les revenus que l’on peut en tirer, dans la famille. Ainsi, à condition que ce ne soit pas une donation déguisée, on peut vendre en viager à un ou plusieurs héritier(s) proche(s) ou éloigné(s). La pratique fait largement usage de cette possibilité : d’après la dernière enquête nationale sur le logement, près d’un tiers des propriétaires occupants ayant acquis leur logement en viager l’ont acheté à un membre de leur famille. Ce qui suggère que dans de nombreux cas, cette transaction est une manière familiale de régler des problèmes, une manière de concilier les obligations que l’on a envers ses proches et ses propres intérêts. Alors, dans ce cas, pratique familiale ou antifamiliale ? Familiale dans la mesure où des solutions sont recherchées qui améliorent la situation d’un proche. Antifamiliale parce que ces solutions ne relèvent pas du don, parce qu’elles contractualisent prestation et contre-prestation. La complexité de la législation concernant la vente en viager à des héritiers proches illustre l’intrication des obligations morales et légales au sein de la famille. La vente à l’un des successibles en ligne directe est assimilée par la loi à une donation même si l’acquéreur peut prouver qu’il a payé les arrérages et quelle que soit la durée durant laquelle il les a payés. Néanmoins, si tous les enfants du vendeur donnent leur accord à la transaction, celle-ci pourra conserver son caractère de vente. Dans le cas contraire, elle s’imputera d’abord sur la quotité disponible et, si la valeur du bien est supérieure à cette quotité, le surplus devra être rapporte à la succession [53]. En revanche, sur la vente aux autres successibles, il ne pèse pas de présomption irréfragable [54] de donation, il suffit que l’acquéreur apporte la preuve qu’il s’est acquitté du paiement de la rente pour que l’opération soit bien considérée comme une vente.
Ainsi la loi permet-elle de moduler les situations et les vendeurs en viager l’utilisent dans cet esprit.
Et puis, la prise en compte de la famille se réduit-elle aux enfants ? Le souci du conjoint survivant n’en relève-t-il pas ? Pris sur deux têtes, ce qui semble être une pratique récente, le viager permet d’y répondre. Il atteste de cette préoccupation qu’ont les époux de se protéger mutuellement, préoccupation du conjoint survivant que la législation vient de prendre en compte [55]. On ajoutera, si on s’intéresse au viager comme outil de politique publique, qu’une proportion importante de personnes âgées n’a pas, ou n’a plus d’enfants [56]. La question du caractère familial ou antifamilial de la vente en viager paraît ainsi insoluble. Mais c’est sans doute parce que la façon de la poser arrête l’histoire, qu’elle la fige au temps t de la transaction évacuant ce qui est le propre de l’échange familial, à savoir la durée. La transmission ne se réduit pas à ce qui se passe au moment de la mort de celui qui transmet. Aujourd’hui, on transmet toute sa vie. L’héritage proprement dit peut être analysé comme un moment dans un flux de transmissions qui peut se dérouler sur plusieurs décennies. L’allongement de l’espérance de vie, en bouleversant les besoins et les calendriers, a modifié le contenu et les modalités des échanges entre générations. Il n’est que de voir l’augmentation du nombre des donations aux enfants et petits-enfants et les nouvelles mesures fiscales les encourageant. Fût-ce de façon marginale, le viager participe de ces transformations. L’individu qui n’héritera pas parce que ses parents ont vendu en viager n’est peut-être pas tant lésé dans ses espérances que déchargé du souci financier de ses parents au moment où, vraisemblablement, il a le souci de l’entrée de ses propres enfants dans la vie adulte.
L’hypothèque inversée aux Éats-Unis
44Le caractère confidentiel, quasiment suspect, de la vente en viager en France nous a incités à examiner des mécanismes voisins dans un pays, les États-Unis, proche de la France par le contexte socio-économique qui justifie que l’on s’intéresse à des dispositifs de désaccumulation, lointains pour ce qui constitue, en France, des points de blocage à ces dispositifs. Les Etats-Unis sont proches de la France par les problèmes de revenus qu’y rencontre une proportion non négligeable de personnes âgées, par les incertitudes sur l’avenir des retraites et par des taux élevés de propriété occupante chez les personnes âgées (80 %), taux élevés y compris parmi les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (25 %). Ils en diffèrent par leur culture de la propriété et de la vente : le fort attachement au statut de propriétaire ne s’y confond pas avec l’attachement à un logement particulier, la revente y est considérée comme un aléa inhérent à l’achat. Aux Étas-Unis prévaudrait une conception plus instrumentale, moins « solennelle », moins « archaïque » de la propriété [57]. Ce pays se distingue également de la France par sa culture de la transmission : c’est un pays de liberté testamentaire, on peut donc faire l’hypothèse que, dans les représentations, le lien entre propriété et obligation de transmettre aux enfants n’y a pas la même pesanteur qu’en France. Cela dit, dans les faits, c’est bien à leurs enfants que les Américains transmettent. Les systèmes en vigueur aux États-Unis offrent une similitude de départ avec le viager tel qu’il est pratiqué en France. Ils répondent au même objectif : lier la solution aux deux problèmes majeurs de la vieillesse que ce sont le logement et les ressources. Ils reposent sur le même principe : la désaccumulation en fin de cycle de vie et plus concrètement sur l’utilisation par des personnes âgées de leur patrimoine immobilier ainsi que sur un principe corollaire : la dissociation entre propriété et usage, propriété et usage à vie ; ils mettent donc en œuvre une certaine inventivité en matière de statuts d’occupation. Enfin, ils s’inscrivent dans la même problématique : l’alternative entre autoconsommation et transmission.
45Mais, ces systèmes se distinguent du viager à la française par au moins quatre traits essentiels : leur caractère très récent ; le fait qu’aux États-Unis, ce sont les personnes âgées qui sont demandeuses de vendre en viager ; le fait que contrairement à la France où, pratiquement, ne contractent que des particuliers ici, ce sont des institutions (bancaires ou autres) qui sont engagées ; une perception des risques diamétralement opposée et donc, des mécanismes de protection contre ces risques eux aussi très différents.
46Lorsqu’on aborde la question de l’utilisation du patrimoine immobilier des personnes âgées aux États-Unis, on est frappé par trois éléments.
47• Premièrement, l’abondance et la variété, de la littérature qui lui est consacrée et qui contraste avec la timidité des travaux sur ce thème en France. Le leitmotiv en est le constat qu’une proportion non négligeable des personnes âgées est house rich cash poor, pas un document qui n’utilise la formule, ou encore que le patrimoine des personnes âgées est prisonnier de leur logement, ligoté dans leur logement (tied up). Il existe aussi de nombreux sites sur Internet comportant des pages « FAQ » (frequently asked questions, questions couramment posées) [58] qui vont d’emblée au cœur du problème : a) qui peut prétendre à une hypothèque inversée ? b) est-ce une formule sûre ? c) aurai-je encore quelque chose à transmettre à mes héritiers ? L’hypothèque inversée est présentée comme un outil avantageux des points de vue individuel et collectif. « Il permet à un individu d’utiliser an bien substantiel pour accroître sa liberté de choix et son indépendance financière. Et en permettant à la personne âgée de transformer son bien en revenus, l’hypothèque inversée la rend moins dépendante des fonds publics. » [59]
48• Deuxièmement, le fait que la question soit débattue et traitée au plus haut niveau. La loi sur la protection de la propriété (Home Ownership and Equity Protection Act), signée par le président Clinton qui a pris effet le 1er octobre 1995, protège les propriétaires qui contracteraient une hypothèque inversée contre le paiement de frais ou de taux d’intérêt excessifs. Cette loi intègre les hypothèques inversées dans le cadre de la protection des consommateurs assurée pat le The Truth-in-Lending Act. On notera que les économistes de la Réserve fédérale de New York estiment que « les salariés ne semblent pas épargner assez pour leur retraite » [60].
• Enfin, l’accent mis sur l’information et les conseils que doit recevoir la personne âgée avant toute décision définitive. Le candidat à l’emprunt a l’obligation de se faire conseiller par un tiers indépendant du prêteur, le plus souvent un conseiller autorisé du ministère du Logement et du Développement urbain qui assure des sessions d’informations gratuites. Une bonne partie des documents sur l’hypothèque inversée émane d’ailleurs d’avocats.
Principes et fonctionnement de l’hypothèque inversée
49L’hypothèque inversée est pratiquée depuis 1988 par 124 organismes de prêt à travers les États-Unis. Elle a eu des précurseurs, notamment dans le Maine dès 1961, mais c’est la première Conférence nationale sur les actifs immobiliers nets (home equity) de 1979 qui marque un tournant décisif en la matière. Un second tournant intervient en 1987 avec le vote du Congrès qui institue le Home Equity Conversion Mortgage, programme mis en place par le ministère du Logement et du Développement urbain.
50Au moment de la mise en place du programme, la clientèle potentielle était estimée à 3,5 millions de personnes âgées ayant un revenu inférieur à 1 250 dollars par mois et des logements d’une valeur supérieure à 50 000 dollars.
51Ce programme, non soumis à plafond de ressources, est ouvert à toute personne âgée de plus de 62 ans n’ayant aucune dette fédérale. Il ne concerne que la résidence principale. La personne âgée contracte avec un établissement de crédit qui lui consent un prêt garanti par son logement. C’est pourquoi le dispositif ne peut concerner que des biens libres (c’est le cas de 86 % des résidences principales), ou quasiment libres, de toute hypothèque. Le prêt est souple puisqu’il peut prendre plusieurs formes : versements mensuels, capital, capacité de crédit ou une combinaison de ces trois modalités. Après un démarrage lent, le ministère du Logement et du Développement urbain ayant lui-même limité le nombre de prêts à octroyer, le dispositif rencontre un succès certain. Si le Home Equity Conversion Mortgage n’est pas soumis à conditions de ressources, il est, de fait, réservé à une population modeste ou de niveau moyen : dans le cadre de ce dispositif, les possibilités d’emprunt des propriétaires riches sont plafonnées à un niveau inférieur à celui que pourrait permettre la valeur de leur bien. Ils ont donc intérêt à se tourner vers les organismes privés qui tentent de pénétrer le marché de l’hypothèque inversée. Ainsi la Transamerica Home First arrive à octroyer des prêts de 750 000 dollars. Les performances de ces organismes privés sont limitées. D’une part, ils ne peuvent offrir à leurs clients les mêmes garanties qu’un dispositif encadré par les pouvoirs publics. D’autre part, ils sont souvent, publiquement mis en cause par des personnes âgées s’estimant lésées ou bien par l’estimation de leur logement ou bien par les taux d’intérêt pratiqués. Depuis 1991, de nombreuses poursuites ont été exercées contre des organismes privés par des personnes âgées les accusant d’escroquerie [61]. Ces litiges ont fait la une des journaux, jetant le discrédit sinon sur la transaction elle-même du moins sur les organismes privés qui la proposent et décourageant prêteurs et emprunteurs de s’y lancer. Les premiers craignent pour leur bien et les seconds pour leur réputation. « Au mieux, les procès impliquant Providential, Commonwealth et John Hancok ont souligné à quel point l’hypothèque inversée pouvait être complexe pour ceux qui ne sont pas familiers de ses arcanes au pire ils fournissent des exemples de l’exploitation de personnes âgées par des prêteurs privés » [62].
52Le montant maximum du prêt octroyé dans le cadre du dispositif gouvernemental est fonction de l’âge du propriétaire (plus il est âgé, plus le montant pourra être élevé), de la valeur du logement et des taux d’intérêt. Les sommes prêtées ne sont pas imposables et n’entrent pas dans le calcul des ressources dont dépend le versement de certaines prestations sociales. Tant qu’il occupe son logement, l’emprunteur ne rembourse rien. Le contrat s’arrête à sa mort ou lorsqu’il décide de quitter les lieux. C’est à ce moment que le logement est vendu et les comptes soldés de façon particulièrement favorable à l’emprunteur : si le prix qui en est tiré est inférieur à la « dette », c’est le ministère du Logement et du Développement qui comble la différence ; inversement si ce prix lui est supérieur, la différence est versée à l’emprunteur, s’il est encore en vie, ou à ses héritiers. L’emprunteur reste seul propriétaire de son logement jusqu’au moment du solde des comptes.
53L’hypothèque inversée offre à l’emprunteur d’autres garanties importantes. Il est prémuni contre le risque de tomber sur un prêteur défaillant : dans ce cas, le ministère du Logement et du Développement urbain se substituerait à l’organisme de prêt. Il est également prémuni contre le risque de devoir quitter son logement si sa « dette » vient à en dépasser la valeur estimée ou bien parce que le bien se dévaluerait ou bien parce que lui-même aurait une longévité plus importante que celle que lui octroyaient les tables de mortalité.
54Pour autant, les risques liés à la transaction ne sont pas transférés sur les organismes de prêt. C’était la condition indispensable pour que ces derniers acceptent d’entrer dans le dispositif. Le ministère du Logement et du Développement urbain a mis en place une assurance fédérale que les organismes prêteurs sont obligés de contracter. L’aspect novateur du dispositif américain tient ainsi à un travail sur les risques encourus par les deux parties, sur la perception que ces parties en ont et sur le rôle que peuvent jouer les pouvoirs publics dans la protection contre ces risques.
L’hypothèque inversée contrevient aux lois de certains États. Les lois contre l’usure constituent l’un des motifs d’interdiction. Le cas du Texas est particulièrement intéressant ici. Jusqu’en 1998, tout contrat d’hypothèque inversée y était interdit en raison de la Constitution de 1876 protégeant de façon très stricte les biens de famille. Les organismes prêteurs ont fini, après de longues et coûteuses batailles, par se faire ouvrir l’accès à ce qu’ils considèrent comme cent milliards de dollars de garanties nichées dans les biens de famille. Mais c’est, pour l’instant encore, un accès très contrôlé [63]. Cela dit, sur ce point, le Texas faisait exception : la plupart des commentateurs ne voient pas dans ces dispositifs destinés aux personnes âgées des pratiques menaçant le patrimoine familial et sa transmission. Au contraire, ils soulignent les dispositions du programme qui assurent aux enfants une part du patrimoine. Par ailleurs, les enfants et autres membres de la famille sont fortement incités à assister aux sessions d’information rendues obligatoires avant la signature du contrat. Au demeurant, il est parfaitement légal aux États-Unis de pratiquer l’hypothèque inversée avec un membre de sa famille, voire avec ses enfants. Certains commentateurs y voient même une façon habile de préserver l’héritage des enfants tout en leur permettant d’échapper partiellement au paiement des droits de succession. Mais, dans l’ensemble, ces transactions intra-familiales suscitent surtout des mises en garde. D’une part, la législation diffère d’un État à l’autre ce qui peut rendre difficile, voire impossible, l’application de telle ou telle disposition de la transaction. D’autre part, ce type d’échanges entre proches peut se révéler délicat à gérer sur le plan psychologique.
Les bénéficiaires de l’hypothèque inversée
55Un premier bilan, effectué cinq ans après la mise en place du dispositif, donne des précisions sur les caractéristiques des bénéficiaires et de leurs biens [64].
56L’hypothèque inversée est ouverte à toute personne âgée de plus de 62 ans, mais, c’était prévisible, la population ayant recours à ce dispositif présente quelques spécificités :
- la faiblesse des revenus : ils sont inférieurs de moitié à ceux de l’ensemble des personnes âgées ; en outre, l’essentiel de ces revenus est constitué de revenus de transfert ;
- un âge plus avancé, ce qui se comprend : plus l’emprunteur est âgé plus les sommes qu’il peut emprunter sont élevées et plus elles représentent un mieux-être sensible ; en outre, ce sont les plus âgées des personnes âgées qui ont les ressources les plus faibles ;
- un nombre d’enfants plus faible : cette population a en moyenne nettement moins d’enfants que l’ensemble des personnes âgées et les trois quarts d’entre elles n’en ont pas du tout ;
- des ménages dont la structure est très typée : la population bénéficiant de ce programme est une population de femmes âgées vivant seules ;
- une population de race blanche. Pour expliquer ce point les auteurs du rapport avancent trois hypothèses. D’une part, les Afro-Américains disposeraient de propriétés de moindre valeur que les blancs. D’autre part le « marketing » de ce programme les viserait moins qu’il ne vise les blancs. Enfin, le calcul de la rente leur serait défavorable, en effet ces calculs sont faits à partir de tables de mortalité dans lesquelles la race n’intervient pas, or l’espérance de vie des Afro-Américains est inférieure à celle des blancs.
57L’expérience de l’hypothèque inversée aux États-Unis ouvre des perspectives fécondes de modernisation du viager en France, transaction qui, en l’état, reste entravée par les conditions juridiques et historiques de son élaboration. Le système mixte mis en place outre-Atlantique, les pouvoirs publics y encadrent et parfois y financent la mise en place de dispositifs qui reposent sur le patrimoine privé des personnes âgées, offre à ces dernières les mêmes avantages que le viager français. Mais il leur en offre d’autres encore à commencer par le fait que l’emprunteur reste propriétaire de son bien. De plus, la transaction n’est pas irréversible et ses modalités peuvent être révisées ; à la mort du bénéficiaire de l’hypothèque inversée, ses héritiers peuvent racheter la dette de leurs parents et conserver le bien. Enfin, avec l’hypothèque inversée, la personne âgée peut choisir de ne pas aller jusqu’au bout de ses capacités d’emprunt du coup, à son décès, elle aura encore une partie de la valeur de sa résidence à transmettre. Certes, dans le viager tel qu’il se pratique en France, le bouquet sert souvent à faire une donation à ses enfants ou petits-enfants mais ces actes ne se substituent pas à la transmission par héritage.
58C’est son caractère non tranché, non définitif qui frappe donc dans le mécanisme mis en place aux États-Unis. Par sa souplesse, l’hypothèque inversée marque une moins grande rupture avec les statuts de propriétaire et de transmetteur que le viager français. En outre, le fait que l’une des deux parties mobilisées soit une personne morale et non physique fait échapper la transaction au face-à-face morbide qui caractérise le viager français.
Notes
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[*]
Démographe, maître de conférences à l’Institut d’urbanisme de Paris (université Paris – Val-de-Marne).
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[1]
Je remercie vivement Florence Bellivier, professeur à l’université Paris XIII, pour l’accès au droit successoral et sa relecture très avisée.
-
[2]
La vente en viager peut concerner un bien immobilier ou mobilier ou un capital. On s’intéressera ici à la vente de biens immobiliers et plus précisément à la vente de la résidence principale.
-
[3]
Livre blanc sur les retraites. Garantir dans l’équité les retraites de demain, La Documentation française, coll. « Rapports officiels », Paris, 1991, p. 165.
-
[4]
Cf. Le projet logement des Français : évolution des attentes et réalité des choix, ANIL, décembre 1994.
-
[5]
S. Venti et D. Wise, Aging ans Housing Equity : another look, NBER Working paper, n° W8608, novembre 2001.
-
[6]
En droit, on peut vendre en viager à tout âge, mais les modalités de fixation de la rente qui dépend en partie de l’espérance de vie du vendeur, réservent en fait cette transaction aux personnes âgées.
-
[7]
Action par laquelle le testateur prive les héritiers de leurs droits successoraux.
-
[8]
A. Gotman notait en 1988, que selon une enquête récente seuls 10 % des enquêtés avaient parlé d’héritage avec leurs enfants ou petits-enfants, et que, de leur côté, les héritiers n’étaient pas plus diserts. A. Gotman, Hériter, PUF, coll. « Économie en liberté », Paris, 1988.
-
[9]
Pour une critique économique de cette notion, cf. A. Masson, « L’héritage au sein des transferts entre générations », in C. Attias-Donfut (éd.), Les solidarités entre générations. Vieillesse, familles, état, Nathan, coll. « Essais et Recherches », Paris, 1995.
-
[10]
Cité par V. Bengston, « Is the “contract across generations” changing ? Effects of population aging on obligations and expectations across age groups » in V. Bengston et A. Achembaum (éd), The changing contract across generation, New York, De Gruyter, 1993, p. 12.
-
[11]
Cf. G. Sgritta, « Solidarité étatique versus solidarité familiale. La question des générations », in J. Commaille et F. de Singly (éd), La question familiale en Europe, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 1997, pp. 211-212.
-
[12]
Ces chiffres proviennent de C. de Barry, D. Eneau, J.-M. Houriez, « Les aides financières entre ménages », INSEE 1re, n° 441, 1996. Les aides dont il est question ici ne concernent que des transferts monétaires réalisés spontanément, elles ne comprennent donc pas, par exemple, les pensions alimentaires. Les héritages et donations (200 milliards de francs par an) ne sont pas comptabilisés. On pourra aussi se reporter à E. Crenner, « Famille, je vous aide », INSEE 1re, n° 631, février 1999.
-
[13]
J. Godbout, Le don, la dette et l’dentité. Homo donator vs homo œconomicus, La Découverte (Bibliothèque du Mauss), Paris, 2000, p. 35.
-
[14]
Intervention du Consul Cambacérès lors de la discussion du Conseil d’État sur les rentes foncières, procès-verbal de la séance du 15 ventôse an XII (6 mars 1804), in P.-A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1836, tome XI, p. 62.
-
[15]
Article 544 du code civil.
-
[16]
Cf. A. Supiot, « Il faut se défaire des illusions du tout contractuel », Conférence prononcée le 22 février 2000 dans le cadre de l’Université de tous les savoirs.
-
[17]
J. Ghestin, Traité de droit civil. La formation du contrat, 3e édition, LGDJ, 1993, pp. 5-9.
-
[18]
Cela n’a pas toujours été le cas, comme en témoignent les contrats de mariage qui, jusqu’au XIXe siècle, mentionnaient fréquemment de la façon la plus détaillée ce que les nouveaux conjoints s’obligeaient à faire pour leurs parents. C’était le plus souvent en contrepartie de facilités octroyées par ces derniers.
-
[19]
Certes, le droit français fait leur place à des contrats sans échange. Ainsi « la donation entre vifs, où le donateur se dépouille de son vivant, irrévocablement, d’un bien sans rien recevoir en échange, est un contrat. Il est vrai que les juristes français entourent ces actes gratuits d’une extrême suspicion et que le code civil en réglemente étroitement l’exercice », P. Lantz, « Contrat et sociologie », in S. Erbès-Seguin (dir.), Le contrat. Usages et abus d’une notion, Desclée de Brouwer, coll. « Sociologie économique », Paris, 1999, p. 29, « L’acte gratuit se présente comme un acte anormal et dangereux » écrivent A. Weill et F. Terré, Droit civil, Introduction générale, Paris, Dalloz, 1979, cité par P. Lantz.
-
[20]
Article 203 : « Les époux contractent ensemble par le seul fait du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants ». Article 205 : « Les enfants doivent des aliments à leur père et mère ou autres ascendants qui sont dans le besoin ».
-
[21]
Désignation d’un tiers pour recevoir des prestations sociales.
-
[22]
Depuis la loi du 3 janvier 1963, la curatelle permet d’assister certains majeurs protégés par la loi en raison de déficiences physiques ou psychiques.
-
[23]
Cf. Aide sociale, obligation alimentaire et patrimoine, rapport du Conseil d’État, La Documentation française, Les études du Conseil d’État, Paris, 1999. On peut aussi noter qu’en dépit de leur caractère récupérable une partie importante des sommes versées au titre de l’aide sociale reste finalement à la charge des collectivités publiques. Ainsi, d’après le rapport précité du Conseil d’État (p. 8), « en 1996, pour l’aide sociale à l’hébergement des personnes âgées, les dépenses exposées se sont élevées à 12,7 milliards de francs, les sommes récupérées ensuite sur les intéressés, leurs obligés alimentaires et leurs héritiers à 6,5 milliards de francs et les sommes finalement demeurées à la charge des collectivités publiques à 6,2 milliards de francs ».
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[24]
Cf. entre autres le rapport du groupe présidé par J. Commaille intitulé Famille et chômage, Haut Conseil de la population et de la famille, juillet 1999.
-
[25]
Rapport du Conseil d’État, op. cit., pp. 43 et 44.
-
[26]
J. Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1998, 9e édition, p. 31.
-
[27]
J. Ghestin, Traité de droit civil. La formation du contrat, op. cit., p. 3.
-
[28]
M. Godelier, L’énigme du don, Fayard Paris, 1996, p. 12.
-
[29]
M. Godelier, op. cit., p. 53.
-
[30]
L’expression est d’A. Supiot op. cit. Voir sur cette question, entre autres, ses travaux et ceux d’A. Garapon.
-
[31]
Duveyrier, discours prononcé lors d’une discussion devant le corps législatif, séance du 19 ventôse an XII (10 mars 1804), P.-A. Fenet, op. cit., tome XIV, p. 562.
-
[32]
A. Depondt, « Le conseil patrimonial à l’aube du troisième millénaire », Droit et patrimoine, n° 61, juin 1998. A. Depondt est notaire.
-
[33]
La vie française du 21 au 27 mars 1992 : « Spécial logement, le pari du viager » ; Valeurs mutualistes, n° 184 de juin 1997 : « Le viager » ; Le Monde du 30 septembre 1998 : « Comment vendre ou acheter un bien immobilier en viager » ; Le Monde des 3-4 juin 2001 : « Le viager, un revenu sûr mais peu rentable ».
-
[34]
30 % exactement. Recensement général de la population de 1999.
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[35]
Ce sont les catégories de l’Insee.
-
[36]
Tous ces chiffres proviennent de l’enquête patrimoine 1997-1998 de l’Insee. Le recensement général de la population de 1999 donne des chiffres plus récents, mais ils ne concernent que la propriété des résidences principales et ne portent pas sur les mêmes groupes d’âge que l’enquête patrimoine. Selon ce recensement, 73 % des 60-74 ans et 65 % des 75 ans ou plus étaient, en 1999, propriétaires de leur résidence principale contre 55 % de l’ensemble des ménages.
-
[37]
Littéralement « riche en maison, pauvre en argent ».
-
[38]
Le démembrement de la propriété et les nouveaux statuts d’occupation qui peuvent lui être associés sont au cœur de réflexions conduites actuellement par le plan « Urbanisme Construction Architecture ».
-
[39]
Chiffres de la CNAV, présentés par J.-P. Zoyen, dans « Pauvreté, précarité », Données sociales 1999, Insee. Ils concernent la France métropolitaine. Avec près de 900 000 allocataires, la population totale couverte avoisine les 950 000 individus (allocataires, conjoints et enfants éventuels).
-
[40]
Rapport de la première retraite au dernier salaire.
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[41]
Cf. Les travaux du Conseil d’orientation des retraites mis en place par le Premier ministre en mai 2000.
-
[42]
Le contrat synallagmatique est un contrat qui crée des obligations réciproques à ta charge des deux parties.
-
[43]
La cause en droit des contrats et des obligations est une des conditions sine qua non de la validité d’un contrat ; « L’obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet » (article 1131 du code civil).
-
[44]
Prestations de l’une et l’autre partie, ce que l’on reçoit en échange de…
-
[45]
Aux États-Unis, certains contrats de vente en viager stipulent même que la rente doit être dépensée au fur et à mesure qu’elle est perçue.
-
[46]
Cf. M. Artaz, Viagers. Régime juridique et fiscal, Delmas, 10e édition, Paris, 2001.
-
[47]
Rappelons que l’enquête logement ne permet de saisir que les achats et non les ventes.
-
[48]
Je dois toutes les données des enquêtes nationales sur le logement ainsi que leur exploitation à Mme Anne Laferrère, responsable de la division logement de l’Insee. Qu’elle en soit vivement remerciée.
-
[49]
Il s’agit des propriétaires ayant acheté en viager et occupant leur logement au moment de l’enquête.
-
[50]
On rappelle qu’ici, comme dans le paragraphe précédent, les chiffres concernent les crédirentiers occupant encore leur logement.
-
[51]
Propos recueillis auprès d’une personne âgée.
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[52]
Cf. M. Taithe et C. Taithe, Régime juridique et fiscal des viagers, Delmas et Cle, 8e éd., Paris, 1988 et 9e éd., Paris, 1994.
-
[53]
« La valeur en pleine propriété des biens aliénés, soit à charge de rente viagère, soit à fonds perdu, ou avec réserve d’usufruit, à l’un des successibles en ligne directe, sera imputée sur la portion disponible ; et l’excédent, s’il y en a, sera rapporté à la masse. Cette imputation et ce rapport ne pourront être demandés par ceux des autres successibles en ligne directe qui auraient consenti à ces aliénations, ni, dans aucun cas, par les successibles en ligne collatérale » (arficle 918 du code civil).
-
[54]
Une présomption est dite irréfragable ou absolue quand elle ne peut être renversée par une preuve contraire.
-
[55]
Loi du 3 décembre 2001.
-
[56]
Proportion de femmes qui n’ont jamais eu d’enfants :Pour les générations 1893-1897 24,9 % 1898-1902 21,4 % 1903-1907 19,4 % 1908-1912 16,8 % 1913-1917 14,3 % 1918-1919 15,9 % 1920-1924 15.6 % 1925-1929 14,7 % 1930-1934 12,0 % 1935-1939 10,7 % 1940-1944 10,3 % Source : Guy Desplanques, « Un siècle de difficultés à assurer le remplacement des générations », Données sociales 1993, INSEE.
-
[57]
Pour reprendre les termes de J. Carbonder, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDI, 8e édition, Paris, 1995.
-
[58]
Internet FAQ Keln annotated bibliography, reverse mortgages, Raoul Suttivan, J.D. Kansas 1996, mai 1996.
-
[59]
Cf. C. Hammond « Reverse Mortgages ; a financial planning device for the elderly », Elder Law Journal, Spring 1993, 1 Elder L.J. 75.
-
[60]
J. McCarthy et Han Pham, « The impact of Individual Retirement Accounts on Savings Current Issues », Federal Bank of New York, 1996, cité par F. Charpentier, Retraites et fonds de pension. L’état de la question en France et à l’étranger, op cit., p. 91.
-
[61]
Cf. J. Reilly « Reverse mortgages : backing into the future », Elder Law Journal, Spring 1991, 5 Elder L.J. 17.
-
[62]
J. Reilly, « Reverse mortgages : backing into the future », article précité.
-
[63]
Cf. C. Hammond, « Reverse Mortgages : a financial planning device for the elderly », article précité. Cf. aussi J. McKnight, « Annual Survey of Texas Law : husband ans wife », SMU Law Review, May-June, 1998, 51 SMULR 1047.
-
[64]
B. Case et A. Schnare, « Preliminary Evaluation of HECM programm », Jounal of the American Real Estate and Urban Economics Association, 1994, V22, 2, pp. 301-346.