CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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« Madame, Monsieur, je me trouve actuellement dans la situation suivante : j’ai quatre enfants à charge et mes seules ressources sont de 3 600 francs par mois car j’ai une créance au trésor public de 63 000 francs dont je ne sais pas comment me la faire enlevé j’ai 621 francs de charge locative et un loyer de 1400 francs sans compter la facture d’EDF de 1200 francs sans compter la coupure du téléphone dont la facture est d’un montant de 1200 francs je n’arrive pas à m’en sortir j’ai trop de dette et je regrette beaucoup que le gouvernement ne veut pas faire revaloriser les minima sociaux car ça aidera bon nombre de familles démunies c’est pourquoi je vous demande de prendre ma demande en considération. Merci »

2Lettre adressée au Fonds d’urgence sociale de Seine-Saint-Denis, le 2 février 1998

3Environ 650 000 personnes ont bénéficié d’une aide financière dans le cadre du Fonds d’urgence sociale d’un milliard de francs créé par le gouvernement français en janvier 1998. Un peu plus de 800 000 en avaient fait la demande. Dans la mesure où le Fonds s’adressait aux « chômeurs et précaires », dont la mobilisation avait révélé, à la veille des fêtes de fin d’année, les difficultés, les frustrations et les exigences, on est en droit de se demander, après coup, ce que représente cette population de bénéficiaires au regard du public potentiellement concerné et, plus généralement, comment cette somme a été distribuée. Certes, nombre de commentateurs l’ont rappelé, la mesure visait moins la réparation des processus de paupérisation accumulés au cours de la décennie quatre-vingt-dix que la préservation d’une paix sociale menacée par un mouvement qui bénéficiait d’une assez large légitimité dans le pays : l’urgence était au moins autant politique que sociale. Néanmoins, puisque le Premier ministre la présentait, dans un communiqué du 7 janvier, comme devant apporter « des améliorations concrètes et immédiates aux situations d’urgence » et que la ministre de l’Emploi et de la Solidarité écrivait, dans une circulaire adressée aux préfets le 12 janvier, qu’il s’agissait d’aider financièrement les personnes et les familles « en situation de détresse grave qui, malgré les dispositifs existants, sont exposées à des risques sérieux pour le maintien de leurs conditions d’existence », c’est aussi à l’aune de cet objectif que l’on peut évaluer l’efficacité des secours. À titre de comparaison, dans la même période, le nombre de demandeurs d’emploi était supérieur à 3 millions, l’effectif des bénéficiaires des minima sociaux dépassait lui aussi les 3 millions et l’on estimait les salariés avec un statut précaire à près de 2 millions (données Eurostat, DREES et INSEE). Si ces chiffres ne peuvent pas être additionnés, puisqu’il existe une intersection entre les populations comptabilisées par les deux premiers, ils indiquent toutefois un ordre de grandeur de ceux que le mouvement social prétendait représenter et permettent de considérer que, très approximativement, un « chômeur ou précaire » sur dix a obtenu un secours dans le cadre de cette mesure – estimation que l’on ne peut évidemment pas extrapoler aux bénéficiaires potentiels du FUS, dont l’effectif est par définition inconnu. Sur la base de quelles logiques sociales s’est donc opérée cette sélection ? Et comment ont été modulées les aides à ceux qui les ont obtenues ? Telles sont les questions auxquelles nous essayons d’apporter ici des éléments de réponse.

4Par rapport aux théories globales de la justice (Rawls, 1971) et de l’inégalité (Sen, 1992), qui concernent l’allocation de biens au sein d’une société prise dans sa totalité, l’objet traité n’aborde en fait qu’un aspect limité, en quelque sorte segmentaire : dans le cas de la distribution d’aides d’urgence, on ne s’intéresse en effet qu’à une fraction de la société, les plus pauvres, et c’est en son sein que l’on essaie d’instaurer, à travers la répartition de cette ressource rare que constitue le milliard de francs attribué au FUS, des principes de justice visant à réduire les inégalités les plus criantes. On pourrait ainsi parler de justice et d’inégalité aux marges, puisque les secours ne concernent que « les plus démunis », pour reprendre une terminologie de l’administration de la pauvreté. Il n’en reste pas moins que cette activité, pour marginale qu’elle soit, présente un réel intérêt théorique et pratique (Béhar, Estèbe et Epstein, 1998). D’une part, la sélection qui s’opère révèle des mécanismes de redoublement des disparités au sein de l’espace social, puisqu’elles concernent des ménages déjà fragilisés dont un défaut d’accès à des aides risque d’aggraver les conditions de vie, au moins de manière relative ; ces mécanismes informent donc sur le fonctionnement et les limites de la solidarité assistancielle, tout en éclairant les logiques sur lesquelles la société la fait reposer. D’autre part, la paupérisation de certaines catégories de la population a conduit, au cours des dernières années, à multiplier les lieux de distribution d’aide ou, ce qui revient au même, d’aménagement de situations d’endettement, dans lesquels les agents ont à résoudre des problèmes d’allocation de ressources rares à des personnes confrontées à des difficultés financières ; les observations faites à propos de ce fonds d’aide en particulier peuvent donc servir à penser les dispositifs de distribution de biens aux ménages pauvres en général.

5Soit une personne dont la situation correspond aux critères de « l’urgence sociale » tels que fixés par le gouvernement, critères vagues, comme on l’a vu, dont une note ultérieure précisait de surcroît qu’ils devaient être appliqués avec une certaine générosité. Pour qu’elle bénéficie de l’attribution d’un secours, trois étapes doivent être franchies. La première, qui s’avère la plus discriminante, consiste pour la personne concernée à adresser une demande : c’est l’inscription. La seconde, que l’on a souhaitée en revanche peu sélective, concerne la décision d’accorder une aide : c’est l’éligibilité. La troisième enfin, qui permet des modulations fines, porte sur la détermination du montant octroyé : c’est l’allocation. On pourrait penser que la première relève principalement de l’initiative du candidat potentiel, alors que les deux autres procèdent de la seule décision des commissions d’attribution. Les choses ne sont toutefois pas si tranchées. D’un côté, les acteurs locaux, services sociaux et associations de chômeurs en particulier, jouent un rôle important dans la probabilité, pour une personne correspondant a priori aux critères ministériels, de déposer effectivement une sollicitation auprès des services préfectoraux ; ce rôle s’étend parfois aussi à la qualité de la demande, lorsqu’un soutien est apporté à la constitution du dossier, voire qu’une caution est donnée sous la forme d’un commentaire ou d’une signature. De l’autre, les membres de la commission d’attribution des fonds ont à leur disposition un ensemble de pièces sur la base desquelles ils vont rendre leur arbitrage et à la réunion desquelles les requérants ont activement contribué ; le document le plus significatif à cet égard est « l’exposé des difficultés financières et des motivations » que sont supposés rédiger les demandeurs et qui leur confère, par son caractère souvent précis et poignant, une véritable présence virtuelle dans la délibération. On peut donc considérer que chacune des étapes qui conduisent à l’allocation d’une somme donnée à une personne donnée résulte d’une interaction entre les publics et les acteurs de l’assistance.
L’étude sur laquelle s’appuie l’analyse présentée ici, a été conduite en Seine-Saint-Denis, département dont les conditions socio-économiques sont objectivées par un ensemble d’indicateurs : il occupe la position la plus défavorable, au sein de la région Île-de-France, lorsque l’on considère le revenu moyen imposable et la part des foyers non imposés, le taux de chômage et la proportion de jeunes parmi les demandeurs d’emploi, la proportion d’allocataires du revenu minimum d’insertion (RMI) et le nombre de dossiers présentés à la Commission de surendettement. À la suite de l’annonce officielle de mise en place du Fonds, c’est la direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (DDASS) qui, par délégation du préfet, a pris en main le dispositif en mettant en place, d’une part, une mission d’urgence sociale, chargée de recevoir et d’instruire les dossiers, d’autre part, une commission d’attribution, statuant sur chaque cas et composée de représentants de la DDASS, du conseil général, de la Caisse d’allocations familiales, des Assedic et de l’????. Vingt mille demandes seront déposées au cours des six mois que durera l’opération. Un peu moins des trois quarts recevront une réponse favorable et se partageront les trente millions de francs de la manne étatique. Chaque département ayant eu une très large autonomie dans le choix des modalités de recrutement des demandeurs et des procédures de répartition des aides (Bouget, 1999), le cas de la Seine-Saint-Denis ne peut évidemment pas être considéré comme représentatif de ce qui s’est passé sur l’ensemble du territoire. Au-delà cependant des spécificités locales, il s’agit d’étudier, à travers les trois étapes proposées de l’inscription, de l’éligibilité et de l’allocation, les logiques inégalitaires plus générales qui sous-tendent toute distribution d’un bien rare sur la base à la fois d’un recours volontaire du public potentiel et d’un examen individualisé des situations.
L’enquête recourt principalement à trois types de sources et de méthode. Premièrement, les statistiques de la DDASS ont été confrontées aux données d’autres systèmes d’information, en particulier du conseil général et de la direction départementale de l’Emploi, puis analysées au niveau communal, afin de pouvoir comparer les performances des villes entre elles. Deuxièmement, des entretiens ont été menés au sein des institutions départementales impliquées dans l’instruction des dossiers et l’attribution des secours et avec les acteurs locaux de trois villes choisies pour les configurations différentes qu’elles représentaient sous cet aspect. Troisièmement, un échantillon de trois cents dossiers a été tiré au sort afin d’en produire une double analyse : quantitative, plus fine que ce dont on disposait au niveau départemental, et qualitative, portant plus particulièrement sur les exposés des demandeurs en relation avec les décisions de la commission d’attribution.

L’inscription : les disparités du « non recours »

6Lorsqu’il n’est pas automatique, l’accès à une prestation sociale dépend bien sûr de la demande qu’en fait l’intéressé (on peut du reste noter que l’automaticité de droit n’implique pas sa réalisation de fait, comme le montre la faible proportion d’allocataires du RMI qui bénéficiaient de l’aide médicale avant la mise en place de la couverture maladie universelle). En Seine-Saint-Denis, 20 056 dossiers sollicitant une aide ont été déposés, parmi lesquels 4 549 bénéficiaires du RMI et 15 010 demandeurs d’emploi, alors que le département comptait au même moment 35 251 allocataires du RMI et 103 443 demandeurs d’emploi enregistrés par l’???? (données de la DDASS, de la direction départementale du Travail de l’Emploi et de la Formation professionnelle (DTEFP) et du conseil général). Le « taux de pénétration », correspondant au rapport entre le nombre de personnes bénéficiant de la mesure et le nombre de personnes susceptibles d’en bénéficier (Gilles-Simon et Legros, 1996), est donc de respectivement 13 et 15 % dans ces deux catégories : exprimé autrement, un allocataire sur huit et un demandeur d’emploi sur sept ont déposé une demande de secours. Par comparaison, au niveau national, selon les statistiques du SESI [3] rapportées à celles concernant l’ensemble de ces deux populations, ce taux atteint respectivement 22 et 24 %.

7Si l’on considère que ce public était celui principalement visé par le FUS, il convient de s’interroger sur les raisons de la faiblesse de ces chiffres, qui confirme que le « non recours » est loin d’être un problème négligeable dans l’accès aux prestations sociales (van Oorschot et Math, 1996). Bien entendu, la discussion doit tenir compte du fait que le flou des critères gouvernementaux ne permet pas de dénombrer précisément les bénéficiaires potentiels : qui peut dire combien de personnes et de familles se trouvent « en situation de détresse grave » et par conséquent « exposées à des risques sérieux pour le maintien de leurs conditions d’existence » ? Faute d’une population de référence permettant une mesure absolue, on peut cependant comparer les résultats des communes (Fassin et Defossez, 2000) de façon à pouvoir, au moins, apprécier le non recours de manière relative.

Il vaut mieux être pauvre dans une ville de pauvres

8Si l’on propose, pour une ville donnée, d’appeler rendement communal initial le nombre de dossiers déposés par rapport à la population correspondante (par exemple, dossiers de bénéficiaires du RMI déposés au titre du FUS rapportés à l’effectif de ces bénéficiaires sur le territoire communal), on constate que ce taux varie considérablement d’une ville à l’autre. Entre les deux extrêmes, le rendement communal initial varie de 1 à 11 pour les allocataires du RMI et de 1 à 10 pour les demandeurs d’emploi : pour l’exprimer autrement, dans la ville la plus efficace, un allocataire du RMI avait 11 fois et un demandeur d’emploi 10 fois plus de chances de déposer un dossier que dans les villes les moins performantes. Pour la première (la plus efficace), un allocataire du RMI sur trois et un demandeur d’emploi sur trois ont fait une demande. Pour les secondes (les deux moins performantes), ce sont respectivement un sur trente-deux et un sur vingt-neuf.

9Ces disparités pourraient cependant n’être que le produit d’un excès de zèle dans les communes les plus dynamiques, conduisant leurs résidents à adresser des dossiers qui correspondraient mal aux critères d’allocation des secours définis par la commission d’attribution. Sous cette hypothèse, on s’attend à ce qu’elles présentent des résultats moins bons en termes d’aides effectivement obtenues. Tel est bien le cas, puisque dans la ville la plus efficace, le taux d’accord (nombre de dossiers acceptés rapporté au nombre de dossiers déposés) est le plus bas, avec 64 %, alors qu’il atteint son niveau le plus élevé, soit 82 %, dans l’une des deux communes les moins performantes. Cette différence d’efficience, qui reste modérée, affecte toutefois peu l’efficacité globale. Ainsi, en définissant le rendement communal final comme le nombre d’allocations accordées – et non plus seulement déposées – par rapport à la population correspondante (par exemple, allocations accordées aux demandeurs d’emploi dans le cadre du FUS rapportées au nombre de ces demandeurs d’emploi répertoriés dans la commune), les écarts sont de 1 à 8 pour les bénéficiaires du RMI et de 1 à 7 pour les demandeurs d’emploi. En d’autres termes, un bénéficiaire du RMI sur quatre et un demandeur d’emploi sur cinq ont reçu une aide d’urgence dans la ville où l’inscription a été la plus forte ; ces proportions sont respectivement d’un sur trente-deux et un sur trente-neuf pour les deux communes où elle a été la plus faible.

10Ces deux séries de chiffres sur les rendements communaux initial et final établissent clairement l’importance des disparités de demandes de secours en fonction des villes, tout en montrant que ces disparités ne sont pas liées principalement à une interprétation trop large dans les communes plus performantes. On peut par conséquent conclure que le déficit constaté dans les villes à faible mobilisation représente un véritable non recours. Il est d’ailleurs possible d’en donner une mesure indicative. Si l’on prend comme référence la commune où la proportion d’aides accordées a été la plus élevée et si l’on rapporte le quotient entre le nombre de ces secours (n = 644) et l’effectif des demandeurs d’emploi (n = 2 392) de cette ville à la situation départementale (103 443 demandeurs d’emploi enregistrés à l’????), on serait en droit d’attendre 27 850 aides accordées, soit près du double des 14 205 effectivement attribuées ; cette estimation atteint même 34 480 si l’on utilise les données concernant les allocataires du RMI. Selon cette évaluation, qui conduit évidemment à des chiffres inférieurs à la réalité puisqu’elle suppose que, dans la ville la plus efficace, tous les bénéficiaires potentiels du FUS ont déposé un dossier, on peut estimer qu’au moins un prétendant légitime sur deux à l’aide d’urgence n’a pas même adressé de demande.
Fait remarquable lorsqu’on examine la distribution des disparités entre les communes, les mobilisations les plus fortes en termes de dossiers déposés se sont produites dans celles dont les indicateurs socio-économiques sont les plus défavorables. Parmi les 18 villes dont la proportion d’allocataires du RMI par rapport à la population générale dépasse la moyenne départementale, 14 ont également un rendement communal final au-dessus de sa valeur moyenne pour cette catégorie ; à l’inverse, parmi les 22 autres, 6 seulement s’avèrent plus efficaces que la moyenne. Les résultats sont plus significatifs encore lorsque l’on se réfère au taux de chômage : dans les 19 villes qui ont un taux de chômage supérieur à la moyenne départementale, 17 se révèlent plus performantes que la moyenne dans l’obtention des aides pour les demandeurs d’emploi ; à l’inverse, parmi les 21 autres, seules 2 se situent au-dessus de la moyenne en termes d’efficacité. C’est par conséquent dans les villes où l’on trouve les situations les plus défavorables que la proportion de non recours est la plus faible. Au regard des aides d’urgence allouées dans le cadre du FUS (constat qui est évidemment limité empiriquement à ce critère), il est ainsi préférable, lorsque l’on est confronté à des difficultés socio-économiques, de vivre dans une commune où ce type de problèmes est fréquent. Du point de vue des opportunités, un allocataire du RMI ou un demandeur d’emploi a ainsi beaucoup plus de chances de déposer un dossier et d’obtenir un secours lorsqu’il réside dans l’une des villes défavorisées du département que lorsqu’il habite dans l’une des communes aisées. Un tel constat appelle assurément quelques explications.

Le poids des configurations locales

11La distribution des secours d’urgence est, historiquement, affaire de proximité. S’agissant de la charité publique, il est de tradition qu’elle soit gérée par les collectivités locales, le plus souvent municipales, auxquelles les services sociaux présentent leurs demandes d’aides. Le FUS rompt partiellement avec cet usage en plaçant l’État au premier rang de l’allocation des secours, puisque c’est la DDASS qui en contrôle le dispositif, à commencer par la commission d’attribution. Toutefois, pour que l’opération soit une réussite, l’État a besoin des villes : dès l’installation de la mission d’urgence sociale, le préfet convoque les responsables des centres communaux d’action sociale (CCAS) pour solliciter leur collaboration active. L’adhésion des municipalités sera cependant très variable. Trois types d’attitude peuvent être identifiés. La première consiste en une acceptation, souvent purement pragmatique, de la mesure : « nous avons participé sans état d’âme, l’idée étant que, quoi qu’on en pense, une fois que c’est décidé, il faut en faire bénéficier le plus d’administrés possible, c’est une opportunité qu’il faut saisir » ; la mobilisation des services municipaux peut alors inclure la diffusion de l’information dans le bulletin de la ville, l’aide aux demandeurs pour la constitution de leurs dossiers, la mise en place de collaborations avec les associations ; l’un des maires s’empare lui-même du dossier et écrit aux demandeurs d’emploi de sa commune pour les inviter à déposer une requête. La seconde se présente comme une opposition plus ou moins manifeste : « nous nous sommes très peu impliqués, le service social n’a pas voulu se substituer à l’État, c’était le problème des Assedic et de la préfecture ; nous nous sommes contentés de remettre des dossiers aux gens qui nous le demandaient ». La troisième enfin relève d’une simple absence d’intérêt pour la mesure, soit dans des communes que leur composition sociale met relativement à l’écart de la question sociale, soit dans des villes dont les services ne souhaitent pas voir leur routine bousculée. Le questionnaire envoyé à toutes les municipalités permet de mettre en regard les attitudes et les performances. Les communes du premier groupe obtiennent les meilleurs résultats et celle du troisième les moins bons. En ce qui concerne le second, on trouve en revanche des concordances variables, notamment parce que, dans ces villes souvent socialement défavorisées où des associations sont souvent très actives, ces dernières prennent le relais des municipalités défaillantes.

12Marginalisées dans les relations entre les partenaires sociaux et illégitimes aux yeux des représentants de l’État, les associations de chômeurs n’ont été associées au dispositif départemental que pour apprendre sa mise en place. Elles vont néanmoins jouer un rôle important dans le fonctionnement du FUS en périphérie, du moins dans certaines villes, en facilitant à la fois l’accès à l’information et la constitution des dossiers pour les personnes potentiellement concernées par la mesure. Ce qui fait dire à un représentant de l’État, réjoui de ce constat, que « les associations ont abandonné leur casquette de militants pour prendre celle de travailleurs sociaux ». Des quatre organisations importantes au niveau national, deux seulement sont représentées en Seine-Saint-Denis : l’APEIS, Association pour l’emploi, l’information et la solidarité, et le Comité d’action CGT des privés d’emploi, généralement désigné comme CGT-Chômeurs. Leurs approches du FUS sont différentes. La première, qui avait déjà constitué un ensemble de dossiers de demandes de secours pour appuyer ses exigences à l’égard des pouvoirs publics, entre immédiatement dans la logique de la mesure gouvernementale et apporte une contribution décisive au recrutement des candidats aux aides : selon la présidente départementale, ce sont au total six mille dossiers, soit près du tiers du total, pour lesquels ils assureront une médiation. La seconde, qui est issue d’une autre tradition de luttes sociales, observe avec méfiance un dispositif qui leur semble renforcer la stigmatisation et surtout briser la dynamique de la mobilisation, mais se résout pourtant à aider les demandeurs à remplir les dossiers : dans l’une des villes, la responsable de la section du comité affirme que la moitié des mille deux cents dossiers constitués et déposés par les habitants l’a été avec le soutien actif des membres de la section.
Deux éléments ont ainsi eu une influence déterminante sur les inégalités des chances de recours au FUS : l’engagement des collectivités locales et l’implication des associations de chômeurs. Soit six communes, choisies parmi les quarante pour la diversité des configurations locales qu’elles illustrent (tableau 1). Les quatre premières connaissent des situations socio-économiques défavorables ; elles ont une histoire d’activisme municipal dans le domaine social qui remonte aux années trente. Dans les villes A et B, c’est la municipalité elle-même qui prend part à la mise en œuvre du Fonds. Dans les communes C et D, les élus comme les services manifestent leur réticence à l’égard de la mesure, mais les associations de chômeurs qui sont fortement implantées localement se mobilisent activement. Toutes les quatre ont des performances supérieures ou égales à la moyenne en termes de secours accordés à leurs habitants. Les villes ? et F présentent des réalités sociopolitiques très différentes : la première, avec une double population de pavillons et de cités, la seconde, composée de classes moyennes et supérieures; l’une et l’autre sont sans tradition sociale et leurs maires ont même publiquement pris position contre les politiques d’assistance aux populations en difficulté ; leurs services administratifs se sont désintéressés du Fonds ; quant aux associations à vocation sociale, elles sont presque inexistantes dans ces deux communes. Leurs résultats en ce qui concerne les aides obtenues dans le cadre du FUS sont médiocres.

Tableau 1

Comparaison de six villes du point de vue de leurs performances par rapport au FUS

Tableau 1
Note : « Demandeurs d’emploi » et « allocataires du RMI » correspondent aux effectifs communaux de ces deux catégories rapportés à la population totale de la ville : par exemple, dans la ville A, on dénombre 2 392 demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE et 678 allocataires du RMI, soit respectivement 10 % et 2,8 % des habitants de cette commune. « Rendement final DE » et « rendement final RMI » sont calculés pour ces deux mêmes catégories en rapportant le nombre de secours accordés (indiqué entre parenthèses) aux effectifs communaux de la catégorie correspondante (demandeurs d’emploi ou allocataires du RMI) : par exemple, dans la ville A, 532 se déclarant demandeurs d’emploi sur 2 392 inscrits à l’ANPE (22 %) et 155 se déclarant allocataires du RMI sur 678 recensés par le conseil général (23 %) ont reçu une aide. Sources : INSEE, DDASS, DDTEFP, conseil général.

Comparaison de six villes du point de vue de leurs performances par rapport au FUS

13L’analyse des facteurs institutionnels qui déterminent la possibilité de recourir au Fonds ne doit d’ailleurs pas se limiter à l’examen des circonstances favorables, mais prendre tout autant en considération les obstacles mis par les agents occupant des fonctions de passage. Les témoignages ne manquent pas de personnes éconduites dans les structures censées pourtant servir de courroie de transmission du dispositif. Comme le rapporte un responsable de la DDASS, « des personnes se sont présentées à la mairie de leur commune et on leur a dit qu’elles n’avaient droit à rien, or elles pouvaient prétendre non seulement à un secours mais également au RMI qu’elles ne touchaient pas ». Et de commenter : « l’agent au guichet a un rôle essentiel, la décision qu’il prend est immédiate et sans appel et souvent, on a eu l’impression que l’important était que la personne ne dépose pas de dossier ». Dans l’une des villes, la directrice du centre communal d’action sociale reconnaissait le refus de certains agents d’aider les demandeurs à constituer leur dossier ou même à informer des usagers confrontés à des difficultés économiques de la possibilité de solliciter un secours.
On ne saurait certes réduire à la seule influence des acteurs locaux les causes complexes qui conduisent des personnes à ne pas bénéficier d’une prestation sociale à laquelle elles pourraient pourtant prétendre. Les travaux sur le non recours ont mis en avant d’autres éléments relevant de décisions ou de comportements des bénéficiaires potentiels. Pour autant, l’importance de ces facteurs locaux qui sont liés à la fois la déontologie des métiers sociaux et administratifs et la capacité de mobilisation des associations caritatives ou militantes s’avère en l’occurrence essentielle, y compris pour vaincre les réserves des demandeurs. Que l’implication de ces acteurs locaux puisse multiplier par deux, trois, ou plus encore, les chances pour un ménage pauvre d’obtenir un secours en donne une certaine mesure. Mais si l’inscription est l’étape la plus sélective, elle n’est que la première. Il faut encore, une fois le dossier déposé, qu’il soit déclaré éligible.

Éligibilité : la mesure du « reste à vivre »

14L’allocation d’une ressource rare suppose toujours l’élaboration de règles, explicites ou non, permettant de fonder des décisions justes (Elster, 1992). En l’occurrence, parler de ressources rares suppose que le montant total disponible ne soit pas distribué entre tous les demandeurs de manière non discriminante : on sait que l’une des exigences du mouvement social était justement l’obtention d’une aide forfaitaire systématiquement octroyée et l’on peut considérer que, dans les vingt-six départements français où le taux d’accord est égal ou supérieur à 90 %, atteignant dans plusieurs d’entre eux 98 ou 99 % (données de la direction de l’Action sociale), la décision tend vers la réalisation de cette revendication. Tel n’est toutefois pas le cas en Seine-Saint-Denis où, au contraire, la proportion de dossiers acceptés, 72 %, est l’une des plus faibles, au niveau national. En optant pour cette relative sévérité, la commission d’attribution entend donc exercer pleinement ses prérogatives en s’efforçant d’opérer une sélection des dossiers au bénéfice de ceux qui correspondent le mieux aux consignes ministérielles de traitement personnalisé de chaque demande, autrement dit en mettant en œuvre des principes d’équité plutôt que d’égalité. C’est d’ailleurs de cette façon que fonctionnent généralement les instances qui ont la charge de distribuer l’argent public (Ogien, 1999). L’examen au cas par cas a pour but de produire des décisions individualisées et pour seule raison d’être d’opérer une sélection entre les dossiers afin d’aider les personnes correspondant le mieux aux critères définis.

15Mais comment évaluer la « détresse grave » ? À partir de quel moment peut-on considérer qu’une personne ou une famille se trouve menacée dans « le maintien de ses conditions d’existence » ? Les termes même suggèrent ici la dimension pathétique des arbitrages que doit rendre la commission d’attribution. Deux types de documents sont à sa disposition. Le premier apporte des données sur la situation personnelle, familiale et sociale (assez grossièrement toutefois, puisque la catégorie professionnelle n’est jamais indiquée, pas plus que le lieu de naissance ou la nationalité) et, surtout, sur le budget du ménage, décomposé en trois rubriques : ressources, charges et dettes (pour chacune, des justificatifs sont exigés). Le second consiste en un texte libre devant en principe s’inscrire dans un espace d’une demi-page et censé présenter l’argumentaire de la demande : l’exposé ainsi rédigé, dont l’extrait cité ici en exergue donne une illustration, prend souvent la forme d’une véritable supplique adressée par le requérant à l’autorité publique et empruntant alternativement aux topiques de justification de la nécessité, de la compassion, du mérite et de la justice (Fassin, 2000). Cette double série, objective et subjective, permet à la commission d’attribution de fonder ses décisions.

Quand l’effet de seuil relativise le principe d’individualisation

16Les consignes ministérielles indiquaient plus une philosophie générale de l’allocation du Fonds qu’une méthodologie précise. Premièrement, l’aide s’adressait à l’ensemble des personnes et des familles en difficulté, et non aux seuls chômeurs : il s’agissait de montrer que l’on répondait aux problèmes de tous les pauvres et non aux revendications d’une catégorie particulière. Deuxièmement, elle s’inscrivait dans une logique de besoins et il s’agissait de pallier les situations les plus critiques : le choix du mot urgence est à cet égard significatif d’un refus de s’engager dans ce qui aurait pu ressembler à une complémentation des minima sociaux. Troisièmement, elle prônait un traitement personnalisé de chaque cas plutôt que l’établissement de règles impersonnelles : on retrouve ici la thématique de la gestion individualisée du social développée au cours de la décennie quatre-vingt.

17C’est sur cette base que la commission d’attribution de Seine-Saint-Denis s’est mise au travail dans les jours qui ont suivi l’annonce de la création du FUS, afin de fixer sa « doctrine » en matière d’éligibilité. Aux orientations fixées par le gouvernement, elle a ajouté sa propre conception de la façon dont l’aide devait être distribuée, dessinant ainsi les traits d’une justice locale. L’idée force en était « le principe d’autonomie des personnes », avec pour corollaire la reconnaissance de « leur capacité à exprimer eux-mêmes de manière claire leurs besoins ». L’évaluation sociale, qui est traditionnellement la pierre de touche des décisions concernant les secours, n’avait donc ici pas lieu d’être. Pour récuser ainsi une procédure intimement liée au travail social, les membres de la commission invoquaient deux types de raison : idéologique pour les uns, au nom du refus de « jouer un rôle de contrôleur financier » et de « drainer vers l’assistance des gens qui n’ont que des problèmes d’argent » ; pragmatique pour les autres, « compte tenu de la contrainte de délai » d’une aide censée répondre, rappelait-on, à une « urgence sociale ». Quoi qu’il en soit de ces divergences de justification, c’est sur la seule connaissance du dossier constitué par le demandeur que la commission devait statuer.

18Si, conformément aux consignes ministérielles d’examen au cas par cas, aucune norme n’a été officiellement définie au départ, il semble qu’un critère d’éligibilité soit rapidement imposé au sein de la commission. Reprenant un calcul en usage dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance pour l’attribution de secours aux familles en difficultés financières, un revenu net par personne a été systématiquement évalué en soustrayant aux ressources mensuelles du ménage ses charges fixes et en rapportant la différence au nombre de ses membres. Ce revenu net a été désigné par l’expression « reste à vivre ». Restait alors à fixer le seuil au-dessous duquel le secours était en principe accordé. Sans qu’aucun document n’en fasse clairement état, ni qu’aucune décision n’ait véritablement été prise à ce sujet, la valeur de mille francs a été retenue : « au fil du temps on s’est rendu compte que c’était mille francs », explique l’un des présidents de la commission. Pourquoi cette somme ? Si le chiffre rond exerce toujours une évidente attraction dans la détermination d’un seuil, c’est pourtant une tout autre explication qui est avancée par ce même haut fonctionnaire départemental : en effet, nombre de demandes ayant été adressées par des immigrés vivant en foyer, la commission les a considérées comme ne relevant pas des objectifs du FUS, notamment parce que l’on considérait que les aides serviraient dans ces cas à envoyer de l’argent à leur femme et à leurs enfants restés au pays ; une fois le principe du rejet de ces dossiers empiriquement établi, elle a cherché à inscrire ces décisions particulières dans un référentiel général, afin d’éviter une discrimination ; comme les ressources de ces immigrés étaient le plus souvent constituées d’un RMI et que leur loyer était à peu près le même pour tous, explique-t-on, leur revenu net se trouvait compris entre mille et mille cinq francs ; la barre a donc été placée au-dessous et « c’est de là qu’est sortie la règle ». Le choix d’exclure a priori certaines demandes aurait ainsi conduit à l’établissement d’un seuil susceptible de maintenir un principe supérieur d’égalité des chances.
Si l’on ne dispose pas de données concernant l’ensemble de la population des demandeurs, on peut toutefois constater que, dans l’échantillon randomisé de trois cents dossiers qui a fait l’objet d’une analyse spécifique, près des trois quarts des ménages ont un « reste à vivre » situé au-dessous du seuil ainsi fixé : 82 % parmi les demandeurs d’emploi (avec une moyenne de 287 francs par personne), 75 % parmi les allocataires du RMI (moyenne de 425 francs) et 61 % parmi les salariés (moyenne de 850 francs). C’est dire que ce critère arithmétique inclut une large proportion des demandeurs, ce que reflète le taux d’acceptation de 72 %. De toutes les variables pour lesquelles une différenciation dans les réponses a été recherchée, c’est le « reste à vivre » qui s’avère effectivement la plus nettement associée à la décision de la commission (tableau 2) : huit ménages sur neuf qui se trouvent au-dessous de la barre reçoivent une réponse favorable ; deux sur trois qui dépassent le seuil se voient signifier un rejet.

Tableau 2

La décision d’éligibilité en fonction des variables sociales enregistrées

Tableau 2
Sources : DDASS, analyse de 300 dossiers tirés au sort.

La décision d’éligibilité en fonction des variables sociales enregistrées

19La fixation d’un critère objectif procédait d’un souci pragmatique. Il s’agissait d’avoir un outil permettant d’opérer une première sélection parmi les dossiers, tout en se réservant la possibilité d’inverser la décision qui en découlait. Tous les membres de la commission affirment en effet que l’examen au cas par cas a été systématique. Pourtant, l’analyse des dossiers révèle que l’effet de seuil a eu un impact bien plus important qu’il n’était initialement prévu, puisque la plupart des ménages dont le revenu net par personne se situait juste au-dessous de la barre ont bénéficié d’un secours, alors que la majorité de ceux pour lesquels l’estimation donnait un résultat légèrement au-dessus ont été rejetés. Tout se passe comme si la capacité d’objectivation de l’indicateur, jointe au pouvoir d’évocation de l’expression utilisée pour le désigner, l’avait imposé comme un référentiel fort dans les délibérations.

20La surestimation de l’impartialité de l’instrument semble cependant manifeste si l’on s’intéresse à son mode de calcul. Malgré tous les efforts de la commission pour s’assurer de la véracité des déclarations par la présence de justificatifs et de la justesse des comptes par une vérification presque systématique, des variations existent d’un dossier à l’autre dans le traitement des données. L’évaluation des charges, en particulier, connaît des fluctuations importantes : tel crédit indiqué comme charge par le requérant est maintenu en lieu et place dans un dossier et renvoyé dans le calcul des dettes pour un autre ; les frais de transport sont ici comptabilisés parmi les charges, ailleurs non considérés comme frais fixes. Ces variations en apparence minimes ont néanmoins des conséquences non négligeables puisqu’elles suffisent souvent, compte tenu des petits budgets qu’elles concernent, à faire passer le revenu net au-dessus ou au-dessous de la barre et, compte tenu de la puissance de conviction qu’a celle-ci, à déterminer la décision finale.

Des exceptions à la règle

21Mais la commission a bien sûr tout pouvoir pour déclarer l’éligibilité ou l’inéligibilité d’un candidat au FUS, indépendamment de l’estimation de son « reste à vivre ». Comme on l’a vu, cinquante-deux décisions sont contraires à la règle fixée. Sur quels éléments une inversion se produit-elle ? L’exposé du demandeur prend ici toute sa signification. De sa capacité à présenter sa situation et sa requête, tout autant que de la réceptivité de la commission, dépend la possibilité d’inverser le sens de la décision.

22Une femme française de trente-six ans élevant seule une petite fille avec un salaire de 3 156 francs pour un emploi à temps partiel rédige la lettre suivante : « Actuellement il m’est impossible de payer les factures de » loyer « et » EDF-GDF «. Du à des dépenses nécessaire et (urgent). J’ai rénover les deux chambres qui n’avait pas été refaite depuis plusieurs années. Ceci à permis à ma fille de ne plus dormir avec moi dans mon lit. Ces travaux devenais nécessaires d’après la spychologue qui suivait ma fille pour l’aider à accepter de dormire seule dans son lit. J’ai donné à ma fille la plus grande chambre, je lai laisser choisir son papier, et j’ai fait moi-même la tapisserie des 2 chambres. De plus elle désirait avoir un bureau, j’ai profité des promotion pour lui en acheter un à 325 francs à Conforama, de même qu’une commode à 6 tiroirs à 199 francs à Auchan. Depuis toutes ces dépenses je suis à découvert. À ce jour je ne peut subvenir qu’aux besoins nécessaires (alimentations et hygiennes). Je viens solicité auprès de vous une aide afin de payer mes factures et que je puisse équilibré mon budget »

23Bien que le revenu net mensuel dépasse le seuil fixé, elle reçoit mille cinq cents francs. Son texte a eu raison de la rigueur de la règle. C’est qu’il associe les principaux éléments susceptibles d’émouvoir le jury : référence aux enfants, modération des dépenses, notions de nécessité et d’urgence, preuves de bonne volonté et manifestation de responsabilité parentale ; quant à la mention des détails, elle atteste la véracité des faits tout en rendant leur réalité plus proche, deux caractéristiques essentielles à l’exercice de la compassion. D’autres arguments peuvent également toucher la commission au point de la faire passer outre la norme qu’elle s’est donnée. Ici, un accident ou une maladie déstabilisant le cours d’une existence déjà précaire. Là, le souci de s’en sortir par la recherche active d’un emploi ou l’obtention d’un stage. Ailleurs, la démonstration du mérite à l’égard de parents eux-mêmes en difficulté ou d’enfants vivant avec l’autre conjoint. Plus rarement, la dénonciation de l’injustice d’un événement dont est victime la personne. L’inégalité des chances d’être déclaré éligible tient donc aussi aux compétences expressives et argumentatives des demandeurs.

24À l’inverse, la commission peut décider de ne pas accorder de secours à un ménage dont le « reste à vivre » est inférieur à mille francs. Tel est généralement le cas pour les personnes vivant chez leurs parents. Telle est également l’issue la plus fréquente pour celles qui ne sont pas en mesure de produire tous les justificatifs exigés. Une donnée peut s’avérer rédhibitoire dans l’attribution de l’aide : un endettement excessif. Une famille dont le revenu net par personne est évalué à 382 francs, mais dont la dette dépasse 60 000 francs, est ainsi renvoyée sans aide financière vers la commission de surendettement. Dans ces cas, seule la contrition peut éviter la sanction : « Je veux reprendre un nouveau départ, sans crédit, sans rien devoir. Je paye mes erreurs de jeunesse, aujourd’hui j’ai 27 ans et pas d’avenir », écrit un homme qui a accumulé d’importantes dettes. La commission lui sait gré de ses bonnes résolutions et lui accorde un secours malgré un revenu net supérieur à la norme.

25Qu’elles marquent une volonté de générosité ou de sévérité, ces décisions qui vont à l’encontre de ce que l’estimation du « reste à vivre » laissait prévoir sont cohérentes avec l’esprit du FUS, à la fois parce qu’elles rappellent que chaque cas doit bénéficier d’un examen individualisé et parce qu’elles proposent une inflexion de la règle afin de mieux répondre aux besoins et à l’urgence de chaque situation singulière. Il arrive cependant que la logique des arbitrages échappe à la compréhension. Soient les situations suivantes. Il s’agit de deux femmes seules, âgées de trente-deux ans, mères chacune d’un enfant qu’elle élève et salariées au SMIC. La première, dont le revenu net par personne est de 1294 francs, écrit : « Avec un loyer de 3 572 et un seul salaire et un enfant à charge je vous jure que j’arrive pas a acheter a manger je suis vraiment dans le besoin depuis 3 mois que j’ai pas payé la cantine et j’ai pas encore payer le loyer pour le mois d’avril parce que je suis déjà à découvert de 1400 francs vraiment je suis dans le besoin. Merci de votre aide ». La seconde, dont le revenu net par personne est de seulement 490 francs, adresse la requête suivante : « Je viens par ce présent dossier vous solliciter, car en effet je traverse une période financière très difficile, vivant seul avec ma fille a n’ayant qu’un faible salaire, et en instance de divorce. J’ai pris un 1er avocat qui m’a coûté 8 000,000 Franc le divorce n’a pas été prononcé ensuite j’ai pris un second avocat » aide judiciaire « le divorce a été prononcé à mes tords exclusive, n’étant pas d’accord sur les fait, j’ai donc décidé de faire appel et jusqu’à maintenant j’ai des honoraires d’avocat et d’avouer à payer. A cause de tous ces problèmes je suis dépressive. Faisant appel à votre compréhension… ». Les deux dossiers sont examinés à une semaine d’intervalle par la même commission : à la première, une aide est accordée ; à la seconde, elle est refusée.
Deux situations objectivement assez similaires; deux lettres exprimant la détresse, même si l’une en dit mieux les conséquences et l’autre les causes ; deux exceptions à la règle enfin, mais opérant dans deux directions diamétralement opposées. Certainement faut-il voir dans ces incohérences décisionnelles la contingence résultant de tout traitement individualisé du social. Du point de vue des requérants, toutefois, on imagine que soient difficilement intelligibles la décision et peut-être plus encore la lettre type la justifiant du fait que la « situation ne correspond pas aux conditions prévues par la circulaire du 12 janvier 1998, à savoir » personnes ou familles en situation de détresse grave exposées à des risques sérieux pour le maintien de leurs conditions d’existence « ». Certains prennent la plume pour exprimer leur étonnement indigné. La plupart se le tiennent simplement pour dit.

Allocation : le montant qui « fait sens »

26La distribution de ressources rares concerne le plus souvent des biens unitaires, par conséquent indivisibles. Même dans le développement des politiques assistancielles, les dons en nature, par exemple dans les banques alimentaires, ou en numéraire, aujourd’hui à travers les minima sociaux, bien qu’ils puissent théoriquement faire l’objet de répartitions différenciées, sont considérés comme relevant d’un principe de stricte égalité (Thomas, 1997). L’originalité du FUS, sous cet aspect, est que les sommes allouées sont modulables en fonction de ce que l’on sait de l’histoire et des besoins de la personne, conformément d’ailleurs au souhait exprimé dans la circulaire ministérielle que la réponse soit « adaptée à la situation de chacun et proportionnée aux cas de détresse ». Pas de tout ou rien, mais des possibilités d’infinies variations du montant accordé, permettant de renforcer ou d’atténuer la décision concernant l’éligibilité : il est par exemple possible de donner peu à celui que l’on ne considérait pas tout à fait légitime à recevoir une aide et au contraire beaucoup à celui que l’on estimait bien plus digne de la manne publique, de façon à rétablir par ces choix une certaine équité qui n’a pas pu être mise en œuvre dans la sélection. Les intentions de la commission trouvent ici à s’exprimer de manière subtilement individualisée.
Si, dans l’idéologie de l’insertion, tout salaire mérite une peine (Murard, 2000), on pourrait ajouter que, dans l’idéologie de l’assistance, toute aide suppose une morale. Il faut en effet pouvoir justifier du bien-fondé de la demande, et donc de la réponse, dans un ordre du bien et du mal. Sur quels critères établir le montant accordé dès lors qu’il n’est pas fixe ? Pourquoi en effet donner plus à l’un et moins à l’autre ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de mettre en œuvre des jugements reposant sur des valeurs et des affects qui se rapportent aux notions de besoins, de malheur, de mérite (Fassin, à paraître). C’est cette raison subjective qu’autorisent là encore les exposés des requérants.

Quand l’intentionnalité se mêle à la normativité

27La reconnaissance de l’éligibilité, comme on l’a vu, se base essentiellement sur un critère unique, que l’on considère comme objectif et auquel on admet des exceptions. La détermination du montant s’appuie à l’inverse sur deux séries de critères hétérogènes entre lesquels une priorité n’a pas été clairement établie et qui entrent donc en concurrence dans la délibération. La marge de manœuvre de la commission est donc bien plus grande, tout comme les possibilités de personnalisation de l’arbitrage final.

28Les deux aspects de la décision, qui ne sont séparés que pour l’analyse, ont toutefois un point commun. Ils n’ont fait l’objet d’aucune explicitation et, moins encore, d’officialisation. Que donner à ceux qui n’ont rien ou presque rien? Comment apprécier ce qui doit légitimement leur revenir au titre de l’urgence sociale ? Tout en se considérant relativement riche par rapport à ce que sont habituellement les aides financières délivrées par les collectivités locales ou les associations caritatives, tout en manifestant son souci que les secours soient accordés avec une certaine générosité, la commission se savait bien en possession d’un pactole limité rendant nécessaire une certaine modération, de manière à pouvoir « tenir » suffisamment longtemps. Le montant moyen distribué a été de 2 200 francs par secours accordé, soit l’un des plus élevés du pays, ce que l’on peut expliquer à la fois par une certaine faiblesse des demandes comparativement au public visé (non recours) et par une sévérité relative dans la délivrance des accords (éligibilité). Si, malgré cela, les sommes dont ont bénéficié les demandeurs peuvent sembler modestes, elles n’en représentent pas moins des montants significatifs au regard de leurs ressources ordinaires, l’aide étant fréquemment égale ou supérieure aux minima sociaux perçus par le ménage.

29Interrogés sur la manière dont les sommes allouées étaient décidées, les membres de la commission mettent en avant deux types de critère de fixation du montant qui, là encore, se sont imposés au fil des séances. Premièrement, un barème sommaire reposant sur la composition du ménage : aux « célibataires », 1 000 ou 1 500 francs ; aux « familles », 2 500 ou 3 000 francs. Ordre de grandeur de la somme tout autant qu’approximation concernant la situation (l’indifférenciation, à cet égard, entre le couple sans enfant et le ménage de huit ou dix personnes relativise la logique d’équité). Deuxièmement, un principe visant à « donner une aide qui avait du sens », correspondant à trois cas de figure : le remboursement d’une dette particulière (note d’électricité, par exemple) ; la réalisation d’une dépense imprévue (on cite volontiers « le réfrigérateur ou le chauffe-eau qui lâche ») ; la concrétisation d’un projet (le plus souvent mentionné est le « voyage linguistique » d’un enfant). La somme allouée doit alors être la plus précise possible de manière à pouvoir « porter un message » au bénéficiaire. Entre les deux types de critères, la préférence va plutôt au second, encore que, sur ce point, des divergences existent selon les interlocuteurs.

30En fait, l’analyse des dossiers montre que l’arbitrage entre les deux suit habituellement le schéma suivant. Quand un « message » peut être envoyé, c’est cette logique qui prévaut, tout en se déployant à l’intérieur de limites implicitement définies comme celles du barème : autrement dit, on donne un montant très précis mais qui avoisine souvent, à quelques centaines de francs près, ce que l’on aurait donné en se conformant à la composition du ménage. Quand aucune somme ne semble avoir « du sens », selon les termes d’un président de commission, on accorde alors simplement ce que prévoit la grille.
Le choix d’une somme correspondant à un forfait apparaît, à l’analyse des dossiers, trois fois plus fréquent que l’option en faveur d’un montant indiquant une signification particulière (tableau 3). C’est dire que les « messages » ne sont qu’assez rarement identifiables par les bénéficiaires. Mais ce constat n’implique pas que l’intentionnalité de la commission se réduise aux seuls cas où un montant précis est décidé. Bien au contraire, dans nombre de dossiers pour lesquels elle accorde une somme arrondie, elle signale, par une note manuscrite (indiquant que l’on se réfère à telle dette, telle dépense ou tel projet), la signification qu’elle entend lui donner, alors même que l’envoi, ensuite, d’une lettre type ne permettra pas au destinataire de reconnaître cette signification. Pour une partie des cas où le principe n’est pas interprétable par la personne qui reçoit le secours, il demeure donc lisible du point de vue de la commission pour laquelle la somme allouée, apparemment anodine, est censée servir au remboursement d’une dette précise, au remplacement d’un appareil électroménager, à l’achat d’un coupon de carte orange facilitant la recherche d’un emploi.

Tableau 3

Montant des secours et logique des réponses

Tableau 3
Sources : DDASS, analyse de 300 dossiers tirés au sort.

Montant des secours et logique des réponses

31Quel que soit le critère retenu – et l’on voit que la logique d’application n’en est pas simple – deux faits sont remarquables. En premier lieu, on récuse un principe traditionnel d’équité qui consiste à donner plus à ceux qui ont moins. Le « reste à vivre » ne sert pas à déterminer le montant alloué et nombre de ménages avec des revenus nets proches du seuil reçoivent des sommes supérieures à d’autres pour lesquels les charges excèdent les ressources. L’estimation du besoin se réfère soit à une évaluation grossière de la composition familiale, soit à une spécification en fonction de situations singulières. En second lieu, on met en œuvre une procédure discrétionnaire que facilite la pluralité des critères. Chaque commission peut, selon l’appréciation qu’elle a d’un dossier, choisir d’utiliser le barème ou d’indiquer une signification, ou même choisir de n’utiliser aucun des deux codes.

L’arbitraire du signe

32La volonté d’adresser un signe au requérant procède d’un souci de rendre l’administration plus proche de son public : « il s’agissait de leur dire : vous avez des problèmes, on vous comprend », explique l’un des présidents de la commission. Pour autant, elle peut conduire à des décisions paradoxales. Un couple avec un enfant, l’un au chômage l’autre en contrat emploi-solidarité, dont le revenu net par personne est calculé à 741 francs et dont l’endettement s’élève à plus de 23 000 francs, rédige ainsi sa requête : « Compte tenu de notre situation financière actuelle, les dettes ne cessent d’augmenter et le moral est au plus bas. De plus, nous risquons d’être expulsés de notre logement, faute de ne pouvoir régler les arriérés de loyers dus ». La commission décide de leur accorder 1 115 francs, correspondant au montant de la dette pour la cantine scolaire : c’est moins de la moitié de ce que le barème prévoit pour une famille. De même, un ménage faiblement endetté peut se trouver pénalisé par le choix fait par la commission de privilégier le critère de sens, en se satisfaisant de l’apurement d’une dette minime quand les besoins sont manifestement plus importants : un couple dont le « reste à vivre » est négatif ne reçoit que 1 340 francs correspondant à trois mois de loyer en retard, auxquels sont au demeurant soustraites les aides publiques au logement, alors que l’application stricte du barème lui ferait prétendre au double. Ailleurs, l’attribution d’une somme destinée à envoyer un signal semble faire fi de la réalité de l’urgence d’une situation : une famille au RMI avec deux enfants et dont le revenu net par personne est de 851 francs signale dans son courrier une menace d’huissier pour une dette de 3 181 francs, mais la commission ne lui accorde que 2 000 francs pour deux autres factures impayées, alors même que la somme demandée, 3 000 francs, correspondait très exactement au barème.

33S’ajoutent à ces paradoxes, qui tiennent à la surdétermination de certaines décisions par un désir d’adresser des signes aux bénéficiaires, des contradictions entre décisions ou entre décideurs qui, pour le coup, ont du mal à « faire sens ». Les choix que fait la commission en fonction d’éléments de l’histoire ou de la requête qui sont portés à sa connaissance peuvent ainsi parfois perdre de leur cohérence, dès lors que l’on confronte les décisions. Si elle se montre souvent réceptive aux éléments biographiques ou rhétoriques suggérant la souffrance, l’infortune, le mérite, la bonne volonté, la présence d’enfants, la survenue d’un deuil proche, ou, à l’inverse, ce qui est interprété comme peu digne (dettes pour des amendes) ou peu responsable (dépenses jugées excessives), le type de situation et de propos suscitant sa sympathie varie toutefois en fonction de sa composition et notamment de celui ou celle qui en assure la présidence. Il est ainsi possible d’identifier, dans les arbitrages rendus, la sensibilité plus grande de tel d’entre eux pour les femmes seules avec des enfants ou de tel autre pour les hommes sans domicile fixe, de l’un pour le malheur, de l’autre pour le mérite, les conduisant à exercer préférentiellement leur générosité, mais aussi leur sévérité, à l’égard des personnes correspondant à ces expériences sociales ou à ces thématiques discursives.

34Soient deux dossiers objectivement comparables, puisqu’ils concernent deux femmes seules élevant chacune deux enfants, toutes deux allocataires du RMI avec des revenus nets par personne respectivement de 940 francs et 610 francs et des niveaux d’endettement assez voisins. Dans le premier cas, peut-être touchée par l’exposé des difficultés rédigé sur un ton pathétique, la commission accorde 5 395 francs pour payer certaines dettes. Dans le second, moins affectée par le style sobre et digne de la requête, elle ne donne que 1 500 francs sans justification. En reprenant l’ensemble des décisions prises par la commission, on constate que le président qui a statué dans le premier cas, tout en appliquant assez rigoureusement les règles d’allocation, se montre volontiers sensible à la singularité de textes en appelant à la compassion, alors que celui qui a tranché dans le second, s’écartant souvent de la norme collective, se révèle généralement moins réceptif aux situations familiales qu’aux personnes isolées. Qu’il s’agisse, en l’occurrence, de témoigner de plus de bienveillance ou, au contraire, de plus de rigueur, autrement dit que la décision soit bénéfique ou pénalisante pour le requérant, on voit bien que le fait que la détermination du montant ne dépende que du bon vouloir de la commission et de son président indique que leur décision est prise sous le signe de l’arbitraire. Non seulement la commission est souveraine et son pouvoir absolu en matière d’allocation des secours, mais ses arbitrages tendent à manifester, à travers les discours qu’elle tient sur elle-même et les actes qu’elle produit, qu’il en est bien ainsi.

35Le double jeu de contingence et d’arbitraire, que met à jour l’examen des décisions, ne doit évidemment pas être interprété comme l’effet de spécificités locales. Il est au contraire intrinsèque à la procédure adoptée, tant au niveau national (délégation aux préfectures de la conduite de l’opération sur la base de consignes vagues mettant en avant le traitement des situations individuelles) qu’au niveau départemental (examen au cas par cas sans critères prédéfinis ni règles explicitées). Les modalités mises en œuvre en Seine-Saint-Denis, en parfaite cohérence avec la circulaire ministérielle, en poussent la logique à son extrême dans la singularisation des dossiers (par les exposés) et des arbitrages (en fonction des argumentaires). L’implication de hauts fonctionnaires locaux des différentes institutions de l’État, de la sécurité sociale et des collectivités territoriales tout au long des six mois de cette opération atteste l’importance accordée au dispositif et l’engagement personnel des acteurs (que l’on serait tenté de juger disproportionnés avec la portée réelle de la mesure, si l’on en oubliait les dimensions symbolique et affective). Dévoiler qu’au-delà de la bonne volonté des membres de la commission, les décisions procèdent toujours aussi de leur bon plaisir et qu’au-delà de leur effort pour instituer pragmatiquement une justice locale, les arbitrages peuvent se révéler iniques, ne revient donc pas à les mettre en cause eux-mêmes. C’est au contraire tirer les enseignements d’une expérience dont la plupart d’entre eux affirmaient qu’elle leur avait beaucoup appris sur la réalité des conditions de vie des pauvres et dont on peut élargir la signification à ce qu’elle peut leur apprendre aussi sur le traitement social de la pauvreté, suivant en cela ce que suggérait déjà Simmel (1998) il y a près d’un siècle.

36* * *
Le Fonds d’urgence sociale s’inscrit dans l’histoire longue de la charité publique, et plus particulièrement des secours d’urgence aux pauvres (Piven et Cloward, 1993) : à cet égard, la manne étatique de janvier 1997 en faveur des victimes de la crise économique n’est pas sans rappeler, jusque dans son calendrier à peine décalé, les colis de Noël pour les « chômeurs de Marienthal » au cours de l’hiver de 1931 (Lazarsfeld, Jahoda et Zeisel, 1981). Mais il exprime aussi certains des traits contemporains de l’action publique à l’égard de la question sociale, dans les politiques d’insertion aussi bien que d’assistance (Rosanvallon, 1995) : reconnaissance de l’autonomie du sujet et attente de sa capacité à donner une cohérence à son existence dans un récit ou un projet, préférence pour une gestion personnalisée du social et mise en avant d’une logique de besoins, tension entre une affirmation du droit et un rappel du devoir (Castel, 1995). On pourrait même dire qu’il les exprime de manière particulièrement forte du fait de sa configuration singulière, puisque l’État y instaure une proximité virtuelle dans laquelle les requérants ne sont présents que par l’intermédiaire de leur dossier (Astier, 1995), et notamment à travers l’exposition de leur histoire et de leur misère.
L’individualisation du traitement de la pauvreté, telle qu’elle se manifeste dans le FUS, n’est certes pas exclusive d’autres modalités d’intervention, plus collectives et indifférenciées. Elle marque cependant une orientation forte des politiques sociales aujourd’hui dont Robert Castel a montré qu’elle pouvait être considérée comme la réalisation d’un « individualisme négatif ». En deçà des questions anthropologiques que soulève une telle orientation, ce texte s’est attaché à analyser de façon pratique les formes particulières d’inégalité des chances qu’elle entraîne presque nécessairement, tant dans l’accès aux dispositifs (inscription) que dans la distribution des ressources (éligibilité et allocation). Ne faisons certes pas dire au FUS, parenthèse historique et mesure circonstancielle, plus qu’il ne le peut. Mais ne manquons pas non plus l’occasion de comprendre les conséquences, pour la définition des politiques sociales comme pour la pratique des métiers administratifs et sociaux, de choix qui sont faits en matière d’assistance aux pauvres.

Notes

  • [1]
    Didier Fassin, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, professeur à l’université Paris 13, directeur du CRESP. Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique (Université/INSERM).
    Anne-Claire Defossez, directrice générale adjointe des services de la ville de Cergy, responsable du département de la vie sociale, consultante à Quaternaire au moment de l’étude dont est issu l’article.
    Valérie Thomas interne en santé publique, stagiaire au CRESP au moment de l’étude.
  • [2]
    Les auteurs remercient la direction de la DDASS de Seine-Saint-Denis pour avoir facilité la réalisation de l’enquête, ainsi que les acteurs locaux qui ont accepté de répondre à leurs sollicitations
  • [3]
    Service des statistiques, des études et des systèmes d’information (ministère de l’Emploi et de la Solidarité).
Français

Résumé

La distribution du Fonds d’urgence sociale aux « chômeurs et précaires » du mouvement social de décembre 1996 visait à remédier aux situations économiques les plus difficiles. Comme toute procédure de répartition d’un bien rare, elle pose des problèmes de justice. Afin de comprendre la manière dont ils ont été traités, une enquête a été conduite dans le département de la Seine-Saint-Denis. L’inégalité des bénéficiaires potentiels devant la manne étatique a été considérée à trois niveaux pratiques. Tout d’abord, la personne doit adresser une demande : l’inscription est l’étape la plus discriminante, puisque, d’une commune à une autre, on constate des variations d’un à dix dans la proportion de demandeurs d’emploi qui déposent un dossier, le rôle des services municipaux et des associations de chômeurs s’avérant déterminant. Ensuite, le demandeur doit être pris en considération : l’éligibilité n’a pas fait l’objet d’une définition préalable, mais un critère a été établi sur la base du calcul d’une somme disponible par personne dont l’effet de seuil est tempéré par la prise en compte des exposés biographiques. Enfin, un montant doit être décidé : l’allocation fait l’objet de subtiles évaluations mêlant la référence à un barème et le souci de donner une signification perceptible à la somme choisie, en fonction d’une dette, d’une dépense ou d’un projet. Au-delà delà singularité du dispositif étudié, ce sont les logiques sociales à l’œuvre dans toute gestion individualisée de la pauvreté qui sont analysées, en particulier les évaluations morales et les appréciations affectives, les jeux de contingence et d’arbitraire, et plus largement les pratiques des agents engagés dans la procédure, dont dépend, in fine, ce que recevra chacun.

Références

  • Astier I., (1995), « Du récit privé au récit civil : la construction d’une nouvelle dignité ? », Lien social et politiques, 34, 121-130.
  • Béhar D., Estèbe Ph., Epstein R., (1998), « Les détours de l’égalité. Remarques sur la territorialisation des politiques sociales en France », Revue française des Affaires sociales, 52, 4, 81-94.
  • Bouget D., (1999), Mieux connaître les publics, les problèmes et la pratiques révélés par la mise en place des Fonds d’urgence sociale en France, rapport de synthèse, Nantes.
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Didier Fassin [1]
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à l’université Paris 13 où il dirige le Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique (université/Inserm).
  • [1]
    Didier Fassin, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, professeur à l’université Paris 13, directeur du CRESP. Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique (Université/INSERM).
    Anne-Claire Defossez, directrice générale adjointe des services de la ville de Cergy, responsable du département de la vie sociale, consultante à Quaternaire au moment de l’étude dont est issu l’article.
    Valérie Thomas interne en santé publique, stagiaire au CRESP au moment de l’étude.
Anne-Claire Defossez
Directrice générale adjointe des services de la ville de Cergy, responsable du département de la vie sociale.
Valérie Thomas [2]
Interne en santé publique.
  • [2]
    Les auteurs remercient la direction de la DDASS de Seine-Saint-Denis pour avoir facilité la réalisation de l’enquête, ainsi que les acteurs locaux qui ont accepté de répondre à leurs sollicitations
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.011.0091
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