CAIRN.INFO : Matières à réflexion

L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance. Gérard Neyrand, Paris, Ed. PUF, 394 pages, 158 francs

1« L’art d’accommoder les bébés », selon le titre d’un livre connu [1], est un thème récurrent. Par ailleurs, être parent est devenu un métier à risques. Comment fabriquer un bébé réussi, un enfant performant, comment être des parents « responsables », comment organiser et utiliser les institutions éducatives en interaction avec la famille ?

2Ces savoirs se sont constitués au fil du temps, et, de puis plus d’un siècle ils ont évolué au gré des avancées de la médecine, de la psychologie et des sciences humaines, encastrés dans un contexte social lui-même mouvant. C’est cette longue histoire complexe que nous retrace G. Neyrand. Les étapes marquantes concernent l’émergence du statut de l’enfant comme personne humaine à part entière, la mise en évidence de l’importance de l’affectivité et de la vie relationnelle dans le développement de ses facultés et les controverses autour du rôle de parents. Le « double rabattement » souligné par l’auteur, de la fonction éducative à la fonction parentale, puis de la fonction parentale à la fonction maternelle s’appuie sur le dogme présenté comme intangible, de la prééminence des soins maternels, disqualifiant de ce fait la socialisation extra familiale, à peine acceptée comme un mal nécessaire, et marginalisant les pères rejetés dans l’ombre.

3En fait, les balbutiements de cette connaissance au carrefour de nombreuses sciences s’expliquent par la difficulté à appréhender le développement de l’humain ; les expériences qui permettraient d’apprécier les effets des comportements de soin et d’éducation ne peuvent être créées artificiellement, et l’implication des spécialistes est trop forte pour échapper à la tentation du dogmatisme. Il s’ensuit que les conseils et les recommandations qu’ils ont formulés au long des années ont fluctué au gré des avancées du savoir, mais aussi des modes ou des croyances, tout en étant largement diffusés, voir imposés aux parents et surtout aux mères. L’analyse que fait l’auteur, en fin d’ouvrage, des rubriques pédagogiques présentées dans la presse actuelle montre bien que même de nos jours, « le lecteur consommateur se trouve confronté à une profusion de discours dont il n’est pas toujours à même d’appréhender en quoi ils s’articulent ».

4Toutefois, selon une maturation à la fois lente et marquée de contradictions, grâce à l’épreuve des faits ou par une critique radicale des théories admises, les savoirs sur la petite enfance se sont à la fois assouplis et enrichis.

5D’un côté, en effet, le freudo-marxisme et la pédagogie libertaire, les enseignements tirés de l’histoire et de l’ethnologie montrant la diversité des systèmes d’éducation et de transmission, la critique radicale de la famille conjugale « comme structure naturelle d’élevage des enfants », et la montée du féminisme battent en brèche les principes, affirmés antérieurement, de la quasi-exclusivité « naturelle » du rôle des mères auprès des enfants. D’autre part, les situations issues des conflits armés ou des bouleversements économiques ont fait naître des formes institutionnelles « expérimentales » de prise en charge collective des enfants ; ou encore, dans le cas des kibboutz, elles ont été mises en place pour promouvoir un projet délibéré de nouvelle société. Enfin, l’apparition des procréations médicalement assistées ébranle les fondements même de la filiation.

6Comme le montre G. Neyrand en concluant cette histoire passionnante et toujours d’actualité, le débat social autour des formes familiales, des identités masculine et féminine vis-à-vis des rôles parentaux, et de la légitimité des instances éducatives extérieures au foyer familial ressurgit sans cesse avec de nouveaux argumentaires. Grâce au sérieux de la documentation que le chercheur a rassemblée, à la finesse des analyses qu’il développe et au recul critique vis-à-vis des idées reçues, les prises de position trop souvent passionnelles et idéologiques sont remises à leur place. La lecture de son livre est donc de toute première importance pour tous les acteurs qui œuvrent dans le champ de la petite enfance.

7Agnès Pitrou
LEST, Aix-en-Provence

Les mutations du travail social. Dir. Jean Noël Chopart, Ed. Dunod, 299 pages

8Cet ouvrage collectif est le résultat d’un programme de recherche de la Mire intitulé « Observer les emplois et les qualifications des professions de l’intervention sociale ». Huit équipes de recherche, travaillant sur des sites départementaux, y ont participé, une équipe de coordination a assuré l’organisation du travail intellectuel collectif et permit l’écriture de ce livre. Celui-ci, bien que constitué d’une série d’articles signés par différents auteurs, est remarquablement organisé et constitue un véritable ouvrage de synthèse sur les dynamiques de ce champ professionnel qu’on avait l’habitude de nommer « travail social ». Il est utilement complété par une bibliographie et des index.

9L’objet central du livre est donc la recomposition du champ du travail social, recomposition signifiée par le vocable « intervention sociale ». Le développement des politiques publiques territorialisées et contractuelles, dans le cadre de la décentralisation, a conduit à une complexification des dispositifs de l’action sociale. L’explosion du chômage, de la précarité, de la souffrance sociale, la crise des solidarités en ont étendu la nécessité. Enfin, les transformations du rapport salarial dans l’ensemble de la société, évoquées par le terme « logique de la compétence », touchent aussi les emplois du secteur social, comme les autres. Tels sont quelques éléments qui peuvent expliquer la métamorphose. La thèse qui se dégage de la lecture de l’ouvrage est que cette recomposition ne peut être pensée de manière trop simple. Ce n’est pas une déstabilisation du noyau des travailleurs sociaux traditionnels, professionnels de l’assistance, qui seraient progressivement remplacés par les nouveaux venus liés aux politiques publiques locales et à l’insertion. La recomposition est plus complexe, son étude implique de saisir aussi bien les permanences que les changements.

10L’ouvrage se compose de trois parties. Dans la première, il apparaît que l’approche statistique des professions sociales pose aux chercheurs des problèmes méthodologiques et épistémologiques. En effet ces professions donnent lieu à de nombreuses catégorisations (administratives, indigènes, savantes, ordinaires), dans un secteur d’activités souvent pensé comme un « entre-deux » et qui connaît une forte diversité de ses définitions (Aballéa, de Ridder, Gadéa, p. 200, sq) et une forte hétérogénéité des agencements symboliques supportant les identités professionnelles. Une première typologie des emplois proposée distingue trois familles de métier, ceux de la présence sociale (accueil et rue), ceux de l’organisation (management et encadrement, ingénierie sociale), ceux de l’intervention directe (accompagnement individuel et collectif) mais d’autres catégorisations sont explorées. Des typologies sont proposées, plus ou moins fines, elles prennent pour entrée la description des tâches et la construction de combinatoires de tâches, ce qui semble un parti pris méthodologique tout à fait heuristique.

11Il en ressort que la régulation des systèmes d’emploi dans les métiers du social repose sur la combinaison variable de plusieurs facteurs : le poids des professions qualifiées combiné avec l’ouverture du marché du travail à la rhétorique de la compétence, le renforcement à tous niveaux des exigences de qualification générale, le développement prédominant des métiers de plus faible qualification dans les situations les plus en contact direct avec le public, la transformation des organisations selon des logiques managériales et enfin la prégnance des configurations locales dans la construction de systèmes d’emploi complexes, flexibles et ouverts (Maurel).

12La seconde partie présente une série de monographies centrées sur les professionnalités. Les professions sociales installées (Aballéa) sont au centre de tensions vives entre logiques professionnelles et logiques institutionnelles ; les métiers du domicile (Fourdrignie), avec leurs emplois atypiques et précaires, dessinent un des modèles d’évolution de la professionnalisation dans le secteur ; les métiers de l’accueil (Maurel) contribuent aussi à la segmentation et à la hiérarchisation de l’intervention sociale, en accentuant la séparation entre métiers de contact direct et métiers de procédures et de projets ; les nouveaux emplois de l’insertion et du local (Dubechot, Le Quéau, Messu) sont les emblèmes du changement, mais les « nouveaux professionnels » restent en partie sensibles aux référentiels des métiers traditionnels ; pour les métiers du handicap (Bon), la transformation de la demande des usagers et des organisations va dans le sens d’un enrichissement des tâches, (ce point de vue est contesté dans un autre chapitre, p. 224). Enfin le chapitre sur l’encadrement et l’expertise (Legrand, Meyer, Zanferrari) est plus centré sur le développement de l’expertise que sur la description précise des métiers d’encadrement.

13Nous avons déjà évoqué les analyses synthétiques de la troisième partie (avec des textes de Rivard, Bigot, Aballéa, de Ridder, Gadéa, Bernardi, Autès et Chopart). Elles tentent de poser les jalons pour penser les dynamiques professionnelles du champ de l’intervention sociale. Deux thèmes centraux s’en dégagent. Le premier est celui de la segmentation du champ (entre métiers de contact/métiers de la procédure ; métiers de l’action individuelle de réparation, métiers de l’action collective de développement) et de la hiérarchisation qui s’y opèrent. Le deuxième est le poids croissant de logiques institutionnelles ou organisationnelles, liées au rôle important des élus et des cadres dirigeants, à la montée des logiques « gestionnaires » et de la vision gestionnaire de la « relation de service ». Si les professions changent (cadres d’emplois, postes, statuts), les métiers gardent cependant une certaine permanence en termes d’activités et de compétences, centrées par la question de la relation à l’autre et celle d’une éthique à construire entre mandat social et émancipation. (Autès, p. 250).

14Ce livre présente un intérêt sociologique manifeste d’une part pour la sociologie française des professions, la connaissance du rapport salarial, des modes de construction des identités et stratégies professionnelles. D’autre part, pour la connaissance des dynamiques du champ de l’intervention sociale. En ce qui concerne ce deuxième point, ce travail, centré sur les trajectoires, les emplois et les professionnalités des métiers de l’intervention, pourrait présenter un point plus faible, l’étude des dirigeants des organisations : les deux chapitres qui les évoquent semblent plus centrés sur les rhétoriques que sur les pratiques, et de ce fait explorent de façon trop peu précise les différenciations et segmentations de la professionnalisation managériale des cadres et de leurs carrières selon les secteurs. Si l’on estime que les pratiques professionnelles doivent être pensées à l’articulation des professionnalités, des organisations et des politiques, cet ouvrage implique des prolongements. Réalisant une belle avancée sociologique sur les métiers, il appelle maintenant des travaux empiriques sur les organisations, ainsi que sur les politiques publiques, pour que l’énigme « que font les travailleurs du social aujourd’hui ? » ne soit pas seulement traitée en termes de tâches et d’activités, mais conjointement en termes d’action sur le monde (à quoi servent-ils, maintenant ?)

15Lise Demailly
Lille 1/CLERSE-IFRESI-CNRS

Enfants sourds, enfants aveugles au début du XXe siècle, autour de Gustave Baguer. Monique Vial, Joëlle Plaisance, Henri-Jacques Stiker, Ed. CTNRHI-CNEFEI, Diff. CTNRHI-PUF

16Centré autour de l’œuvre et de la personnalité de Gustave Baguer (1858-1919), fondateur de l’Institut d’Asnières, cet ouvrage donne un éclairage très documenté sur la période charnière entre le XIXe et le XXe siècle, concernant l’éducation des sourds et de divers handicapés. L’obligation qui est faite de scolariser les enfants « anormaux » des « deux sexes », en 1904, pose de nombreux problèmes, dont certains sont encore à l’ordre du jour, alors que d’autres font partie de l’histoire. L’intérêt de cet ouvrage est de proposer, à partir du combat d’un homme (G. Baguer) et d’une équipe (parfois divisée), une vision très concrète et vivante des conflits idéologiques et des difficultés matérielles rencontrées pour mettre en place un enseignement spécifique pour les « sourds-muets ». L’exposé de ces problèmes s’étaye sur un vaste recueil de documents (textes de lois, échanges de correspondance…). Les extraits et citations, très nombreux, émaillent et complètent le texte, permettant au lecteur, malgré une certaine lourdeur de rythme, de se faire sa propre philosophie sur le personnage (public et privé), et l’histoire de ces institutions. Cet éclairage historique permet de remonter aux sources d’un combat qui reste toujours difficile et dont les enjeux furent violents : la notion d’assistance et de droit, la laïcité face aux congrégations religieuses, la formation des enseignants, l’internat, les classes spécialisées ou l’intégration, la guerre de l’oralisme…

17G. Baguer fut un grand défenseur de l’enfance anormale. Il s’est intéressé aux sourds dès l’âge de 16 ans, puis comme instituteur dans des classes où leur éducation posait des problèmes ardus. Aussi il n’aura de cesse de créer un institut (bien que déjà d’autres structures existent en France, notamment la rue Saint-Jacques pour les sourds, et l’école Braille pour les aveugles). Ardent promoteur de la solution de l’internat, il y voit non seulement un intérêt éducatif, considérant le rôle souvent nocif des familles défavorisées chez lesquelles les handicaps sont les plus fréquents. G. Baguer cherche à faire parler les « sourds-muets », à les scolarisera les éduquer moralement, socialement, et à faire d’eux « de bons ouvriers ». Ce fut un artisan convaincu de l’intégration des sourds et de leur insertion professionnelle. Avec ses collaborateurs, il crée « la méthode d’Asnières ». Avec une énergie infatigable, il monte son institut, ouvert aussi aux arriérés, aveugles et polyhandicapés (même aux bègues et aphasiques !). Il le dirige avec chaleur et compétence, et agit en même temps sur le plan juridique pour donner une assise à son action. Mais il restera un « simple instituteur », n’ayant jamais eu la vraie reconnaissance officielle qu’il aurait méritée. Ses méthodes furent contestées. Bien évidemment, G. Baguer se situe dans son époque, et on ne peut lui reprocher ce qui paraît maintenant contestable, voire révoltant ! Par exemple, la coexistence, dans un même établissement, de sourds et d’arriérés : la différenciation n’était pas, à l’époque, si évidente, les techniques audiométriques en étaient à leurs balbutiements, les tests psychologiques n’existaient pas, les structures adéquates étaient rares… Peut-on lui reprocher d’avoir été un ardent défenseur de l’oralisme ? (« la méthode orale sera pure ou ne sera pas »… écrit-il). Il y voit des justifications inattendues, bien dans les courants de pensée de l’époque. Une simple citation sera éclairante : « la méthode orale oblige les sourds-muets à se servir de leurs poumons ; la plupart des sourds-muets sont en effet des dégénérés, fils d’alcooliques, de tuberculeux et de syphilitiques »…N’oublions pas non plus que depuis le Congrès de Milan en 1880, le langage gestuel avait été interdit, et qu’il a fallu, en France, attendre 1991, pour que cela change !

18Actuellement l’Institut d’Asnières continue son œuvre dans un esprit ouvert à la modernité. Aussi bien la filière oraliste que la filière bilingue existent. On utilise le LPC (Langage parlé complété), la LSF (Langue des signes française). L’objectif est de s’adapter au désir et aux choix des familles, ainsi qu’aux possibilités de chaque enfant. Actuellement, l’établissement bénéficie d’éducation précoce, et d’une section pour déficients auditifs avec handicaps associés. Si ce livre est essentiellement consacré à la vie et à l’œuvre de Gustave Baguer, au fonctionnement de son institut, un important corpus de notes officielles et de lettres adressées par G. Baguer à diverses autorités et hommes politiques de l’époque est présenté à la fin de l’ouvrage, apportant une documentation précise et personnalisée. Un ouvrage donc bien documenté et argumenté, un ouvrage historique qui replace les problèmes de l’éducation spécialisée dans le contexte de l’époque, centré autour d’une personnalité attachante et militante que l’on est heureux de découvrir avec ses passions et ses faiblesses, tel est ce livre dont nous recommandons la lecture à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la surdité et du handicap.

19Dr Geneviève Dubois
Phoniatre, ancienne responsable de l’École d’orthophonie de Bordeaux

Dictionnaire critique du féminisme. Sous la coordination de Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré et Danièle Senotier, Presses universitaires de France, collection « Politique d’aujourd’hui », 2000, 299 pages, 139 francs

20« Le caractère que doit avoir un bon dictionnaire est de changer la façon commune de penser » : cette citation de Diderot, reprise par les auteures de ce dictionnaire, pose d’emblée l’ambition de l’ouvrage. Il s’agit d’un dictionnaire critique parce qu’il propose une autre vision de la société et d’un dictionnaire féministe, parce qu’il traite des conséquences de la domination entre les sexes. Toutefois, le propos n’est pas de dresser une liste des inégalités entre les femmes et les hommes mais de donner à comprendre de quelle manière la société a utilisé la « différence entre les sexes » pour instituer une hiérarchie des activités.

21Ce dictionnaire critique du féminisme a été conçu par l’équipe du GEDISST (Groupe d’études sur la division sexuelle et sociale du travail), futur GERS (Genre et rapports sociaux de sexe). Cette équipe est composée de chercheurs (es) du CNRS et de l’université de Paris 8. L’équipe de rédaction, marquée par la diversité des disciplines (sociologie, histoire, sciences politiques, philosophie, ethnologie, science des religions), montre ainsi la nécessité de lier les méthodologies et les concepts dans l’étude des rapports sociaux de sexe. On peut néanmoins regretter la présence d’un seul économiste et l’absence de juriste face à la grande majorité des sociologues ; il est vrai que les études féministes ont trouvé une certaine place au sein de la sociologie (même si cette place est encore peu reconnue) tandis qu’il leur est toujours difficile de s’assurer une légitimité dans d’autres disciplines universitaires.

22Destiné à être un ouvrage de référence pour les universitaires, ce dictionnaire tend à montrer la pertinence de l’utilisation d’une grille de lecture en terme de rapports sociaux de sexe notamment en déconstruisant certains concepts classiques des sciences sociales tels que citoyenneté, égalité, travail, sexualité, pouvoir… Deux autres types de concepts sont également l’objet d’une analyse critique, à savoir ceux propres au féminisme (patriarcat, genre, division sexuelle du travail…) et ceux qui évoquent les luttes féministes (avortement, travail domestique, parité…). C’est ainsi que l’ouvrage s’ouvre symboliquement sur l’avortement qui reste dans la mémoire collective comme la lutte féministe la plus significative. Néanmoins, c’est indéniablement la sphère économique qui est l’objet du plus grand nombre d’articles. Ceci peut s’expliquer par la présence importante de sociologues du travail au GEDISST mais également parce qu’historiquement, idéologiquement et stratégiquement le travail est la condition première de l’émancipation féminine pour les féministes. Toutefois, il peut paraître quelque peu superflu d’avoir décliné sur trois articles « métier, profession, job » alors que l’analyse du terme « plafond de verre » est absente du dictionnaire. De plus, l’ouvrage ne consacre pas, et on peut le regretter, un article complet au féminisme comme mouvement social et politique. Cependant, l’histoire du féminisme français est présente dans deux articles, celui de la philosophe Françoise Collin sur la différence des sexes et celui de la sociologue Dominique Fougeyrollas sur les mouvements féministes.

23Le dictionnaire a été rédigé par le courant dominant du féminisme français dit universaliste ou égalitaire, issu de la pensée de Simone de Beauvoir, et porté par des sociologues. L’autre courant plus minoritaire, qualifié de différencialiste car il revendique une identité féminine à travers l’expérience de la maternité, est représenté essentiellement par des psychanalystes. On peut, dès lors, reprocher à ce dictionnaire de ne présenter les analyses que d’un seul courant du féminisme. Néanmoins, l’ouvrage présente la qualité de se placer dans la perspective d’une présentation des interrogations du féminisme qui ne cessent de se renouveler depuis les années soixante-dix. Ainsi, la notion de genre qui désigne les rapports de sexe tels qu’ils sont construits par la culture et par l’histoire est interrogée. En France, la recherche féministe a toujours utilisé l’expression « rapports sociaux de sexe », c’est pourquoi selon l’ethnologue Nicole-Claude Mathieu le risque est que trop souvent genre soit utilisé comme synonyme de sexe n’exprimant dès lors plus l’oppression historique subie par les femmes. On mesure ainsi la difficulté de traduire certains termes comme gender qui nous viennent des recherches féministes anglo-saxonnes. De son côté la recherche féministe française crée également de nouveaux concepts comme celui de « muliérité » par la sociologue Pascale Molinien Ce terme se réfère, comme celui de « virilité » « aux conduites sexuées requises par la division sociale et sexuelle du travail » et non à une identité sexuelle (masculin/féminin).

24Outre des termes, ce sont des problématiques émergentes sur la scène internationale qui trouvent une place significative dans le dictionnaire. Parmi celles-ci, le sujet « femmes et sciences », objet d’un véritable enjeu et de plusieurs articles dont une analyse intéressante d’Evelyn Fox Keller sur les métaphores sexuées dans le discours scientifique, à savoir le rôle du langage, de la culture et de l’idéologie dans la construction de la science. « Genre et développement » exprime également une autre préoccupation internationale, celle des femmes comme actrices du processus de développement.

25Cherchant une certaine forme d’exhaustivité, le dictionnaire développe ce qui rassemble mais également ce qui divise les féministes. Ainsi, la notion de « violence symbolique » pour expliquer la soumission des femmes à l’ordre établi et leur consentement à la domination utilisée par Pierre Bourdieu dans La domination masculine est critiquée ; cette notion se heurte notamment aux thèses développées depuis plusieurs années par Nicole-Claude Mathieu. Autre sujet de polémique depuis les années quatre-vingt, la prostitution, seul terme significativement à être appréhendé par deux points de vue féministes : reconnaître la prostitution comme une violence à rencontre des femmes ou comme un métier dont il s’agit alors de changer les conditions d’exercice.

26Malgré une certaine inégalité dans la qualité les articles, il s’agit assurément d’un ouvrage de référence, en particulier pour la richesse des références bibliographiques françaises et anglo-saxonnes. Publié aux PUF et non par une obscure édition comme c’est souvent le cas pour les études féministes, ce dictionnaire participe ainsi à une certaine reconnaissance institutionnelle des études féministes qui fait encore largement défaut en France. C’est également un ouvrage qui se veut politique car le féminisme est avant tout un combat qui peut être défini, selon l’historienne Michèle Riot-Sarcey, comme « le combat en faveur de l’égalité et le moyen pour les femmes d’accéder au pouvoir de la parole comme au pouvoir de l’action ».

27Sandrine Dauphin
Chargée de mission Études-Recherche au service des Droits des femmes et de l’Égalité

Notes

  • [1]
    Delaisi de Perceval G., Lallemand S., 1980. Paris, Odile Jacob.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.011.0239
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