1Le 28 août 1998 au matin, le préfet de Loire-Atlantique convoquait pour une ultime délibération les membres qui avaient siégé huit mois durant au sein de la mission d’urgence sociale (MUS [2]). La dissolution de celle-ci, survenue à des dates variables selon les départements, signait la clôture du Fonds d’urgence sociale (FUS). En conséquence, toute demande d’aide parvenue après cette date devenait irrecevable. Les agents affectés, en préfecture, au secrétariat de la MUS allaient alors spontanément désigner comme « retardataire » tout pétitionnaire s’étant manifesté au lendemain de cette date fatidique. Il n’y aurait là rien de bien troublant si la catégorie même de retardataire ne conspirait pas d’une certaine façon à dédouaner une administration ayant ouvert dans la hâte et arrêté sans crier gare une opération au calendrier fixé de façon discrétionnaire et, de surcroît, assez aléatoire. Tout se passe en effet comme si, en retard, trop en retard, le demandeur négligent s’était condamné lui-même à supporter seul le poids de sa disgrâce. Une telle stigmatisation découlant de la seule logique institutionnelle nous semble emblématique d’un bon nombre de faux-semblants entourant ce Fonds. Des faux-semblants qui prennent leur origine moins dans les profils et les attitudes des populations concernées par la mesure en tant que telle, que dans la nature et la mise en œuvre de celle-ci [3]. Parmi ces faux-semblants, citons en premier lieu celui qui procède de la vocation affichée d’un secours appelé à répondre à des situations dites d’urgence sociale alors même qu’il fut décidé dans un souci proprement politique de paix sociale, à l’issue de tensions nées de la mobilisation conjointe d’associations de précaires revendiquant tout à la fois et, entre autres, une prime de Noël et une augmentation des minima sociaux.
2Les mots de la politique, sociale ou non, ne sont jamais innocents ; aussi importe-t-il de nommer les enjeux que peut recouvrir tel ou tel enrobage conceptuel. En l’occurrence, la notion d’urgence [4] utilisée pour labelliser, à grand renfort médiatique, un tel fonds n’est sûrement pas étrangère à la dénégation des revendications portées par le mouvement des chômeurs et à l’éludation partielle de la fonction originelle d’un dispositif appelé à vider la rue de ses protestataires. Censée désigner une aide susceptible de soulager en priorité des populations confrontées à « une situation de détresse grave qui, malgré l’appui des dispositifs existants, sont exposées à des risques sérieux pour le maintien de leurs conditions d’existence » (circulaire ministérielle du 12 janvier 1998), cette notion nous apparaît plus judicieusement convenir à qualifier l’opération elle-même, sa genèse et sa mise en œuvre que la dite situation de ses destinataires potentiels. En effet, rien ne paraît plus éloigné des conditions sociales révélées par la très grande majorité des demandes que le fait d’être subites et tributaires d’une mauvaise mais passagère conjoncture. Si la boutade était permise, on pourrait en jouant du paradoxe se demander si le risque sérieux auquel une bonne part de ces demandeurs sont exposés ne résulte pas précisément du maintien de leurs conditions sociales d’existence.
3La sociographie des populations ayant sollicité une aide permit de découvrir des profils qui, loin de renvoyer à une situation de pénurie transitoire, sont marqués par une carence chronique de ressources et, pour beaucoup d’entre eux, par des chances plus qu’aléatoires d’entrevoir, dans un avenir proche, une sortie du tunnel. Constat que ne manquent pas de confirmer, en l’accusant même, les demandes formulées par les dits retardataires auxquels cet article est plus particulièrement consacré.
C’est un corpus, constitué d’une cinquantaine de demandes arrivées en préfecture, adressées par écrit durant les deux mois suivant la date de clôture du FUS, qui a retenu notre attention. En premier lieu, grâce à une sociographie sommaire de ces demandeurs réputés en retard, comparés à ceux s’étant exprimés à l’heure, nous poserons la question de l’(in) adéquation du dispositif aux enjeux que réclame la lutte contre une précarité, moins accidentelle que chronique. Puis, en s’appuyant sur les courriers de ces demandeurs en retard, nous tenterons de dégager les postures adoptées pour l’occasion par les prétendants à cette allocation en suggérant qu’elles sont autant, sinon plus, redevables d’une stratégie requise par le dispositif qu’aux seules trajectoires des intéressés.
À l’heure ou en retard : des pauvres mais quels pauvres ?
4La chemise contenant les 51 demandes conservées au secrétariat de la Mission d’urgence sociale au lendemain de sa dissolution ne rassemble que celles parvenues par voie postale, en septembre et en octobre 1998, à la préfecture du département.
5Elles y furent adressées directement par l’intéressé (e) ou bien encore réexpédiées par des centres sociaux ayant servi, comme d’autres institutions [5], de guichet de distribution et, éventuellement de recueil, des formulaires de demande au cours des huit mois d’existence de l’opération. Cette collection de courriers résulte donc, partiellement, d’un processus de filtrage. Elle ne contient pas toutes ces autres demandes écrites qui moisissent, parce que déclarées vaines, dans les guichets qui en ont stoppé l’acheminement vers la MUS. En outre, elle ne rend pas compte de toutes les velléités non concrétisées, émises par tous ceux que des travailleurs sociaux bien informés des délais auront dissuadés. L’existence de toutes ces requêtes, abouties ou tuées dans l’œuf, doit être soulignée pour couper court à certaines interprétations excipant le faible nombre de retardataires déclarés pour juger favorablement la mesure. L’effectif faible de courriers tardifs ne fournit en aucun cas un indice d’épuisement de la demande potentielle pouvant laisser penser, à tort, que le FUS a effectivement atteint ses objectifs en palliant le dénuement momentané du plus grand nombre. Le constat d’un tassement progressif, entre les mois de janvier et d’août, de la demande à l’heure nous avait déjà étonnés, alors même que le fonds disponible dans le département n’était pas épuisé. Or, loin d’être imputable à une atténuation de la détresse matérielle, cet amenuisement du nombre de demandeurs découlait plus sûrement de facteurs tenant peu, en définitive, aux besoins réels des populations concernées. Ces facteurs sont de plusieurs ordres (médiatisation, mobilisation des acteurs locaux du secteur social [6], posture des populations potentiellement éligibles à l’égard de l’assistance [7], etc.) irréductibles à la seule situation objectivement appréhendable en termes de niveau de ressources et de déficit de pouvoir d’achat des catégories sociales virtuellement concernées par le FUS. Qu’un certain nombre de retardataires, comme nous allons le voir, aient pu louper l’occasion de recevoir des secours devrait, eu égard à l’état de leurs moyens, largement suffire à s’en convaincre.
Des urbains déjà connus du FUS

6Plus d’un demandeur sur trois (19/51) tentait sa chance pour la première fois ; ceux-là incarnent assez bien ces populations qui ne cessent de poser question aux administrateurs de l’aide sociale à cause, soit d’une réticence à faire appel aux aides, vaincue ici à la dernière heure, soit d’une ignorance, comblée trop tard, du droit d’accès. Après examen de ces primo-demandes tardives, effectué à l’aune de celles parvenues à l’heure, on observe que la plupart ne s’en distinguent en rien, laissant ainsi pressentir qu’un dépôt réalisé dans les délais imposés avait, pour beaucoup, de fortes chances de se solder par une attribution [8]. C’est notamment le cas de cette femme, 37 ans, divorcée avec quatre enfants qui, déclarant des dettes, entre autres, de logement et d’énergie, énonce en guise de motif à sa démarche : « après une longue période de RMI [9], je viens de trouver un travail mais mes anciennes difficultés financières sont très difficiles à résorber » (formulaire transmis le 28 août 1998 par l’UDAF [10]) ou encore celui de cette autre femme, 41 ans, chômeuse depuis 1991, vivant maritalement avec son ami chômeur et élevant, avec un RMI de 4 371 F, deux enfants. Déclarant quelques factures en retard, elle précise n’avoir jamais bénéficié d’aucune aide (courrier adressé le 29 septembre 1998). Eu égard à la politique générale, de plus évolutive, déployée par la MUS en matière de sélection des bénéficiaires et de fixation des montants du secours, il y a fort à parier que ces deux pétitionnaires, comme de nombreux autres, auraient obtenu satisfaction.
7La nature et le montant de leurs ressources, de leurs charges, accessoirement de leurs dettes, leur statut déclaré (chômeur, bénéficiaires de l’ASS (allocation de solidarité spécifique) érémiste, allocataire de la Caisse d’allocations familiales (CAF) : allocation aux adultes handicapés (AAH), allocation de parent isolé (API.)) ne permettent guère de différencier, a priori, ces primo-demandeurs de leurs homologues qui réitèrent leur demande. Certains résidents en zone rurale peuvent toutefois correspondre au profil que nous avions soupçonné dans notre étude après avoir établi la corrélation entre demande tardive et éloignement des grands pôles urbains (corollairement, on avait noté que le fait de résider en ville avait augmenté les chances d’être un « pionnier » du FUS, autrement dit pétitionnaire dès janvier). Loin des bruits de la ville et de la résonance des manifs, moins exposé aux ondes du « bouche à oreille », le pauvre, en zone rurale, se trouve plus enclin que celui de la ville à s’en remettre au travailleur social et à agir sur incitation de ce dernier plutôt qu’à entamer une démarche de sa propre initiative ou suite à l’encouragement d’un proche, d’un voisin ou d’un parent. Quoi qu’il en soit, qu’en est-il des retardataires urbains, candidats au FUS pour la première fois en septembre ou en octobre de cette année 1998 ? Les courriers, malheureusement, ne livrent que rarement l’information susceptible de rendre compte avec certitude du mode d’émergence de la demande. On peut néanmoins avancer que leur retard, pour eux aussi, s’explique assurément moins par des raisons de choix rationnel (le refus d’y prétendre, l’auto-illégitimation, la suffisance des ressources) que par des motifs, structurels, de non recours à l’heure (l’ignorance, en temps voulu, de l’existence du Fonds est la raison première dérivant, elle-même, de raisons socioculturelles plus profondes mais inaccessibles ici).
8Restent les demandeurs redoublants : ils sont près de deux sur trois (32/51) à réitérer une démarche effectuée déjà à une (21/32) voire à deux reprises (11/32), les uns avec succès (28/32) les autres ayant été victimes d’un rejet simple ou d’une réorientation (4/32). Une des critiques récurrentes émises par les travailleurs sociaux était, rappelons-le, que l’aide concédée au titre du FUS ne pouvait servir à résorber les maux concomitants à un état de pénurie profonde. En revenant à la charge après avoir inspiré une première « bulle d’oxygène » [11] (les acteurs du champ social caricaturaient ainsi l’aide accordée, ce qui était une façon de « faire contre mauvaise fortune bon cœur »), ces pétitionnaires en mal de « rabiot » [12] fournissent la démonstration du hiatus existant entre les sommes dérisoires reçues (1 150 F en moyenne, en Loire-Atlantique) et l’ampleur des besoins. « Notre situation étant sans amélioration… » : cette apostille qui revient fréquemment sous la plume des bénéficiaires renouvelant leur demande laisse d’ailleurs bien sous-entendre l’insignifiance des secours accordés, comme l’illustrent les trois exemples qui suivent [13].
« … Au mois d’août j’ai fait une demende de fond sociale et je n’ai pas été accorder. On ne touche que 2 080 de RMI et 2 200 de la Assedic et on est 3 à la maison et tous les mois je dois payer EDF-eau-téléphone-gaz – la carte de bus à ma fille pour aller au lyce, maitenant il faudra acheté du fioul pour l’Hiver et les assurance vont bientôt arriver.
Veuillez agréer Mes sincère solisitation distinguée. »
« … je voudrais réussir à me mettrre à jour dans mon eau pour repartir à zéro vue que maintenant on a des factures tous les deux mois; j’ai déjà fait une demande d’aide financière au titre du Fonds d’urgence sociale début janvier 1998. J’ai reçu 2 000 F Ma situation ne s’étant pas amélioré, je me permets de solliciter à nouveau une autre demande au même titre afin de me mettre à jour de mes factures.
Vous trouverez ci-joint les justificatifs de ma situation. »
« Monsieur le Préfets
Je me permets d’attirer votre attention sur ma situation. Je vis seulle avec mes trois enfants à charge et j’éprouve des difficultées financières pour faire face à mes fins de mois, et a toute mes charge, et subvenir aux besoins de mes enfants, Comptant sur votre compréhension et espérant que vous saurez faire diligence, recevez monsieur le préfet mes salutations. »
Le FUS : une aide sociale de plus…
10En Loire-Atlantique, la moitié de l’ensemble des demandes avait été déposée au cours de la première quinzaine de janvier à un moment où l’intensité médiatique soutenant le mouvement des chômeurs et l’ouverture du dispositif était à son maximum. Lors de cette période inaugurale, l’accès à la demande fut moins tributaire qu’ultérieurement d’une incitation orchestrée par les travailleurs sociaux. L’affaiblissement de l’action publicitaire de la part des pouvoirs publics et l’extinction du mouvement des chômeurs se cumuleront pour réduire les chances d’accès au FUS et les réserver surtout aux demandeurs entretenant des liens avec un service social. Aussi n’est-il pas surprenant de constater, au fur et à mesure que passaient les semaines, une reconfiguration des profils autour de celui, dominant, des bénéficiaires « traditionnels » [14] des services d’action sociale. Ce lien entre le moment d’émergence de la demande et les profils des demandeurs se trouve très logiquement confirmé par la population des « postulants retardataires de septembre » [15]. Alors que l’origine de leur initiative, personnelle ou induite par un travailleur social, demeure souvent indécelable, leur statut ressortissant à une catégorie de l’assistance sociale est clairement établi.
11En affichant une suprématie féminine (36 femmes contre 15 hommes) les tardifs s’écartent du profil des pionniers de la première heure chez qui les hommes se réservaient la plus grande place. Précisée par l’intéressé (e) ou déduite par nous à partir d’éventuelles allusions contenues dans les courriers, la situation familiale ne laisse pas de nous ramener à l’idéal type de l’assisté social traditionnel :

12À côté d’une fraction formée d’isolés sans enfants (1/5) ou de jeunes concubins parents ou en passe de le devenir, les jeunes mères célibataires et les mères divorcées sont majoritaires. Sans être le lot commun, les trajectoires familiales chaotiques que nous laissent soupçonner les évocations d’enfants placés, de déménagements forcés par l’éclatement ou bien la (re) composition récente du couple, ne sont pas rares. Celles-ci revêtent, en outre, une signification sociologique particulière quand on sait qu’elles cumulent leurs effets à la désaffiliation socioprofessionnelle qui, souvent, s’y trouve associée. L’existence de trajectoires dissemblables n’empêche pas d’observer la prédominance d’allocataires de la CAF, bénéficiaires de minima sociaux ou du RMI. Cette population accuse donc bien jusqu’à la caricature les traits dessinés par celle s’étant exprimée à l’heure, au cours des huit mois de fonctionnement du FUS.
Nature des ressources et sexe des demandeurs

Nature des ressources et sexe des demandeurs
13Si l’on fait exception, chez les auteurs de demande déclarant un emploi, d’une titulaire d’un CES et d’un stagiaire AFPA [16], il n’en reste que deux qui signalent des ressources sous une forme salariale. Les actifs intermittents ou récemment employés s’affrontant à des arriérés difficiles à éponger et qui composaient une petite minorité durant les premiers mois du FUS ont quasiment disparu. Au même titre que ces travailleurs peinant à se satisfaire de leurs bas salaires (emplois à temps partiel, notamment). Moins connus, sinon de façon discontinue, voire méconnus des services sociaux, ils se sont effacés, à de rares exceptions près, des rangs de ceux qui osent leur chance dans ce courant des mois de septembre et d’octobre et qui s’avèrent majoritairement recensés dans les fichiers d’institutions pourvoyeuses exclusives de leurs ressources. Sur les quatorze chômeurs recevant une allocation, trois, faiblement indemnisés, se trouvent à la lisière de l’aide sociale, neuf perçoivent déjà l’allocation spécifique de solidarité. Sur les onze demandeurs reconnaissant vivre en couple, trois seulement déclarent que leur conjoint ou concubin travaille et perçoit des revenus salariaux. L’homogamie sociale se traduit par le fait que huit couples sur les onze existant se composent de deux personnes privées d’emploi et… de ressources lorsque l’une (ou les deux) ne reçoit ni RMI ni minima sociaux.
14Notre enquête réalisée en Loire-Atlantique avait établi que le FUS, destiné originellement à tous les accidentés de la crise, s’était vu massivement sollicité par des personnes présentes dans les filières du traitement social. La sociographie sommaire des retardataires enfonce donc le clou et atteste, en outre, l’inscription de cette aide dans les mémoires. Au point de susciter, quelquefois, une réclamation de la part du bénéficiaire surpris de ne point percevoir le secours auquel il avait fini par s’habituer :
« Monsieur le Préfet,
aujourd’hui je vous écrie pour vous dire que je ?’ai pas reçue de montant 800 F depuis le mois de juin et on n’est le mois d’octobre. Monsieur le Préfet, j’espère en tant votre réponse et à bientôt. J’ai écri à la assistice et elle a tant que je cherche du travail mais on me refuse toujours, c’est pour sa que je vous domme. »
16Ce cas, qui doit être considéré comme limite au sens où il traduit une incompréhension (feinte ?) de la nature de la prestation reçue et réclamée, reste unique en son genre. Il n’en est pas moins significatif de la conception du FUS partagée par la plupart des postulants au renouvellement, à savoir un secours offert, sans condition particulière d’obtention sinon celle de se débattre dans des difficultés non ou mal surmontables.
« Monsieur, Madame, je me permets de vous écrire afin de refaire une demande de fonds social pour Noël, je sais que je mis prends à l’avance. Mais j’ai en tant du dire qu’à partir du mois d’octobre, il n’aurait plus de Fonds social. Alors comme à Noël je serais toute seule avec mon fils et comme je touche que 3 524 F je ne pourrais pas lui offrir un vrai Noël, c’est à dire un sapin, des jouets, un bon repas. En plus mon fils, il aura 21 mois, et je voudrais qu’il s’en souvient de son premier Noël même si il ?’aura pas son père, il sera comme les autres familles, il aura son sapin, des jouets, et un bon repas qu’on fera tous les deux
…Je vous prie d’agréer monsieur madame à mes sincères salutations distinguées.
PS : j’attends une réponse de votre part. »
18Qu’il s’agisse d’un fonds dont on finit par croire les versements automatiques ou dont on anticipe l’extinction, le FUS est toujours perçu comme une manne à laquelle on est en droit de prétendre dès lors qu’on éprouve des difficultés. C’est cette perception-là qui rend compte de la place prise par ce dispositif, dans les mémoires de ceux qui s’y sont une nouvelle fois essayés comme, d’ailleurs, dans celles des travailleurs sociaux qui, le cas échéant, les y auront invités, les premiers comme les seconds se tenant à l’affût de tout secours disponible, comme le vérifient les deux exemples suivants :
… « ayant des difficultés financières suite à un déménagement, je vous serais reconnaissant de bien vouloir m’attribuer cette aide qui me serait bénéfique. Cette aide étant destinés aux personnes en difficultés, ce qui est mon cas. »
« Monsieur le Préfet
Je suis sans domicile fixe depuis le 5 septembre dernier suite à ma séparation d’avec le père de notre enfant, M. X, et je me permets de sollicita votre intervention car je rencontre de lourdes difficultés financiaires qui ne me permettent pas actuellement de subvenir aux besoins de ma fille et des miens. M. Y, travailleur social au centre communal d’action social qui, après étude de notre situation m’a informé sur la possibilité d’obtenir à caractère exceptionnel une aide à la famille se traduisant par une aide financiaire, ce qui me permettrait de régler les factures d’EDF et d’eau dont je suis redevable. Après avoir demandé l’allocation mère isolée, qui m’a été refusée (CES : 2 800 F +AJE : 970 F) je me permets de me tourner vers vous dans l’espoir d’une aide à caractère d’urgence. Je reste à votre entière disposition pour tous renseignements complémentaires et vous prie d’agréer, Monsieur le Préfet, mes sincères salutations.
21Souvent critiques à l’égard du FUS, les travailleurs sociaux s’en étaient faits les contempteurs quelquefois acerbes, tout en ne se privant d’ailleurs pas d’y recourir. Par pragmatisme (tout est bon à prendre) et opportunisme (rien ne se perd) mêlés. Ce sont vraisemblablement ces mêmes résolutions qui animeront ceux qui, mal avisés de la fermeture du Fonds, continueront à orienter vers le FUS « leurs » populations en détresse.
Écrire sa détresse, crier au secours
Prendre la plume
22Le postulant à une aide au titre du FUS devait, rappelons-le, se signaler par une déclaration de situation (état civil, ressources, charges, « motif succinct de la demande ») effectuée par le truchement d’un formulaire standard, établi par la DDASS [17].
23Mais à partir du mois de septembre, la difficulté de se procurer ces fameux formulaires représente un obstacle que certains demandeurs contourneront en adressant sur papier « libre » leur requête.

24Alors que le formulaire supporte un minimum d’implication et tolère même une justification laconique (en sus des questions attenantes à l’identité, aux ressources et aux charges, il offrait une simple case où loger deux ou trois lignes maximum d’explication) le courrier (le format A2 sera communément choisi) expose beaucoup plus son auteur aux jugements de forme ou/et de contenu. La page blanche condamne à une expression libre, improvisée, relativement détaillée. S’il était légitime de ne préciser, dans le cas du formulaire, qu’en quelques mots lapidaires « le motif succinct » de la demande, comme on y invitait à le faire, il en va autrement de la lettre qui admet difficilement l’annotation (trop) concise. Le pétitionnaire doit, comme on « meuble le silence », « habiter » sa page blanche. Il lui faut s’épancher un minimum, donner de (la présentation de) soi. Marquer sa déférence [18] pour susciter une lecture attentionnée. Tout se passe comme si parler de soi, se livrer en exposant ses difficultés à vivre offrait, indépendamment de ce qui est énoncé, la meilleure garantie du mérite. C’est sans doute ce qu’ont compris ces retardataires qui, au formulaire récupéré on ne sait où et comment, joignent une lettre explicative : en agissant de la sorte, ils affichent leur croyance dans l’augmentation de leurs chances. Car si les renseignements relatifs au niveau des ressources et au montant des dettes s’avèrent quasiment incontournables, ceux-ci semblent souffrir comme d’un excès d’objectivation et réclament d’être agrémentés de ces petites notes de vécu qui donnent chair à la pauvreté [19].
Et pourtant, écrire n’est pas chose aisée. Ce qui relève d’une seconde nature dans l’administration demeure pour les classes populaires une pratique coûteuse à maints égards. Elle exige une compétence mais également une posture, l’une comme l’autre n’allant pas de soi, a fortiori quand il s’agit de solliciter les institutions [20]. Bon nombre de lettres considérées ici trahissent fortement ce qu’une telle démarche a pu signifier d’efforts et de résistance aux penchants. Que cette tâche incombe plus fréquemment aux femmes, épouses ou concubines, qu’aux hommes « (qui désertent) très largement le territoire des écritures domestiques [21] » et officielles, n’est d’ailleurs pas un hasard [22]. Fruits du travail d’inculcation scolaire et d’un usage répété au cours d’expériences quotidiennes, les techniques codifiées de l’écriture apparaissent, pour la plupart des cas qui nous intéressent ici, faiblement appropriées. La nature du support (papier à lettre ou feuille déchirée du cahier d’écolier, par exemple), le respect de l’orthographe, la maîtrise du geste graphique, des codes bureaucratiques épistolaires (précision ou non de la date, de l’objet du courrier, justesse de l’adresse postale et de l’intitulé du service, formules de politesse, etc.), le style et le contenu rédactionnels et bien d’autres micro-indices sont autant de critères mobilisables pour évaluer le rapport distendu aux normes [23]. On pourrait décliner quelques types se différenciant selon qu’ils laissent deviner telles ou telles défaillances ou dispositions particulières, cumulées ou non. On a ainsi noté que les plus dépossédés des codes graphiques et langagiers se remarquaient aussi par leur inclination à personnaliser de façon insistante l’instance dispensatrice. Tout se passe comme s’ils s’adressaient à un homme qu’il convient d’apitoyer plutôt qu’au représentant d’une institution. La propension à jargonner avec les mots du langage bureaucratique mal assimilé (« je solicite une subvention… ») [24], à se défaire de ses originaux d’attestations (les photocopies accompagnent ces rares courriers concoctés à coup sûr en présence d’un travailleur social), à négliger tout usage codifié de civilité (entête, formule de politesse), à se contenter de renseignements sibyllins, à se confondre en remerciements et en implorations, pourrait servir à établir une typologie de ces demandes en fonction du degré d’appropriation manifeste des codes et des manières institutionnels. Une telle typologie, fondée sur l’inégale possession de ressources scripturaires, aiderait sans doute à percevoir des différences, elle ne saurait toutefois faire oublier ce que, massivement, la rédaction de ces demandes dut représenter d’application et d’autocontrainte.
Énoncer le manque à vivre
25À la lecture de ce qu’il convient de nommer des suppliques, s’impose comme une évidence la pénurie de ressources. Une pénurie difficilement imputable à l’imprévoyance des intéressés, la maigreur du budget obérant dans la majorité des cas ces conduites de consommation irraisonnées quelquefois prêtées aux pauvres (une demandeuse, excipant une facture Telecom, s’excusera de posséder un portable en raison de sa situation provisoire de SDF). Comment « blâmer la victime » qui ne liquide pas ses dettes d’énergie, ses dettes fiscales, ses dettes de loyer lorsque les revenus laissent tout juste de quoi acquérir les biens de première nécessité ?
26Même en version courte, ces courriers en disent long sur les difficultés rencontrées. Les montants donnés en chiffres qui parsèment les lettres parlent d’eux-mêmes. Ce qui gouverne la demande se donne bien comme ce qui gouverne l’existence tout entière : l’insuffisance criante de ressources. Récurrentes sont ces allusions aux mêmes déconvenues, qui finissent par faire office de « porte misère », autrement dit d’attributs de position qui confortent l’idée de soi que l’on cherche à livrer : l’épreuve de privations particulières, on y reviendra, le dilemme que pose l’alternative entre des impératifs concurrents (payer le loyer/acheter la nourriture, « le manger » /payer l’EDF, etc.), la figure de l’huissier : « Je ne peux faire face à tout, je consacre mon revenu à payer mon loyer » note un érémiste résumant bien, en ces quelques mots condensés, les sempiternelles négociations qu’impose un budget étriqué. À quelques exceptions près, ces attributs unifient ces plaintes. Une communauté de destin se fait jour qui estompe les individualités qui nous demeurent largement méconnues. La lisibilité (sociologique) de ces paroles de pauvres se troublerait d’ailleurs vite si l’on avait l’intention de déduire de ces bribes d’identité (saisie essentiellement par la catégorisation institutionnelle : RMI, ASS, etc.) une connaissance des modes d’existence. Leur fiabilité mise hors de cause, les renseignements livrés dans ces formulaires et dans ces lettres sont souvent par trop allusifs et incomplets au-delà de la nature et du montant des ressources. Il convient alors d’étudier ces courriers moins comme des fiches signalétiques que porteurs d’un discours, nécessairement construit par des personnes conscientes de s’adresser à une administration dispensatrice d’une aide facultative. Ces personnes sont agies par la contrainte d’alléguer leur impécuniosité en exposant quelques marques, parmi les plus tangibles et les moins tolérables aux yeux de la « société », de leur détresse sociale :
« Je ne peux régler mon amande de 2 600 F et j’ai aussi un huissier de justice avant saisie et il faut me nourire et m’habiller et j’ai aussi du fuel à rentrer pour l’hiver… »
Mais ces appels à l’aide financière empruntent aussi à différents registres de justification qu’il nous reste à appréhender.« Il me reste peu pour manger, ma machine à laver vient de rendre l’âme. »
Les registres de la justification
29La mise en exergue par les demandeurs d’un accès contrarié à la nourriture, au logement, au chauffage, et à quelques autres biens réputés de nécessité, procède de l’expression d’un droit à vivre. Dans une acception étroite et basique, ce droit revendiqué n’est pas sans nous évoquer ce que Philippe D’Iribarne a appelé la légitimité d’exister [25]. Compte tenu de la faiblesse et de la défaillance de leur légitimité sociale, les bénéficiaires de l’assistance au sens large, victimes de jugements et de procédures stigmatisant, ne posséderaient que cette légitimité-là à faire valoir pour prétendre à une part de la richesse nationale. Ou, comme l’avance plus prosaïquement, une jeune femme, mère d’un enfant de 8 mois « pour faire face à de nombreuses dépenses utiles à une bonne hygiène de vie ».
30Aucun des 51 écrits étudiés ne fait référence, ne serait-ce qu’une seule fois, au concept de justice, de citoyenneté, de dignité… En ne s’encombrant pas, dans leurs suppliques, de ces principes abstraits qui charpentent la rhétorique philosophico-politique, les demandeurs témoignent sans doute autant de leur inaptitude ou de leur illégitimité à s’en réclamer que de la soumission aux règles du jeu qui s’imposent à eux. Ce n’est pas sur ce registre-là qu’ils s’ingénient à s’attirer la commisération de « la société », en l’occurrence des pouvoirs publics [26]. Car loin de subvertir, voire même d’atténuer, les logiques d’assignation identitaire concourant à disqualifier tout bénéficiaire de l’aide sociale, le FUS réinstalle celui-ci dans la relation classique d’assistance, en annihilant toute chance de s’en émanciper [27]. La lecture misérabiliste à laquelle se prêtent les anecdotes judicieusement choisies par les auteurs de ces lettres pour apitoyer l’évaluateur de la demande n’est nullement étrangère à ces conditions de production. On n’en finirait pas d’évoquer ces microrécits qui nomment l’amputation des désirs (s’empêcher de visiter une mère malade en raison du coût d’un billet de train, s’interdire d’offrir quelques douceurs à ses enfants, etc.), évoquent les drames mettant en péril un équilibre fort précaire (un déménagement forcé par une rupture conjugale, la mobylette ou la voiture à réparer, le frigo à remplacer) ou déclinent les nécessités quotidiennes inassumables (le transport, les fournitures pour l’adolescent scolarisé).
D’autres profils, moins nombreux (21 sur 51), concernent ces cas où le demandeur se sent pleinement autorisé à invoquer les droits que lui confèrent, à ses yeux, le statut de travailleur, de malade ou encore de parent. La distribution des 21 demandes faisant allusion à un item distinct de la seule référence au manque à subvenir aux besoins les plus élémentaires est la suivante :

31La charge de famille, autrementnt dit la présence de jeunes enfants, ainsi que la maladie, recouvrent ces statuts sociaux spécifiques justiciables, comme l’a souligné Jean-Luc Outin, « d’un mode de traitement de la pauvreté qui désigne les ayants droit autrement que comme des pauvres nécessiteux en leur reconnaissant un droit au revenu même sans activité professionnelle » [28]. La légitimation, par notre système de protection sociale, de droits sociaux associés à la situation de jeune parent ou encore de handicapé, objectivée dans des minima sociaux, n’est bien évidemment pas sans lien avec leur mise en exergue par des demandeurs qui en auront intériorisé l’enjeu. Des droits sociaux clairement établis à une aide facultative comme le FUS, saisie confusément comme un dû, il n’y a qu’un pas qu’auront d’autant plus franchi les demandeurs qu’ils se savent, par ailleurs, fondés à percevoir, en raison de leur état, leur API ou bien encore leur AAH.
« … j’ai été décue de votre réponse car je reçois sans cesse des rappels pour mes factures et n’ai pas d’argent pour les régler. Toutes les aides que j’ai eus déjà auprès de chez vous mon servis à régler mes dettes loyers et le reste une partie vous pouvez vous renseigner ses pas de L· mauvaise volonter, simplement une aide en urgence, car si non EDF vont me clôturer mon elctricité, et ils vont me couper l’eau… car j’ai un petit bébé de 15 mois… » (souligné et écrit en grosses lettres)
33Mais la situation de parent n’a pas nécessairement à être associée à celle d’allocataire de parent isolé pour servir, de droit si l’on peut dire, à justifier une demande de secours. « J’ai mes deux enfants à charge et je ne veux pas qu’ils manquent de quoi que ce soit » écrit une jeune femme de 28 ans, divorcée (ressources : revenus professionnels : 2 600 F, CAF : 1 156 F, pensions alimentaires versées irrégulièrement : 700 F). Les soins que réclament l’accueil épisodique, le jeune âge, la scolarisation, etc. de l’enfant fondent l’ultime et unique argument étayant la demande :
« Monsieur le préfet
J’ai l’honneur de faire ce courrier afin de vous demandé une aide de votre part
Je vous expose ma situation actuelle
En effet, j’ai acceuilli mes deux enfants tout le mois d’août, par contre le problème qui s’est posé c’est que je n’avait pas les finances necessaire, j’ai donc demandé à ma banque un découvert provisoire de 1000 F ce mois ci M. le Préfet il me reste 1400 F (revenus mensuel : 2 400 F) avec ça s’est très dur pour payer facture et manger.
Vous savez M. le Préfet avoir ses enfants une fois dans l’année. Pour les vacances d’été c’est vraiment pas énorme.
c’est pour quoi je me permet, de vous cette demande exceptionnelle.
Veuillez agréer, Monsieur le Préfet, Mes salutations distinguées. »
35Vient ensuite la référence au travail. À l’inverse de la plupart des auteurs de courriers qui n’évoquent ni la perte ni le souci d’en (re) trouver, une petite minorité seulement fait une allusion à l’emploi, perdu, prévu, recherché ou encore au courage et à l’envie de travailler. Doit-on en inférer que le travail a cessé de relever des catégories du mérite ? Serait-ce un signe de « la déculpabilisation des exclus dans un contexte de chômage de masse » soulignée par D. Bouget et H. Noguès [29] ? Quoi qu’il en soit, et malgré la faible occurrence des item « travail » et « emploi » dans les motifs de demande, ce registre représente bien, avec celui de l’enfant à charge, le point d’amarrage d’une justification outrepassant la seule légitimité d’exister à laquelle nous faisions allusion précédemment.
« Monsieur le Préfet
le 13 août j’ai fait une demande d’aide près du service d’Action Sociale, le 20 août par retour du courrier la mission d’urgence sociale refusait de me venir en aide. Bien qu’étant au RMI je suis actuellement avec le concours de la société de gestion BG Ouest à mettre sur pied la création d’une boutique cela me cause des frais qui ont mis mon compte bancaire en rouge pour une fois qu’un chômeur mes en pratique le I de RMI la solidarité voudrais qu’on l’aide j’ai cette volonté Aussi je vous demande de revoir mon cas et de m’apporter une aide
Je vous remercie et vous salue respectueusement. »
37« Énoncer » le manque à vivre et non « dénoncer » le manque à vivre. La nuance est d’importance pour caractériser ce qui se joue dans la rédaction de tous ces courriers.
38On écrit pour s’attirer la bienveillance de l’administration, non pour se laisser aller à quelques disputes. Il faut se montrer sous son meilleur jour pour susciter la compassion. S’interdire le ton acrimonieux en sauvant les apparences et en dissimulant la mauvaise grâce avec laquelle on se plie au rituel de la justification d’une demande de secours…
39Toutefois, si la démarche se prête peu à la récrimination, elle ne l’exclut pas toujours. À condition, là encore, de respecter quelques formes. Cela se rencontre dans ces courriers qui contiennent des soupçons à peine voilés quant à l’iniquité de l’attribution des secours… L’aide devient un dû à l’aune de la situation jugée ni plus ni moins pénible de gens que l’on sait en avoir été bénéficiaires.
Le principe de justice (non explicité comme tel) au nom duquel se fonde la légitimité de la demande s’enracine alors dans l’expérience personnelle et se traduit, en l’occurrence, par un appel à prévenir l’injustice que représenterait un refus. La dénonciation du système est comme suspendue au traitement que l’on se verra réservé. Marquer sa suspicion à l’égard du mode d’attribution ne va jamais jusqu’à la défiance totale, au risque de compromettre sa propre démarche.« Monsieur le Préfet
Je vous réitère ma demande de FUS ayant des difficultés passagères et ne pouvant y faire face pour l’instant. Je suis tout à fait consciente que ce n’est qu’une aide ponctuelle mais ne pouvant plus faire une demande d’aide financière auprès des Assedic puisque les aides dont on pouvait prétendre ont été fusionnées avec le FUS. je ne pense donc m’adresser qu’à vous sachant que dans mon entourage il y a des personnes qui ont obtenu l’aide trois fois à deux mois d’intervalle je ne veux pas juger le fait qu’elles en avaient besoin ou pas mais étant moi même dans le besoin je vous en fait la redemande espérant que vous prendrez celle-ci en considération.
Dans l’attente de vous lire, veuille recevoir, Monsieur le Préfet, mes meilleurs salutations. »
Conclusion : face à la libéralité de l’État
40Bien que des mesures d’accompagnement existent pour en conjurer les risques de disqualification, le RMI connaît des limites bien connues qui voient certains des éligibles préférer éviter d’y avoir recours [30]. Toutefois, et en dépit de l’illusoire égalité des parties contractantes en semblable circonstance, le RMI reste un revenu, alloué en contrepartie d’un engagement. En tant que revenu de subsistance se substituant à un revenu du travail, il ne parvient pas sans réserve à restaurer la dignité de ceux qui en bénéficient. Mais la régularité de sa perception, permettant de ne pas ajouter à la faiblesse des ressources l’incertitude du lendemain, favorise, même si cela ne suffit pas, son appréhension en termes de droit. Aussi maigres soient-elles, les ressources prodiguées sous la forme des minima sociaux, du RMI, des allocations logement et des allocations familiales ont le mérite de s’inscrire dans la durée ce qui constitue, en raison de la garantie de leur versement, la condition nécessaire, même si elle s’avère rarement suffisante, à l’accommodement de la précarité. À défaut, se profilent ces trajectoires incarnées par les deux figures connues du mendiant et du délinquant [31]. En dépit de l’effet pervers virtuellement associé à la catégorisation stigmatisante produite par toute mesure assistancielle, leur régularité ne laisse pas d’induire qu’elles procèdent, malgré tout, d’une dette que la société a contractée envers tous ses ressortissants. L’inscription (au double sens du terme) des bénéficiaires dans un cadre juridiquement défini ne saurait être appréhendée exclusivement en termes de contrôle social et d’effets de trappe. Ne pas le percevoir reviendrait à fondre toutes les formes de (re) distribution dans un même sac et à perdre ce qui fait précisément la spécificité du FUS : une marque de largesse gouvernementale étroitement soumise à la conjoncture. La définition que nous offre R. Castel de la désaffiliation qu’il qualifie non nécessairement comme une absence complète de lien, mais comme « une absence d’inscription du sujet dans des structures qui portent un sens », devrait nous éclairer sur le déficit de sens revêtu par une allocation perçue au titre du FUS. On pourrait dire du bénéficiaire du FUS qu’il s’est invité à table parce qu’il a vu de la lumière… ce qui n’est ni le moyen le plus sûr de manger tous les jours ni la condition la plus satisfaisante d’appartenir de plein droit à l’assemblée.
41Avec le FUS, on atteint bien à la caricature de l’assistance, avec toutes les carences liées à la soumission aux aléas de la bonne volonté publique. Le FUS, en tant que don du ciel, accuse plus que tout autre mesure la dépendance totale à la bienveillance et à la commisération étatique en tirant l’aide vers la libéralité caritative plus que vers le droit. Ce n’est pas le caractère non contributif de cette allocation qui lui confère cette qualité mais bien les modalités de sa mise en œuvre. Octroyée en fonction d’un seuil non fixé de ressources, elle fut particulièrement sensible à l’(auto) sélection des pauvres en reposant sur une logique de tirelire induisant de fortes variations dans le temps de son attribution et du montant de ses attributions. Elle induit, en outre, une posture du requérant forcé de témoigner, subjectivement, de sa détresse en s’imposant des tactiques d’imploration. Le refus de nos édiles de prendre en considération les revendications saisonnières (les chômeurs se calent sur le calendrier des associations caritatives particulièrement actives à la veille de Noël), depuis trois ans, des mouvements de précaires au motif qu’il ne faut pas céder à l’immédiateté, qu’il faut privilégier l’avenir, les dépenses structurelles en matière de formation, d’insertion… « procède, nous semble-t-il, d’une double dénégation : d’une part, en renonçant à admettre l’impossibilité de survivre avec les allocations versées et d’autre part en demeurant aveugle aux implications sociales (en termes de citoyenneté amputée) d’un dispositif de charité publique comme le FUS ».
42On se souvient du mot de Camus : « Nous nous révoltons donc nous sommes! ». Seule, une petite minorité de demandeurs réunis à l’occasion de la mobilisation de décembre 1997 a dû éprouver ce sentiment de prise en main de sa destinée. Collectivement, ils ont élaboré des stratégies en rédigeant dans l’effervescence des occupations de Maison du peuple à Saint-Nazaire ou à la Manufacture des tabacs de Nantes leurs formulaires de demande. Érigés en mots d’ordre, des motifs allaient naître : « Des chaussures pour marcher ! » Il n’en fallait pas plus pour que soit partagée l’idée d’avoir arraché une aide (réponse imparfaite à l’augmentation des minima sociaux) grâce à la mobilisation. Mais au fil des mois, ce sentiment ne devait pas résister à l’éparpillement et à l’atomisation des demandeurs. La démarche solitaire devait condamner à se faire quêteur de la libéralité publique en estimant juste une décision favorable et injuste un refus.
Vide de sens, l’idée de droit ne passe plus chez ceux qui, en attente continuelle de subsides, s’enfoncent dans un quotidien fait de frustrations. Il n’y a pas d’autres explications au fait que les demandes de septembre aient été formulées sur le registre de l’appel au secours, délaissant complètement les symboliques par trop abstraites fondant la légitimité citoyenne.
Notes
-
[1]
Maître de conférences en sociologie, membre du CENS (centre nantais de sociologie) associé à la MSH A. Guépin.
-
[2]
La MUS et le FUS n’auront pas tardé, dans la bouche des acteurs de l’aide sociale, à désigner respectivement la Mission d’urgence sociale et le Fonds d’urgence sociale, confirmant, s’il en était besoin, la propension à produire dans les champs des politiques publiques ces formes acronymiques. V. Klempérer propose une analyse particulièrement fine de l’émergence, de la diffusion et des effets sociaux de l’abréviation, en tant que mode linguistique. En dépit des différences radicales de contexte, il n’est pas sans intérêt de s’y reporter. Voir V. Klemperer, LTI la langue du Ille Reich, Albin Michel, 1996 ; notamment chap. 15.
-
[3]
Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à la recherche que nous avons menée sur ce dispositif tel qu’il fut mis en place en Loire-Atlantique. L’ensemble de nos allusions relatives au FUS procède de cette étude. Voir Retière Jean-Noël, Berthelot Laurent, Marié Romain, Le Fonds d’urgence sociale. Etude de sa mise en œuvre en Loire-Atlantique, sociographie des publics, représentations des acteurs, CENS (centre d’études nantais de sociologie) – MSH A. Guépin, 1998.
-
[4]
Le terme d’urgence est marqué par une polysémie qui le rend particulièrement propice au consensus artificiel et à l’amphibologie. Voir C. Dourlens, Dans les labyrinthes de l’urgence, CERPE, 1998.
-
[5]
En Loire-Atlantique, les mairies, les sous-préfectures et la préfecture, la direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (DDASS), les Assedic, les centres médico-sociaux avaient été retenus comme guichets d’accueil.
-
[6]
Pour preuve, des travailleurs sociaux interrogés qui nous manifestèrent leur surprise d’apprendre, en avril, que le FUS n’était pas, comme ils le croyaient, éteint.
-
[7]
Pour une mise à plat des interrogations relatives au non recours des prestations sociales, voir notamment Recheraes et prévisions, 43, 1996 ; L Pinto, « S’informer », Sociétés et représentations, n° 5,1997.
-
[8]
On reconnaît là l’effet de seuil (ici, la date de dépôt), établi (de façon discrétionnaire) par l’autorité institutionnelle (la préfecture) et par le truchement duquel s’exerce une violence (sélection des ayants droit) d’autant plus forte que ceux qui la subissent, déjà vulnérables socialement, méconnaissent totalement les règles du jeu.
-
[9]
Revenu minimum d’insertion.
-
[10]
UDAF : Union départementale des associations familiales.
-
[11]
Expression utilisée par les acteurs.
-
[12]
Idem.
-
[13]
L’option retenue a consisté à présenter les extraits de courriers en en conservant la forme rédactionnelle originelle, y compris l’orthographe.
-
[14]
Expression utilisée par les acteurs.
-
[15]
Idem.
-
[16]
CES : contrat Emploi-solidarité.
AFPA : association pour la formation professionnelle des adultes -
[17]
Le degré de fiabilité des renseignements fournis a été un objet de controverse dès le début de l’opération. D’après les acteurs, la fraude fut pourtant minime en raison des nombreux moyens de contrôle (consultation des fichiers informatiques des institutions prestataires) et des filtrages effectués à différentes phases de la procédure. Plus d’un demandeur sur quatre devait, en outre, lever toute hypothèque à ce sujet, en délivrant spontanément ses justificatifs de situation.
-
[18]
Celui qui témoigne sa déférence, note Goffman, est celui qui « s’engage à respecter les attentes et les obligations, substantielles aussi bien que cérémonielles, du bénéficiaire (ici, la MUS). Il promet de sauvegarder l’idée que le bénéficiaire s’est fait de lui-même à partir des règles qui le concernent » ; voir E. Goffman, Les rites d’interaction, Editions de Minuit, 1974, p. 54.
-
[19]
Une recherche en cours consacrée à la mendicité éclaire, analogiquement, ces logiques du don et du contre-don auxquelles doivent obéir ceux qui semblent tout demander et ne rien offrir. Ainsi, les mendiants qui, dans la rue, affichent leur misère sur une écritoire de fortune ont compris qu’il leur faut donner à voir plus que leur personne et leur main tendue pour attirer l’aumône. Des observations directes nous ont permis de constater que cette technique s’avérait efficace pour déclencher une interaction avec les passants.
-
[20]
La sociologie a souligné depuis longtemps la réticence des classes populaires à se confronter, quel qu’en soit le mode, aux instances officielles. Voir notamment R. Hoggart, La culture du pauvre, Éditions de Minuit, 1970 ; du même 33 Newport street, Hautes Études – Gallimard – Le Seuil, 1991 ; C. Grignon, J.-C. Passeron, Le savant et le populaire. Hautes Études – Gallimard – Le Seuil, 1989 ; M. Verret, La culture ouvrière, ACL, 1988.
-
[21]
B. Lahire, L’homme pluriel, Nathan, 1998.
-
[22]
L’exemple d’un couple de demandeurs l’illustre bien. Hormis les renseignements individuels d’identification propres à chacun, les deux fiches portent les mêmes informations concernant les ressources et la situation financière. Le motif succinct de la demande, identique pour les deux fiches, est le suivant : « Étant enceinte, étudiant avec mon amie on a que 1900 F pour tous les 2 et les fins de mois sont très dure. Et je ne touche pas encore la CAF ». Les deux fiches sont écrites par la même personne, en l’occurrence la jeune femme, mais sont paraphées par chaque membre du couple.
-
[23]
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que les moins qualifiés des plus démunis, rétifs à s’adresser par écrit à l’administration, s’avèrent préférer la prise de contact physique avec celle-ci. Voir V. Dubois, La vie au guichet, relation administrative et traitement de la misère, Economica, Paris, 1999.
-
[24]
Ainsi, par exemple, en précisant « Je renouvelle devant vous une aide » un demandeur ne révèle pas sa difficulté à se situer en tant que sujet mais bien plutôt l’inconfort d’une situation qui le condamne à adopter un langage d’emprunt.
-
[25]
Ph. D’Iribarne, Vous serez tous des maîtres. La grande illusion des temps modernes, Seuil, 1996.
-
[26]
Le FUS incarne, à cet égard, la manifestation prototypique de l’assistance telle que l’avait, en son temps, analysée Simmel : « les pauvres peuvent recevoir l’assistance mais pas la revendiquer » ; voir préface de S. Paugam à G. Simmel, Les pauvres, PUF, coll. « Quadrige », 1998, p. 15.
-
[27]
Veillons, néanmoins à ne pas interpréter trop vite quelques-uns des courriers, par trop laconiques, qui peuvent dissimuler plusieurs postures, pas faciles d’ailleurs à démêler : entre l’esquive forcée par l’illettrisme et le refus délibéré de se soumettre à l’injonction de se raconter, l’éventail d’attitudes (de la dépossession totale à la résistance) reste large, ce que notre source peut nous laisser suspecter maïs non nous permettre de démontrer.
-
[28]
J.-L. Outin, « Minima sociaux, salaires minima et protection sociale : vers un modèle français du workfare », Revue française des Affaires sociales, 4, 1996.
-
[29]
D. Bouget, H. Noguès, « Le revenu d’existence », dans S. Paugam (dir) L’exclusion, l’état des savoirs, La Découverte, 1996.
-
[30]
Ph D’Iribarne, Vous serez tous des maîtres…, déjà cité.
-
[31]
Voir le numéro spécial d’ARSS, « De l’État social à l’État pénal », n° 124, septembre 1998.