1Le Fonds d’urgence sociale (FUS) a été mis en place en janvier 1998 par le gouvernement en réponse au « mouvement » des sans-emploi qui manifestaient, depuis décembre 1997, contre la suppression du versement des aides exceptionnelles par les Assedic, pour une « prime de Noël » et surtout, pour une revalorisation des minima sociaux. Le dispositif avait pour objet d’organiser la distribution d’une enveloppe de l’État d’un milliard de francs, partagé entre les départements selon des critères liés aux indicateurs de pauvreté (nombre de bénéficiaires du Revenu minimum d’insertion (RMI) en particulier). La consigne donnée aux préfets était de distribuer l’argent aux personnes et aux familles qui avaient déposé un dossier, en argumentant de la situation d’« urgence » dans laquelle elles se trouvaient. Les associations ont dénoncé comme une manœuvre politique, un dispositif qui évitait de donner un nouveau « droit » aux sans-emploi et qui accordait des montants dérisoires par rapport aux besoins (1 500 F en moyenne). Dans cet article, nous proposons d’analyser la signification du dispositif, ainsi que ses conséquences sur les recompositions de l’aide sociale et les évolutions du partenariat institutionnel, à partir de l’exemple du département du Nord.
2Pendant les manifestations, la situation dans le département du Nord est apparue comme le prolongement, en décalé, de celle du département du Pas-de-Calais, qui était l’un des départements de France à la tête du mouvement. La proximité des deux chefs-lieux favorisait une participation indifférenciée des habitants des deux départements dans les manifestations, qui étaient abondamment relatées dans les mêmes pages de la presse régionale. Les manifestations n’ont commencé cependant à atteindre un effectif numérique conséquent qu’à partir de la participation aux côtés des chômeurs de syndiqués, voire de retraités, pour atteindre au maximum 2 000 personnes à Lille, et 300 à Arras, le 17 janvier. Comme partout en France, le nombre de personnes qui se sont rendues au guichet pour remplir les formulaires de demande de secours a largement excédé le nombre des manifestants. La gestion du dispositif dans le Nord a alors souvent été présentée par les médias comme un test au niveau national, en raison de la présence de Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, adjointe au maire de Lille.
3Nous proposons de montrer l’ambivalence du dispositif, d’abord dans son mode de construction. Le FUS a souvent été ressenti comme un « retour » de l’État central, mais il est aussi une des formes les plus achevées de l’action sociale localisée, où les secours sont distribués au plus près des besoins. Il repose sur un concept qui présente aussi une pluralité de sens. La définition de l’urgence, bien qu’elle dépende de « consignes » émanant de la préfecture, s’est en fait élaborée à travers une jurisprudence qui ne parvient pas à trancher entre deux ou même trois dimensions : d’une part la situation des demandeurs (avec deux interprétations : un moment d’une trajectoire de vie où « tout peut basculer » et (ou) une situation de pauvreté absolue) ; d’autre part la gestion du dispositif (la nécessité de répondre rapidement aux besoins).
Ces dimensions différentes voire opposées de l’urgence éclairent l’analyse que l’on peut faire des conséquences, toujours à double face, du FUS sur les transformations du système institutionnel de prise en charge des populations en détresse. Le dispositif a fait la démonstration de réaménagements possibles dans la répartition de compétences entre les partenaires de la décentralisation, mais il a aussi souligné voire renforcé les oppositions d’intérêts institutionnels, de logiques d’interventions et de pratiques sociales.
Quelle signification de l’urgence ?
4Les pouvoirs publics ont reconnu et pris en considération, par la mise en place du FUS les problèmes sociaux soulevés par le mouvement des chômeurs (en particulier le problème de la pauvreté de masse). Mais ils ont aussi contourné la revendication, posée par les manifestants, de la revalorisation des minima sociaux. Le gouvernement a en effet spécifié clairement que le FUS ne devait pas être un complément de ressources par rapport à des faibles revenus, mais une aide ponctuelle pour répondre à une situation de détresse. Pour autant, les instructions données aux préfets, chargés de la gestion du Fonds, ne fixaient aucun critère pour l’attribution de l’aide. Les situations d’urgence devaient s’apprécier par un examen au cas par cas des dossiers. C’est donc aux agents chargés de l’instruction des dossiers, qu’était remise l’appréciation de la notion d’urgence.
5Ces modalités autorisaient l’élaboration d’un dispositif pluriel. Le problème de la définition de l’urgence, entre consignes gouvernementales et élaboration locale de critères au « cas par cas », est révélateur de la tension entre deux aspects différents : à la fois dispositif de l’État, voulu par le gouvernement ; et dispositif local, dont la gestion est confiée à des agents au plus près des réalités « de terrain ».
De la nécessité d’élaborer une définition
6La question de la mise au point d’une définition de l’urgence a contribué à faire évoluer le dispositif national qu’est le FUS, vers une action « locale » au sens où elle repose sur des critères particuliers, appliqués « près du terrain » dans des espaces géographiques de plus en plus restreints.
7Au tout début du dispositif, la définition de l’urgence s’élabore au niveau départemental, par application des consignes gouvernementales. Ainsi dans le Nord, la préfecture, chargée de la gestion de l’enveloppe allouée au département, a distingué deux niveaux dans le dispositif. Les commissions d’instruction avaient pour objet de délibérer et de décider de la suite à donner aux dossiers traités (versement, réorientation ou refus). La Mission d’urgence sociale (MUS) réunissait les partenaires de l’État (conseil général, Assedic, Caisse d’allocations familiales (CAF) et la délégation départementale de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (CCAS)). C’est d’abord aux membres de la Mission d’urgence sociale qu’il a été demandé de préciser la notion de l’urgence sur la base d’une lecture des premiers formulaires de demande. Des critères se sont dégagés : par exemple, le critère de l’âge (les moins de 25 ans n’apparaissaient pas a priori destinataires du Fonds). Au point de vue financier, le critère de l’endettement paraissait au contraire un élément déterminant pour l’octroi d’une aide.
8Cependant, le déroulement du dispositif fait apparaître peu à peu les difficultés à mettre en œuvre les critères décidés, et le glissement vers des critères définis au niveau « local », à une échelle de plus en plus petite.
9En effet, c’est sur la base des informations contenues dans les formulaires utilisés dans le département, à la fois les ressources mais surtout les motifs de la demande de secours, que les commissions pouvaient théoriquement décider d’attribuer une aide. Or, le formulaire dans le Nord présentait de ce point de vue des lacunes. Il était la reprise d’un questionnaire établi pour d’autres dispositifs visant à estimer, sur la base de composition du ménage, la situation économique des demandeurs. Dans sa forme, il laissait peu de place à l’exposé des motifs, pourtant essentiel dans la philosophie du FUS puisque seul moyen d’apporter des précisions sur la situation d’urgence. La manière dont le formulaire était rempli par les demandeurs est également en cause ; en effet, l’insuffisance des ressources a souvent été donnée comme le seul motif de la demande (suivant parfois les recommandations de certaines associations). La difficulté à définir la notion d’urgence au niveau du département s’est accentuée avec le mode de constitution des commissions.
10Au début, les décisions se prenaient à la préfecture, par des commissions composées hâtivement de personnes spécialistes de l’action sociale mais également de personnes d’autres services de la préfecture. Même si les membres des commissions changeaient régulièrement, les décisions étaient donc « centralisées ». Mais fin janvier 1998, elles ont été « décentralisées » au niveau des arrondissements (Lille, Douai, Dunkerque, Valenciennes, Avesnes, Cambrai), qui ont défini chacun des modalités différentes dans le traitement des dossiers. Par exemple à Valenciennes, les dossiers étaient instruits par les CCAS, qui opéraient une vérification préalable des déclarations ; à Lille, les dossiers n’étaient pas vus collégialement, mais des personnes isolées traitaient une pile de dossiers.
On voit donc comment la nécessité d’élaborer une définition de l’urgence a contribué à faire émerger la tension interne au dispositif, entre sa mission nationale et son application au niveau local. Projet politique de l’État central, l’urgence est finalement définie à un niveau local et même, dans le Nord, microlocal, avec des différences sensibles selon les commissions d’arrondissements, voire à l’intérieur de chacune d’elles.
L’élaboration d’une jurisprudence
11Dans la mesure où la définition de l’urgence, arrêtée dès le début du dispositif, était difficile à mettre en œuvre, les commissions se sont construit des critères plus rapides et plus faciles à appliquer. La présence d’experts locaux des CAF et des CCAS a permis d’informer les participants aux commissions de modalités « objectives », comme l’application des grilles de quotient familial. Mais le problème soulevé est que ces modalités n’avaient pas été construites pour caractériser des situations « d’urgence ».
12Les entretiens réalisés révèlent des pratiques différentes selon les commissions. En particulier, les commissions n’ont pas traité de façon identique les dossiers qui ne précisaient pas les besoins. Dans certains cas, le montant des minima sociaux a servi de référence, si bien que le dispositif d’urgence a, de fait, fonctionné implicitement sur le registre d’une logique d’insuffisance de ressources au regard de règles et de barèmes. Dans d’autres cas, l’absence de précisions sur la situation d’urgence, a plutôt empêché l’attribution de l’aide du FUS. La construction de la définition de l’urgence par chaque commission d’arrondissement a aussi eu comme conséquence de renvoyer chaque participant à sa subjectivité. Les entretiens révèlent combien la décision d’attribuer l’aide, ou de la refuser, a pu poser des questions de conscience à ceux qui en ont eu la responsabilité. Certains étaient plus sensibles aux efforts, aux mérites des personnes qui travaillaient à temps partiel, sans en retirer des revenus beaucoup plus importants que ceux qui vivaient de l’assistance. D’autres estimaient que le FUS devait être réservé à ceux qui en avaient le plus « besoin », par leurs charges de famille, leurs problèmes de logement, de dettes ou autres. Le sentiment d’une inégalité dans le traitement des dossiers a souvent été ressenti.
13L’analyse statistique des demandeurs et des bénéficiaires [3] confirme que la jurisprudence a produit une définition de l’urgence, à la fois localisée et plurielle. D’après les résultats des enquêtes statistiques, le profil de la population des bénéficiaires du FUS en France est sensiblement différent du profil des bénéficiaires du RMI. Ce qui tend à montrer qu’aucun de ces dispositifs ne caractérise exactement la précarité, mais plutôt que chacun sélectionne (a sélectionné) une fraction différente de la population précaire du pays. Dans la logique de cette interprétation, les différences relevées dans l’enquête nationale entre les « profils » des bénéficiaires du FUS selon les départements français, reposent sur des définitions différentes de l’urgence. D’autant que ces différentiels ne présentent pas de corrélation avec les indicateurs de précarité dans les territoires. Les données statistiques donnent aussi des éléments qui confirment que l’élaboration d’une définition de l’urgence se situe à un niveau infra-départemental. Pour le Nord, on retrouve certes des critères qui correspondent aux « consignes » de la MUS, ainsi les jeunes de moins de 25 ans ont été moins facilement bénéficiaires. D’autres régularités se dégagent a posteriori, comme le taux d’acceptation des dossiers plus important quand le formulaire mentionne la présence d’enfants à charge, ou des ressources issues des aides sociales (ce qui montre que ces éléments ont favorisé des décisions positives). Mais si l’absence de données sur le « profil » des bénéficiaires par arrondissements ne permet pas, en toute rigueur, de dégager une définition de l’urgence à ce niveau, en revanche l’hétérogénéité des décisions selon les commissions est attestée par les écarts dans les décisions d’acceptation, de rejet et de réorientation [4].
Le mode de construction du FUS reflète donc certaines des contradictions internes à l’intervention de l’État central dans l’aide sociale « locale ». Dispositif imposé par l’État central, pour désamorcer un mouvement d’ampleur nationale qui le met directement en cause à travers l’exigence de revalorisation des droits sociaux, il se dilue dans une gestion de plus en plus localisée. Ce glissement a été rendu possible par les incertitudes entretenues autour de l’urgence, dont les dimensions sont restées au fond, mal élucidées.
Les trois dimensions de l’urgence
14Sans définition préalable de l’urgence, la nécessité d’opérer une sélection dans les dossiers a conduit les commissions à mettre au point une série de critères qui, de fait, définissaient l’urgence. La diversité des pratiques locales n’autorise pas à opérer une synthèse de ces critères et rend inopérante toute définition a posteriori. En revanche, il est possible de dégager trois dimensions concomitantes.
15La première dimension de l’urgence désigne des situations sociales, présentées comme des « moments » de crise dans la trajectoire de personnes depuis longtemps installées dans la précarité, mais à qui l’on pense encore pouvoir éviter l’exclusion. C’est dans cette perspective que le FUS a été mis en place. On retrouve ici la rhétorique classique du « moment où tout bascule ». Par exemple, l’endettement a été le critère le plus souvent cité dans les commissions pour caractériser ces situations.
16La deuxième dimension de l’urgence renvoie à la notion de pauvreté absolue, avec l’idée de besoins vitaux non satisfaits. Le niveau de revenu devenait alors le critère le plus souvent déterminant (compte tenu des charges « incompressibles », en particulier du loyer). La contradiction entre ces deux définitions se manifestait à l’intérieur d’une même commission, par exemple à propos de la déclaration de revenus liés au travail : certains membres des commissions considéraient qu’ils tiraient les demandeurs hors de l’urgence, d’autres qu’ils manifestaient un « effort » et témoignaient de la « bonne foi » dans la demande d’une aide ponctuelle.
17La troisième dimension de l’urgence traduit l’obligation pour les commissions d’agir dans des délais très courts, afin que les bénéficiaires perçoivent rapidement le secours financier. Le FUS a permis de répondre vite à des demandes et son efficacité a été évaluée aussi à travers la question des délais d’attribution. Cette dimension remettait d’ailleurs en cause les procédures des institutions du social, basées sur l’idée qu’il faut un règlement dans la distribution des aides extra légales et une bonne connaissance des situations.
Pour résumer l’ambivalence dans la définition de l’urgence, on dira que d’un côté, l’urgence est définie par des caractéristiques des populations : bénéficier de secours repose toujours sur des conditions. D’un autre côté, l’urgence apparaît davantage comme un mode de fonctionnement du système de distribution des aides, que comme ce qui caractérise les situations des usagers. Elle caractérise la rapidité de la réponse, sans garantie d’équité et sans possibilité de vérifier que les demandeurs remplissent effectivement les conditions. Cette pluralité de sens révèle des contradictions internes au dispositif et plus généralement, à l’émergence de nouvelles modalités d’action sociale. Le FUS de ce point de vue a aussi joué un rôle de catalyseur, c’est-à-dire qu’il a produit des effets, dont on se propose maintenant de montrer qu’ils sont eux-mêmes ambivalents, sur les recompositions de l’aide sociale et du partenariat entre l’État et les autres acteurs de la décentralisation.
Une redéfinition des rôles des partenaires de la décentralisation
18Le dispositif du Fonds d’urgence sociale fait « tenir ensemble » des exigences contraires, mais il les fait aussi évoluer et de cette manière, il contribue aux transformations en cours de l’ensemble du système institutionnel d’aide sociale. Cependant ses conséquences présentent toujours une dualité de sens, ce qui les rend difficiles à déchiffrer.
19Imposé « d’en haut » à des partenaires locaux pourtant chargés de l’aide sociale par les lois de décentralisation, le FUS réalise les conditions d’une concertation améliorée entre les acteurs mobilisés pour la gestion du dispositif, mais en même temps il n’évite pas toujours de cristalliser des rancœurs et des oppositions. Présenté comme un dispositif transitoire, il s’inscrit cependant dans un ensemble de pratiques qui contribuent à une redéfinition des rôles, pour les partenaires de la décentralisation.
Une initiative de l’État central
20Le FUS reflète la volonté des pouvoirs publics d’adapter des règles de l’indemnisation du chômage aux nouvelles modalités du fonctionnement du marché du travail. Il traduit aussi le refus par le gouvernement d’une démarche dans le sens d’une généralisation et d’une harmonisation de tous les minima sociaux. Il s’inscrit donc dans une réflexion menée par l’État central, qui l’amène à prendre une initiative forte, sans concertation préalable.
21L’effet produit par cette initiative est complexe. D’une part, le FUS place certainement l’État en position de « leader » dans toute forme de modernisation du système d’aide sociale et il lui donne l’occasion de montrer sa capacité d’intervention dans ce domaine. D’autre part, le souci de l’État de mobiliser les autres partenaires concernés par les situations de détresse le place dans une relation de dépendance vis-à-vis d’eux, puisqu’il le contraint à compter sur leur bonne volonté.
22Tous les partenaires ont d’ailleurs participé au dispositif, par exemple par la mise à disposition du formulaire, éventuellement l’aide apportée aux demandeurs pour le remplir, et le détachement de membres de leur personnel pour prendre part à l’instruction des dossiers dans les commissions centrales et locales d’attribution. Le partenariat mis en place dans le cadre des lois de décentralisation se trouve donc à la fois réaffirmé et recentré autour de l’État.
23Le dispositif du Fonds d’urgence sociale, malgré (ou grâce à) son caractère momentané, met en place une articulation entre les recommandations et l’intervention directe de l’État central d’une part ; les pratiques de ses partenaires et leur autonomie « locale » dans le système d’aide sociale d’autre part. Cette articulation ouvre des pistes possibles et acceptables pour le partenariat, en même temps qu’elle en ferme d’autres.
24D’une manière générale, les partenaires de l’État ont ainsi refusé de s’engager financièrement dans le FUS (à l’exception notable des Assedic, mais celles-ci devaient « compenser » leur brusque désengagement des secours exceptionnels, à l’origine du mouvement des chômeurs). En revanche, tous les partenaires ont répondu favorablement pour faciliter l’accès et la distribution des secours. Il y a toutefois des différences selon les institutions. Le conseil général est finalement resté peu impliqué, refusant l’instruction des dossiers par les services sociaux et se contentant d’adresser une circulaire aux responsables de l’action sociale territoriale, leur demandant de mettre à la disposition du public dans les circonscriptions, l’imprimé de demande de secours et « d’aider les personnes qui en éprouveraient le besoin, à le remplir ». Pour ce qui concerne la question des « réorientations », c’est-à-dire des demandeurs adressés par la commission à d’autres filières de secours, le conseil général n’a pas mis en place de procédures spécifiques pour suivre les dossiers qui le concernaient (c’est-à-dire ceux de l’allocation mensuelle pour les familles et les Fonds locaux d’aide aux jeunes). À l’opposé, les CCAS ont accepté d’être mis à contribution à la fois dans la distribution des formulaires, dans la mise à disposition du personnel pour aider à remplir les formulaires, dans la participation de leurs propres agents dans les commissions d’attribution des secours, ainsi que dans les réorientations de dossiers vers leurs propres services. Les autres partenaires situent leur degré d’implication entre ces deux institutions, par exemple les CAF ont accepté de mettre à disposition un personnel spécialisé dans la distribution des secours.
On a donc vu se dessiner sur le terrain, dans la mise en œuvre du dispositif, l’ébauche d’un nouveau partenariat, autour de l’État. Mais ce partenariat se trouve aussi fragilisé par les antagonismes qu’il a fait apparaître, voire qu’il a suscités, entre les acteurs chargés de la gestion du FUS
Les ambiguïtés du nouveau partenariat
25À l’origine du FUS, il y a les manifestations de chômeurs en réponse à la décision sans concertation d’un des partenaires potentiels (les Assedic) d’arrêter de distribuer des secours exceptionnels à leur public (même s’ils « reversaient » leurs fonds à d’autres partenaires et dispositifs). Cette origine n’était pas propice au développement d’un partenariat qui a plutôt été imposé par les services de l’État.
26Le paradoxe d’un « partenariat obligatoire » est la principale faiblesse du dispositif, dans la perspective d’une redéfinition des rôles des partenaires de la décentralisation. Mais ce n’est pas la seule ambiguïté. Pour saisir la signification des réticences des partenaires locaux, il faut rappeler que le dispositif était en lui-même une forme de mise en cause par l’État de l’action de ses partenaires puisqu’il vise un public présenté comme « nouveau », donc « oublié » par les dispositifs existants.
27Le débat instauré dans le cadre du dispositif entre la préfecture, le conseil général, les CAF, les Assedic et la délégation départementale de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale à l’intérieur de la Mission d’urgence sociale (MUS) n’a pas suffi à aplanir ces difficultés.
28La concertation a montré ses limites, par exemple dans le Nord les CCAS ont dénoncé le fait que c’est par des voies indirectes, telle la presse, que leurs services ont pris connaissance de l’arrêt des commissions d’instruction des dossiers. Lorsque la préfecture a proposé aux différents partenaires de la MUS une convention avec l’État qui invitait chacun à apporter une participation financière, non seulement les Assedic ont été les seules à s’engager à apporter des crédits supplémentaires, mais les autres institutions ont saisi l’occasion de justifier leur refus d’abonder le Fonds, en arguant que le dispositif relevait uniquement de l’État. De manière caractéristique, la Mission d’urgence sociale dans ce département est alors devenue une tribune, où les partenaires saisissaient l’opportunité de faire valoir leur capacité à résister aux pressions des services de l’État et de montrer leur spécificité, leur différence de conception de l’aide sociale. Le conseil général a dénoncé les risques d’instrumentalisation des politiques départementales en dénonçant ce qu’on appelle localement, pour la stigmatiser, la politique de cogestion. Les CCAS ont publiquement regretté le fait de ne pas été avoir prévenus directement par les Assedic du renvoi des demandeurs vers leurs services et ils ont rappelé que les barèmes sur lesquels ils sont chargés de répondre à des besoins vitaux ne sont pas les mêmes que ceux des Assedic. Leurs propres règles varient, en fonction de la politique menée par la commune à l’égard de ses pauvres. Les CAF du département ont déploré la distribution des secours sans mettre en place un suivi, sans étude préalable, sans enquête sociale, qui allait à l’encontre de leur philosophie.
29Le partenariat qui s’est mis en place dans le cadre du dispositif, recomposé par l’initiative de l’État, laissait des marges d’incertitude importantes quant au rôle qui est reconnu à chacun : l’articulation qui a été finalement trouvée entre les acteurs mobilisés et leurs logiques d’action n’ont pas convaincu, si l’on en croit les déclarations. Mises devant le fait accompli, les institutions ont de fait « joué le jeu » du dispositif, mais leur participation se résume plutôt à des prestations de service au niveau local. En même temps, on ne saurait négliger ce rôle, puisqu’on a vu que l’urgence s’est précisément définie à ce niveau. Si les partenaires ont aussi accepté une forme de « retour de l’État », c’est en considérant qu’il était conjoncturel et ils ont saisi l’occasion pour rappeler leur engagement dans l’aide sociale et la logique de leur intervention, bref leur propre politique. Par conséquent le FUS combine à la fois une mise en cause, mais aussi la réaffirmation de certains fonctionnements. Il illustre ainsi les incertitudes de l’évolution du partenariat entre les acteurs de la décentralisation.
Les dispositions prises pour « l’après-FUS » n’ont pas levé ces ambiguïtés. Dès le départ, au problème d’une insuffisance de ressources posé par les chômeurs, le gouvernement avait répondu par un ajournement de la revalorisation des minima sociaux et avait posé le diagnostic d’un dysfonctionnement des politiques sociales et un problème d’accès aux droits sociaux. Cette position est réaffirmée dans les propositions retenues pour prolonger le dispositif, même quand elles émanent d’initiatives au niveau local. En juin 1998, la Mission d’urgence sociale du département du Nord avait décidé des améliorations sur l’accès aux prestations et sur les délais et les ruptures dans l’obtention des aides. Dans la loi de prévention et de lutte contre les exclusions, le gouvernement a proposé des nouvelles procédures pour faciliter l’accès aux droits. Il a décidé la mise en place des commissions de l’action sociale d’urgence (CASU), dont l’objectif est la simplification des démarches administratives et la mise en place d’un guichet « polyvalent » (voire d’un formulaire unique). Mais cette solution ne permet pas vraiment de tenir compte des « politiques » différentes des partenaires, pourtant largement soulignées et rappelées lors de la gestion commune du FUS. Elle laisse entrevoir une harmonisation des critères de sélection des populations et un recul de l’exigence de connaissance personnelle approfondie des problèmes. Tout cela pose la question des risques de « fichage » pour les populations en détresse, mais va aussi à l’encontre de l’affirmation par les partenaires de la décentralisation, de leur autonomie locale.
Conclusion
30Le Fonds d’urgence sociale a été une réponse politique à un mouvement des chômeurs qui rencontrait dans l’opinion publique, un écho largement favorable. Dispositif construit précipitamment, autour d’un concept flou, il est cependant un reflet de l’état des réflexions autour du rôle de l’État dans les recompositions du système d’aide sociale.
31Le FUS confirme et amplifie certains changements en cours dans les positions respectives des partenaires de la décentralisation et dans le contenu de leur action. Présenté comme un « retour de l’État », il aboutit en fait à un traitement des problèmes sociaux à un niveau très « local » et à une recomposition ambiguë du partenariat des acteurs de la décentralisation. Sans être vraiment contestée par les autres partenaires, la figure centrale de l’État « animateur » pose néanmoins de nombreux problèmes. Les partenaires locaux (conseil général, CAF, CCAS, Assedic) ont souligné leurs difficultés à concilier les consignes préfectorales sur la définition de « l’urgence », d’une part avec leurs critères habituels de sélection des populations, d’autre part avec leur politique de secours localisée et très individualisée.
32Dans le département du Nord, la confrontation des logiques institutionnelles a provoqué des tensions et la Mission d’urgence sociale, instaurée par le dispositif comme un moyen d’améliorer la concertation, a été utilisée par les acteurs comme une tribune où ils pouvaient réaffirmer chacun, leur autonomie et leur spécificité. Cependant, on fera aussi une remarque qui vient, sinon contrebalancer, du moins nuancer ce constat : dans ce département, à l’occasion de la prise en charge des populations qui avaient rempli les formulaires pour obtenir un secours du Fonds d’urgence sociale, on a aussi pu entrevoir l’ébauche d’un système de partenariat fonctionnel, mettant directement en articulation l’État et un échelon local, représenté ici par les CCAS.
Notes
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[1]
La présente réflexion s’appuie sur les résultats du rapport intitulé « Le Fonds d’urgence sociale dans le département du Nord », Autès M., Bresson M., Délavai B., Valdenaire Ph., Vaubourgeix S., janvier 1999. Je remercie Michel Autès pour ses précieux conseils et les corrections qu’il a bien voulu apporter à cet article.
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[2]
Maître de conférences en sociologie, membre du Centre d’ethnologie et de sociologie à l’université de Lille 3.
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[3]
Pour plus de précisions, voir Autès M., Bresson M., et al, janvier 1999, en particulier le chapitre III, « Le fonctionnement du dispositif », 27-74.
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[4]
Par exemple le pourcentage de demandes acceptées atteint 92 % à Valenciennes, contre 71 % à Douai et Avesnes et 58 % à Lille. Là encore ces différentiels ne présentent aucune corrélation avec les indicateurs de précarité.