1L’observation d’un dispositif public construit spécifiquement pour apporter des « réponses immédiates » sous forme d’aide financière, à des situations de « détresse grave » [2] nous apporte quelques éclairages sur ce que peut être l’urgence sociale. Du moins, l’épisode du Fonds d’urgence sociale (FUS) et les enseignements qui s’en dégagent peuvent servir à alimenter la réflexion sur une catégorie de l’action publique aujourd’hui largement répandue.
2L’intitulé du dispositif fait référence explicitement à la catégorie. Pour autant, la création du Fonds ne renvoie pas, au niveau central, à un processus de définition de l’urgence sociale, entendue comme problème à traiter, préalablement à la construction d’une réponse publique adaptée. C’est que le FUS a été lui-même instauré en urgence, dans une grande célérité face à la pression de la rue et aux revendications exprimées lors du mouvement des chômeurs de décembre 1997. De ce fait, il n’a pu donner lieu à un travail d’identification et de définition du problème, visant à préparer le travail gouvernemental et lui offrant un cadre intellectuel de référence. Certes, les choix qui ont alors été opérés bénéficient des réflexions antérieures menées sur la question à d’autres moments. Mais la mise en place du Fonds s’est effectuée dans un contexte de précipitation au niveau ministériel comme sur le terrain départemental d’ailleurs, où les représentants de l’État, préfet et directions départementales des Affaires sanitaires et sociales (DDASS) principalement, ont dû relayer rapidement la décision centrale.
3Ne serait-ce que pour cette raison, le FUS revêt un intérêt particulier. S’il constitue une déclinaison de l’offre publique pour résoudre les situations d’urgence sociale, les directives centrales sont très floues, extrêmement larges en ce qui concerne le ciblage des publics et, donc, la caractérisation de l’urgence à traiter. À défaut de recommandations ministérielles claires, le dispositif va se prêter au jeu des acteurs locaux. C’est par « le bas » [3] et par l’action menée dans chaque département que va se dessiner en filigrane, une définition de l’urgence.
4Cette définition résulte de la mise en œuvre concrète du dispositif. En premier lieu, le fonctionnement du Fonds nécessite la détermination d’un cadre précis d’intervention. Dans les départements, les responsables politiques et les opérateurs techniques vont devoir non seulement choisir et afficher des orientations, mais également élaborer des instruments de travail. Ils se dotent en particulier de repères pour apprécier la demande et retenir parmi l’ensemble des sollicitations qui affluent, celles qui vont bénéficier d’une aide. L’étude de ces orientations et outils, et également de la démarche adoptée pour les construire, fournit des enseignements sur ce que les acteurs considèrent comme relevant de l’urgence sociale.
5Le fonctionnement du programme, par ailleurs, conduit à visibiliser une demande en lien avec une réalité quotidienne, celle de la situation des ménages qui s’adressent au Fonds. On peut, alors, appréhender l’urgence à travers l’analyse des publics concernés par le dispositif. Qu’il s’agisse des demandeurs et a fortiori des bénéficiaires, les « publics du FUS » présentent des caractéristiques socio-économiques communes descriptives de l’urgence sociale.
6Bien entendu, ces deux niveaux se croisent dans la mesure où le public est d’emblée circonscrit par les critères d’attribution de l’aide. Mais l’étude des caractéristiques des publics permet non seulement de confirmer les choix institutionnels et d’affiner certaines composantes, mais de faire apparaître des éléments qui n’étaient pas pensés initialement. Elle apporte donc des connaissances qui vont au-delà de la définition institutionnelle de l’urgence produite par les acteurs locaux.
7L’exploration de la notion d’urgence que propose ce texte s’appuie sur un travail réalisé dans deux départements de la région Rhône-Alpes, l’Ardèche et le Rhône [4]. Portant sur le Fonds d’urgence sociale, ce travail repose sur une investigation menée à un double niveau. Le premier niveau est celui de l’analyse des pratiques et des représentations des acteurs concernés par le dispositif. Ce volet de l’enquête a été effectué essentiellement à partir du discours recueilli lors d’entretiens [5], ainsi que des rares documents écrits produits durant le fonctionnement du dispositif et disponibles. Le second niveau d’investigation concerne les publics demandeurs du secours et/ou bénéficiaires. Ces publics ont fait l’objet d’une approche à la fois qualitative et quantitative, par l’exploitation des dossiers de demande et des fichiers statistiques constitués pour la gestion du dispositif [6].
Les deux départements choisis l’ont été, l’un pour sa dimension rurale, l’autre pour sa dimension urbaine. Ils présentent des configurations et des contextes locaux très différents. Ils ont également adopté des formes d’organisation du dispositif et des modalités de travail quasiment opposées. Malgré cette grande disparité, les conclusions de recherche se recoupent entièrement en ce qui concerne les principales caractéristiques des publics et la perception de l’urgence par les acteurs qui mettent en œuvre le Fonds.
À partir des résultats de ces observations locales, nous proposons de mettre en perspective les intentions et les principes d’intervention des opérateurs du FUS, et les résultats du dispositif en termes de population servie. Au croisement des deux, naît une définition originale de l’urgence sociale, celle qui émerge de la mise en œuvre du programme spécifique que constitue le FUS.
Une approche empirique de l’urgence
8La faible définition administrative des publics, dans la circulaire de janvier 1998, renvoie aux acteurs locaux le soin d’apprécier les situations et de nommer ainsi l’urgence.
La faible définition administrative de l’urgence sociale
9La circulaire du ministre de l’Emploi et de la Solidarité du 12 janvier 1998, qui instaure le FUS, dresse un cadre d’intervention très ouvert. Certes, les directives qu’elle contient sont précises en ce qui concerne les modalités organisationnelles du Fonds : type de montage politico-administratif, formes de la mobilisation partenariale, logistique, recherche de cofinancement… Le texte énonce également la philosophie générale qui sous-tend le dispositif et sert à le situer par rapport à d’autres programmes : d’abord l’immédiateté de la réponse, ensuite la subsidiarité de l’aide accordée. Le secours distribué ne doit pas se substituer aux moyens financiers qui existent déjà et qui doivent être mobilisés prioritairement.
10La description du public visé, en revanche, reste vague. Les ménages susceptibles de relever du programme sont désignés ainsi : « les personnes et les familles en situation de détresse grave qui, malgré les dispositifs existants, sont exposées à des risques sérieux pour le maintien de leur condition d’existence ». L’usage de formules amplificatoires est destiné à marquer la dimension d’exceptionnalité et le recours, sans aucune autre précision, à des notions incertaines et relatives telles que la gravité de la situation ou le maintien des conditions d’existence est peu opératoire. Apparaît en filigrane l’idée d’un déficit de la réponse publique qui serait, sinon la cause, du moins un facteur aggravant de la situation de difficulté que rencontre le ménage. Il faut relever surtout, l’introduction d’une notion que les acteurs locaux vont s’approprier pour identifier l’urgence et qu’ils vont traduire en critères d’admission. C’est la notion de « risque ».
Le texte propose donc une acception extensive des publics potentiellement bénéficiaires, à partir d’une approche essentiellement qualitative. Il ne met en avant, ne serait-ce qu’à titre indicatif, aucun critère objectif ou bien mesurable, par exemple le recours à des seuils monétaires, par ceux qui vont avoir la charge de trier parmi les ménages pour distribuer les secours.
La démarche pragmatique des acteurs locaux
11Sur le terrain, les opérateurs agissent à deux niveaux : celui de la collecte et de l’instruction de la demande, celui des instances politiques et décisionnelles où s’effectuent les attributions. À ces deux niveaux, ces agents aux responsabilités et compétences professionnelles diverses – chargés de mission dans des administrations d’État, chefs de service dans des organismes de protection sociale, travailleurs sociaux ou agents administratifs de collectivités locales… – vont construire leurs propres outils de travail et leur grille d’interprétation. Mais cette construction ne se fait pas préalablement au démarrage du programme, elle s’étale dans le temps.
12Les conditions dans lesquelles se crée le FUS dans les départements peuvent expliquer cet étalement. Face à l’injonction ministérielle, le travail démarre dans la hâte et l’action, alors, prime largement sur la réflexion [7]. Par ailleurs, le contexte politique dans lequel s’inscrit cette décision explique la nécessité de maintenir un cadre ouvert et de ne rien rejeter a priori. De ce fait, aucune indication technique ou d’application mécanique ne guide le travail des instructeurs dans les premiers temps de fonctionnement. Quelques consignes sont diffusées, semble-t-il, mais elles sont transmises essentiellement sous forme orale par les services de la préfecture aux professionnels intervenant dans le dispositif, lors des réunions de mise en place ou des premières commissions d’attribution [8]. Ces recommandations préconisent une attribution large des secours et, donc, une appréciation souple de l’urgence.
13La diffusion orale de consignes de tolérance caractérise la phase de lancement du programme lorsque le politique l’emporte sur le technique. Puis, rapidement, de l’expérience acquise par le travail d’examen des dossiers et de décision pour l’attribution de l’aide, se dégage selon l’expression d’un acteur, une « compréhension collégiale des situations de difficulté ». Quelles que soient par ailleurs les divergences possibles de lecture des situations [9], se façonne implicitement et progressivement un accord entre les opérateurs.
14Ainsi, il n’y a ni élaboration a priori de critères de sélection des demandes, ni processus formel et structuré de mise en forme d’une réflexion sur les indicateurs de l’urgence. Il y a émergence, sous l’effet de la pratique et des débats que ce travail suscite, d’une doctrine collective et empirique qui traduit une certaine vision de l’urgence sociale.
15Cette doctrine procède énormément toutefois, des connaissances antérieures et de l’expertise que certains opérateurs détiennent dans le cadre de leurs pratiques habituelles. En particulier, les travailleurs sociaux sont rompus au travail de diagnostic social et d’instruction de dossiers. Ils disposent à ce titre d’un capital de savoir et d’expérience qu’ils vont immédiatement mobiliser au service du FUS, tout en l’ajustant aux exigences spécifiques du Fonds.
Au bout du compte, la mise en œuvre concrète du programme dans les conditions spécifiques que nous venons de décrire rapidement, construit une définition partagée de l’urgence sociale. La démarche pragmatique adoptée par les acteurs permet de combiner l’ensemble des connaissances, antérieures ou nouvellement acquises par l’expérience du fonctionnement du Fonds, avec les représentations initiales de l’urgence suggérées par le contexte politico-administratif dans lequel se déploie le dispositif.
Les critères d’appréciation des demandes, ou la définition institutionnelle de l’urgence
16Certains éléments sont régulièrement mis en avant par les instructeurs et les décideurs, qui rendent compte de leurs pratiques et des repères qu’ils se forgent collectivement [10]. Ces éléments se dégagent par ailleurs des formulaires de collecte de la demande. En effet, les rubriques que comportent ces formulaires, réalisés par chaque département et donc spécifiques, renseignent sur le type d’informations exigées et valorisées pour prétendre à l’aide [11].
17Le caractère d’urgence des situations présentées au FUS s’établit essentiellement sur la base de trois critères.
Un « reste pour vivre » négatif
18Le niveau de ressources constitue un premier indicateur. Il n’est pas affiché explicitement, mais il s’impose de fait. Les instructeurs y sont spontanément attentifs et, implicitement, s’accordent entre eux pour réserver l’aide financière à des ménages aux revenus précaires ou très modestes. Mais cet indicateur ne fait pas l’objet d’une formalisation particulière comme support à la décision. Il n’entraîne pas la constitution de barèmes déterminant un montant de secours selon les revenus et la composition de la famille. Il ne se traduit pas non plus par la fixation d’un plafond de ressources au-delà duquel la demande ne serait plus recevable.
19Le département de l’Ardèche, pourtant, a entrepris ce type de démarche dans un premier temps. Un barème indicatif a été construit prenant en compte la composition des ménages et ses revenus pour déterminer les montants de l’aide financière. Élaborée au moment de la mise en place du Fonds, cette grille n’a pas été utilisée, ne serait-ce que de façon indicative. Les instructeurs ont considéré qu’elle était mal adaptée à la diversité des situations examinées et ont préféré ne pas s’y référer.
20En résumé, l’indicateur « ressource » ne fait pas l’objet d’une application contraignante, mais il offre un cadre de lecture déterminant des situations des ménages. Mais, ce n’est pas tant le niveau de ressources en lui-même qui compte, ou le niveau des revenus rapporté à la composition du ménage. Ce qui est significatif, c’est l’importance de l’écart entre les ressources mensuelles déclarées et les charges fixes du ménage. Les charges considérées comme fixes sont énumérées de façon précise dans les imprimés de demande d’aide. Il s’agit des charges liées au logement et à la vie quotidienne (alimentation, besoins vestimentaires, transports…) mais également à d’autres dépenses (remboursement d’emprunts ou de dettes, achats de mobilier…).
Lorsque cet écart est positif, c’est-à-dire lorsque les ressources sont supérieures ou équivalentes aux charges, la décision dépend des autres composantes de la situation du ménage. En revanche, l’existence de charges supérieures aux ressources est propre à entraîner de façon quasi systématique l’octroi d’une aide financière. Le constat d’un « reste pour vivre » négatif traduit l’existence d’un déséquilibre permanent dans le budget du ménage et l’installation dans un processus d’endettement.
Une dette installée ou imminente
21La présence d’une dette, quelle qu’en soit l’origine, constitue en règle générale, un facteur favorable à l’attribution du secours, que le « reste pour vivre » soit positif ou négatif.
22Lorsque le solde ressources/charges est négatif, cette dette s’inscrit dans un contexte d’endettement passif qui, à lui seul, justifie l’intervention du FUS, ainsi que nous l’avons indiqué. Dans ce cas, l’attribution de secours s’accompagne de la part des intervenants sociaux, d’une vérification de la situation des ménages afin de s’assurer que ceux-ci bénéficient bien des droits auxquels ils peuvent prétendre, et éventuellement d’une orientation vers des services spécialisés.
23Lorsque le solde est positif, la dette est alors interprétée par les responsables du Fonds comme le révélateur d’une certaine vulnérabilité du ménage. Elle est perçue comme un risque immédiat et réel. Elle peut déstabiliser l’équilibre budgétaire, souvent très fragile, du ménage et entraîner une « bascule » que les opérateurs par l’octroi d’une aide financière ponctuelle, se donnent pour objectif de prévenir ou de repousser.
24L’endettement offre donc un critère immédiat et simple d’appréciation des situations familiales, et de décision. Il ouvre droit, pourrait-on dire, au secours et cela quel que soit, par ailleurs, le niveau de ressources du ménage. Cette logique se comprend dans la mesure où, dans tous les cas, le public des demandeurs se situe dans des tranches de revenus basses ou médianes. Un élément, cependant, peut modifier la règle et la moduler. C’est le niveau d’endettement. L’importance de la dette peut déterminer des réponses différentes. Lorsque ce niveau est faible ou intermédiaire, le ménage bénéficie d’une réponse favorable. Lorsqu’il est fort, la demande est susceptible d’être orientée vers d’autres dispositifs spécialisés – notamment la commission de surendettement – qui seuls peuvent apporter une prise en compte pertinente inscrite dans le temps. Selon le cas, cette orientation s’accompagne ou non du versement d’une aide par le FUS.
L’existence d’une difficulté particulière
25L’attribution du secours est toujours liée à un fait particulier qui crée une difficulté. Les événements susceptibles de composer cette difficulté sont variés : menace d’expulsion, facture impayée, survenue d’une dépense exceptionnelle en matière de santé par exemple, situation de transition ou de rupture de droits… Les imprimés qui servent à formuler la demande de secours comportent d’ailleurs une rubrique à cet effet. Les ménages doivent y décrire précisément le problème qu’ils rencontrent et qui motive leur demande. Certains intervenants qui ont participé à l’instruction des dossiers expliquent, d’ailleurs, qu’une demande émanant d’un ménage précaire ou pauvre, mais non motivée, c’est-à-dire non rapportée à un événement singulier pouvait susciter un refus d’attribution.
26Derrière cette pratique, se profile une double logique. D’une part, la situation de détresse ou de besoin découle d’un événement qui doit être récent, qui peut être daté et qui constitue à lui seul une épreuve nouvelle ou supplémentaire pour le ménage. D’autre part, ce n’est pas le contenu de l’événement qui importe et qui est pris en compte, mais ses incidences sur le budget du ménage. L’événement qui provoque une difficulté financière justifie l’intervention du Fonds. À cet égard, le formulaire de demande utilisé dans le Rhône est très explicite en libellant ainsi la rubrique correspondante : « problèmes financiers urgents à résoudre ».
27Ce bref aperçu des éléments qui servent de repère aux agents professionnels pour l’examen des dossiers et les décisions d’attribution apportent plusieurs enseignements sur la vision de l’urgence qui sous-tend le fonctionnement du FUS. L’urgence revêt au moins deux caractéristiques.
28D’abord, elle est financière. Pour ce dispositif qui se donne comme mission de distribuer des secours, l’urgence se mesure en termes monétaires. Le niveau de ressources, la dette, l’importance des charges constituent les premiers critères d’appréhension des situations. Ces indicateurs monétaires ne sont pas appliqués de façon isolée, mais se combinent. Par ailleurs, ils sont pondérés par d’autres composantes qui permettent d’interpréter les situations. En ce sens, la composition du ménage, le nombre de personnes à charge, la présence d’enfants au foyer, la monoparentalité retiennent l’attention des instructeurs. Mais ces indicateurs ne sont pas prégnants, ils ne sont signalés qu’en second lieu par les acteurs et ne semblent pas avoir une influence majeure. Le quotient familial n’est pas jugé comme un indicateur utile et pertinent pour apprécier les situations et les opérateurs n’y recourent pas ou exceptionnellement.
L’urgence, ensuite, naît d’un événement qui constitue une « circonstance perturbante », selon la formule employée par un responsable social qui a activement participé à la distribution des secours. Ce fait provoque une difficulté réelle et observable ou représente une menace sérieuse. Dans les deux cas, cet événement introduit une dimension de rupture. Constatée ou annoncée, la rupture justifie l’intervention du Fonds et construit l’urgence.
La définition de l’urgence par les publics
29La connaissance des publics inscrits dans le dispositif offre une seconde voie d’exploration de la catégorie d’urgence sociale. Les tendances qui apparaissent rendent compte du type de situations et de difficultés qui sont prises en considération par un dispositif d’intervention sociale qui s’intéresse spécifiquement à l’urgence.
Les demandeurs d’un secours : une population homogène
30L’étude statistique des publics, à partir du fichier des demandeurs et, lorsque cela a été possible, d’un tri spécifique portant uniquement sur les ménages bénéficiaires, permet de mettre à jour des caractéristiques générales. Les tendances repérées confirment les orientations déjà énoncées. Ce constat comporte une part d’évidence dans la mesure où l’offre détermine la demande et où le public drainé par le FUS ne peut que satisfaire aux exigences institutionnelles qui conditionnent l’accès au dispositif.
31Mais dans le cas du FUS précisément, ces conditions d’accès sont particulièrement ouvertes, non définies a priori. Et lorsque quelques consignes s’imposent par la pratique, elles ne sont ni formulées, ni a fortiori diffusées mais sont partagées de façon informelle entre les opérateurs directs du dispositif. Ainsi, l’absence ou la grande souplesse du cadre aurait pu favoriser l’apparition de publics fort hétérogènes. En fait, c’est le contraire qui apparaît. La population des demandeurs est fortement homogène [12].
32Cette homogénéité résulte d’abord de la présence régulière de certaines composantes qui définissent la situation des ménages, par exemple la dette. Cette fréquence d’apparition est largement induite par les rubriques contenues dans l’imprimé de demande qui conduit à préformer la réalité, à mettre en évidence un même type de difficulté et, à l’inverse, à minimiser ou passer sous silence d’autres problèmes. Cependant, les informations recueillies conservent du sens dans la mesure où elles servent à faire émerger et à établir une certaine réalité qui, de plus, est partagée par un pourcentage significatif de ménages.
33C’est surtout l’absence de dispersion de la population qui crée cette homogénéité. Pour certains indicateurs essentiels, les écarts observés sont faibles. Les groupes des demandeurs en Ardèche et dans le Rhône présentent des caractéristiques similaires. Alors même que les circuits de collecte de la demande diffèrent radicalement [13], les résultats sont proches notamment en ce qui concerne la répartition selon les indicateurs financiers que nous analyserons ultérieurement. Ils sont proches, également, en ce qui concerne la répartition selon l’âge ou le nombre de personnes à charge. D’un département à l’autre, les variations enregistrées sont minimes.
Dans les deux départements, la catégorie la plus présente est celle des 25-35 ans, suivie par les 35-45 ans [14].
Répartition des demandeurs par âge

Répartition des demandeurs par âge
34En ce qui concerne, le nombre de personnes à charge (adulte ou enfant) de chaque demandeur, les données se superposent également. Les personnes seules constituent une forte majorité relative [15]. À l’opposé, les familles avec trois personnes à charge et plus ne représentent que 20 % des demandeurs.
Répartition des demandeurs selon le nombre de personnes à charge

Répartition des demandeurs selon le nombre de personnes à charge
35Sans entrer dans le détail de l’enquête quantitative, nous allons faire état des principaux résultats qui permettent d’alimenter notre réflexion, en mettant en perspective ceux concernant d’un côté l’ensemble des demandeurs, de l’autre côté les ménages aidés. Ce rapprochement, lorsqu’il est possible, vise à faire apparaître ce qui, au final, fait la différence et représente les facteurs déterminants de l’urgence sociale au sens du dispositif.
L’intérêt de cette approche comparative est évident. Mais, nous ne disposons pas des informations nécessaires pour procéder systématiquement à ce type d’analyse. Dans tous les cas, à elles seules, les caractéristiques du public demandeur sont significatives de la conception de l’urgence qui s’impose dans le cadre du FUS, dans la mesure où le taux de réponses négatives, ou de réorientations, reste faible : 20 % dans le Rhône et 14,7 % dans l’Ardèche.
L’approche par les ressources
36Plusieurs données convergent pour mettre en évidence le bas niveau de ressources des demandeurs. Pour un tiers des ménages (32 % dans chaque département), les ressources mensuelles sont inférieures à 3 000 F.
37Si l’on se réfère au quotient familial [16], indicateur plus significatif, il est inférieur à 3 000 F pour quasiment la moitié de la population des plus de 25 ans [17] dans le Rhône (48,9 %) et largement au-delà dans l’Ardèche (59,3 %). Le pourcentage est encore plus élevé pour les moins de 25 ans, qui, pour les trois quarts d’entre eux, se situent au niveau des 3 000 F. Par ailleurs, un tiers environ de ces jeunes adultes appartiennent à la tranche la plus basse, c’est-à-dire présentent un quotient familial équivalent ou inférieur à 500 F.
Répartition des demandeurs selon les ressources

Répartition des demandeurs selon les ressources
Répartition des demandeurs selon le quotient familial

Répartition des demandeurs selon le quotient familial
38Lorsque l’on raisonne à partir du solde ressources/charges, près de 40 % des demandeurs (37,6 % en Ardèche et 40,6 % dans le Rhône) disposent de moins de 1 000 F par mois pour vivre après paiement des charges mensuelles fixes. Et parmi cette catégorie, la moitié des ménages présente un solde négatif. Le niveau des ressources est inférieur au niveau des charges, provoquant une dette qui ne peut que s’accroître. L’existence d’une dette, précisément, concerne les trois quarts des demandeurs de l’Ardèche, seul département pour lequel nous possédons l’information [18]. Pour la moitié des demandeurs, cette dette est supérieure à 4 000 F.
Répartition des demandeurs selon le solde ressources/charges

Répartition des demandeurs selon le solde ressources/charges
39Ces rapides données permettent d’établir non seulement la précarité, mais surtout la pauvreté d’une part importante des demandeurs. Leurs moyens d’existence peuvent être qualifiés d’insuffisants, compte tenu de l’extrême faiblesse des ressources et de la présence de dettes permanentes.
40Pour autant, à lui seul, cet état de précarité ou de pauvreté qui qualifie globalement la population ne semble pas suffire pour construire l’urgence. C’est ce que nous apprend l’analyse des décisions d’attributions. Sur la totalité des ménages qui déposent une demande, 85,3 % en Ardèche et 80 % dans le Rhône reçoivent une réponse positive. Par différence avec le groupe des demandeurs, l’étude de la population bénéficiaire fait ressortir certaines variables comme plus ou moins discriminantes.
41D’abord se dessine un plafond monétaire, un seuil au-delà duquel l’urgence disparaîtrait [19]. Dès que les revenus atteignent 6 000 F et quelle que soit la composition du ménage, le taux de réponse favorable décroît. Ce niveau de revenus représenterait une barre implicite qui séparerait de l’urgence.
42À l’autre extrême, les ménages dont les ressources se situent dans la tranche la plus basse ou sont nulles (0 à 3 000 F) sont moins pris en compte. On observe en effet un même retournement de tendance avec une élévation du taux de refus. Si l’on isole les ménages à ressources nulles, la tendance est encore plus forte. On enregistre un taux de rejet qui s’élève à 30 % alors qu’il est de 20 % en moyenne.
Type de décision selon le niveau de ressources (département du Rhône)

Type de décision selon le niveau de ressources (département du Rhône)
43Il en ressort que les publics prioritairement aidés par le FUS disposent de ressources modestes et précaires, mais appartiennent, comparativement à l’ensemble des demandeurs, aux tranches intermédiaires (3 000 à 6 000 F). De part et d’autre, les catégories inférieures et supérieures sont proportionnellement moins bien servies.
L’âge comme facteur déterminant
44L’observation des publics bénéficiaires selon l’âge met en évidence une coupure significative entre deux groupes : les moins de 25 ans et les autres. Les demandes émanant des moins de 25 ans sont traitées de façon plus sévère. Elles font plus fréquemment que les autres l’objet d’un rejet.
Type de décision selon l’âge

Type de décision selon l’âge
45Dans les deux départements, le taux d’acceptation est inférieur pour les demandes émanant des jeunes. Pour le Rhône, on observe 9 points d’écart entre les moins de 25 ans (72,2 %) et les plus de 25 ans (81,1 %). Pour l’Ardèche, 15 points d’écart entre les moins de 25 ans (71,9 %) et les autres (86,7 %). En Ardèche, seul département pour lequel l’information existe, le taux d’acceptation croît avec l’âge, se stabilise puis fléchit doucement : 71,9 % pour les moins de 25 ans, 85 % pour les 25-34 ans, 88 % pour les 35-44 ans, 88 % pour les 45-54 ans et 80 % pour les plus de 55 ans. Pour toutes les tranches d’âge situées au-delà de 25 ans, il est nettement supérieur que pour les moins de 25 ans.
Par ailleurs, une décision positive n’efface pas la différence de réponse qui se maintient. La répartition des publics bénéficiaires selon l’âge et le montant de l’aide attribuée montre que les jeunes sont servis moins généreusement. Ils sont plus nombreux à recevoir un secours d’un montant inférieur à 1 000 F et, à l’inverse, ils bénéficient moins des aides supérieures à 1 000 F. En résumé, les décisions sont toujours moins favorables pour les jeunes majeurs.
Montant des aides attribuées selon l’âge

Montant des aides attribuées selon l’âge
46L’écart que nous relevons ici entre les jeunes majeurs et les adultes ne doit pas toutefois, masquer le fait que pratiquement les trois quarts des dossiers jeunes sont acceptés. Mais l’analyse statistique révèle bien des différenciations selon l’âge et également les ressources.
47Certes, les phénomènes repérés ne correspondent pas à des ruptures radicales, loin de là. Par ailleurs, l’observation statistique comporte des lacunes. Si les variations relatives à l’âge se vérifient dans les deux départements, celles qui sont relatives aux ressources n’ont pu être constatées que dans le Rhône, l’état des données en Ardèche ne nous ayant pas permis de conduire ce type d’investigation. Si on ne peut, alors, que rester prudent dans l’interprétation de ces résultats et leur portée, les propos des acteurs nous invitent à accorder de l’importance à ces variations discrètes de tendances qui ne sont pas fortuites.
Des très pauvres aux moins pauvres : le glissement de l’urgence
48De cette présentation rapide des principaux résultats quantitatifs concernant les publics de l’urgence, nous retiendrons la moindre prise en compte de deux groupes – les jeunes majeurs et les populations à très bas revenus – et la part des catégories intermédiaires. Rapportés aux propos et aux représentations des acteurs qui expliquent leurs choix d’intervention, ces constats prennent sens. Ces constats reflètent la logique propre du dispositif et la conception de l’urgence qui, finalement, prévaut.
La prégnance du « risque »
49Si les jeunes et les publics à ressources nulles ou faibles [20] sont moins fréquemment aidés par le FUS, c’est qu’ils présentent des caractéristiques qui, en quelque sorte, les éloigneraient de l’urgence. Ces caractéristiques ne leur sont pas propres. Mais proportionnellement à l’ensemble des demandeurs du FUS, elles se retrouvent régulièrement parmi ces deux catégories et les concernent davantage que les autres groupes. Les acteurs locaux du FUS les mettent en avant pour expliquer la différence relative de traitement.
50Tout d’abord, pour une part de ces publics, l’absence de ressources s’accompagne aussi de l’absence de charges fixes. Les jeunes demandeurs n’ont pas de revenus, mais sont hébergés chez leurs parents qui subviennent à leurs besoins, du moins sont censés couvrir leurs besoins vitaux [21]. Les adultes sans revenus sont inscrits dans d’autres dispositifs de soutien, sont accueillis dans des structures – par exemple les centres d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) – qui les prennent en charge ou encore sont sans domicile fixe. La logique simple, qui est ici à l’œuvre, prétend que si les ressources sont nulles ou faibles, les charges le sont également. Et, dans ce cas, la difficulté de vie existe mais ne relève pas, selon les opérateurs locaux, d’un traitement en urgence. Cette vision est renforcée par l’idée que ces publics bénéficient de ressources d’un autre ordre qui viendraient, en partie, compenser l’absence de revenus.
51Par ailleurs, les publics très pauvres connaissent des formes d’exclusion et de « détresse grave » pour reprendre les termes de la circulaire, mais qui sont largement et durablement installées. Aucune fragilité particulière et récente ne menace le maintien de leurs conditions d’existence, qui sont déjà fortement ébranlées. La rupture est ancienne. Le diagnostic de gravité s’impose, mais il ne permet pas de qualifier la situation d’urgente.
52L’état de besoin généralisé et permanent, comme l’inexistence ou l’extrême faiblesse des ressources, ne suffit pas à nommer l’urgence qui requiert la présence d’une autre réalité. Le besoin absolu n’est pas nié ou minimisé. Mais d’autres facteurs sont davantage efficients pour fonder l’urgence.
53Cette autre réalité réside dans une double dimension d’exceptionnalité et d’instantanéité. Autrement dit, l’urgence existe dès lors qu’elle est signalée, et un événement récent et concret en est le signal. Cet événement surgit dans un quotidien fait de difficultés dont l’intensité est variable selon les ménages, et constitue une mise en danger. Plus que le dénuement total ou la grande exclusion qui interpelle en permanence le corps social, c’est le risque qui déclenche la réponse publique immédiate. Cet effort public a alors pour objectif d’atténuer, d’enrayer le processus de détérioration de la situation que révèle la difficulté exceptionnelle.
54Cette difficulté, mentionnée et retenue au titre de l’urgence sociale, c’est principalement la dette. C’est un fait visible, menaçant et traduisible en termes financiers. L’attention particulière accordée à la dette par les responsables locaux du FUS, a pu entraîner d’ailleurs, un effet de pénalisation des ménages qui disposent de faibles ressources, mais qui parviennent à une gestion équilibrée de leur budget par une limitation rigoureuse de leurs dépenses. Les charges ne sont pas supérieures aux ressources et aucune dette n’apparaît alors que ces revenus sont modestes. Comparativement à d’autres ménages avec un niveau de ressources proche, voire supérieur, mais engagés dans des dépenses importantes et endettés, ces situations sont considérées comme sérieuses, mais non exposées à un risque imminent de rupture. Elles sont donc moins aidées. Elles sont précaires, mais ne s’inscrivent pas dans l’urgence sociale.
Quel que soit cependant le biais qu’introduit la logique institutionnelle dans l’expression et la mise en scène de la difficulté des ménages, s’affirme nettement une conception originale de l’urgence fondée sur la prééminence des notions de risque, de rupture. Les priorités qui découlent de cette conception ont pour principal effet de resserrer l’intervention du dispositif en faveur des publics que nous avons qualifiés d’intermédiaires. Ces publics connaîtraient davantage que les autres des situations d’urgence sociale.
Des publics sans ressources aux catégories intermédiaires
55Ces catégories, telles que l’enquête quantitative les fait apparaître, disposent de revenus qui, en tout état de cause, sont très modestes ou précaires. Elles sont qualifiées de façon toute relative « d’intermédiaires » dans le sens où elles occupent une position médiane entre les bénéficiaires dont les revenus sont nuls ou extrêmement bas (0 à 3 000 F) et ceux dont les revenus constituent le « plafond » du FUS (6 000 F). Les frontières entre ces trois groupes sont, bien entendu, floues et seule l’analyse statistique peut instaurer une coupure dans une réalité qui ne se découpe pas.
56Vraisemblablement, le groupe des catégories intermédiaires est hétérogène, et l’absence ou l’imprécision des données relatives à la situation des ménages, notamment face à l’emploi ou bien aux minima sociaux [22], empêche de le caractériser avec certitude. Mais la consultation directe des dossiers originaux de demande fournit des indications qui permettent d’en dessiner les contours.
57Ce groupe rassemble des ménages dont les bas revenus sont liés soit à des prestations diverses, soit à une activité professionnelle. S’y trouveraient ainsi les titulaires de minima sociaux d’un montant supérieur, par exemple l’Allocation aux adultes handicapés (AAH) ou l’Allocation de parent isolé (API). S’y trouveraient également des personnes qui travaillent, exerçant une activité temporaire ou à temps partiel. Mais, pour l’un et l’autre de ces deux sous-groupes, les revenus issus de l’activité professionnelle ou de la protection sociale se révèlent, par leur modicité et/ou leur irrégularité, structurellement insuffisants à garantir leurs conditions d’existence.
58Alternant des situations de travail et de chômage, expérimentant un processus de déclassement et une entrée progressive dans la précarité, en situation de rupture ou de fin de droits, ces ménages sont situés sur des lignes de fracture. Ils fréquentent les services sociaux [23], mais les plus favorisés n’en sont que des clients occasionnels dans la mesure où l’accès aux dispositifs de solvabilisation ou de secours ponctuel – par exemple le Fonds de solidarité logement (FSL) ou l’Allocation mensuelle – est pour eux fort aléatoire pour des raisons de seuil monétaire.
59Pour partie, ce sont des catégories « limites », avec des moyens d’existence faibles mais pourtant trop élevés au regard de l’aide sociale, et également d’autres programmes de soutien aux personnes en difficulté. Aux côtés des publics sociaux traditionnels, le FUS a drainé des populations fortement fragilisées ou, pour la frange supérieure, en cours de fragilisation. Il a visibilisé de nouvelles formes de détresse et mis en évidence notamment la figure du travailleur pauvre.
60Ce qu’il faut retenir alors du FUS, ce n’est pas un phénomène de désengagement vis-à-vis des publics très pauvres et très démunis. Ils ont été servis et les chiffres le prouvent. Mais l’intérêt porté à ces publics est peut-être minimisé par la place qu’occupent les catégories que nous qualifions « d’intermédiaires » dans l’ensemble de la population qui prétend à une aide d’urgence et qui y accède. Et peut-être, les sans ressources ou les plus pauvres, ont-ils été moins pris en compte qu’ils n’auraient pu l’être si ne s’était imposée avec force cette autre réalité qui a retenu prioritairement l’effort public.
61L’observation conduite dans les deux départements laisse penser que le FUS prend acte du phénomène de décrochage des catégories intermédiaires. Ainsi, la mise en œuvre concrète du programme, selon des modalités et des orientations laissées à l’initiative locale, pourrait a posteriori révéler une transformation, en cours, des représentations courantes et antérieures de l’urgence. Du moins, les interrogations qui émergent des pratiques et des résultats de l’action menée en Ardèche et dans le Rhône, sont susceptibles d’apporter un nouvel éclairage à la question de l’urgence sociale et de témoigner des formes d’actualisation du débat.
Depuis les années soixante-dix, en effet, et malgré la controverse dont elle fait l’objet dans le monde du travail social, l’intervention en urgence renvoie à l’idée de crise, de paroxysme, et de grand dénuement qui ne souffrent aucun délai de réponse ou de prise en charge [24]. Par définition, ce type d’intervention est réservé à un nombre limité de situations. Dans les deux sites départementaux, le FUS prend en compte ces situations. De surcroît, il opère un glissement et une extension de l’urgence. La notion de crise, ou plus exactement de rupture, subsiste puisqu’un événement singulier est requis pour déclencher le secours. En revanche, l’aide n’est pas seulement destinée aux situations radicalement marginales ou dramatiques. Elle s’adresse à la fois à la grande exclusion et aux ménages insérés. Mais ces derniers sont confrontés à l’insuffisance des ressources et à la vulnérabilité, sur plusieurs plans, que cela engendre. Le FUS incorpore à l’urgence des groupes intermédiaires, et initie par là une banalisation de la catégorie ainsi qu’une modification de son usage métaphorique.
La conception de l’urgence qui, in fine, se découvre ne pouvait être donnée d’avance. Elle naît dans une interaction permanente entre la réalité sociale qui surgit et qui surprend, et les priorités institutionnelles qui évoluent au fil de la décision. L’intensité et l’hétérogénéité des situations qui sont dévoilées provoquent un ajustement permanent des critères d’appréciation et infléchissent la conception institutionnelle. L’urgence que privilégie le FUS procède d’une sélection et d’une valorisation des formes contemporaines de la détresse sociale. Du coup, elle est particulièrement significative par le type de réalité qu’elle valorise et qu’elle retient, et qui illustre peut-être la crainte de la société face au processus de fragilisation qui l’atteint.
« Les publics du FUS et la demande ». Méthodologie de l’enquête réalisée dans l’Ardèche et le Rhône [25]
L’enquête comporte deux volets :
• Une enquête statistique portant sur le public du FUS, demandeurs et bénéficiaires
Cette enquête a été menée à partir des fichiers détenus par les préfectures et constitués par la saisie des données contenues dans les dossiers de demandes. Les fichiers portent sur la totalité des demandes enregistrées par chaque département (3 280 demandes enregistrées en Ardèche au 2 avril 1998 ; 19 420 demandes dans le Rhône au 27 avril 1998).
L’exploitation statistique a été effectuée par les services statistiques de la direction régionale des Affaires sanitaires et sociales (DRASS) de Rhône-Alpes. Elle a permis d’obtenir une connaissance des publics du point de vue des principales caractéristiques socio-économiques (âge, situation matrimoniale, nombre de personnes à charge, ressources, dette). Lorsque l’état du fichier le permettait, nous avons procédé à des tris spécifiques selon la décision d’attribution (aide accordée ou refusée). Nous avons pu, ainsi, faire apparaître les écarts entre les deux groupes, celui des demandeurs et celui des bénéficiaires, en ce qui concerne essentiellement l’âge et les ressources.
Cette approche statistique est exhaustive dans le sens où elle prend en compte la totalité des publics, mais elle comporte des lacunes du point de vue de la connaissance produite. Elle ne permet pas de caractériser la population sur des aspects pourtant essentiels. Soit l’information nécessaire est absente (notamment la situation face au dispositif des minima sociaux). Soit les données sont incomplètes ou imprécises. En effet, face à l’augmentation des demandes et des dossiers, la saisie des données s’est faite moins méthodique, plus irrégulière (existence fréquente de rubriques non renseignées dans les fichiers). Par ailleurs, la formulation des rubriques dans les imprimés de demande d’aide est parfois floue et les informations consignées sont difficilement utilisables car imprécises. C’est le cas pour la situation face à l’emploi ou pour les charges fixes, identifiées sur une base mensuelle ce qui revient à occulter les charges payées sur une autre base.
L’imprimé sur lequel ont été prélevées les informations traitées est d’abord un document destiné à collecter les demandes d’aide. Il a été élaboré dans un objectif d’expertise sociale d’une situation en vue d’une distribution de secours et ne se prête pas forcément à la production d’une connaissance fine et précise sur les publics concernés.
• Une approche qualitative des motifs de la demande d’aide
Nous avons procédé à un repérage des éléments signalés dans les dossiers pour argumenter et justifier la demande. Ce repérage a nécessité la consultation directe d’un échantillon de dossiers. Nous avons constitué cet échantillon de la façon suivante : traitement d’un dossier sur dix en Ardèche (soit 328 dossiers sur 3 280) d’un dossier sur cinquante dans le Rhône (soit 390 sur 19 420). Dans les deux cas, les dossiers ont été prélevés en fonction de leur chronologie de dépôt aux commissions d’attribution.
Nous avons relevé dans ces dossiers des renseignements d’ordre général sur la situation des demandeurs, et plus précisément deux types d’informations déclarées par les ménages :
- les composantes de la situation mises en avant pour motiver la demande d’aide. Une même demande pouvait être justifiée par plusieurs raisons que nous avons consignées et prises en compte ;
- la nature de la dette signalée (dette rapportée au loyer, aux dépenses de santé, au transport…).
Notes
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[1]
Maître de conférences en science politique, chercheur au GREFOSS (recherche et formation en politiques sociales) – Institut d’études politiques de Grenoble.
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[2]
Termes employés dans la circulaire du 12 janvier 1998 du ministre de l’Emploi et de la Solidarité instaurant le « Fonds d’urgence sociale ».
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[3]
Warin (Philippe), « Les politiques publiques, multiplicité d’arbitrages et construction de l’ordre social », in Faure (Alain), Pollet (Gilles), Warin (Philippe), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, 1995, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », p. 85 à 101.
-
[4]
Mieux connaître les publics, les problèmes et les pratiques révélés par la mise en place des Fonds d’urgence sociale, Dominique Mansanti, Jean-Louis Falcoz-Vigne, Elisabeth Maurel Grefoss, mai 1999, 101 p.
Les résultats présentés se réfèrent strictement à ces deux sites. Cependant, les conclusions formulées par les équipes de recherche qui ont travaillé sur ce même thème dans d’autres sites laissent penser que plusieurs éléments de cette analyse se vérifient dans d’autres départements. -
[5]
Au total pour les deux départements, nous avons rencontré une quarantaine d’acteurs (entretiens individuels ou collectifs) exerçant des responsabilités de nature et de niveaux différents. Ces acteurs appartiennent aux catégories d’institutions concernées par le champ d’intervention du FUS (administrations d’État, collectivités locales, organismes de sécurité sociale…), que celles-ci aient participé activement ou non au fonctionnement du dispositif.
-
[6]
Pour l’analyse des publics, voir en fin d’article, la présentation de la méthodologie d’enquête.
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[7]
« Le faire l’a emporté » constate un acteur. Certains interlocuteurs inversent d’ailleurs l’analyse et estiment que l’urgence résidait davantage dans la précipitation des pouvoirs publics à répondre à un mouvement social et à faire fonctionner le programme, que dans les situations traitées.
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[8]
Nous n’avons repéré que deux documents écrits comportant quelques indications sur les critères et les modalités d’attribution. Il s’agit, dans le département du Rhône, de notes émanant de la DDASS et réalisées les 20 janvier et 20 février 1998. Cette dernière était réservée à un usage interne et n’a pas été diffusée. Quant à la première, apparemment, elle n’a pas eu beaucoup d’impact. En tout cas, les professionnels chargés d’instruire les demandes et/ou de décider des attributions ne la mentionnent jamais.
-
[9]
L’enquête met en évidence la différence d’approche entre les acteurs selon l’institution de rattachement et leur logique d’intervention professionnelle (par exemple, la différence d’appréhension des situations entre les intervenants sociaux et les responsables administratifs).
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[10]
Nous avons réalisé notre étude alors que le dispositif avait cessé de fonctionner. Ce décalage dans le temps entre l’observation et l’action observée explique que nous n’avons pu participer à aucune réunion de travail ou commission d’attribution. Nous ne pouvons qu’appuyer notre analyse sur les propos des acteurs et les rares écrits existants.
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[11]
Les formulaires se présentent sous une forme proche dans les deux départements. Ils servent à consigner des données simples sur la situation du ménage (logement, emploi, couverture sociale, composition du ménage) et notamment sur sa situation financière (type et montant des ressources et des charges, existence de dette…). Ils comportent en outre deux rubriques spécifiques, l’une réservée au ménage qui doit motiver sa demande en décrivant les « difficultés matérielles » (Ardèche) ou les « problèmes financiers » (Rhône) qui le conduisent à solliciter une aide, l’autre destinée aux travailleurs sociaux qui sont invités à formuler un avis
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[12]
À ce propos, on peut aussi émettre l’hypothèse d’un phénomène de sélection spontanée des publics.
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[13]
Les procédures de collecte de la demande peuvent, en effet, influer sur le public et le déterminer différemment Dans le Rhône, les demandes transitent par les services sociaux du conseil général ou par les CCAS qui remplissent l’imprimé avec l’usager et formulent un avis motivé, ce qui peut induire une présélection des publics. En Ardèche, la remontée se fait librement sans aucun tri préalable ; les ménages adressent directement leur demande à la Mission d’urgence sociale à la préfecture.
-
[14]
Les résultats de l’enquête locale sont comparables à ceux obtenus dans le cadre de l’enquête nationale DAS/SESI pour ce qui concerne les moins de 25 ans (soit, pour l’enquête nationale : 12,2 % de demandeurs âgés de 18 à 24 ans sur un échantillon de 44 600 demandeurs). Pour les autres tranches d’âge, les catégories ne sont pas comparables. D’une manière générale, l’enquête nationale fournit des indications qu’il est difficile de rapprocher des résultats que nous avons obtenus, sauf exception. Les indicateurs sont en partie identiques (âge, dette…), mais les modes de traitement et de classement sont différents. Voir Éléments d’études pour un bilan du Fonds d’urgence sociale, ministère de l’Emploi et de la Solidarité, direction de l’Action sociale/service des Statistiques, des Études et des Systèmes d’information, juin 1998.
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[15]
On peut souligner que les personnes isolées sans enfant à charge ont une place relativement plus importante que dans l’enquête DAS/SESI (37 %).
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[16]
Ainsi que nous l’avons signalé, les opérateurs du dispositif n’ont pas recouru à l’indicateur du quotient familial pour examiner les dossiers. À partir des informations contenues dans les imprimés de demande, nous avons nous-mêmes calculé le quotient familial sur la base suivante : une part pour le premier adulte ; 0,5 part pour chaque adulte supplémentaire ; 0,3 part par enfant mineur dans le ménage.
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[17]
Nous avons volontairement distingué les moins de 25 ans qui infléchiraient lourdement la tendance.
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[18]
L’information statistique n’est pas disponible dans le Rhône. En revanche, l’analyse qualitative des motifs de la demande montre l’importance de la dette comme motif prioritaire. Les résultats sont proches dans l’enquête nationale DAS/SESI : 4 demandeurs sur 5 sont endettés (soit 81 %).
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[19]
Cette analyse porte essentiellement sur le Rhône. En Ardèche, les données correspondantes n’ont pas pu être exploitées étant donné le nombre élevé, dans les fichiers, de réponses non connues.
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[20]
Précisons que les deux groupes se superposent en partie et que les moins de 25 ans constituent un pourcentage important des publics à ressources nulles ou faibles. Mais cette dernière catégorie comprend également des adultes (notamment des personnes isolées, sans domicile fixe…).
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[21]
Cette raison se cumule à d’autres pour justifier la moindre prise en compte des jeunes. En effet, les acteurs locaux expliquent, d’une part, que les demandes des jeunes sont orientées prioritairement vers le dispositif de secours spécialisé que constitue le Fonds d’aide aux jeunes. D’autre part, lorsqu’il s’agit de familles précaires, l’aide aurait été attribuée aux parents qui ont sollicité le FUS et non aux enfants majeurs vivant sous le même toit
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[22]
Ainsi que nous l’avons indiqué, soit les informations n’existent pas dans les dossiers de demande (pas de repérage des titulaires de l’???, non distinction entre l’ASS et les indemnités Assedic…) soit les données existent mais n’ont pas été saisies de façon précise. Nous avons donc complété l’enquête statistique par une approche qualitative de la demande en consultant 328 dossiers en Ardèche sur un total de 3 280, et 390 dossiers dans le Rhône sur un total de 19 420.
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[23]
Nous avons mené une investigation rapide et spécifique afin de savoir si les publics étaient déjà connus des services sociaux. À notre demande, le service social de l’Ardèche a effectué un comptage méthodique, à partir du listing des ménages demandeurs. Le pourcentage des ménages connus (c’est-à-dire qui relèvent ou ont relevé d’une mesure suivante : FAJ, FSL, Fonds d’aide aux impayés d’énergie, Allocation mensuelle, RMI) s’élève à 86 %. Pour le Rhône, nous n’avons pas pu faire un repérage sur l’ensemble du département mais des enquêtes partielles permettent de situer ce pourcentage entre 60 et 80 %. Ces données concernent les demandeurs sans tri spécifique relatif à la sous-population des bénéficiaires, ce qui ne permet pas de faire apparaître les écarts.
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[24]
Voir l’article d’E. Maurel, « L’urgence sociale : tabou ? », LIR, n° 70,1993, p. 4 à 8.
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[25]
Enquête réalisée dans le cadre de l’étude Mieux connaître les publics, les problèmes et les pratiques révélés par la mise en place des Fonds d’urgence sociale, op. cit.