CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le sociologue François Chazel s’est éteint le 14 août 2022 à Saint-Agrève, en Ardèche, à l’âge de 84 ans. Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres classiques, il s’orientera très vite vers la sociologie comme quelques autres élèves de son époque, dont son camarade Jean-Claude Chamboredon avec lequel il a toujours entretenu des relations de complicité intellectuelle. Appelé par Raymond Boudon à rejoindre le département de sociologie de l’université de Bordeaux en 1966, il y restera une large partie de sa vie professionnelle et en deviendra très vite le directeur avant de gagner en 1989 le département de sociologie de l’université de Paris Sorbonne dont il était encore professeur émérite lors de son décès. Bien que ne cherchant jamais les positions plus ou moins prestigieuses offertes par le milieu académique, il fut membre du Comité de rédaction de la Revue française de sociologie de 1971 à 2010 et de L’Année sociologique, et un temps président de la Société française de sociologie. Reconnu internationalement, il a eu une influence souvent mal connue, lui-même étant toujours discret sur sa vie professionnelle et peu habitué à se mettre en avant. De plus, il était davantage un homme d’articles que de livres dans un univers français où la place du livre a toujours été considérée comme première, en particulier en sociologie comparativement à l’économie.

Un sociologue plus ambitieux pour sa discipline que pour lui-même

2 S’il eut une carrière classique pour un intellectuel brillant, il occupa une place singulière dans le monde académique tant par ses intérêts de connaissance que son positionnement dans le champ de la sociologie. Déjà, fait significatif, il ne fut jamais l’homme d’une école ou d’un quelconque clan, ce qui était particulièrement rare dans les années 1970 où, à une époque où l’internationalisation des sciences sociales était encore faible et l’emprise nationale de fait décisive, la sociologie française était dominée par les figures de Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Alain Touraine et Michel Crozier. Il a entretenu des rapports toujours courtois avec tous. Toujours prêt au dialogue, il était incontestablement « ouvert » comme l’on dit généralement.

3 Pour autant cette ouverture ne suffit pas à entrainer ni justifier mécaniquement le respect et la reconnaissance qui ont toujours prévalu à son égard tout comme à expliquer la centralité qui sera la sienne dans le champ de la discipline. Cette place, il la doit bien évidemment à une érudition impressionnante, mais surtout à ses orientions intellectuelles et au travail qu’il a mené pour développer la sociologie qui impliquait comme nous le verrons un regard acéré sur un domaine scientifique encore en plein développement. Comme on a pu dire, il avait de l’ambition pour la sociologie, et cela seul comptait. Du même coup, il était coutumier d’un regard perçant sur les travaux menés dans la discipline, et on savait que la plus ou moins grande sympathie qu’il pouvait entretenir avec tel ou tel n’aurait jamais rien à voir avec le diagnostic qu’il serait susceptible de produire sur les travaux soumis à sa lecture. Il n’épargnait pas les gens les plus proches de lui. Comme Max Weber, il savait distinguer l’intérêt de connaissance et l’implication personnelle et affective. On comprend aisément l’influence qu’il a pu avoir sur certains de ses étudiants qui, sans pour autant nécessairement partager ses convictions, estiment encore aujourd’hui l’importance de sa formation pour la production de leur propre sociologie, on pense particulièrement à François Dubet, Charles-Henry Cuin ou Didier Lapeyronnie.

4 Il y a chez lui, derrière des raisonnements toujours prudents, réfléchis et informés, la défense d’une vision forte de la discipline qu’il juge trop souvent affaiblie par l’emprise des bureaux d’études, un empirisme faussement réaliste et un essayisme parfois mondain qui relève davantage de l’exercice littéraire. Tout au long de son œuvre, F. Chazel a soutenu une position solide et claire en faveur de la théorie sociologique, voire la « théorie sociologique générale ». Il a toujours manifesté une grande et étonnante continuité dans la détermination de ses propres intérêts de recherche dont déjà sa thèse était porteuse et qui le détermineront toute sa vie dans ses choix intellectuels. À un moment où la sociologie américaine était particulièrement dominante, il a en effet choisi de s’intéresser au sociologue qui était de fait l’incarnation de cette domination, à savoir Talcott Parsons. Soutenu par la Fondation Thiers, il a effectué un long séjour à Harvard auprès de ce dernier. Si le projet de T. Parsons rencontrait les enjeux qui le mobilisaient, il n’a jamais adhéré pleinement aux thèses de l’auteur. Pour lui, T. Parsons en reste finalement à la présentation d’une « métasociologie » approfondie qui ne permet pas pleinement l’édification d’une véritable théorie sur des bases empiriques solides. Il s’est du reste en fait toujours méfié lui-même de ces vastes entreprises de constitution de théories synthétiques englobantes qui ne font qu’aboutir à la formulation de simples métathéories et non à la formation de théories sociologiques susceptibles d’être empiriquement utilisables. Son ouverture l’a ainsi tenu éloigné de tout effet de mode comme de tout hexagonalisme qui ne peuvent que conduire selon lui à un rétrécissement et un appauvrissement des perspectives d’analyse.

5 Ses premiers travaux ont ainsi marqué sa volonté de toujours chercher à préciser à partir de l’examen serré des œuvres les conditions d’élaboration d’une théorie sociologique quelle qu’elle puisse être. Refusant de s’enfermer dans le réductionnisme naïf conduisant à distinguer la nature du travail sociologique selon ses objets empiriques, il s’est aussi constamment appliqué à marquer comment théorie sociologique et « sociologies spéciales » devaient être rigoureusement articulées. De ce point de vue, il faut rappeler la portée du travail qu’il a mené avec son ami Pierre Birnbaum à l’occasion de la publication d’un reader sur la sociologie politique en 1971. L’intérêt du livre était double, il s’agissait d’une part d’offrir au lecteur français un ensemble de textes étrangers auxquels il était peu familier lui permettant d’appréhender le politique dans toutes ses dimensions et d’autre part de marquer l’importance et l’intérêt de la sociologie générale pour la production d’un tel travail. Il fut un immense succès en France où il contribua à montrer la pertinence du regard sociologique sur le politique au moment où la science politique française avait encore du mal à se construire et à gagner son indépendance au sein des facultés de droit. Il a de même également montré plus tard avec talent à quel point le droit constitue pour la sociologie un objet empirique qui renvoie à des préoccupations si fondamentales de la discipline que son étude ne saurait relever d’une simple sociologie « spécialisée », confortant ainsi le travail de Jacques Commaille.

Le travail du sociologue entre théorie et empirie

6 Faire l’étude et l’analyse de la sociologie par ceux qui la produisent, ce fut là son projet de recherche et, de fait, son terrain, c’était celui des auteurs ! Aussi l’enjeu qui a constitué l’ambition de toute sa vie a toujours été de chercher à cerner les conditions d’élaboration d’une théorie sociologique à partir de l’examen serré des grands auteurs de la discipline. De manière congruente, l’intérêt pour les « classiques » qu’il a toujours manifesté participe moins d’un quelconque devoir de mémoire que de la volonté de les questionner quant à l’actualité des enjeux théoriques dont ils sont les porteurs et quant à la force des analyses qu’ils ont proposées. Il a lui-même qualifié ce regard de « présentisme tempéré » afin de souligner qu’il ne s’agissait pas plus de sacrifier la théorie à la seule approche historique qu’il ne convenait d’exonérer une démarche théorique de toute histoire. L’histoire d’une discipline ne saurait d’ailleurs se construire sans en avoir au préalable circonscrit les enjeux intellectuels, ce qui est une forme d’avertissement aux lectures purement historiennes qui gomment souvent derrière une érudition factuelle la portée scientifique des œuvres. Cette lecture des classiques est du même coup « entièrement compatible avec le souci de définir les tâches présentes, voire futures, de la théorie sociologique ». L’originalité et la force des « classiques » résident bien dans leur volonté toujours affirmée d’articuler ambition théorique et étude empirique. D’où la distinction souvent hasardeuse en sciences sociales entre théorie et empirie. Si celles-ci sont des sciences de la réalité sociale (Wirklichkeitwissenschaften) comme les définissait M. Weber, le propre des études qu’elles produisent est bien de développer des travaux empiriquement fondés et théoriquement informés.

7 Pour cette raison, il a toujours refusé l’enfermement dans des considérations strictement épistémologiques, rappelant à la suite de M. Weber, comme de T. Parsons d’ailleurs, que le débat épistémologique ne vaut que pour autant qu’il est lié à la définition de perspectives théoriques spécifiques. Les questions épistémologiques et méthodologiques surgissent de l’exercice même de la science. La validité et la pertinence des théories sociologiques reposent sur leur fécondité dans l’analyse des phénomènes sociaux. C’est bien ce qui explique tout l’intérêt pour M. Weber qu’il manifesta les vingt dernières années de sa vie au point d’être reconnu par les Allemands comme faisant partie des très rares auteurs français à maitriser la pensée et l’œuvre du grand sociologue allemand.

8 Sociologue de l’action, il a cherché comment il était possible de combiner la mise au jour des régularités sociales en même temps que l’explication de la singularité des processus historiques. Il souligne ainsi avec force et raison à quel point « une prise en compte du poids des structures sociales qui ne mette pas pour autant entre parenthèses les acteurs sociaux représente une des dimensions fécondes de l’explication sociologique » [1]. La réintégration des acteurs sociaux et de leur subjectivité dans l’analyse conduit du même coup à donner une forme probabiliste à l’explication sociologique.

9 À partir du moment où l’on abandonne le terrain du débat, archaïque et purement métaphysique, entre un déterminisme sans failles et une liberté totale pour des perspectives plus réalistes, on s’aperçoit au contraire que déterminations et autonomie partielle des acteurs sont loin d’être incompatibles. F. Chazel aura brillamment réussi à le démontrer à travers l’ensemble de ses analyses consacrées au pouvoir ou à la mobilisation politique dont il a puissamment contribué à introduire la thématique en France. Ses travaux sur les révolutions et plus largement sur les processus révolutionnaires sont de ce point de vue particulièrement éclairants.

10 D’où sa position à l’égard de l’épistémologie, comme cela a été souligné plus haut. Le problème est bien de savoir comment il convient d’expliquer les phénomènes sociaux dès lors qu’ils ne sont pas naturels. De ce point de vue, la réflexion épistémologique surgit de plus en plus, et c’est un fait décisif, à l’intérieur des sciences elles-mêmes. La critique épistémologique cesse de constituer une simple réflexion sur la science, elle devient un instrument du progrès scientifique en tant qu’elle vise à répondre aux problèmes que les sciences se posent au cours de leur développement. Les épistémologies contemporaines dérivent même de la nécessité interne, propre aux sciences en évolution, d’une révision constante de leurs principes et instruments de connaissance. Ceci explique toute l’importance pour F. Chazel du développement d’une épistémologie interne par rapport à une épistémologie externe qui vise essentiellement à s’interroger sur ce qui constitue le domaine d’une science.

11 Servi par une érudition impressionnante comme cela a été dit et une expression dont la précision n’interdit pas l’élégance, le travail de F. Chazel reste exemplaire d’un niveau d’exigence et d’une ambition qu’il a manifestement puisés dans la fréquentation des classiques et dont il aimerait voir la perpétuation dans une période trop marquée à son goût par « un curieux mélange de relativisme et d’empirisme court ». Son propre parcours de recherche, s’il nous confirme dans le bien-fondé d’une « autonomie du regard sociologique », nous aide aussi à saisir ce que doit être une « sociologie ouverte », à savoir une sociologie qui ne refuse jamais la confrontation et le dialogue sans autre a priori que celui de la rigueur et de l’honnêteté intellectuelles au service de la seule exigence qui compte, celle de la connaissance.

Notes

  • [1]
    François Chazel, Aux fondements de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 13.
Patrice Duran
Professeur émérite École normale supérieure Paris Saclay
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/02/2023
https://doi.org/10.3917/rfs.632.0197
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