1L’article de Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon intitulé « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale », publié dans la Revue française de sociologie (2018, 59, 4, p. 607-647), revient sur les définitions courantes de la pauvreté pour en montrer, comme d’autres ont pu le faire auparavant, leur caractère insatisfaisant et incertain pour appréhender sociologiquement l’objet lui-même de la pauvreté. C’est pour se démarquer des définitions substantialistes défendues le plus souvent par les économistes, au prix de débats incessants sur les besoins à prendre en compte et le seuil à retenir, que les sociologues ont souvent opté pour une approche dite relationnelle fondée sur le postulat que chaque société définit la pauvreté en donnant un statut social distinct aux personnes qu’elle reconnait pauvres. Héritée d’une étude de Georg Simmel publiée en 1908, cette approche reconnait que l’objet d’étude sociologique par excellence n’est pas la pauvreté, ni les pauvres en tant que tels, mais la relation d’assistance – et donc d’interdépendance – entre eux et la société dont ils font partie (Simmel, 1998). La sociologie de la pauvreté n’existe alors dans cette perspective qu’en déplaçant l’objet « pauvreté » de son carcan substantialiste afin de l’intégrer dans une approche globale qui tient compte des catégorisations institutionnelles des populations jugées légitimes pour bénéficier de l’assistance ou, selon une formulation devenue plus usuelle, de la solidarité.
2Mais cette approche présente aussi, selon les deux auteurs, des inconvénients : « Très opérationnel d’un point de vue empirique, disent-ils, ce paradigme n’en est pas moins porteur d’un risque de rétrécir le périmètre de la notion aux catégories prises en charge par l’assistance sociale ou susceptibles de l’être. » Ils remarquent avec justesse que « la pluralité des situations et leur irréductibilité aux situations d’assistance apparait de manière croissante, par l’attention portée au non-recours ou par la mise en évidence de l’évolution des salaires et des emplois dans un contexte de polarisation sociale ». Aussi, après avoir écarté cette approche relationnelle, ils en viennent à discuter de la pertinence de la mesure de la pauvreté relative qui s’est imposée de façon conventionnelle en France et dans les pays européens (est pauvre selon ce critère toute personne vivant dans un ménage dont le revenu par unité de consommation est inférieur à 60 % du revenu médian). Cette définition étant avant tout une mesure des inégalités de revenus qui comporte, on le sait, de nombreuses limites (Paugam, 2005), leur objectif est alors de tenter de la compléter en y adjoignant une autre mesure, subjective – le sentiment d’être pauvre –, rendue possible par l’accès à une nouvelle source statistique : le Baromètre d’opinion de la drees, 2015-2017. L’article consiste donc à valider empiriquement le recours à cette nouvelle mesure en partant de l’hypothèse que cette nouvelle mesure de la pauvreté traduit avant tout une condition d’insécurité sociale et qu’il conviendrait donc de la prendre en compte de façon plus systématique pour compléter l’approche relative de la pauvreté.
3Cette démarche est utile et nécessaire et ne peut qu’enrichir le débat scientifique autour de la notion de la pauvreté, mais elle rencontre des obstacles épistémologiques que l’article ne parvient pas à surmonter de façon entièrement convaincante. Il me semble indispensable tout d’abord de revenir sur l’approche proposée par G. Simmel afin de souligner ses potentialités que les auteurs ont sous-estimées en n’en retenant qu’une vision rétrécie. Il faut ensuite revenir sur la mesure de la pauvreté subjective proposée dans l’article et ses limites intrinsèques. Le traitement statistique proposé et les interprétations qui en sont données appellent aussi quelques réserves. Enfin, et surtout, il semble douteux de considérer que cette mesure subjective ne soit l’expression que de l’insécurité sociale. Cette notion, qui est utilisée dans les travaux sur la pauvreté depuis le début des années 1980 (Lion et Maclouf, 1982), présente un grand intérêt, mais il est probable que la mesure subjective prise en compte dans l’article révèle non seulement un déficit de protection et de garantie face à l’avenir, mais aussi un déni de reconnaissance lié au sentiment d’être infériorisé et, dans sa forme extrême, considéré, selon l’expression de Robert Castel (1995), comme un « inutile au monde », dimensions qui se cumulent le plus souvent dans l’expérience vécue de la pauvreté.
Retour sur la sociologie de la pauvreté
4Revenons tout d’abord sur la façon dont les deux auteurs se positionnent par rapport aux travaux sociologiques sur la pauvreté reposant notamment sur la définition donnée par G. Simmel. Ils affirment que ce paradigme est « très opérationnel d’un point de vue empirique ». Cette expression ne me parait pas appropriée. Ce que propose G. Simmel, c’est une définition sociologique. Si les sociologues s’y réfèrent, ce n’est pas principalement pour des raisons pratiques, mais tout simplement parce qu’elle repose sur un postulat de départ solide : c’est la société qui définit la pauvreté par les normes auxquelles elle se réfère pour venir en aide aux populations qu’elle considère relever de l’assistance. Attacher de l’importance à ces normes est le point de départ de la sociologie de la pauvreté. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas ou qu’il ne peut pas exister de situations de privation au-delà des critères institutionnels retenus pour définir ainsi la pauvreté ou que ces critères ne sont pas contestables. La sociologie peut très bien contribuer à les faire évoluer, mais il n’en reste pas moins que l’on ne peut faire abstraction de ces normes, lesquelles sont d’ailleurs variables d’une société à l’autre.
5Il faut revenir sur le passage dans lequel G. Simmel précise sa définition : « Ce n’est qu’à partir du moment où ils sont assistés – ou peut-être dès que leur situation globale aurait dû exiger assistance, bien qu’elle n’ait pas encore été donnée – qu’ils deviennent membres d’un groupe caractérisé par la pauvreté. » (Simmel, 1998, p. 98). La définition qu’il propose est plus extensible qu’on ne le prétend souvent puisqu’il laisse entendre qu’il existe des personnes qui n’ont pas accès à l’assistance et qui pourtant peuvent être reconnues comme pauvres parce que pouvant relever du statut d’assisté. Tout en mobilisant la définition de la pauvreté de G. Simmel, il est donc possible d’analyser les personnes proches de la condition d’assisté et celles qui en sont pratiquement sorties.
6La typologie des expériences vécues de la relation d’assistance présentée dans La disqualification sociale (Paugam, 1991a) distingue plusieurs phases. La première concerne la fragilité, la deuxième la dépendance et la troisième la rupture. L’expression « carrière morale des assistés » – que les auteurs reprennent pour qualifier l’objet d’étude de ce livre – n’est d’ailleurs utilisée que pour rendre compte de la deuxième phase du processus de disqualification sociale. Il s’agit donc d’une étude des variations autour de la condition d’assisté (Paugam, 1991b). La phase de fragilité de la disqualification sociale correspond à l’expérience vécue des personnes vivant à Saint-Brieuc qui émargeaient dans les fichiers de l’action sociale (du ccas, du service département d’action sociale et du Secours catholique) parce qu’elles avaient demandé une aide ponctuelle (pour payer leur facture d’électricité par exemple ou pour obtenir des bons alimentaires), ce qui faisait que l’on y trouvait déjà à cette époque des personnes en emploi précaire, en « quasi-emploi » ou qui étaient depuis peu au chômage sans pouvoir être indemnisées, notamment les jeunes. Ces personnes attachaient de l’importance à ne pas dépendre de l’assistance et se déclaraient ouvrier ou employé en emploi précaire ou au chômage tout en reconnaissant qu’elles étaient en situation de pauvreté.
7De fait, ce qui est important dans la posture simmelienne, ce n’est pas tant la mesure de la pauvreté que la prise en compte des normes sociales et institutionnelles à partir desquelles une société définit cette strate de la population située au plus bas de l’échelle sociale. Une fois posé ce cadre analytique, il revient au sociologue d’analyser comment les pauvres ainsi désignés intériorisent les normes qui les catégorisent comme tels ou tentent, au contraire, de s’en démarquer. N. Duvoux et A. Papuchon semblent vouloir ne retenir de l’approche « relationnelle » de la pauvreté que son aspect opérationnel en termes de désignation quantitative des pauvres, alors que l’enjeu est bien de s’interroger sur la construction sociale et institutionnelle de la pauvreté et ses effets statutaires et identitaires sur la population concernée, laquelle est inévitablement hétérogène. Ainsi, au lieu d’opposer une définition subjective à une autre dite « institutionnelle », il aurait été plus judicieux de considérer la première non comme un moyen de suppléer aux limites supposées de la seconde, mais, au contraire, comme une opportunité de vérifier la valeur heuristique de cette dernière, en partant d’une conception plus ouverte de la définition donnée par G. Simmel.
8Le fait même d’être assisté assigne les « pauvres » à une carrière spécifique, altère leur identité préalable et devient un stigmate marquant l’ensemble de leurs rapports avec autrui. L’analyse des expériences vécues de l’assistance fait ressortir deux dimensions distinctes. La première relève de l’insécurité permanente qu’implique le fait de dépendre d’institutions d’action sociale pour sa survie. Ce statut est en lui-même l’expression de l’absence ou, tout au moins, de l’affaiblissement, des protections face aux principaux risques sociaux. Il devient de fait difficile, voire impossible dans certains cas, de « compter sur » les solidarités familiales, de voisinage ou de proximité, professionnelles et assurancielles, l’ultime recours étant le plus souvent de s’adresser aux services de l’assistance. La seconde dimension renvoie à l’infériorité socialement reconnue qui peut être à l’origine de souffrances, voire de différentes formes de détresse psychologique, notamment la perte de confiance en soi et le sentiment d’inutilité. Ce processus exprime un manque de reconnaissance dans les différentes sphères de la vie sociale que l’on peut résumer par le sentiment de ne « compter pour » personne. Ces deux dimensions du déficit de protection et du déni de reconnaissance que l’on peut identifier chaque fois que l’on cherche à caractériser la faiblesse et le risque de rupture de chaque type de liens sociaux se cumulent très souvent dans l’expérience de la pauvreté (Paugam, 2008).
Les imprécisions de la question subjective
9Revenons maintenant sur la question subjective qui a été utilisée pour définir la pauvreté subjective. L’article cite et compare en réalité trois questions posées dans la source utilisée – pour n’en retenir ensuite que la première. Ces trois questions sont les suivantes : 1) Sentiment de pauvreté : « Et vous personnellement, pensez-vous qu’il y a un risque que vous deveniez pauvre dans les cinq prochaines années ? Oui, plutôt/Non, plutôt pas/Je suis déjà pauvre. » ; 2) Besoin de plus d’aide publique : « Actuellement, compte tenu de votre situation globale, du montant des aides publiques (rsa, allocations familiales, aides au logement), et du montant de vos impôts, vous considérez que : Vous êtes suffisamment aidé·e par les pouvoirs publics, ou n’avez pas besoin d’être aidé·e/Vous auriez besoin d’être aidé·e davantage par les pouvoirs publics ? » ; 3) Niveau de vie inférieur au minimum déclaré : « Selon vous, pour vivre, quel est le montant dont doit disposer au minimum un foyer comme le vôtre, par mois (en euros) ? »
10La première question est vraiment nouvelle par rapport aux enquêtes disponibles auparavant. La deuxième aussi, mais sa portée dans l’article est moindre puisqu’elle n’est disponible qu’à l’une des trois dates disponibles pour les deux autres. Les auteurs n’y font d’ailleurs référence que dans le Graphique 1. La troisième question est retenue depuis plusieurs décennies pour mesurer la pauvreté subjective, mais elle n’est exploitée qu’à titre de comparaison dans le même graphique.
11Cette dernière, mise au point dans les années 1960 (Van Praag, 1968), a fait l’objet de nombreux travaux par la suite (Van Praag et al., 1981 ; Hagenaars, 1986) et a été reprise dans les travaux de l’Insee (Lollivier et Verger, 1997). Cette mesure se réfère au revenu du ménage dans sa totalité et tient compte par conséquent des enfants. Elle est aussi indirecte. Les personnes interrogées ne déclarent pas qu’elles se sentent pauvres, mais le laissent entendre en déclarant un revenu inférieur au montant minimal qu’elles considèrent devoir avoir pour vivre. Cette mesure continue de soulever cependant de vives critiques. Ses opposants lui reprochent de ne pas permettre de préciser comment les répondants définissent leur champ de référence lorsqu’on leur demande de se déterminer par rapport à « un foyer comme le leur » : s’agit-il d’un foyer de même profession, ayant le même nombre d’enfants, habitant le même quartier ?
12En réalité, la mesure que les deux auteurs mobilisent principalement dans leur article est plus directe. Elle correspond à la dernière modalité de la première question : « Je suis déjà pauvre. » Cette déclaration de l’enquêté est significative et il convient en effet de la prendre en considération en tant que telle. Mais la question de laquelle elle est extraite est également plus floue et donc plus incertaine que la question classique qui porte explicitement sur le montant du revenu. Elle englobe potentiellement plus de dimensions et pourrait correspondre en cela à une mesure multidimensionnelle de la pauvreté, mais l’enjeu crucial est d’interpréter sa signification pour l’individu qui fait cette déclaration. On peut donc se demander ce à quoi il fait référence : est-ce son revenu personnel ou celui de son ménage ? Est-ce son cadre de vie, son logement, son environnement ? Est-ce son statut socioprofessionnel, le sentiment d’être dévalorisé ou peu reconnu ? Est-ce en comparaison à certains autres groupes sociaux vivant à proximité de son domicile ? etc. On le voit, la question prise en considération est à la fois plus directe, mais aussi plus imprécise. Je ne cherche pas ici à défendre la question classique que retiennent habituellement les spécialistes de la pauvreté subjective, j’entends seulement souligner que l’intérêt sociologique de la question utilisée par N. Duvoux et A. Papuchon n’est vraiment réel que si l’on parvient à interpréter ce qu’elle ne renseigne pas en elle-même, ce qui est un défi non négligeable.
13L’un des points aveugles de cette question est qu’elle ne permet aucunement de savoir quel est le groupe auquel se réfèrent les personnes qui répondent être déjà pauvres. Par rapport à qui s’estiment-elles pauvres ? Nul ne le sait. Or, les habitants des quartiers populaires cherchent souvent à recréer des différences entre eux et à se démarquer de ceux qu’ils estiment socialement inférieurs. Les travaux de Colette Pétonnet, par exemple, réalisés dans les années 1960 et 1970, dans les bidonvilles et les cités de transit de la région parisienne, avaient insisté sur le besoin des nouveaux arrivants de ne pas être confondus avec ces « gens-là » (Pétonnet, 1968, 1979), c’est-à-dire les habitants les plus méprisés, provenant des couches sociales les plus basses, celles qui ont un parcours biographique parsemé d’histoires louches, inavouables, colportées ici et là dans la cité, sous la forme de ragots. Mais, en procédant ainsi, ils se référaient aussi au groupe jugé légèrement supérieur auquel ils avaient conscience d’avoir appartenu dans un passé proche et auquel ils souhaitaient rester attachés et identifiés. Il s’agissait donc d’un positionnement social par le bas et par le haut passant par de subtiles stratégies de distinction sociale. Norbert Elias et John L. Scotson (1965) avaient constaté déjà, de leur côté, de tels mécanismes de hiérarchisation dans une enquête célèbre réalisée en 1959-1960 dans une commune de la banlieue d’une ville industrielle des Midlands en Angleterre. Les lignes de partage entre trois différentes zones de cette commune étaient renforcées par le besoin des habitants de se différencier en fonction de leur propre trajectoire sociale et de leur localisation dans cet espace stratifié. Les habitants de la zone intermédiaire, composée d’ouvriers établis, anciennement installés dans la commune, aspiraient, pour certains, à s’installer dans la zone résidentielle à proximité de couches moyennes, mais se démarquaient aussi de la zone jugée inférieure dans laquelle résidaient des ouvriers récemment installés. Selon le groupe auquel ils se référaient, ils pouvaient dès lors tout aussi bien se considérer comme inférieurs et relativement pauvres en se comparant aux habitants de la zone résidentielle, tout en se consolant de ne pas l’être vraiment tout à fait, comparativement à ceux vivant dans la zone marginalisée.
14En revenant à ces enquêtes classiques, il apparait clairement que le sentiment d’être pauvre revêt une tout autre signification que celle de l’insécurité sociale que N. Duvoux et A. Papuchon ont mise en avant dans leur article. Elle peut être complémentaire, mais implique pour cela des protocoles d’enquête particuliers prenant en compte plusieurs dimensions de la pauvreté et des moyens spécifiques pour identifier le lieu de résidence et les territoires dans lesquels se construisent les rapports sociaux.
Quel traitement statistique pour quels résultats ?
15L’article repose sur des modèles multivariés fondés sur des régressions logistiques ordinaires laissant apparaitre des rapports de côtes (ou odds ratios). Le Tableau 1 sur « Les déterminants du sentiment de pauvreté » teste l’effet de plusieurs variables dont le statut d’activité et le type de revenu. La première ayant pour modalité « Sans activité professionnelle » et la seconde « rsa reçu », il est probable que leur forte corrélation introduise une colinéarité dans ce modèle. Ce sont d’ailleurs deux modalités très significatives l’une et l’autre (avec un odds ratio de 2,44 pour la première par rapport à la modalité « cdi temps plein » et un odds ratio de 1,88 pour la seconde par rapport à la modalité « pas d’aide au logement »). Autrement dit, si elles sont fortement corrélées et qu’elles restent l’une et l’autre significatives au seuil de 0,1 %, on peut penser que le fait d’être pris en charge au titre de l’assistance est de loin le déterminant le plus robuste du sentiment d’être pauvre dans ce modèle, ce qui valide me semble-t-il empiriquement la définition sociologique de G. Simmel, ce qu’il faudrait reconnaitre de façon plus nette. Par ailleurs, les travaux sur les expériences vécues de la pauvreté assistée ont permis de distinguer, on l’a vu, au moins deux dimensions complémentaires : le déficit de protection et de garantie face à l’avenir (ce que les auteurs appellent l’insécurité sociale), mais aussi la reconnaissance par autrui de l’infériorité sociale, à l’origine d’un sentiment d’inutilité et d’une identité négative. On peut donc en conclure que si le sentiment d’être pauvre s’explique de la façon la plus nette par la relation d’assistance, il exprime par conséquent au moins autant la seconde dimension que la première. Il apparait donc réducteur de l’interpréter comme la seule expression de l’insécurité sociale.
16N. Duvoux et A. Papuchon concluent également trop rapidement, à l’appui du Graphique 2 intitulé « Qui sont les personnes qui se sentent pauvres ? », que « les situations d’assistance constituent donc bien un aspect minoritaire de la pauvreté ressentie ». Ce graphique distingue les personnes en emploi à temps plein (18 %), les employés et ouvriers à temps partiel (16 %), les employés et les ouvriers au chômage (18 %), les employés et ouvriers à la retraite (16 %), les sans-activité professionnelle (17 %) et les autres (16 %). Ils en déduisent que « au moins la moitié des personnes se déclarant pauvres ne sont pas inscrites dans une telle relation de dépendance des organismes publics. Plus d’un tiers des personnes se sentant pauvres disposent d’un emploi et un enquêté se déclarant pauvre sur 7 est un ancien ouvrier ou employé aujourd’hui à la retraite ».
17Ce constat semble ignorer que les personnes qui se déclarent au chômage ou en emploi précaire dans ce type d’enquête peuvent avoir connu antérieurement un ou plusieurs épisodes d’assistance et que, si elles se déclarent pauvres, c’est aussi probablement en raison de cette expérience passée ou de la probabilité d’en faire prochainement l’expérience en raison des transitions courantes entre emploi précaire, chômage et assistance. Ce constat, tiré d’une statistique établie à un temps t est d’ailleurs un peu surprenant quand on sait que la pauvreté est un processus cumulatif de difficultés que l’on ne peut vraiment apprécier que dans la durée (Leisering et Leibfried, 1998 ; Gallie et al., 2003). Il est donc important d’analyser le sentiment d’être pauvre en prenant en compte cette variabilité des situations dans le temps et de souligner que le recours aux mécanismes de l’assistance peut intervenir de façon ponctuelle sans pour autant inscrire les personnes dans une carrière d’assisté. Les deux auteurs reconnaissent d’ailleurs un peu plus loin dans l’article que « l’effet des statuts d’emplois dégradés sur le développement du sentiment de pauvreté peut également renvoyer à la porosité croissante des frontières entre situation d’assistance et d’emploi engendrée par les évolutions de l’intervention publique elle-même ».
18D’une façon générale, la porosité des frontières entre l’assistance, le chômage et l’emploi précaire ne doit pas servir d’argument pour invalider la définition institutionnelle de la pauvreté – encore moins quand cette porosité est le fait de l’intervention publique – mais, au contraire, encourager l’étude des variations autour de la condition d’assisté. En réalité, la crainte de « tomber dans l’assistance », comme le soulignent souvent les personnes proches de la condition d’assisté, est aussi un effet de cette définition institutionnelle que l’on ne peut ignorer.
19Dans un autre tableau de régression logistique sur les facteurs du sentiment d’être pauvre (Tableau 3), les deux auteurs écartent la variable permettant d’identifier les personnes relevant de l’assistance pour étudier l’effet d’autres variables, notamment celle de la pauvreté monétaire relative (seuil de 60 % du revenu médian). Ils retiennent alors trois modalités, les revenus supérieurs à plus de 20 % du seuil de pauvreté (référence), les revenus compris entre le seuil et 20 % au-dessus et les revenus correspondant à la pauvreté monétaire. Sans surprise, ils constatent que le risque de se sentir pauvre est le plus élevé pour les personnes sous le seuil de pauvreté (odds ratio de 4,1), mais qu’il reste significatif pour les personnes situées juste au-dessus (odds ratio de 2,48). Mais on peut regretter que, dans ce modèle, le seuil d’accès au rsa n’ait pas été pris en compte. Il aurait été possible de tester la variation entre ces deux seuils : celui de la norme institutionnelle de l’accès au revenu minimum de base et celui de la norme conventionnelle pour définir la pauvreté. Cela aurait permis de confronter non pas deux définitions de la pauvreté, mais trois : la pauvreté subjective, la pauvreté conventionnelle et la pauvreté institutionnelle. Cette proposition me semble d’autant plus légitime que le Tableau 1 permettait de conclure au poids déterminant de l’effet de l’assistance sur le sentiment d’être pauvre. La question qui me parait alors essentielle est de savoir si le sentiment d’être pauvre est le reflet ou non des normes conventionnelles et des normes institutionnelles de définition de la pauvreté.
20On a ainsi l’impression que les auteurs abandonnent en cours de route le facteur explicatif le plus robuste du sentiment d’être pauvre pour orienter la discussion sur ce qui se joue au-delà du seuil conventionnel de la pauvreté en se privant ainsi de discuter du poids des normes sociales et institutionnelles qui pèsent sur les catégorisations et les représentations de la pauvreté. Rechercher ce qui se joue au-delà du seuil est parfaitement légitime et correspond à des débats et des études qui étaient déjà très approfondis dans les années 1990. Beyond the Threshold était d’ailleurs le titre d’un ouvrage collectif de 1995 sur la mesure et l’analyse de l’exclusion sociale (Room, 1995 ; Paugam, 1995). Mais, pour ce faire, il convient d’adopter une approche multidimensionnelle et dynamique de la pauvreté impliquant l’étude précise des trajectoires individuelles et collectives que N. Duvoux et A. Papuchon n’ont pas pu mener en raison du caractère relativement limité des données dont ils disposaient. Le recours à des données longitudinales s’avèrerait dès lors opportun pour prolonger cette réflexion (Lollivier et Verger, 2005).
La face cachée de l’insécurité sociale
21L’article débouche sur une interprétation forte : le sentiment d’être pauvre est prioritairement lié non pas aux effets de la prise en charge institutionnelle de l’assistance, mais au climat d’insécurité sociale qui accompagne la crise de la société salariale. Cette interprétation peut paraitre un peu déroutante quand on sait que le développement de l’assistance depuis les années 1980 en France et dans de nombreux pays occidentaux est la conséquence directe de l’augmentation du chômage et de la précarisation du travail et de l’emploi. Ces deux évolutions ont suivi la même tendance : la part des dépenses versées au titre de l’assistance a augmenté pour compenser la dégradation de la société salariale et le recul des assurances sociales (Atkinson, 2007). Les concepts de disqualification sociale ou de désaffiliation (Castel, 1991, 1995) ont été élaborés dans les années 1990 pour rendre compte de ces deux processus parallèles.
22N. Duvoux et A. Papuchon concluent que la définition subjective de la pauvreté qu’ils ont retenue renseigne de l’insécurité sociale, ce que l’on peut effectivement admettre en considérant la situation professionnelle très précaire d’une partie importante de celles et ceux qui se déclarent pauvres. Mais n’est-ce que l’incertitude du lendemain qui prévaut ? Ne doit-on pas admettre que c’est aussi le manque de reconnaissance sociale et le sentiment d’inutilité sociale qui interviennent dans le fait de se sentir pauvre, lorsque les personnes font notamment l’expérience du chômage et de la précarité sur le marché du travail ?
23Plusieurs travaux réalisés en France ou dans le cadre de comparaisons entre pays européens ont permis de souligner que la précarité professionnelle ne relève pas uniquement d’une instabilité de l’emploi comme source d’un déficit de protection et de garantie face à l’avenir. Il faut y voir aussi l’expression de l’insatisfaction au travail renvoyant à un déni de reconnaissance (Paugam, 2000 ; Paugam et Zhou, 2007 ; Valeyre, 2014 ; Bonnet et al., 2018). En croisant ces deux dimensions, il est possible de distinguer quatre formes d’intégration professionnelle : l’intégration assurée (stabilité de l’emploi et satisfaction au travail), l’intégration incertaine (instabilité de l’emploi et satisfaction au travail), l’intégration laborieuse (stabilité de l’emploi et insatisfaction au travail) et, enfin, l’intégration disqualifiante (instabilité de l’emploi et insatisfaction au travail). La précarité de l’emploi peut se superposer à la précarité du travail, mais cette superposition n’est pas systématique. L’intégration disqualifiante s’avère corrélée à de nombreuses autres formes de difficultés dans la vie familiale (relations de couple et relations avec les enfants) mais aussi à un retrait par rapport à la vie de l’entreprise et aux syndicats et à de fortes désillusions politiques (Paugam, 1999). Il est donc possible de retrouver parmi les personnes ayant un emploi des souffrances relevant de façon saisissante des mêmes logiques que celles prises en charge par les mécanismes de l’assistance.
24Plus récemment, Duncan Gallie et une équipe de chercheurs anglais (2016), dans un article intitulé « The Hidden Face of Job Insecurity », ont confirmé que l’on atteint une meilleure compréhension de l’insécurité de l’emploi quand on prend en compte non seulement l’insécurité de l’emploi en tant que telle, mais aussi l’insécurité du travail liée notamment aux changements qui affectent l’organisation du travail en elle-même et contribuent à accroitre l’anxiété des salariés. Des travaux récents en France ont également démontré que l’insécurité du travail liée aux changements organisationnels avait pour effet d’accroitre les symptômes de dépression, en particulier lorsque les salariés ne sont pas écoutés (Coutrot, 2017).
25Enfin, quand N. Duvoux et A. Papuchon soulignent, en conclusion de leur démonstration, que « la pauvreté en France apparait de moins en moins comme une chute, et de plus en plus comme une condition » et qu’ils s’appuient sur les premiers travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie pour souligner en le citant que « le rapport à l’avenir [est] objectivement inscrit dans les conditions matérielles d’existence (Bourdieu, 1977, p. 8) », il faudrait convoquer ici la distinction que lui-même suggérait avec son équipe dans La misère du monde à partir d’enquêtes réalisées dans la France des années 1990 entre misère de condition et misère de position (Bourdieu, 1993). Si la première est connue, la seconde relève dans cette recherche collective de diverses formes de souffrance sociale analysées à partir d’entretiens approfondis collectés auprès d’individus appartenant à différentes couches sociales, mais ayant pour point commun de faire quotidiennement l’expérience douloureuse de l’infériorité de leur statut. Cette distinction entre ces deux formes de misère renvoie en réalité à la distinction classique entre condition de classe et position de classe (Bourdieu, 1966). Si la première se définit par un certain type de pratique professionnelle et des conditions matérielles d’existence, la seconde se réfère au groupe de statut défini par une certaine position dans la hiérarchie de l’honneur et du prestige. En adaptant cette distinction au cas des pauvres, on pourrait dire, d’une part, que leur condition matérielle d’existence se caractérise globalement par un déficit de protection et une grande incertitude sur leur devenir, mais aussi, d’autre part, que leur position dans la structure sociale est définie comparativement aux autres groupes de statut par une infériorité reconnue, leur procurant le plus souvent une identité négative et le sentiment d’être privés de toute marque de reconnaissance sociale. Les pauvres qui dépendent des services de l’assistance pour leur survie et sont, pour cette raison, le plus souvent désignés, pour reprendre l’expression de G. Simmel, comme « pauvres et rien que pauvres », constituent la strate sociale la plus exposée à ce double risque. Mais, au-delà de cette pauvreté assistée, il existe bien un halo extensible en période de crise de la société salariale – du fait du brouillage des frontières entre assistance, chômage et emploi précaire – qui englobe des franges diverses de la population également marquées à la fois par l’incapacité de se projeter dans l’avenir et une position sociale durablement jugée inférieure dans une échelle de prestige. Cette infériorisation est vécue d’autant plus douloureusement qu’elle est souvent l’expression, dans sa forme extrême, d’un mépris social et d’un stigmate à l’égard des populations jugées insuffisamment compétentes pour être autonomes.
26On peut donc faire l’hypothèse que le sentiment d’être pauvre peut s’expliquer aussi bien par l’insécurité sociale qui relève du rapport incertain à l’emploi et à l’avenir que par la difficulté à trouver des satisfactions dans le travail et dans la vie sociale en général en raison d’une position sociale infériorisée et reconnue comme telle par autrui et la société en général. Or, dans le Baromètre de la drees, ces questions permettant de qualifier les souffrances et surtout le manque de reconnaissance au travail et dans la société ne sont pas posées. On ne peut donc pas conclure que le sentiment d’être pauvre ne s’explique que par un déficit de protection et un rapport anxieux à l’avenir. Il existe des variables cachées non prises en compte.
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28Cette note critique révèle en elle-même l’intérêt de l’article de N. Duvoux et A. Papuchon comme des perspectives qu’il ouvre. Son objectif n’est pas d’invalider la démarche entreprise et les résultats, mais de les discuter.
29L’idée d’accorder de l’importance à une mesure subjective de la pauvreté pour enrichir la définition conventionnelle et relative de la pauvreté, laquelle comporte des limites reconnues depuis longtemps, est intéressante en elle-même, mais je regrette tout d’abord que, pour justifier son recours, les deux auteurs aient pris le parti de considérer comme obsolète la définition sociologique de la pauvreté donnée par G. Simmel au prix de n’en retenir qu’une vision opérationnelle relativement réduite. Il aurait été plus intéressant de l’approfondir et de l’intégrer de façon plus systématique dans les traitements statistiques. Souligner sa flexibilité et la possibilité qu’elle offre de prendre en compte les marges de la condition d’assisté aurait permis d’éviter des malentendus et d’améliorer l’interprétation des résultats d’autant plus que le statut d’assisté reste, d’après les tableaux statistiques publiés dans l’article, le déterminant le plus robuste du sentiment d’être pauvre. Ne pas pouvoir introduire, faute de données disponibles dans la source exploitée, de perspective dynamique de la pauvreté rend également l’analyse périlleuse sur ce qui se joue au-delà du seuil de pauvreté, aussi bien monétaire qu’institutionnel.
30Les réserves que suscite cet article tiennent aussi aux limites de la mesure elle-même et aux interprétations que l’on peut en donner dans l’état actuel des données disponibles. L’incertitude plane sans cesse sur ce qu’elle signifie véritablement. Exprime-t-elle une anxiété face à l’avenir liée à l’insécurité sociale comme l’entendent les deux auteurs, ou des insatisfactions professionnelles consécutivement à une réorganisation de l’organisation du travail et des modes de production et de management dans l’entreprise ? Signifie-t-elle une misère de condition ou une misère de position ? Faut-il y voir une frustration liée à une position sociale inférieure comparativement à d’autres groupes sociaux ? Les travaux sur les expériences vécues de la relation d’assistance, mais aussi de la précarité professionnelle ont permis de souligner que l’insécurité face à l’avenir et le sentiment d’infériorité sociale, voire d’inutilité sociale, sont deux dimensions qu’il convient de distinguer, même si, empiriquement, elles apparaissent souvent mêlées. À l’appui de ces derniers, il est donc possible de conclure que le sentiment d’être pauvre n’est pas réductible à la seule dimension de l’insécurité sociale, même si cette dernière reste une explication importante et susceptible de le rester durablement compte tenu des évolutions prévisibles de la société salariale.
31L’une des pistes pour aller plus loin serait d’adjoindre, dans les futures enquêtes, d’autres questions à cette question subjective afin de disposer d’une série plus étendue d’hypothèses à tester. Une autre serait évidemment de disposer de données longitudinales suffisamment affinées pour analyser les trajectoires des personnes situées au bas de la hiérarchie sociale et susceptibles d’être prises en charge de façon ponctuelle ou durable par les dispositifs publics et privés de l’assistance.