1Le 18 janvier 2019, l’Organisation mondiale de la santé (oms) dévoilait sa liste annuelle des dix plus grandes menaces à la santé mondiale. Parmi celles-ci, une nouvelle venue, l’hésitation vaccinale définie comme regroupant les attitudes de réticence ou de refus vis-à-vis des vaccins. De fait, la décennie passée a vu les doutes des populations vis-à-vis des vaccins placés au premier plan des préoccupations des autorités sanitaires dans de nombreux pays (Dubé et al., 2013). Cette préoccupation a d’abord été portée par le surgissement, à partir de 1998, de débats publics en Grande-Bretagne et aux États-Unis sur un possible lien entre la vaccination contre la rougeole et l’autisme (Blume, 2017). Elle s’est ensuite intensifiée avec les débats qu’a suscité l’introduction du vaccin contre les papillomavirus aux États-Unis à partir de 2006, puis la multiplication des épidémies de rougeole depuis dix ans en Europe et aux États-Unis, et enfin l’échec de la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1) en 2009 dans la plupart des pays développés (Larson et al., 2011). Dans le même temps, les études portant sur les doutes vis-à-vis des vaccins se sont multipliées au point de constituer un champ d’étude en partie autonome. Initialement formulée dans une étude publiée dans la revue Pediatrics en 2006 (Benin et al., 2006), l’expression d’hésitation vaccinale s’est rapidement imposée comme le concept central de cette littérature, notamment après que l’oms a mis en place un groupe de travail dédié à ce sujet en 2012 (Dubé et al., 2013). Si ce terme fédère la communauté des chercheurs du domaine, les définitions qui lui sont données varient grandement. Il recouvre tantôt des croyances, tantôt des attitudes, tantôt un comportement, tantôt une combinaison des trois (Peretti-Watel et al., 2015). Généralement, il désigne toutes les attitudes et comportements qui ne constituent ni une acceptation inconditionnelle de toute forme de vaccination ni un refus inconditionnel de tout vaccin (antivaccinalisme). Malgré ses limites, ce concept a eu le mérite de détourner l’attention des analystes des formes les plus radicales (et minoritaires) de méfiance vis-à-vis des vaccins pour mettre au jour la large diffusion de ses formes plus modérées, diffuses, passagères ou inconséquentes (ne se traduisant pas en acte). La multiplication de ces travaux a aussi participé à porter la préoccupation quant aux doutes vis-à-vis des vaccins, ceux-ci se voyant largement commentés dans les médias.
2Cette préoccupation est aujourd’hui particulièrement forte en France, et notre pays figure parmi les cas les plus discutés dans le milieu de l’expertise internationale en santé publique (Gallup, 2019 ; Larson et al., 2016), notamment parce qu’il a récemment connu une multiplication des controverses publiques prenant pour objet des vaccins. La première a concerné la campagne de vaccination contre l’hépatite B dans les collèges, lancée en 1994 mais interrompue en 1998, suite aux accusations des collectifs de personnes souffrant de sclérose en plaques, largement publicisées via les médias d’information générale (Bertrand et Torny, 2004). Les controverses se sont surtout multipliées à partir de 2009 et la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1). Depuis, les vaccins ont fait l’actualité médiatique en continu : lien supposé entre l’usage d’aluminium comme adjuvant et des syndromes de fatigues chroniques (depuis 2010), danger des vaccins contre les papillomavirus (depuis 2011), ou encore pénurie de vaccins ne couvrant que les trois immunisations obligatoires (Diphtérie-Tétanos-Poliomyélite, à partir de 2014). Parallèlement, les études portant sur les attitudes des Français vis-à-vis des vaccins se sont multipliées, montrant qu’une forte proportion de la population française doute de la sécurité de certains vaccins et tend à hésiter à se faire vacciner (ou à vacciner ses enfants). Une étude réalisée en 2018 suggère même que la France serait le pays le plus « hésitant » au monde avec près d’un tiers des Français doutant de la sécurité des vaccins (Gallup, 2019). En réaction à cette tendance, le gouvernement a décidé, en 2017, d’étendre les obligations de vaccination des enfants de 3 à 11 vaccins (Ward et al., 2019).
3Ces attitudes vis-à-vis des vaccins ont un intérêt au-delà de leurs implications pour la santé publique. Elles questionnent les rapports profanes à la science et l’expertise dans un contexte marqué par la multiplication, depuis près de quarante ans, des controverses publiques portant sur les sujets scientifiques et techniques, et, plus récemment, par la transformation des modes d’accès à l’information suite au développement d’internet. Les discours publics sur la méfiance vis-à-vis des vaccins font d’ailleurs explicitement ce lien, puisqu’elle est couramment interprétée comme le produit d’une défiance grandissante vis-à-vis de la science. Ces discours participent aujourd’hui des débats plus larges sur les problèmes que poserait internet pour la démocratie. Ainsi, les réseaux sociaux numériques favoriseraient la diffusion des attitudes antiscience, des « fake news », des « rumeurs », des « théories du complot », etc., en jouant sur les penchants irrationnels spontanés des individus [1].
4Paradoxalement, le développement d’internet comme technologie politique a ainsi ressuscité les préoccupations des années 1980-1990 sur l’agrandissement du fossé entre les savoirs produits par les scientifiques et les croyances du public. Ce contexte a d’ailleurs donné récemment un nouvel élan à une tradition de recherche ayant émergé à cette époque, consacrée à l’étude du « Public Understanding of Science » ( dans la suite de l’article). Au tournant des années 1990, des chercheurs en psychologie du risque, en économie comportementale, en communication et en science politique avaient commencé à dédier leurs recherches à l’écart grandissant qu’ils percevaient entre les représentations du public et la réalité de la science. Le développement de ces recherches s’est notamment traduit par la création d’une revue dédiée à cette question de la « compréhension publique de la science » (Public Understanding of Science créée en 1992) et fait émerger des figures scientifiques majeures comme Paul Slovic. Partant de propositions telles qu’elles sont formulées par les « sachants » (et tenues pour vraies), comme un élément de savoir scientifique – tel que la théorie de l’évolution – ou l’évaluation d’un rapport coût/bénéfice d’une technologie donnée (l’énergie nucléaire, les nanotechnologies), les chercheurs tentent alors d’expliquer pourquoi une partie de la population n’y adhère pas (Bauer, 2012 ; Pidgeon et al., 2003). Dans ce courant de recherches, cette question est appréhendée à partir d’une variété de méthodologies avec une prédominance des études d’opinion par questionnaire et des analyses de contenus médiatiques (Bauer, 2012). S’il est difficile de parler de paradigme cohérent pour une littérature si riche et multidisciplinaire, ces travaux ont en commun de tenter d’expliquer ces différences en préservant une conception de la science et de l’expertise comme étant le produit de l’exercice pur de la raison. Dans cette approche se voulant purement cognitive, les attitudes hétérodoxes du public sont ainsi le produit de perturbations de l’exercice optimal de la raison. Cela se traduit par trois modes d’explication qui tendent à s’articuler :
- Le manque de connaissances (Deficit model) : Les perceptions du public s’expliqueraient par un manque de formation scientifique (« scientific literacy ») ou d’éducation plus généralement. Le public rejetterait les technologies ou aurait peur de la science parce qu’il manque du savoir suffisant pour comprendre ses énoncés.
- Les biais de la cognition ordinaire : La cognition ordinaire se fonderait sur un certain nombre de raccourcis mentaux permettant de traiter de manière efficiente la somme d’informations à laquelle l’individu est confronté au quotidien. Seulement, ces biais seraient contre-productifs face à des énoncés et produits complexes comme ceux produits par la science. Ils conduiraient alors les individus à surévaluer les risques ou la nature contradictoire de ces informations.
- La montée d’un mouvement antiscience : Il y aurait une multiplication des mobilisations politiques s’opposant aux savoirs et produits engendrés par la science. Ces acteurs ne se contenteraient pas de diffuser des informations fausses sur ces sujets. Contre la séparation entre jugements de valeur et jugements de faits sur laquelle s’est construite la science, ils introduiraient sur ces thématiques des éléments émotionnels, politiques, culturels, etc. De ce fait, ils promouvraient l’usage de formes biaisées de raisonnement et l’attribution d’une confiance indue à des acteurs non scientifiques.
6La combinaison explicite de ces trois éléments reste rare, ce qui est en partie attribuable au caractère très empirique de cette littérature et au faible nombre de tentatives de construction de modèles théoriques généraux (Gauchat et Andrews, 2018) [2]. Cette description est donc idéaltypique : on retrouve au moins l’un de ces différents éléments dans la plupart des travaux de cette tradition (Colliot-Thélène, 2014). Cette approche a très tôt été critiquée par les sociologues des sciences et du risque [3]. Leurs critiques se sont concentrées sur le choix de traiter ces controverses sous l’angle de l’étude de « l’opinion publique ». En renvoyant les controverses sociotechniques à une opposition entre experts et profanes, cette vision occulterait la réalité des incertitudes sur ces sujets et la dimension politique des choix d’investissement technologiques et scientifiques. En opposant la science d’un côté et le social de l’autre, elle véhiculerait une vision idéalisée de la première ne correspondant pas à la réalité contemporaine de l’activité scientifique.
7Toutefois, ces critiques n’ont pas débouché sur une approche alternative au PUS. En effet, les chercheurs en Science and Technology Studies ne se sont que très rarement penchés sur les explications produites par les tenants du PUS. Les principaux contre-exemples sont des articles théoriques mettant en évidence certaines limites du modèle de la cognition mobilisé dans ces travaux – notamment sa vision du social comme facteur perturbateur de la cognition et non comme un élément constitutif de celle-ci – (Douglas, 1999 ; Gilbert, 2001) et de nombreuses études de cas montrant que les attitudes ordinaires sont complexes, élaborées et le produit de facteurs socio-institutionnels (Marris et al., 2001 ; Wynne, 1992) ou que des acteurs autres que les chercheurs professionnels sont capables de développer une expertise légitime sur ces sujets (Grundmann, 2017).
8Pourtant, les représentations ordinaires de l’expertise et de la science ne sont pas sans importance pour comprendre le traitement politique de ces sujets, comme certains spécialistes de la construction des problèmes publics ont déjà pu le souligner (Gilbert, 2001). Les représentations ordinaires de l’expertise et de la science constituent surtout un volet important mais délaissé du projet d’une sociologie générale de la connaissance dont l’importance est rehaussée dans un contexte où internet a en partie transformé l’accès à l’information et où les modes profanes de recherche et traitement de l’information revêtent une importance politique aiguë. Cet enjeu est particulièrement manifeste dans le cas des attitudes à l’égard des vaccins, sujet sur lequel l’approche pus domine la littérature (Goldenberg, 2016), et qui permet de souligner clairement ses avantages et limites.
9C’est pourquoi cet article se propose de dresser un état des lieux des connaissances disponibles relatives aux attitudes vis-à-vis des vaccins en France jusqu’à l’extension récente de l’obligation vaccinale, en saisissant ce cas pour discuter des modalités d’explication des attitudes profanes vis-à-vis des savoirs et objets scientifiques et techniques. Outre la littérature scientifique déjà publiée, il mobilisera également des analyses statistiques complémentaires réalisées sur le Baromètre santé 2016 (voir Encadré, repérées par le signe # dans le texte). Il s’agira donc à la fois de mettre la pus à l’épreuve de ces données pour en montrer les forces et faiblesses, mais aussi d’esquisser un cadre théorique alternatif plus informé sociologiquement. Nous commencerons par dresser un état des lieux de l’évolution des attitudes vis-à-vis des vaccins en France durant la période récente. Ensuite, nous verrons dans quelle mesure le pus permet d’informer ces données, en soulignant les points aveugles et les limites théoriques de cette approche. Nous montrerons que sa limite principale réside dans son incapacité à intégrer la dimension sociale et culturelle de la cognition. Enfin, nous esquisserons un modèle alternatif au pus qui place en son cœur la dimension culturelle de toute cognition et permet d’articuler les attitudes des individus avec la construction des controverses et les structures sociales. Ce faisant, cet article contribuera à la fois à éclairer un phénomène social important (les doutes vis-à-vis des vaccins) et aux réflexions contemporaines sur les rapports entre sociologie et sciences cognitives.
10Avant de commencer, notons que nous traiterons des attitudes vis-à-vis des vaccins et non des pratiques de vaccination. Si les deux ne sont pas sans lien, elles relèvent néanmoins de logiques sociales suffisamment différentes pour que leur traitement conjoint nous amène au-delà du périmètre d’un article comme celui-ci et nous éloigne de la question qui nous intéresse (la discussion du modèle ).
Encadré 1. – Le Baromètre santé 2016
De la routine aux controverses : l’émergence de la méfiance vis-à-vis des vaccins en France
11La France n’a pas connu de mouvements importants de résistance à la vaccination ni de grandes controverses vaccinales avant le milieu des années 1990 et la campagne de vaccination contre l’hépatite B (Bertrand et Torny, 2004). Il n’est donc pas étonnant que très peu d’études aient été réalisées avant. La seule que nous ayons pu trouver est une enquête par entretiens semi-directifs menée en 1976 auprès de 30 parents de la région de Brest et de banlieue parisienne qui conclut à une absence presque totale de questionnement des parents à l’égard de l’intérêt des vaccins (Marenco et Govedarica, 1980). Les auteurs de cette enquête suggèrent que cette adhésion inconditionnelle s’appuie sur un manque d’investissement sur la question : les parents interrogés ne savent pas grand-chose des vaccins et délèguent complètement la réflexion et la décision à leurs médecins [4].
12Les premières données issues d’échantillons représentatifs de la population française sont produites à partir de 2000. En effet, la campagne de vaccination contre l’hépatite B en milieu scolaire organisée entre 1994 et 1998 et le débat sur la sécurité de ce vaccin qui l’accompagnera émergeront au moment même où le ministère de la Santé instaure une surveillance systématique des connaissances et opinions des Français sur une variété de sujets de santé. Cela se traduit par la création du Baromètre santé, un sondage récurrent initié en 1992 par l’Institut de protection et d’éducation à la santé. La troisième vague de ce baromètre est lancée un an après le début de cette campagne (hiver 1995-1996) et intègre des items relatifs à la vaccination contre l’hépatite B et au vaccin ror (Arènes, 1998). Un module « vaccination » est introduit dans les vagues ultérieures du Baromètre santé et plusieurs études ponctuelles seront réalisées dès le début des années 2000 (études canvac en 2004 et nicolle en 2006). Comme dans d’autres pays, l’intérêt pour les attitudes vis-à-vis des vaccins se développe en France surtout à partir de la pandémie de grippe A(H1N1) de 2009. Cela se traduit par la multiplication des publications exploitant les données des Baromètres santé et des études ad hoc (quantitatives comme qualitatives).
13Ces données permettent de retracer en partie l’évolution des attitudes vis-à-vis des vaccins en France. Ainsi, malgré l’épisode de la vaccination contre l’hépatite B, la défiance vis-à-vis des vaccins en général est restée limitée jusqu’à la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1) en 2009 [5], avec un peu moins de 10 % d’opinions hostiles, cette proportion oscillant ensuite entre 25 et 40 % après cette période (voir Figure 1) [6].
Opinions sur la vaccination en général : évolution entre 2000 et 2016 (France, 18-75 ans)

Opinions sur la vaccination en général : évolution entre 2000 et 2016 (France, 18-75 ans)
14Cette défiance semble principalement fondée sur des doutes quant à la sécurité des vaccins, comme le montre une étude très commentée suggérant qu’à la fin de l’année 2015 environ 45 % de la population française estimait que les vaccins n’étaient pas sûrs, tandis qu’ils n’étaient que 16 % à ne pas les trouver importants et 23 % à ne pas les trouver efficaces (Larson et al., 2016) [7]. Cette préoccupation pour la sécurité apparait aussi dans les études centrées sur certains vaccins en particulier. Ainsi, il ressort de la littérature sur la vaccination contre la grippe A que le principal motif de non-vaccination contre cette grippe était la crainte des effets secondaires du vaccin (entre 35 % et 71 % des répondants suivant l’étude), devant l’opinion selon laquelle cette grippe n’était pas très grave (Raude et al., 2010 ; Schwarzinger et al., 2010).
La méfiance des Français au prisme du PUS
15Comment expliquer qu’une proportion aussi importante de la population française soit devenue méfiante vis-à-vis des vaccins ? L’approche du pus met en avant plusieurs explications, qui sont d’ailleurs largement mobilisées dans la littérature scientifique consacrée à l’« hésitation vaccinale », à commencer par la montée d’un mouvement « antiscience » : en l’occurrence, la résurgence du mouvement « antivaccin ».
Le mouvement « antivaccin » à l’ère des réseaux sociaux
16Les « antivaccins » occupent une place centrale dans les discours contemporains sur les doutes vis-à-vis des vaccins, mais aussi dans les discours sur la montée des mouvements antiscience (Kata, 2012 ; Lewandowsky et al., 2017 ; Marshall, 2018 ; Vrdelja et al., 2018). Ils sont ainsi constamment évoqués dans la même foulée que les créationnistes, les terre-platistes et les climatosceptiques. Il s’agirait d’un ensemble d’individus et de collectifs qui produisent des argumentaires critiques des vaccins au nom de diverses idéologies radicales : médecines alternatives, conspirationnisme, ésotérisme et religions, écologie radicale. Ces idéologies radicales auraient en commun la promotion de modes de connaissance qui s’opposent à la méthode scientifique, ainsi qu’une défiance vis-à-vis de toute forme d’autorité typique de la « postmodernité » ou de la « société postfactuelle ». Ces militants ne se contenteraient donc pas de diffuser des informations fausses (« misinformation »), ils inculqueraient au public l’idée qu’il ne faut pas avoir confiance dans les sources légitimes d’autorité et, à l’inverse, promouveraient des conceptions alternatives de la crédibilité (avec des critères politiques, proximité émotionnelle…). La propagation de ces discours anti-scientifiques serait assurée par l’existence d’organes de diffusion sur lesquels la science a peu de prise : les médias traditionnels et surtout internet. Cette forme d’explication a le mérite de mettre en avant la question de la disponibilité des argumentaires critiques et les modalités de leur publicisation.
17La forte médiatisation des argumentaires critiques constitue effectivement un élément crucial de l’explication. Plusieurs éléments corroborent cette hypothèse. Si l’on revient sur la Figure 1 présentant l’évolution de la part de la population française se déclarant défavorable aux vaccins, l’augmentation significative se produit entre 2005 et 2009-2010. Or, c’est à partir de 2009 que se succèdent les controverses publiques sur les vaccins.
18Quant à internet, il s’impose progressivement depuis près de vingt ans comme un lieu de recherche d’information privilégié, notamment en France. L’enquête « Conditions de vie et aspirations » du Crédoc montre ainsi que la proportion des Français de plus de 12 ans « connectés » est passée de 52 % en 2005 à 89 % en 2018, tandis que la part des usagers des réseaux sociaux a progressé, de 23 % en 2009 à 59 % en 2018 [8]. Elle montre aussi que les Français sont de plus en plus nombreux à utiliser internet pour trouver de l’information sur les sujets de santé (26 % en 2007 contre 50 % en 2018). Or, dès le début des années 2000, des études américaines ont documenté la multiplicité des sites internet critiques à l’égard des vaccins et leur facilité d’accès via Google (Kata, 2012 ; Ward et al., 2015). Les recherches sur l’internet francophone sont malheureusement plus récentes. Une enquête de 2014 montre néanmoins que les sites critiques sont très bien référencés sur le moteur de recherche Google, utilisé par près de 90 % des usagers français (première page des résultats voire trois premières suggestions suivant les mots-clés) (Ward et al., 2015). Du côté des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Youtube, Pinterest, etc.), de nombreux travaux plus ou moins académiques montrent le fort investissement des critiques des vaccins sur ces plateformes, y compris en France (Ward et al., 2016 ; Vrdelja et al., 2018 ; La Netscouade et leem, 2015 ; Antidox et Printemps Prévention, 2018).
19Le développement d’internet et de ses réseaux sociaux aurait donc « exposé » une part grandissante de la population à des argumentaires critiques à l’égard des vaccins, qu’ils aient cherché activement de l’information sur ces sujets (recherche sur Google) ou non (contenus recommandés pour l’utilisateur par les algorithmes des médias sociaux). Cette hypothèse semble corroborée par certaines enquêtes quantitatives qui montrent que la défiance vis-à-vis des vaccins serait corrélée à l’usage d’internet (Bulletin épidémiologique hebdomadaire [], 2017). Cependant, cette explication bute sur le fait que, selon une étude de Kantar Médias, internet est une source jugée peu crédible par une proportion importante de la population (en 2005 et en 2019 seul un gros tiers des enquêtés jugeaient crédibles les informations publiées sur internet) [9]. D’ailleurs, selon une enquête qualitative récente, si les parents d’enfants en âge de se faire vacciner ont généralement le « réflexe internet » lorsqu’ils se posent une question sur un vaccin, ils se méfient beaucoup des informations qu’ils trouvent sur la toile, qu’ils jugent anxiogènes, et tentent de les filtrer de diverses manières : les uns privilégient les sites professionnels, les autres au contraire se fient plutôt aux groupes de discussions entre parents, d’autres encore essayent de croiser diverses sources (Peretti-Watel et al., 2019). La crédibilité accordée aux argumentaires critiques viendrait alors du manque de confiance accordée aux autorités sanitaires qui certifient la qualité des vaccins et aux laboratoires pharmaceutiques qui les produisent (Bocquier et al., 2018 ; Kata, 2012 ; Raude, 2016). Certaines études montrent d’ailleurs une corrélation entre différents marqueurs d’« hésitation vaccinale » et le manque de confiance vis-à-vis des laboratoires pharmaceutiques ou des autorités de santé (Bocquier et al., 2018 ; , 2017). La défiance vis-à-vis des vaccins peut ainsi apparaitre comme une nouvelle instanciation d’une tendance historique à la perte de confiance vis-à-vis des institutions. Cette explication peut s’appuyer sur de nombreuses études plus ou moins académiques qui observent un faible degré de confiance dans les institutions [10]. Mais que nous disent les études disponibles en France ? Le Baromètre de la confiance politique réalisé chaque année depuis 2009 par le Cevipof met en évidence un degré fluctuant mais toujours faible de confiance et de satisfaction à l’égard de la politique et des institutions (Cheurfa et Chanvril, 2019), tandis qu’une revue de littérature couvrant la période 1973-2006 suggère que cette confiance a toujours été assez faible en France (Walle et al., 2008). Quant aux enquêtes du Cevipof, elles montrent que la part de la population éprouvant de la méfiance vis-à-vis de la politique a augmenté de 11 points entre 1988 et 2011, passant de 28 % à 39 % (Boy et Chiche, 2011). Dans le même temps, des études menées entre 1972 et 2011 observent que l’opinion selon laquelle la science fait plus de mal que de bien a fortement progressé sur cette période, tandis que la part du public qui se déclare « tout à fait d’accord » avec l’idée que « les scientifiques sont des gens dévoués qui travaillent pour le bien de l’humanité » a chuté dramatiquement, passant de 53 % à 22 % (Boy, 2014). Toutefois, en parallèle, la proportion de réponses « plutôt d’accord » est passée de 35 % à 59 %. Enfin, le Baromètre de perception des risques réalisé par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (irsn) donne plutôt à voir une relative stabilité des opinions du public à l’égard des experts, la proportion des « bonnes » et « très bonnes » opinions à leur égard fluctuant autour de 50 % entre 2002 et 2017 [11]. Au total, il parait difficile de conclure que la forte dégradation des attitudes à l’égard des vaccins observée en 2009 serait la conséquence d’une dégradation similaire et concomitante de la confiance à l’égard des institutions politiques et/ou scientifiques.
20Surtout, la principale source d’informations sanitaires pour l’immense majorité des patients reste leur médecin, tout particulièrement leur médecin généraliste, et ce surtout pour les décisions vaccinales (, 2017 ; Peretti-Watel et al., 2019). Ainsi, dans le Baromètre santé 2016, à la question « Lorsque vous vous posez des questions sur un vaccin, où chercher vous de l’information ? », 77 % des personnes interrogées citent d’abord leur médecin (ou un médecin), loin devant internet (12 %), les proches (4 %) et un pharmacien (2 %), et, en outre, 93 % déclarent faire confiance aux informations délivrées par les médecins à ce sujet [#].
21Or, il se trouve qu’en France une proportion significative des médecins généralistes a des doutes sur l’efficacité et/ou l’innocuité de certains vaccins, voire de tous. Ainsi, une étude réalisée en 2014 montre que, parmi les médecins généralistes exerçant en France métropolitaine, un quart juge que certains vaccins recommandés ne sont pas utiles, un sur cinq estime que l’on vaccine les enfants contre trop de maladies et un tiers pense que les adjuvants causent des complications à long terme (Verger et al., 2015) [12]. Ils semblent ainsi jouer un rôle primordial dans la propagation des doutes vis-à-vis des vaccins. Or, faire confiance à son médecin peut difficilement être interprété comme relevant d’une attitude antiscience postmoderne. Cette confiance placée dans les médecins souligne d’ailleurs les limites d’une interprétation qui assimilerait tout doute vis-à-vis de la sécurité d’un vaccin (ou d’une autre technologie) à un rejet de la science en général. Ainsi, de nombreuses études qualitatives montrent que les parents hésitant à se faire vacciner fondent très rarement leur doute sur la mise en concurrence de la science avec des considérations religieuses ou politiques. Au contraire, leur doute vient de ce qu’ils perçoivent être un désaccord au sein de la sphère scientifique (médecin vs. médecin) et de la perturbation de la recherche scientifique pure par les intérêts politiques et financiers (Carrion, 2018) [13]. Elle traduit donc au contraire une volonté de plus de science, plutôt qu’un rejet de celle-ci. Dans ce contexte, le médecin de proximité qui doit connaitre à la fois les données scientifiques et les spécificités de la santé de l’individu est vu comme l’autorité épistémique la plus à même de suggérer la « bonne conduite » à adopter.
22Toutefois, dans l’approche du , la confiance accordée à la source n’est pas le seul mécanisme cognitif permettant de faire le lien entre l’information à laquelle l’individu a accès et la formation de son jugement. Les individus traitent l’information qu’ils consultent, et ce traitement peut les conduire à se détourner des informations qui fondent les recommandations des autorités sanitaires.
Le « faux » plus convaincant que le « vrai » ? Les biais cognitifs et la pente naturelle de l’esprit
23Pour cela, les chercheurs proches du pus ont surtout puisé dans la littérature en sciences cognitives qui met en évidence l’existence de biais dans la manière dont le cerveau humain traiterait les informations. De ce point de vue, les savoirs relatifs aux vaccins, et à la science plus généralement, seraient souvent contre-intuitifs, de sorte que les arguments critiques auraient un avantage cognitif qui les rendrait plus convaincants. Ainsi, dans le contexte actuel de disponibilité des arguments critiques dans les médias traditionnels et sur internet, plusieurs biais joueraient en faveur du doute (Asch et al., 1994 ; Browne, 2018 ; Horne et al., 2015 ; Jacobson et al., 2007 ; Meszaros et al., 1996 ; Miton et Mercier, 2015 ; Motta et al., 2018 ; Schmid et Betsch, 2019) :
- Le biais d’omission : nous craignons davantage les conséquences négatives d’une action (se faire vacciner ou vacciner son enfant) plutôt que les conséquences de l’abstention, de sorte que les risques des vaccins seraient surestimés par rapport aux risques de la maladie correspondante.
- La surestimation des faibles probabilités : les individus ont tendance à surestimer les probabilités très faibles, par exemple les risques d’effets secondaires dus à la vaccination.
- La confusion entre causalité et coïncidence : les individus auraient tendance à déduire de la succession temporelle d’événements une relation de cause à effet, comme dans le cas où des maladies se manifestent dans les jours-semaines-mois suivant une vaccination.
- La salience de la menace : la vaccination serait victime de son succès car, grâce à son efficacité, les maladies contre lesquelles elle nous protège ont presque disparu, de sorte que, ne les voyant plus, nous en sous-estimons la gravité.
- Le biais de disponibilité : la fréquence perçue de certains événements est biaisée par la facilité avec laquelle nous pouvons nous remémorer leurs occurrences, ce qui nous conduit par exemple à surestimer l’incidence des risques vaccinaux médiatisés dans la presse ou sur internet.
25Ces biais permettent notamment de comprendre comment les argumentaires présentés par des sources en lesquelles les individus n’ont pourtant pas confiance peuvent néanmoins les influencer. Consulter des sources d’information dissonantes participe à instiller le doute, à entretenir un processus de recherche d’information ou à empêcher d’être complètement rassuré sur la question, comme le montre une étude française fondée sur des entretiens avec des mères de filles en âge de se faire vacciner contre les papillomavirus (Ward et al., 2017).
26Cependant, une première limite de l’explication par les biais cognitifs est que, pour une partie d’entre eux, le biais peut jouer dans les deux sens : par exemple, surestimer les risques du vaccin ou de la maladie. En outre, pourquoi certains individus, plutôt que d’autres, sont-ils victimes de ces biais ? L’une des principales explications avancées à ces variations reste dans un cadre cognitif, renvoyant ces variations aux compétences cognitives inégalement distribuées et susceptibles d’immuniser contre ces biais.
Le modèle déficitaire, ou comment expliquer le doute par l’incompréhension
27Les doutes à l’égard des vaccins sont souvent présentés comme le résultat d’un manque de compréhension du principe de la vaccination et des savoirs qui fondent cette pratique. Ils seraient ainsi le produit d’un manque de connaissances médicales, et plus généralement scientifiques (Joslyn et Sylvester, 2017 ; Lewandowsky et al., 2017). En suivant cette hypothèse, il faudrait alors s’attendre à ce que ces doutes soient concentrés parmi les personnes ayant un faible niveau d’éducation.
28Plusieurs résultats vont dans ce sens. Ainsi, dans les Baromètres de 2010 à 2016, le rejet de tous les vaccins est plus marqué chez les moins diplômés (, 2017). Inversement, dans ces baromètres, le fait d’être favorable à la vaccination est plus fréquent parmi les niveaux d’éducation supérieurs à la moyenne (, 2017 ; Peretti-Watel et al., 2014). Cependant, d’autres résultats vont dans un sens presque inverse. Ainsi, dans le Baromètre de 2016, le fait d’être défavorable à certains vaccins, de remettre en cause la balance bénéfices/risques des vaccins contre l’hépatite B et contre les papillomavirus est cette fois positivement associé au niveau scolaire (, 2017 ; Rey et al., 2018). En outre, le fait qu’une part significative des médecins entretient des doutes sur les vaccins (voir supra) constitue un autre sérieux bémol pour cette explication.
29Ces résultats contradictoires ne sont pas spécifiques à la France (Bocquier et al., 2018). D’ailleurs, si les refus de vaccination ont historiquement été attribués, par les pouvoirs publics, aux classes populaires (avec ou sans études pour le démontrer), aujourd’hui, dans les pays développés, les discours officiels de promotion de la vaccination ciblent plutôt les classes moyennes et supérieures éduquées (les « bobos écolos qui mangent bio » [14]). Ces résultats soulignent les limites actuelles d’une approche purement cognitive des attitudes vis-à-vis de la science et des techniques. Notamment, ces approches ne permettent pas de comprendre pourquoi certains ne doutent que de certains vaccins, tandis que d’autres généralisent leur rejet à toute forme de vaccination, distinction pourtant essentielle, comme nous allons le voir dans la section suivante.
30Ces limites ont d’ailleurs très tôt été reconnues par des chercheurs centraux de ce champ de recherche, qui ont déjà appelé à une coopération avec les chercheurs des sciences sociales pour intégrer la dimension culturelle de ces phénomènes (Lewandowsky et al., 2017 ; Slovic, 1987). Plus précisément, que ce soit dans la littérature sur la perception des risques et de la science ou dans celle sur la vaccination, de nombreux auteurs ont avancé l’idée que la culture des individus affecte à la fois la confiance qu’ils accordent à telle ou telle source d’information, mais aussi la façon dont ils traitent l’information (et donc le sens dans lequel joueront les biais cognitifs évoqués supra) [15]. Toutefois, l’intégration de la dimension culturelle implique un amendement du modèle cognitif du [16]. Intégrer les valeurs dans l’explication comportementale implique de préciser comment le social se traduit concrètement dans les processus cognitifs, bref, comment la culture des individus peut affecter leur traitement de l’information sur les vaccins.
Pour une sociologie cognitive de la vaccination
31Les sciences sociales ont proposé différentes pistes pour rendre compte de la dimension sociale et culturelle de la cognition. Ici nous suivrons celle qui place au cœur de la cognition le processus mental de catégorisation, et cela pour trois raisons. D’abord, cette approche parait la plus heuristique pour le cas des attitudes vis-à-vis des vaccins (et des sciences et technologies plus généralement). Ensuite, cette approche a une longue histoire en sociologie. Enfin, elle s’articule aisément avec les autres travaux en sciences cognitives (comme ceux portant sur les biais), permettant ainsi de reconstituer le mécanisme complexe de la cognition dans ses différents aspects.
Cognition culturelle et catégorisation
32Les sociologues ont très tôt identifié l’importance des pratiques individuelles de catégorisation et de classification pour comprendre la dimension culturelle des comportements (Bourdieu, 1979 ; Mauss et Durkheim, 1903). Le sociologue qui a le mieux précisé le rôle crucial de la catégorisation dans l’articulation entre l’environnement social et la cognition individuelle est sans doute Eviatar Zerubavel (1991, 1997, 2015). Celui-ci part des résultats de la psychologie du Gestalt qui ont été confirmés dans des travaux de sciences cognitives plus récents (Spelke et Kinzler, 2007). Dans cette perspective, le monde n’est pas constitué d’objets détachés les uns des autres mais plutôt d’un tissu fluide dont les éléments ne se distinguent que par des gradations insensibles. Ne pouvant intégrer cette indistinction du monde, l’esprit humain doit le découper. Séparer les choses de leur environnement est ce qui nous permet de les traiter mentalement. Notre expérience du monde est celle d’un espace constitué d’entités discrètes. L’acte de classer la réalité est donc le fondement de la perception : les individus vivent le monde comme un ensemble de morceaux séparés (« islands of meaning »). La construction de ces morceaux implique deux activités complémentaires. Le regroupement (« lumping ») implique de regrouper des choses similaires dans un même groupe mental (« mental cluster »). La séparation (« splitting ») implique de percevoir différents objets comme radicalement différents. Cet acte consiste, au contraire, à exacerber les différences perçues entre des entités de classes différentes. Sont tracées des lignes de démarcation, des frontières entre les éléments de l’environnement perçu qui forment les paysages mentaux qu’utilisent les individus pour se mouvoir dans leur espace physique et symbolique.
33Or ces catégories ne sont pas autoproduites par l’individu. L’environnement social ne détermine pas seulement les éléments auxquels l’individu va être confronté et ceux qui ne seront pas portés à son attention (comme dans l’approche purement diffusionniste du ). Surtout, les groupes de pairs, les médias, etc. fournissent des catégories déjà formées pour appréhender le réel. E. Zerubavel, comme de nombreux participants au « tournant cognitif en sciences sociales » (Strydom, 2007), insiste sur le rôle du langage dans cette inculcation dès les premières années de la vie. Mais cette approche par la catégorisation ne se réduit pas aux structures inscrites dans chaque langue. Toute description, même quand elle est voulue neutre, porte en soi des principes de catégorisations et des choix de découpage de la réalité. Ces modes de découpage participent au cadrage de l’information (Goffman, 1974).
34Le cas des vaccins illustre ce fait de manière particulièrement claire. Ainsi, le Gardasil peut à la fois être présenté comme un vaccin contre les papillomavirus, un exemple de comment la vaccination en général sauve des millions de vie, l’un des quelques vaccins qui contiennent de l’aluminium, l’un des vaccins contre les maladies sexuellement transmissibles (comme l’hépatite B), un vaccin récent ou encore l’un des seuls vaccins recommandés pour les moins de 18 ans à ne pas être obligatoire (Wailoo et al., 2010). Surtout, l’information fournie à l’individu est le plus souvent chargée normativement. Les découpages descriptifs s’articulent aux choix normatifs. Ainsi, les angles de description du Gardasil que nous venons d’évoquer s’articulent à des modes de politisation différents de ce vaccin (l’information est « cadrée » normativement) : le Gardasil serait un exemple de la manière selon laquelle les laboratoires pharmaceutiques parviennent à faire recommander des médicaments inutiles par les autorités sanitaires, ou encore l’incapacité de l’État à faire prévaloir l’intérêt des citoyens sur les bénéfices des entreprises dans le climat néolibéral actuel ; les critiques à l’encontre de ce vaccin participeraient du mouvement antivaccin actuel qui lui-même s’inscrit dans un contexte de montée de l’obscurantisme antiscience ; le Gardasil, comme tous les vaccins, illustrerait l’emprise politique de la pseudoscience pasteurienne et biomédicale, emprise qui a occulté les vrais savoirs médicaux que sont l’homéopathie ou la naturopathie ; les résistances au Gardasil porteraient la marque de l’individualisme contemporain et du rejet des valeurs de solidarité, climat dans lequel tout le monde agit comme passagers clandestins sans faire sa part pour préserver l’immunité collective ; enfin, la recommandation du Gardasil par l’État témoignerait de la volonté des élites libérales de saper l’autorité parentale sur l’éducation sexuelle des enfants.
35Cette approche marque une rupture avec celle du pus qui occulte cette question de la manière dont les personnes découpent la réalité. Cela se traduit dans les protocoles d’enquête employés. On demande aux répondants d’exprimer un avis sur la vaccination en général ou sur certains vaccins identifiés comme particulièrement importants pour la santé publique. Le fait d’exprimer un avis défavorable à n’importe lequel de ces items est alors interprété comme démontrant la défiance vis-à-vis de la science. Mais les analystes ne s’intéressent pas à la structure des réponses, à la manière dont les personnes rapprochent certains vaccins pour les critiquer, ou à leur propension à généraliser leur défiance ou leur confiance. La question de ce qui fait l’objet de la représentation n’y est pas problématisée, ces analystes reprenant les catégories des chercheurs et experts de santé publique. Cette critique est d’ailleurs régulièrement adressée aux travaux sur la perception des risques et de la science par les sociologues (Douglas, 1999b ; Gilbert, 2001). Or, replacer au centre de l’explication les modes de catégorisation utilisés par les individus implique de mobiliser d’autres types de travaux psychologiques que ceux du pus. Ces travaux sont davantage centrés sur les mécanismes permettant d’articuler contexte social et cognition individuelle.
36Ainsi, d’autres processus cognitifs s’articulent à celui de la catégorisation pour participer à ce cadrage culturel de l’information qui peut affecter la cognition individuelle. Le premier est « l’ancrage ». Il s’agit du pendant de l’activité de cadrage évoquée ci-dessus. Les individus se forment une représentation d’un objet nouveau en le comparant à des objets déjà connus, ce qui leur permet de former un jugement (Joffe, 2003). Cet ancrage crée donc l’articulation entre les expériences et valeurs des individus et la « perception » des nouveaux objets. Les individus acquièrent ces systèmes de représentations au cours de leur parcours de vie [17]. Chaque nouveau phénomène est l’occasion d’appliquer ce système de représentations, mais aussi de le mettre à l’épreuve. Les discours publics suggèrent ainsi le plus souvent des manières de faire sens de l’information, manières qui résonnent plus ou moins selon les publics. Il est important de noter que l’individu a intérêt à maintenir ce système représentationnel du fait de son efficacité antérieure et des gains sociaux associés à son adoption.
37Le processus d’adoption de ces systèmes de représentations n’est donc pas purement cognitif, il a une dimension identitaire. Il est lié à un ensemble d’incitations, de sanctions mais aussi de pratiques collectives. L’un des mécanismes centraux du traitement de l’information en lien avec ces représentations préalables est alors l’« identity-protective behavior » ou « motivated reasoning ». Les individus tendraient spontanément à rejeter les informations/énoncés qui iraient à l’encontre de leurs représentations parce que celles-ci sont associées à leur appartenance à un groupe social particulier dont ils ne veulent pas être exclus (Joffe, 2003 ; Kahan et al., 2010). Certains psychologues se sont ainsi intéressés au rôle de systèmes de représentations tels que les idéologies politiques, la croyance aux médecines alternatives, « le conspirationnisme », ou encore différents types de cultures du risque, dans la formation des attitudes vaccinales. Ils ont notamment montré que cela se traduisait dans la sélection des sources d’information (Kahan et al., 2010), dans le traitement différencié des informations suivant leur cadrage normatif (Kahan et al., 2010 ; Lewandowsk et al., 2013), mais aussi dans le déclenchement ou non de certains biais cognitifs évoqués dans la section précédente (Joslyn et Sylvester, 2017).
38Cette approche par la catégorisation permet donc d’articuler cognition individuelle et environnement social. Mais cela implique d’introduire dans l’explication les manières concrètes dont les vaccins sont cadrés culturellement et les groupes sociaux associés à ces cadrages. Ainsi, le volet psychologique ne constitue que l’un des rouages de l’explication qui place en son centre des phénomènes relevant de domaines plus classiquement associés à la sociologie : socialisations (de classe, de genre, politique, etc.) ; répartition des ressources (notamment symboliques) entre groupes sociaux et processus de marginalisation de certains (Lamont et al., 2016) ; types d’acteurs mobilisés sur ces questions et leurs stratégies de politisation (Lagroye, 2003 ; McAdam et al., 2001 ; Neveu, 2011) ; trajectoire des problèmes publics (Chateauraynaud, 2011 ; Gilbert et Henry, 2012 ; Lemieux, 2007); etc. Une approche centrée sur la catégorisation permet donc d’intégrer les facteurs collectifs structurants que sont les normes ou frontières symboliques (Lamont et Molnár, 2002).
39Dans le cas des doutes vis-à-vis des vaccins, c’est plus particulièrement vers la sociologie des sciences et des controverses que nous nous tournerons.
La circonscription des débats publics : distinguer l’antivaccinalisme de l’hésitation vaccinale
40Aujourd’hui, en France, le phénomène le plus structurant quant aux controverses publiques sur les vaccins se rapporte justement à ces pratiques de catégorisation : il s’agit en l’occurrence de la stigmatisation des « antivaccins ». Dans les médias ou sur internet, les « antivaccins » sont constamment présentés comme dangereux, irrationnels et « anti-science », au point que le terme est devenu une étiquette stigmatisante (Capurro et al., 2018 ; Ward et al., 2019). Ce terme tend ainsi à assimiler toute forme de critique à une remise en cause du principe de la vaccination. Or celle-ci est devenue l’un des symboles des vertus de la Science et du Progrès, ainsi que de la légitimité de l’État lorsqu’il intervient pour agir sur la santé des individus (Marenco, 1984). Un peu d’histoire permet de comprendre la genèse de cette charge symbolique. Dès le début du xixe siècle, les campagnes de vaccination ont compté parmi les premières grandes politiques de santé pour les États européens en construction, dont la France (Fressoz, 2012). Les travaux de Pasteur sur les vaccins ont constitué un moment crucial dans l’imposition du paradigme microbiologique, toujours dominant aujourd’hui en biologie (Moulin, 1996). À la suite de ces travaux, la campagne de vaccination s’impose au cours du xxe siècle comme le modèle par excellence de l’intervention de santé publique dans un contexte d’extension progressive de la responsabilité de l’État dans ce domaine (Moulin, 1996 ; Thomas, 2018). Après la Seconde Guerre mondiale, les épidémiologistes et décideurs de santé publique travaillent activement à ce que les vaccins, de plus en plus nombreux, continuent à être vus comme un tout, notamment via la production du calendrier des vaccinations mais aussi en privilégiant le développement de vaccins multivalents qui tendent à désingulariser chaque vaccin (Thomas, 2018). Le fort investissement récent des mouvements rationalistes sur cette thématique a aussi contribué à renforcer cette association entre vaccination, Science et Progrès (Ward et al., 2019) [18]. La frontière symbolique distinguant les questionnements relevant du débat scientifique et ceux illégitimes (antiscientifiques) place donc la remise en cause du principe de la vaccination dans la seconde catégorie. Cela traduit à la fois les mécanismes décrits dans les travaux classiques de Steven Shapin et Thomas Gieryn : la rhétorique de la Science est mobilisée par les chercheurs du domaine pour défendre leurs intérêts dans les champs académique et administratif (Gieryn, 1999 ; Shapin, 2009) ; mais aussi la reprise de cette rhétorique et des démarcations proposées par les scientifiques par des acteurs extérieurs au monde académique (Frickel et Moore, 2006) (ici pour défendre les vaccins, Ward et al., 2019).
41Cette stigmatisation des « antivaccins » a des conséquences sur la crédibilité accordée aux critiques des vaccins, mais elle pèse aussi sur les mobilisations critiques. En effet, elle dissuade certains acteurs d’ajouter les vaccins à leur portefeuille de mobilisation et contribue à dissuader certains de ceux qui se saisissent de cette thématique de combattre la vaccination en général. Ainsi, il existe en France des groupes et activistes qui rejettent effectivement toute forme de vaccination. Seulement, ces groupes ne sont pas au cœur des grandes controverses vaccinales des vingt dernières années (Ward, 2016). En revanche, au cœur de celle portant sur le vaccin contre l’hépatite B, le groupe de victimes revahb a pris soin de mettre à distance les « antivaccins », et à ne produire que des arguments centrés sur ce vaccin particulier, tout en réaffirmant son soutien au principe de la vaccination. C’est aussi le cas du collectif E3M et des chercheurs avec lesquels ils collaborent, à l’origine des débats publics sur les risques des adjuvants aluminiques. Ce positionnement de démarcation est en partie ce qui leur a permis de trouver des alliés du côté des franges les plus dotées en capital politique du mouvement de la santé environnementale, comme l’association Réseau Environnement Santé et la député européenne Michèle Rivasi. Les groupes plus traditionnellement antivaccinalistes, eux, semblent ne parvenir à former des alliances qu’avec des mouvements politiques et culturels très marginalisés : extrême droite conspirationniste, écologie radicale, médecines alternatives radicales, mouvements ésotéristes (Ward, 2016)… A contrario, le positionnement « modéré » de certains acteurs leur permet de rester crédibles a minima auprès des journalistes français, qui adhèrent généralement à la stigmatisation des « antivaccins ». Par exemple, dans le cas de la grippe A, les acteurs rejetant toute forme de vaccination n’ont eu quasiment aucune visibilité dans les médias d’information générale – si ce n’est pour être publiquement délégitimés –, les journalistes donnant presque uniquement la parole aux acteurs qui ont proposé une critique restreinte à ce vaccin (Ward, 2019).
42La marginalisation politique et médiatique des mises en cause de la vaccination en général a deux implications pour la compréhension des attitudes vis-à-vis des vaccins. La première est que l’émergence de controverses publiques sur un ou plusieurs vaccins dépend largement de l’investissement d’acteurs capables de déployer des argumentaires autres que la critique traditionnelle de la vaccination en général, comme de leur capacité à former des alliances avec des acteurs ayant un minimum de légitimité politique et scientifique. Dans le cas des groupes critiques français, il semblerait que la diffusion du modèle des groupes de patients-experts en France, sa légitimation progressive au tournant des années 1990 d’un côté (Barbot, 2002) et, de l’autre, la structuration, au même moment, d’un mouvement à l’interface entre les champs politique et scientifique centré sur les relations entre santé et environnement participent largement à expliquer le surgissement de ces premières grandes controverses vaccinales. Ils participent à ce que les groupes focalisés sur les vaccins adoptent des répertoires d’actions et d’argumentaires reconnus comme légitimes par les journalistes et à ce qu’ils trouvent des alliés donnant plus de poids à leur cause. Que des arguments critiques des vaccins soient portés à l’attention d’une large partie de la population ou non – et quels vaccins ils visent – dépend ainsi largement de ces stratégies de positionnement et de ces alliances. Or, c’est un élément important pour l’interprétation des données présentées ici : l’existence et la durée des controverses médiatiques déterminent notamment si ces risques sont maintenus à l’attention du public.
43En effet, les attitudes vis-à-vis des vaccins ne sont pas gravées dans le marbre, elles ont une durée de vie limitée. On oublie et se désintéresse. Les études mesurent souvent des dispositions provisoires. Les résultats doivent être interprétés à l’aune du contexte d’intéressement au sujet de l’enquête. Cela est particulièrement manifeste dans le cas des vaccins, Ainsi, la vague 2009-2010 du Baromètre santé a été réalisée sur plusieurs mois couvrant en partie la campagne de vaccination contre la grippe A. L’opposition à cette vaccination a connu des amplitudes d’une dizaine de points durant cette période : lorsque la polémique débute, à l’automne 2009, 37 % des Français interrogés s’y disent hostiles, cette proportion augmentant jusqu’à 44 % au plus fort de la controverse, durant l’hiver, avant de retomber à 33 % au printemps 2010 (Peretti-Watel et al., 2014). La succession des controverses depuis 2009 a maintenu la thématique des risques vaccinaux à l’attention des Français. Symétriquement, le choix d’étendre les obligations vaccinales à partir de 2018, en changeant fortement le contexte politique et institutionnel, pourrait contribuer à recloisonner, voire éteindre ces controverses [19].
44La seconde implication est que les arguments relatifs aux risques de certains vaccins et ceux évoquant les risques de la vaccination en général n’ont pas été publicisés au même degré. Seuls les premiers ont largement figuré dans les médias d’information générale. De plus, la tendance des journalistes et des principaux acteurs critiques à publiquement délégitimer et mettre à distance les « antivaccins » nourrit l’idée qu’on ne doit pas douter de la vaccination en général. Au-delà des médias, les chances de se trouver confronté à des arguments radicaux sont aussi limitées par la topologie des mobilisations critiques : les dangers des vaccins n’ont pas été intégrés aux répertoires de mobilisations des principaux partis de gouvernement ni des principales associations du domaine de la santé. Seuls les risques de certains vaccins ou de certaines substances (comme les adjuvants) ont été récupérés par des acteurs de second plan des champs politique et sanitaire. Les arguments radicaux, eux, n’ont été repris que par des mouvements très marginaux. Cette topologie des mobilisations détermine à la fois les chances de croiser tel ou tel argument, et de le juger convaincant. Ainsi, un discours dénonçant toute vaccination comme une atteinte à l’immunité naturelle, accompagné de propos plus généraux sur la grande arnaque de la médecine allopathique et le caractère liberticide de l’État contemporain, aura beaucoup moins de chances d’être jugé convaincant qu’un discours qui identifie l’aluminium comme une substance reconnue comme dangereuse par l’Union européenne, et qui pointe plus généralement la nécessité de mieux étudier la toxicité des substances chimiques et de mieux lutter contre les conflits d’intérêts.
45Cette marginalisation du discours « antivaccin » constitue donc un élément crucial pour comprendre la méfiance contemporaine vis-à-vis des vaccins en France. Ainsi, dans le Baromètre santé de 2016, si 24,7 % des répondants se déclaraient défavorables à la vaccination en général, seuls 2 % confirmaient ensuite qu’ils rejetaient tous les vaccins (, 2017). À l’inverse, certains de ceux qui se sont déclarés favorables à la vaccination ont ensuite porté un jugement défavorable sur tel ou tel vaccin en particulier, de sorte qu’au final 41,5 % des répondants étaient défavorables à certains vaccins [#]. Ces écarts étaient similaires en 2010 et 2014. La proportion de ceux rejetant explicitement toute forme de vaccination oscille autour de 2 % [20], tandis qu’environ un enquêté sur deux se déclare défavorable à certains vaccins seulement.
46La distinction entre défiance vis-à-vis de la vaccination en général et défiance vis-à-vis de certains vaccins est donc cruciale, et c’est d’ailleurs l’un des principaux diagnostics de la littérature centrée sur le concept d’« hésitation vaccinale », comme nous l’avons présenté dans l’introduction. En effet, cette littérature a particulièrement insisté sur le fait que ces doutes sont le plus souvent ciblés sur certains vaccins particulièrement controversés. Une approche centrée sur la catégorisation permet donc d’articuler l’étude des discours publics et de leur inégale diffusion avec les cognitions individuelles, en identifiant les points de connexion de ces phénomènes. Ce faisant, l’explication peut enfin intégrer les facteurs collectifs structurants que sont les normes ou frontières symboliques (Lamont et Molnár, 2002). Dans le cas des vaccins, elle incite à penser que l’« hésitation vaccinale » et l’antivaccinalisme sont les produits de processus sociaux différents.
47Malheureusement, en France comme ailleurs, les travaux portant sur les attitudes vis-à-vis des vaccins menés jusqu’à présent n’ont pas adopté une telle approche et se sont ainsi vus confrontés aux limites du pus. Cela s’est traduit dans les méthodes mobilisées, ces travaux se focalisant sur les études quantitatives par questionnaires fermés, la simulation expérimentale de situations de recherche d’information et l’analyse quantitative de contenus publiés dans les médias et sur internet. Les chercheurs suivant l’approche du pus ont ainsi très peu utilisé les méthodes plus qualitatives (entretiens, ethnographies, analyse détaillée des contenus) ni se sont inspirés des travaux de ce type réalisés sur la thématique vaccinale [21]. Or, l’intégration de ces méthodes est cruciale pour saisir comment les socialisations et pratiques culturelles peuvent jouer sur la propension des personnes à s’intéresser à ces questions, à leur donner sens et à les inscrire dans leur vie quotidienne, comme l’ont par exemple bien montré les travaux récents sur les rapports ordinaires au politique (Buton et al., 2016). Ces limites se retrouvent aussi dans la manière d’utiliser les méthodes classiques pour la sociologie que sont l’enquête par questionnaire et l’analyse de contenus. Les analyses de contenus tendent à se focaliser sur la recension des erreurs de raisonnement et d’informations fausses. De plus, lorsque le cadrage est pris en compte, le type de codage employé est beaucoup trop frustre pour saisir les différents modes de politisation de chaque vaccin et/ou de la vaccination en général [22]. Du côté des enquêtes par questionnaires, ces limites se traduisent d’abord par la focalisation sur le niveau d’éducation entendu comme un proxy de la capacité des personnes à comprendre les informations relatives à la vaccination. L’analyse du rapport entre position sociale et attitudes vis-à-vis des vaccins est ainsi restée assez frustre. Ces limites se sont aussi traduites par un désintérêt pour les refus de réponse (« ne se prononce pas ») qui sont pourtant significatifs quant à la propension à se sentir légitime à avoir un point de vue sur ces questions (par opposition à déléguer son jugement aux experts). Enfin, et surtout, ces enquêtes ont rarement intégré suffisamment d’items visant à distinguer les différents types d’attitudes vis-à-vis des vaccins [23]. Dans de rares cas, ces données existent mais sont peu exploitées. Pourtant, les quelques travaux s’étant penchés sur ces différences d’attitudes suggèrent le caractère heuristique de cette démarche.
48C’est notamment le cas d’une étude menée à partir des données du Baromètre santé 2009-2010, qui soulignait les différences entre les personnes qui se déclarent défavorables à la vaccination en général et celles déclarant se méfier spécifiquement du vaccin contre la grippe A(H1N1) (Peretti-Watel et al., 2014). Les premiers sont plus souvent des hommes, âgés, isolés, avec de faibles niveaux d’éducation et de revenus, tandis que les seconds sont plutôt des femmes, d’âges intermédiaires, avec des niveaux d’éducation et de revenus plus élevés que la moyenne. Le profil des opposants à la vaccination en général illustre la théorie dite de l’aliénation développée en sociologie du risque (pour une présentation voir Gauchat [2011]). La modernité se caractérisant par le développement des économies de la connaissance, de bureaucraties complexes et l’accélération de l’innovation technologique, la vie quotidienne est de plus en plus dépendante des « systèmes experts » distants, c’est-à-dire d’outils et de procédures que nous ne maitrisons pas, produits et régulés par des spécialistes que nous ne connaissons pas non plus, ce qui contribue au « désenchâssement » (disembedding) des relations sociales (Giddens, 1991). Ce désenchâssement nourrit un sentiment d’aliénation qui touche en particulier les classes populaires et les publics vulnérables dans la mesure où ils subissent directement les risques et l’incertitude associés à cette complexification (crises économiques, pollution, inégalités sociales, etc.) et n’ont pas l’impression de faire partie du monde de la décision. Quant à la défiance spécifique vis-à-vis du vaccin pandémique, plus présente donc parmi les classes moyennes les plus diplômées, elle illustrerait un phénomène assez différent : la diffusion du santéisme (ou « healthism, » Greenhalgh et Wessely, 2004). Dans les sociétés contemporaines, les individus sont de plus en plus incités à devenir autonomes et responsables, à prendre leur vie en main pour gérer eux-mêmes, à partir des informations expertes disponibles, les risques auxquels ils sont confrontés. Dans le domaine de la santé, cette tendance a été exacerbée par le désinvestissement de l’État et la « responsabilisation » des patients dans un climat de restrictions budgétaires. Les personnes les plus dotées en capitaux culturels et économiques sont à la fois les plus enclines à juger ces injonctions légitimes, et les mieux armées pour les adopter. Seulement, cet investissement dans les décisions de santé peut paradoxalement se traduire par le développement d’attitudes rompant avec les recommandations des autorités sanitaires, dans la mesure où les nouveaux entrepreneurs de leur propre santé peuvent fonder leurs choix sur d’autres sources d’information. Ainsi, dans un contexte où des informations contradictoires sont aisément accessibles, inciter les individus à s’investir dans la décision augmente les chances qu’ils se confrontent à des informations hétérodoxes.
49Les données du Baromètre santé 2016 tendent à corroborer cette hypothèse de deux chemins distincts, lorsque l’on examine le lien entre attitudes vaccinales et niveau de diplôme. En effet, les enquêtés dont le niveau scolaire est inférieur au baccalauréat sont majoritaires parmi les personnes qui se déclarent hostiles à tous les vaccins (64 %), comme parmi les personnes qui se disent défavorables à la vaccination en général (55 %), mais ils sont en revanche minoritaires parmi les personnes qui pointent spécifiquement un vaccin controversé, comme ceux contre le hbv (42 %) ou le hpv (38 %) [#].
50Surtout, le travail d’analyse des controverses permet d’enrichir cette interprétation. On peut faire l’hypothèse que les doutes centrés sur certains vaccins sont liés à l’intérêt pour l’actualité médiatique, plus fort chez les classes moyennes et surtout supérieures (Granjon et Foulgoc, 2010). Cette pratique expose les individus aux argumentaires critiques centrés sur certains vaccins, ainsi qu’aux mises en garde qui ostracisent les « antivaccins » et leur mise en doute de toute forme de vaccination. Cet intérêt pour l’actualité médiatique s’accompagnerait aussi d’une maitrise plus grande des codes de la réflexion politique légitime, augmentant les chances que les personnes de ces profils voient dans les cadrages radicaux la même chose que les journalistes et leurs sources : des discours qui vont trop loin, qui ne sont pas crédibles. À l’inverse, se déclarer défavorable à tous les vaccins pourrait refléter deux autres phénomènes également distincts. Premièrement, ce positionnement traduit pour certains un manque de maitrise des formes légitimes de la critique. Les arguments sur les risques de certains vaccins ou les problèmes de régulation des risques médicamenteux croisés via différentes sources sont alors réinterprétés dans des schémas plus simples traduisant la tendance au faible investissement dans ce type de pratiques culturelles [24]. Cela peut d’ailleurs ne pas se concrétiser par des actes car ces réponses ne reflètent alors pas nécessairement un positionnement consolidé et engageant sur le sujet des vaccins [25]. Ces réponses traduiraient donc plutôt un manque de précaution dans la formulation des avis. Le second phénomène est presque inverse. Pour certains, ces réponses traduisent un engagement fort et réfléchi. Pour ceux-là, on peut faire l’hypothèse que cet engagement s’est construit via l’intégration à des groupes politiques ou culturels connus pour avoir inclus le rejet de toute forme de vaccination dans leur identité de groupe ou leur répertoire de causes (écologie radicale, médecines alternatives, mouvements conspirationnistes, groupes ésotéristes, etc.). Cette intégration a conduit à l’adoption de systèmes de représentations qui font de la vaccination en général l’échelle d’analyse pertinente (plutôt que chaque vaccin considéré séparément) et incluent des critères d’évaluation de la crédibilité des arguments scientifiques et politiques très différents de ceux qui se fient aux autorités sanitaires.
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52À partir d’un état des lieux des connaissances disponibles relatives aux attitudes vis-à-vis des vaccins en France, cet article est revenu sur les modalités d’explication des attitudes profanes vis-à-vis des savoirs et objets scientifiques et techniques, en pointant les limites de l’approche dominante dans ce domaine, le Public Understanding of Science, qui tend à réduire l’explication des attitudes parfois hétérodoxes du public aux perturbations de l’exercice optimal de la raison. Nous avons ensuite esquissé un modèle théorique alternatif centré sur l’articulation des apports de l’analyse des controverses avec ceux des travaux portant sur la cognition culturelle via les pratiques de catégorisation. Ce modèle permet de formuler des hypothèses alternatives d’explication du surgissement des doutes vis-à-vis des vaccins qui surmontent l’une des principales apories de l’application du pus à ce cas : l’incapacité à rendre compte du fait qu’une grande majorité des personnes méfiantes ne l’est que vis-à-vis de certains vaccins et ne généralise pas leur doute au principe de la vaccination.
53Nous n’avons malheureusement pas pu tester ces hypothèses dans le cadre de cet article. En effet, leur mise à l’épreuve nécessite l’existence de bases de données construites à partir de la perspective proposée. La perspective que nous proposons suggère la mise en place de programmes de recherche plus ambitieux articulant démarches quantitative et qualitative, comme ont su le faire ces dernières années les sociologues s’intéressant aux rapports ordinaires au politique (Buton et al., 2016 ; Collectif spel, 2016 ; Gaxie et al., 2011). Si ces travaux n’ont pas produit de réflexions sur la cognition culturelle, ils ont permis de surmonter des apories théoriques et méthodologiques des travaux portant sur le vote et les attitudes politiques qui s’avèrent très proches de celles du PUS. En ce sens, notre article constitue un appel à réaliser une sociologie des rapports ordinaires aux sciences attentive à la fois à la structuration des controverses mais aussi à leur inscription dans le quotidien et l’univers de sens des personnes qui en composent les publics.
54À la différence des travaux sur les rapports ordinaires au politique, nous avons choisi de prendre de front la question des mécanismes cognitifs via lesquels les personnes forment leur jugement. Ce choix s’est imposé du fait de l’importance que revêt la cognition dans les travaux du PUS. Cette orientation fait que notre article ne constitue pas qu’une contribution au domaine de la sociologie des sciences. Cette question des rapports ordinaires aux sciences nous a conduits, comme d’autres sociologues contemporains tels que Gordon Gauchat (Gauchat et Andrews, 2018), à nous inscrire dans les réflexions actuelles sur les apports que peut avoir la sociologie aux sciences cognitives, et vice versa (Brekhus et Ignatow, 2019 ; Bronner, 2010 ; Cordonier, 2018 ; Lahire et al., 2008 ; Vaisey, 2009). Nous avons ainsi proposé une critique des explications centrées sur les biais cognitifs à partir des acquis de la sociologie ainsi que d’autres traditions de la psychologie cognitive. Il est important de souligner ce dernier point (l’existence d’une diversité des approches et théories au sein des sciences cognitives). En effet, les débats français autour de ces questions tendent à se réduire à une opposition entre d’un côté ceux qui postulent une opposition fondamentale entre les approches sociologiques et psychologiques, et, de l’autre, ceux qui proposent une importation unilatérale des résultats issus des courants dominants de la psychologie cognitive vers la sociologie. Pourtant, une partie des sociologues américains se revendiquant de la sociologie cognitive, tels qu’E. Zerubavel (pour d’autres exemples, voir Brekhus et Ignatow [2019]), propose une alternative en combinant un travail de critique et de reconceptualisation ancré dans les théories sociologiques et la mobilisation d’autres traditions de recherche psychologiques. Plus généralement, dans un contexte particulièrement porteur pour les sciences cognitives, il est crucial que la sociologie investisse ces débats et y démontre la pertinence de son approche [26]. Cela passe notamment par l’investissement sur des objets de recherche-frontières, tels que la vaccination, fortement investis par des chercheurs de différentes disciplines et où se jouent cette concurrence entre disciplines mais aussi la possibilité de débats et collaborations fécondes.
Notes
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[1]
Pour un idéaltype récent de ce type d’analyse, voir l’introduction de Stéphane François (2018).
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[2]
On retrouve néanmoins cette combinaison dans la proposition la plus aboutie : le modèle de « l’amplification sociale du risque » (Pidgeon et al., 2003).
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[3]
Voir notamment Claire Marris et al. (2001), Mary Douglas (1999a), Claude Gilbert (2001), Brian Wynne (1992).
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[4]
Citons aussi un sondage réalisé en février 1987 par ipsos auprès de 1 000 personnes : 4 % d’entre elles considéraient que les vaccins étaient des produits dangereux.
Accessible ici : https://www.ipsos.com/fr-fr/ce-qui-fait-peur-comment-sen-proteger (consulté le 27-02-2019). -
[5]
Plusieurs sondages réalisés à la fin des années 1990 suggèrent aussi qu’une large partie de la population garde une image positive de la vaccination, souvent perçue comme un symbole du progrès scientifique. Ainsi, dans un sondage réalisé en 1997, le vaccin contre l’hépatite B est plébiscité en tant que « symbole de la recherche ». De même un sondage réalisé en 2000 voit la vaccination placée en tête des « inventions qui ont le plus contribué à (leur) bonheur » (33 %, loin devant les greffes d’organes, étude ipsos « Les français et les médicaments », ).
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[6]
On pourrait aussi évoquer les résultats de l’enquête « Vaccinoscopie » réalisée chaque année entre 2010 et 2017 auprès d’un échantillon nationalement représentatif de mères d’enfants de moins d’un an. À l’item « Que pensez-vous des vaccins ? », celles-ci devaient choisir entre « Je suis plutôt pour vacciner contre toutes les maladies dangereuses ou graves s’il existe des vaccins », « Je suis plutôt pour minimiser le nombre de vaccins », « Je suis opposée à tous les vaccins quels qu’ils soient » ou « Je n’ai pas d’opinion ». Ce dispositif met en évidence une diminution de la part des premiers (79,4 % des réponses en 2010, 64,7 % en 2017) au profit des seconds (18,4 % et 32,7 % respectivement) (Cohen et al., à paraitre).
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[7]
En 2018, ces trois proportions atteignaient respectivement 30 %, 14 % et 17 % (Larson et al., 2018).
- [8]
- [9]
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[10]
Précisons que ces études, même lorsqu’elles sont académiques, s’embarrassent rarement d’une discussion scientifique de la notion de confiance, que nous n’avons pas la place d’initier ici. Cette notion peut pourtant s’entendre de diverses manières, et divers types de confiance peuvent être distingués (voir, par exemple, Luhmann, 2000).
- [11]
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[12]
Des résultats similaires ont été obtenus l’année suivante (Verger et al., 2016). Avec d’autres, ces études pointent plusieurs motifs à l’hésitation vaccinale des médecins : outre qu’ils seraient eux-aussi sensibles aux controverses médiatiques, voire perméables à l’hésitation vaccinale de leurs patients, ils seraient généralement peu formés sur les questions vaccinales, pas convaincus par un calendrier vaccinal complexe et en constant changement, ou par la vaccination systématique recommandée pour certaines maladies qu’ils jugent rares (comme la méningite).
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[13]
Voir notamment, pour le cas français, P. Peretti-Watel et al. (2019), J. Ward et al. (2017).
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[14]
Par exemple, S. François (2018).
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[15]
Pour une revue de littérature, voir notamment Heidi Larson et al. (2018).
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[16]
On a d’ailleurs vu cela très tôt (dès le milieu des années 1990) dans la littérature sur la perception du risque avec le problème du « white male effect » et du biais de genre. Pour expliquer pourquoi les femmes avaient tendance à davantage surestimer une grande variété de risques, les chercheurs de cette tradition ont fait référence aux socialisations différenciées (plutôt qu’à des facteurs naturels) sans pour autant préciser les mécanismes cognitifs précis par lesquels cette socialisation pouvait affecter la perception des risques (Boy, 2007).
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[17]
L’étude de la nature cognitive des valeurs, idéologies, des contenus culturels au sens large, a été au cœur du renouveau de la sociologie cognitive des dix dernières années. Les idéologies (au sens de systèmes organisés de représentations) qui sont énoncées publiquement et se construisent collectivement trouvent leur pendant au niveau des individus et le concept mis en avant pour faire cette articulation est celui de « schème » (Strand et Lizardo, 2015).
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[18]
On retrouve cet investissement des mouvements proscience aux États-Unis (Vanderslott, 2019).
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[19]
Il pourrait aussi avoir un effet de polarisation des attitudes sur ce sujet, comme nous l’avons suggéré au moment de ces débats (Ward et al., 2017).
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[20]
L’enquête « Vaccinoscopie » menée auprès des mères d’enfants de moins d’un an donne une proportion inférieure à 0,9 % depuis 2009 (Cohen et al., à paraitre).
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[21]
Comme ceux que nous venons d’évoquer ou ceux réalisés par les rares sociologues à s’être penchés sur la question (voir, notamment, Attwell [2018] et Reich [2016]). Il est important de noter que les travaux mobilisant les méthodes qualitatives existants, s’ils ne suivent que très rarement la perspective du , ne dessinent pas non plus de modèle alternatif comme nous le faisons ici. Ces études s’intéressent d’ailleurs assez peu aux différences de représentation selon le vaccin et tendent surtout à resituer toute forme de doute quant aux vaccins dans de grandes transformations culturelles générales caractéristiques des sociétés modernes (pour une revue de littérature, voir Dubé et al. [2018]). Ils butent donc eux-aussi sur l’épineuse question de la distinction entre rejet radical de toute forme de vaccination et doutes plus ciblés ou diffus.
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[22]
Voir notamment les nombreuses analyses de contenu de sites « antivaccins » publiées depuis 2003 (Kata, 2012).
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[23]
Un problème déjà mis en évidence par d’autres chercheurs souhaitant, comme nous, adopter une approche des représentations ordinaires de la science informée par la sociologie des controverses (Gauchat et Andrews, 2018).
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[24]
On peut ainsi rapprocher ce type de réponse à l’adoption de rumeurs (Aldrin, 2005).
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[25]
Cette hypothèse semble être corroborée par le fait que, parmi les personnes répondant « défavorable » à cet item des baromètres, une minorité confirme ce rejet de tous les vaccins dans l’item suivant. La majorité des réponses défavorables semble ainsi plutôt traduire un doute fort ciblé sur certains vaccins et un doute plus diffus dès lors que l’on parle des vaccins en général (Gagneur, 2016).
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[26]
Comme l’ont très bien argumenté les sociologues américains Stephen Vaisey et Lauren Valentino (2018) dans leur passionnant article sur l’attitude que la sociologie doit avoir face aux « sciences de la décision ».