CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis le début des années 1990, l'adoption de lois contre le bias ou hate crime (crime de haine ou fondé sur les préjugés) et la mise en place d'unités de police spéciales visant à lutter contre ce type de délinquance aux États-Unis et en Grande-Bretagne ont favorisé le développement d'une réflexion sociologique sur les déterminants sociaux des crimes de haine visant les minorités raciales, ethniques ou religieuses, les femmes, les gays et les lesbiennes. En effet, les différents services de police (municipaux, de comtés, d'État et fédéraux) ont l'obligation d'enregistrer ces incidents, ce qui a permis à plusieurs équipes de sociologues d'obtenir des données statistiques très fouillées, de formuler des hypothèses et d'ouvrir un espace de discussion très vivant sur les déterminations sociales des crimes de haine et leur répression [1] (Green et al., 2001 ; Hall, 2013). La richesse des débats scientifiques britannique et étasunien sur les crimes de haine [2], institutionnalisés à travers le champ des hate studies, contraste avec leur rareté dans le champ académique français, alors que la sociologie de la délinquance constitue un sous-champ disciplinaire bien structuré. Si la délinquance sexiste, notamment les violences contre les femmes, est bien documentée (Jaspard, 2011), il n'en va pas de même pour la délinquance homophobe (Debarbieux et Fotinos, 2011 ; Larchet, 2017) et raciste. Sur ce dernier enjeu, l'enquête sur la « tentation antisémite » dirigée par Michel Wieviorka (2005) fait exception, mais les données sur les actes antisémites, leurs contextes, les victimes et les mis en cause sont éparses et ne permettent pas d'engager une discussion sur les déterminants sociaux des actes antisémites. En histoire, il existe bien sûr une solide historiographie sur les actes racistes (Brahim, 2017 ; Dornel, 2004 ; Noiriel, 2011 ; Zancarini-Fournel, 2016), mais il s'agit le plus souvent d'une violence raciste collective et extraordinaire, au détriment d'une analyse du racisme individuel, quotidien et ordinaire.

2Ainsi, l'objectif de cet article [3] est d'analyser ce racisme quotidien, au travers d'une dimension particulière de cette délinquance, la spatialisation des infractions racistes [4]. Cet enjeu renvoie à deux types de questionnement : 1) Existe-t-il une relation statistique entre la probabilité d'occurrence des infractions racistes et les caractéristiques économiques, démographiques et/ou sociales d'un territoire ? 2) En quoi les caractéristiques des affaires racistes (type d'infraction, type de racisme, profils des victimes et des suspects, etc.) diffèrent-elles selon des configurations spatiales spécifiques (proximité ou distance entre le lieu de commission des faits et les lieux de résidence des victimes et mis en cause) ? Il s'agit donc de poser non seulement la question de l'influence des caractéristiques sociodémographiques d'un territoire sur l'occurrence des infractions racistes, mais aussi celle de la différenciation des affaires racistes selon différentes configurations territoriales. Pour y répondre, cet article s'appuie sur l'analyse quantitative d'un matériau inédit ­ 483 dossiers pour infractions racistes archivés dans deux tribunaux correctionnels (voir Encadré 1).

ENCADRÉ 1. ­ Méthodologie de l'enquête

L'échantillon
Nous avons mené une enquête sans précédent en Europe par son ampleur [5]. Grâce à l'accord du ministère de la Justice, nous avons obtenu l'accès à 483 dossiers judiciaires d'affaires liées au racisme instruites entre 2006 et 2015, dans deux tribunaux correctionnels (T1 et T2). Comme l'ont montré certains travaux (Boyd et al., 1996 ; Martin, 1995), une telle source offre un matériau riche pour étudier le phénomène raciste car elle contient de nombreuses informations sur les infractions et les protagonistes de l'affaire. Ces dossiers sont le produit d'un triple processus de filtrage dont il faut avoir conscience pour en apprécier la portée.
Tout d'abord, les infractions racistes faisant l'objet d'une plainte constituent une infime partie des actes racistes en général. Par exemple, l'enquête « Cadre de vie et sécurité » de l'Insee montre qu'entre 2007 et 2015, en France métropolitaine, 975 000 personnes déclarent avoir été victimes d'injures à caractère raciste, antisémite ou xénophobe, soit 14 % de l'ensemble des 6 317 000 victimes d'injures (Scherr et Amrous, 2017, p. 14). Or seulement 8 % des victimes d'injures racistes se sont déplacées au poste de police ou de gendarmerie. Les données judiciaires étudiées ne sont donc pas représentatives de l'ensemble des actes racistes qui se sont produits dans les juridictions de T1 et T2, mais elles donnent néanmoins un aperçu du phénomène raciste. C'est le même biais que l'on retrouve aux États-Unis et en Grande-Bretagne, même s'il est moins fort en raison d'un taux de plainte relativement plus élevé.
Ensuite, le déplacement de la victime au poste de police ou de gendarmerie ne débouche pas forcément sur l'enregistrement d'une plainte pour infraction raciste. Entre 2007 et 2015, parmi les victimes d'injures racistes qui se sont déplacées au poste, 44 % ont déposé une main courante, 42 % ont porté plainte et 5 % ont renoncé à toute démarche (ibid.).
Enfin, notre échantillonnage conduit inévitablement à ne sélectionner qu'une partie des plaintes enregistrées. Grâce au logiciel Cassiopée [6] du ministère de la Justice, nous avons établi une liste initiale de 789 affaires « potentielles » (388 pour T1 et 401 pour T2). Pour T1, nous avons cherché l'exhaustivité mais avons finalement pu coder 275 dossiers. Pour T2, nous avons dû opérer une sélection en raison de notre incapacité à traiter l'ensemble des 401 affaires [7], et avons codé 208 dossiers [8]. Le taux de perte global est de 38,8 % mais il ne produit pas de biais significatif par rapport à la composition des affaires « potentielles » dans la mesure où celle-ci est proche de celle des affaires codées [9].
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Une fois l'échantillon constitué, nous avons consulté les dossiers d'affaires dans les salles d'archives et utilisé un masque de saisie créé avec Shiny (application interactive du logiciel R). Nous avons réalisé le codage des dossiers en plusieurs sessions, entre juillet 2016 et juin 2017 pour T1, et entre janvier 2017 et juillet 2017 pour T2. Le masque de saisie est structuré en une table « Affaires » et une table « Individus », permettant de coder toutes les configurations d'affaires envisageables : de la « simple » affaire avec une seule victime sans mis en cause (auteur inconnu), à l'affaire plus complexe où sont impliqués plusieurs individus (victimes, mis en cause, témoins), certains individus étant à la fois victimes et mis en cause pour des faits différents (en cas de violences ou d'injures réciproques). La table « Affaires » permet de collecter toutes les informations sur le processus judiciaire du signalement de l'infraction (plainte de la victime, lieu de commission des faits, etc.) jusqu'à l'éventuel procès au tribunal correctionnel, en passant par les différentes actions menées par les officiers de police judiciaire et le parquet. Elle est structurée autour de quatre thèmes correspondant au processus judiciaire des affaires (police, parquet, tribunal et appel). Quant à la table « Individus », elle est structurée autour d'informations sur le profil social des mis en cause, victimes et témoins (âge, sexe, ethnicité, catégorie socioprofessionnelle, date et lieu de naissance, diplôme, lieu de résidence, lieu de travail, etc.), les relations qu'ils peuvent entretenir entre eux, les antécédents judiciaires, etc.
 
Coder l'ethnicité et les variables économiques
De fait, l'absence de statistiques officielles sur l'ethnicité ne permet pas une analyse aussi poussée qu'aux États-Unis et en Grande-Bretagne (Schor, 2009). Nous avons certes introduit dans notre masque de saisie une variable sur le type de racisme et trois variables sur la catégorisation ethnique des individus (identités assignée, revendiquée et « informationnelle ») [10], mais il est impossible de construire un taux de victimation par groupe ethnique (nombre d'actes racistes rapporté au nombre de membres du groupe) et l'indicateur « Interaction » de l'équipe de Donald P. Green (pourcentage de la population blanche en 1980 rapporté à l'évolution de la population non blanche) ne peut pas être reproduit en raison de l'absence de données équivalentes dans le recensement de l'Insee. Cependant, nous pouvons utiliser les variables de la proportion de Français et d'étrangers, et celle de la part d'immigrés (personnes nées étrangères à l'étranger et résidant en France, qu'elles soient de nationalité française ou étrangère) et de non-immigrés (personnes nées en France, qu'elles soient de nationalité française ou étrangère), ainsi que leurs évolutions, pour rendre compte des caractéristiques et des transformations démographiques d'un quartier. À défaut de variables « directes » sur l'ethnicité, nous nous sommes contenté·e·s de variables « indirectes » [11].
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Par ailleurs, se pose la question de la comparabilité des indicateurs économiques. Certains travaux utilisent le taux de chômage mensuel général (Green, Strolovitch et Wong, 1998), tandis que d'autres s'appuient sur des indices économiques, tel que l'index Ayres (Green, Glaser et Rich, 1998 ; Hepworth et West, 1988 ; Hovland et Sears, 1940), ou socioéconomiques, tels que l'Index of Local (or Multiple) Deprivation (Brimicombe et al., 2001 ; Iganski, 2008) ou le « désavantage concentré » (Grattet, 2009). Les résultats de Ryken Grattet et Paul Iganski montrent que la prise en compte de facteurs socioéconomiques débouche sur une corrélation avec l'occurrence des crimes racistes, alors que les enquêtes précédentes avaient écarté l'influence de facteurs économiques stricto sensu. Nous avons donc choisi de prendre en compte une série de facteurs sociaux, économiques et démographiques grâce aux données du recensement (formation, profession, logement, stabilité résidentielle et migration) et à celles de l'administration fiscale et de la Caisse nationale des allocations familiales (économie).
 
Temporalité et spatialité
De plus, 95 % des affaires saisies dans le tribunal T2 ont eu lieu entre 2012 et 2015, et 88 % des affaires du tribunal T1 ont eu lieu entre 2008 et 2015. Afin de permettre la comparaison entre les deux tribunaux, l'analyse géographique s'est appuyée sur des données territoriales exogènes issues des recensements 2008 à 2014 [12], du fichier FiLoSoFi [13] de l'Insee et des données de la CNAF 2009 à 2014 [14] à l'échelle la plus fine disponible : celle des IRIS [15] pour les données du recensement et FiLoSoFi, et celle de la commune pour les données de la CNAF. Les données concernant les évolutions territoriales comparent les données de 2008 et 2014 [16].
Enfin, l'une des originalités de notre base de données est de reposer sur des informations géographiques beaucoup plus précises que celles qui ont été utilisées par les collègues étasuniens et britanniques. En effet, l'équipe de D. P. Green utilise l'adresse du commissariat de police où les plaintes ont été déposées (Green, Strolovitch et Wong, 1998), tandis que celle de A. J. Brimicombe reprend les adresses des victimes (Brimicombe et al., 2001). Les autres ne précisent pas quelles adresses sont utilisées. L'équipe d'A.J. Brimicombe justifie l'usage des adresses des victimes par le fait que plusieurs études ont montré que les incidents ont souvent lieu à proximité du lieu de résidence des victimes (Bowling, 1993 ; Cooper et Qureshi, 1993 ; Phillips et Sampson, 1998 ; Sampson et Phillips, 1992), mais cet argument est contestable : il est nécessaire d'être précis en la matière puisque la localisation sur un des trois types de lieu n'a pas la même signification sociale. En effet, peut-on parler de « quartier à défendre » si le mis en cause ne réside pas dans la zone où il a commis l'infraction raciste ? Peut-on mettre en relation l'occurrence des infractions racistes et les caractéristiques sociodémographiques d'un quartier si les faits ont lieu en dehors des lieux de résidence de la victime et du mis en cause ? Ainsi, pour l'analyse de régression, nous avons choisi de prendre en compte une donnée géographique (adresses des faits) contre trois pour les tris croisés (adresses des faits, de résidence principale déclarée des victimes et des mis en cause).

3Dans un premier temps, il s'agit de faire un état de l'art en présentant et discutant les questions de recherche, les hypothèses et les principaux résultats des travaux étasuniens et britanniques sur ce sujet (voir le Tableau A, Annexe, pour une présentation synthétique). Trois pôles se dégagent pour expliquer l'occurrence d'actes racistes : celui de la surdétermination des variables économiques, celui de la surdétermination des variables démographiques (en particulier la composition ethnique des quartiers et son évolution), et celui de la combinaison des variables économiques et démographiques.

4Puis, dans un deuxième temps, il s'agit, à partir de notre terrain français, de répondre à la question des déterminants sociaux des infractions racistes selon deux modalités : en utilisant l'outil de la régression et en comparant les caractéristiques des territoires d'infractions avec celles de l'ensemble de la juridiction. Il s'avère intéressant de reproduire deux modèles de régression (Grattet, 2009 ; Green, Strolovitch et Wong, 1998), qui permettent de tester deux hypothèses : celle des facteurs démographiques selon trois variantes (« pouvoir menaçant », « pouvoir différentiel » et « quartier à défendre ») et celle de la « désorganisation sociale ». Mais on proposera un autre modèle de régression qui reprend à son compte les hypothèses précédentes tout en en formulant une nouvelle, celle du conflit de classe. L'objectif est ainsi de se demander si le conflit ethnique, illustré par l'infraction raciste, s'articule avec un conflit de classe. En prolongeant l'analyse de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970), on cherche à déterminer si la proximité spatiale associée à la distance sociale et... raciale [17] favorise les infractions racistes. On montre que le croisement des données spatiales avec une série d'indicateurs met en lumière l'influence de variables à la fois économiques, sociales et sociodémographiques dans l'occurrence des actes racistes : la proximité spatiale s'articule avec la distance sociale et raciale et favorise les infractions racistes.

5Dans un troisième et dernier temps, il s'agit d'interroger la thèse du « quartier à défendre », la plus partagée dans la littérature existante, qui renvoie à un quartier historiquement blanc où s'installent des personnes minoritaires faisant l'objet d'une réaction raciste violente. Dans la mesure où notre enquête permet une analyse plus fine de la spatialisation des infractions racistes [18], elle montre que la thèse du « quartier à défendre » ne rend compte que d'une partie minoritaire des actes racistes. Ainsi, nous pouvons distinguer un « racisme de proximité » et un « racisme à distance », dont les caractéristiques diffèrent en termes de types d'infraction, de situation et de profil des protagonistes. Tout en nous appuyant sur cette première distinction, nous approfondissons l'analyse spatiale en reconstituant le périmètre « adresse des faits/adresse des victimes/adresse des mis en cause » et en mettant en lumière des effets de territoires [19]. Nous proposons alors une typologie de configurations spatiales, c'est-à-dire des affaires aux caractéristiques distinctes selon quatre types de territoire : de « voisinage » (zone commune qui correspond à l'intersection entre le territoire de la victime et celui du mis en cause), de « conquête » (périmètre de 1 km autour du lieu de résidence de la victime et à distance du domicile du mis en cause), de « défense » (territoire du mis en cause) et « neutre » (zone située au-delà de 1 km des lieux de résidence des victimes et mis en cause).

État de l'art : déterminants économiqueset/ou démographiques des actes racistes ?

6Les travaux existants sont marqués par d'importants débats sur le poids relatif des facteurs favorisant l'occurrence des actes racistes sur un territoire donné et s'organisent autour d'une distinction nette entre facteurs économiques et démographiques. L'approche défendue ici est mixte dans la mesure où elle articule facteurs économiques et sociodémographiques, invitant ainsi à faire dialoguer ces travaux étasuniens et britanniques sur les infractions racistes avec une tradition de recherche française sur la dimension spatiale des conflits sociaux (Tissot et Poupeau, 2005).

Le poids des facteurs économiques : une thèse contestée

7Le point de départ de la réflexion sur le lien entre territoire et actes racistes est le riche débat historiographique sur les lynchages des Africains-Américains aux États-Unis, où la théorie dominante était celle de la frustration économique déterminant les agressions racistes. En effet, l'article classique des historiens Carl I. Hovland et Robert R. Sears (1940) établit une relation statistique entre l'occurrence des lynchages et la dégradation des conditions économiques dans le Sud des États-Unis, notamment la baisse de l'index Ayres (outil de mesure de la performance économique). Cette relation a été critiquée grâce à une comparaison géographique ­ certains États en état de crise économique durant la même période ne connaissent pas d'augmentation du nombre de lynchages (Tolnay et al., 1989) ­ mais surtout d'un point de vue méthodologique ­ les techniques statistiques utilisées étaient effectivement rudimentaires. Ainsi, Joseph T. Hepworth et Stephen G. West (1988) ont reproduit l'analyse de C. I. Hovland et R. R. Sears avec les mêmes données historiques (liste exhaustive des lynchages entre 1882 et 1930) et des outils statistiques modernes, et concluent à l'absence de relation apparente entre lynchages et prix du coton, malgré la corrélation statistique faible entre les lynchages et l'index Ayres. Dans leur sillage, l'équipe de Donald P. Green a également reproduit le modèle, mais cette fois-ci en y ajoutant une autre variable indépendante (le PNB par habitant) et en élargissant la périodisation après 1930 (jusqu'en 1938). Elle montre que les résultats utilisant l'index Ayres ne sont pas plus probants quand on utilise le PNB par habitant, et que la crise économique majeure des années 1930 n'a pas provoqué d'explosion du nombre de lynchages (Green, Glaser et Rich, 1998).

8Si les facteurs économiques ne sont pas déterminants pour le cas des lynchages, qu'en est-il des actes racistes contemporains ? Nous devons à l'équipe de Barnor Hesse (Hesse et al., 1992, p. 127-157) l'une des premières enquêtes sociologiques sur la spatialisation des actes racistes (borough de Waltham Forest à Londres). Elle montre que les membres de minorités ethniques ont développé une spatial consciousness et un mental mapping (ibid., p. 135) des lieux sûrs et des zones à éviter, et que cette carte mentale correspond globalement aux données statistiques disponibles provenant de la Metropolitan police (N = 264 en 1989) et de l'Office du logement (N = 277 entre 1986 et 1989). Mais les données de cette première étude restent parcellaires et ne permettent pas une mise en relation avec les caractéristiques du territoire. Ce n'est pas le cas de l'étude de Marian FitzGerald et Chris Hale (1996) qui, en s'appuyant sur les données de la British Crime Survey, démontre que les taux de victimation s'expliquent par des facteurs socioéconomiques aux niveaux national et régional.

Les effets des facteurs démographiques sur les relations de pouvoir entre habitants

9Cependant, la littérature insiste sur la particularité du niveau local, où d'autres facteurs semblent jouer. Qu'en est-il notamment des facteurs démographiques, comme la proportion des groupes ethniques minoritaires ou son évolution dans le temps ? Cette hypothèse a été explorée selon quatre variantes. Celle du « pouvoir menaçant » (power-threat hypothesis) fait l'hypothèse que l'augmentation de la proportion de la population non blanche est perçue comme une menace par la population blanche en raison d'une remise en cause de ses positions de pouvoir économique et social. Cela se traduit par des attitudes racistes en général (Blalock, 1967 ; Ehrlich, 1973 ; Giles, 1977 ; Pettigrew, 1957) et des violences en particulier (Reed, 1972 ; Tolnay et al., 1989).

10À l'inverse, la deuxième variante du « pouvoir différentiel » (power differential hypothesis) fait l'hypothèse que les incidents racistes sont plus fréquents lorsque les minorités constituent une faible part de la population (Levin et McDevitt, 2001 ; Myrdal, 1944). Les actes racistes révèleraient une différence de pouvoir entre les groupes dans la mesure où les membres du groupe majoritaire se sentent « autorisés » à agir violemment contre une minorité faible numériquement et socialement, soit en raison de la perception d'une « solidarité blanche » de la part des habitants blancs et de la police locale, soit en raison de l'improbabilité de représailles de la part du groupe minoritaire. L'hypothèse du pouvoir différentiel est vérifiée dans certaines situations. Par exemple, le taux d'actes racistes par habitant est plus important dans les zones rurales avec une petite population minoritaire (Chakraborti et Garland, 2004 ; Maynard et Read, 1997). L'enquête de P. Iganski sur l'ensemble des boroughs de Londres conclut que « it is the numerical dominance of White community that is the important predictor variable for racial victimisation of minority ethnic communities » (2008, p. 58).

11La troisième variante est celle du « quartier à défendre » (defended neighborhoods hypothesis). Elle renvoie à des mécanismes psychosociaux qui encouragent les attaques contre l'intrusion extérieure de non-Blancs. Autrement dit, cette défense fait partie intégrante de la construction de l'identité ethnique blanche d'un quartier (DeSena, 1990 ; Hewitt, 1996 ; Rieder, 1985 ; Smith, 1996 ; Suttles, 1972). Comme pour l'hypothèse du pouvoir différentiel, les crimes de haine contre les minorités ethniques sont plus probables quand les Blancs sont en supériorité numérique. Mais l'hypothèse du territoire à défendre se distingue de celle du pouvoir différentiel au regard des conséquences de l'évolution démographique. D'un côté (pouvoir différentiel), l'afflux de minorités ethniques fait diminuer le « pouvoir blanc » et la fréquence des actes racistes défensifs tandis que, de l'autre (« quartier à défendre »), le même afflux favorise leur augmentation parce qu'il devient le « catalyseur » de la volonté de préserver une homogénéité raciale blanche. L'enjeu porte donc sur le niveau d'homogénéité blanche et son taux de diminution à mesure que s'installent des non-Blancs.

12L'hypothèse du « quartier à défendre » est vérifiée par l'équipe de D. P. Green, qui utilise les statistiques mensuelles d'incidents rapportés à la Bias Incident Investigative Unit de la police de New York dans quatre boroughs (Brooklyn, Queens, Manhattan et Bronx) entre janvier 1987 et décembre 1995 (N = 1 002). Elle démontre que le « racially motivated crime appears to coincide with patterns of demographic change, rising where non-whites move into white strongholds and falling where nonwhites have long resided in significant numbers » (Green, Strolovitch et Wong, 1998, p. 397). Dans une perspective analogue, l'équipe d'A. J. Brimicombe s'est focalisée sur l'éventuel effet de la « mixité ethnique » sur la fréquence des actes racistes dans le borough de Newham à Londres (N = 620). Là encore, les indicateurs économiques n'ont pas d'effet statistique, et l'enquête montre qu'il existe des taux de victimation différents au sein d'un même groupe ethnique en fonction de la zone de résidence (ward). Cette variation s'explique par la proportion de Blancs et d'Indo-Pakistanais (Asians). Autrement dit, moins il y a de « mixité ethnique » (ou plus il y a une homogénéité raciale), plus la probabilité d'un taux de victimation important est élevée : « the ethnic mix of neighbourhoods may have an important part to play in determining where racially motivated crime is likely to occur » (Brimicombe et al., 2001, p. 307).

Pour une articulation de la spatialisation, des conflits ethniques et de classe, et de la variable du sexe

13Si les facteurs démographiques semblent déterminants au niveau local, faut-il pour autant écarter les facteurs économiques ? Plusieurs recherches sur le profil des auteurs d'actes racistes ont démontré que les taux de victimation les plus élevés se retrouvent dans les zones désavantagées économiquement, où résident des habitants « frustrés » et « désillusionnés », rencontrant des difficultés financières et de santé, et ciblant les minorités comme des « boucs-émissaires » (Pinderhughes, 1993 ; Ray et Smith, 2001, 2002 ; Sibbitt, 1997). Mais le profil des condamnés n'est qu'une dimension de la réalité raciste : il s'agit seulement de ceux qui ont été arrêtés, jugés et condamnés par la justice, ce qui correspond à une infime partie des auteurs d'actes racistes. Par ailleurs, l'enquête de P. Iganski met en lumière des résultats nuancés concernant la relation entre le dénuement socioéconomique (Index of Multiple Deprivation) d'un territoire et le taux de victimation. Il n'y aurait pas de relation forte, et il existerait même une relation inversée dans certains boroughs, mais l'hypothèse se vérifie en partie dans les résultats par groupe : la relation est forte pour les Noirs, plus faible pour les Indo-Pakistanais et les Chinois, et la plus forte pour le groupe blanc en 2001. Plus la proportion de Blancs est réduite, plus le borough est démuni économiquement et plus le taux de victimation contre les Blancs est élevé. Ainsi, il existe « few strong associations and no uniform patterns, but some illuminating differences between groups » (Iganski, 2008, p. 72).

14Une dernière enquête, menée par R. Grattet, conteste la mise à l'écart des déterminants économiques, élargit la problématique en comparant les crimes de haine à d'autres formes de délinquance, et met en avant l'influence combinée des variables économiques et démographiques en mobilisant le concept de « désorganisation sociale » [20]. R. Grattet critique l'équipe de D. P. Green au sujet des indicateurs à prendre en compte : « They found that poverty did not affect the incidence of bias crime, but they did not go further to explore other aspects of social disorganization. Thus, the argument about the relationship between social disorganization and bias crime remains untested. » (Grattet, 2009, p. 135). R. Grattet s'appuie sur les données officielles des services de police de Sacramento et de l'État de Californie (N = 245 incidents entre 1995 et 2002) et celles du recensement (103 zones géographiques), et montre que les crimes de haine s'expliquent à la fois par des variables générales de désorganisation sociale et les indicateurs du « quartier à défendre » : le « désavantage concentré », le turnover résidentiel et l'évolution de la part des Blancs. L'hypothèse du « quartier à défendre » est confirmée, mais celle de déterminants économiques n'est plus écartée.

15Ainsi, les enquêtes statistiques étasuniennes et britanniques oscillent entre détermination économique et détermination démographique des crimes de haine, et révèlent des taux de victimation différents selon les groupes ethniques, voire au sein même d'un groupe ethnique. Elles ont le grand mérite de mettre en avant le concept de pouvoir dans l'analyse de la spatialisation des actes racistes : il ne s'agit pas d'un conflit racial « naturel », ni d'une « guerre des races » déterminée biologiquement, mais d'un fait social expliqué par un fait social. En ce sens, elles ne peuvent pas être comparées aux formes de racialisation des conflits sociaux formulées en France autour de la notion de « seuil de tolérance », selon laquelle les conflits ethniques exploseraient « naturellement » à partir d'un certain taux de présence de minorités ethniques sur un territoire (De Rudder, 1991 ; Hajjat, 2013, p. 84-98 ; Marié, 1975 ; Morice, 2007).

16Cependant, la principale lacune de ces enquêtes réside dans la non-prise en compte conjointe des aspects micro- et macrosociologiques. En effet, les caractéristiques des affaires racistes et de leurs protagonistes, en particulier des mis en cause, ne sont pas étudiées dans les analyses statistiques, conduisant à un certain aveuglement au sexe, à la classe et aux spécificités territoriales. Par exemple, la variable économique n'est observée que d'un point de vue macrosociologique (indicateurs économiques à partir d'une zone géographique), mais elle ne l'est pas au niveau microsociologique (catégories socioprofessionnelles des individus), ce qui s'explique probablement par l'absence de données sur les mis en cause dans les dossiers policiers consultés par les sociologues. La localisation des infractions et des lieux de résidence des acteurs n'est pas non plus prise en compte, favorisant l'opinion de sens commun selon laquelle l'espace serait un bien que l'on tend « naturellement » à défendre ou à s'approprier. Or les données de notre enquête montrent que l'espace est loin d'être systématiquement défendu ou approprié dans le cadre d'un acte raciste : son occurrence ne signifie pas forcément que le mis en cause souhaite défendre « son » territoire.

17Ainsi, l'analyse de l'articulation entre spatialisation, conflit ethnique et conflit de classe de la littérature existante n'est pas complètement menée à son terme. De ce point de vue, nous inscrivons notre analyse de la spatialisation des infractions racistes dans le cadre général des relations entre établis et marginaux (Elias, 1991), dont les conflits peuvent s'appuyer autant sur le signe de la classe que sur celui de la race (Guillaumin, 2002). Autrement dit, l'ethnicité est une variable parmi d'autres pour saisir les infractions racistes. Mais nous portons également une attention particulière aux dimensions de genre et de classe des infractions racistes, en adoptant une perspective intersectionnelle (Crenshaw, 2005). En ce sens, il s'agit d'approfondir l'analyse des conflits sociaux dans le cadre de relations de proximité, tels qu'ils ont été étudiés par J.-C. Chamboredon et M. Lemaire (1970), selon lesquels la proximité spatiale, à travers la cohabitation de populations aux habitus de classe différenciés (classes moyennes et populaires établies, opposées aux classes populaires précaires), exacerbe les différences et les tensions sociales. Notre hypothèse du conflit de classe prolonge cette analyse en incluant la dimension ethnique : la proximité spatiale de populations issues de groupes sociaux différenciés et/ou appartenant à des groupes ethnicisés distincts participe-t-elle à exacerber les tensions raciales ? L'enjeu est de déterminer si, en prenant en compte les dimensions de l'ethnicité et de la classe, la proximité spatiale favorise l'occurrence d'actes racistes.

Les hypothèses du « quartier à défendre » et de la désorganisation sociale face au terrain français : pertinence et limites

18En confrontant ces hypothèses au terrain français, on peut en tester localement l'intérêt et les limites. Si l'idée d'un « quartier à défendre » semble judicieuse pour interpréter l'occurrence d'infractions racistes, elle laisse dans l'ombre des variables pertinentes. L'enjeu est d'étudier la relation entre occurrence des infractions racistes et caractéristiques sociodémographiques du territoire par le croisement des données contenues dans les dossiers judiciaires et des données de la statistique publique, en nous focalisant sur le T1, parce que les données judiciaires y sont exhaustives. Il s'agit d'abord de reproduire les modèles de régression de l'équipe de D. P. Green et de R. Grattet, puis d'élaborer notre propre modèle de régression de Poisson, qui a l'avantage de prendre en compte le nombre d'infractions comme variable dépendante et de produire des résultats à partir de faibles effectifs [21] et, enfin, de comparer les caractéristiques des territoires des infractions avec celles des territoires sans infraction.

GRAPHIQUE 1. ­ IRIS du TGI T1 selon le nombre d'infractions codées dans la base

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GRAPHIQUE 1. ­ IRIS du TGI T1 selon le nombre d'infractions codées dans la base

Source : Enquête DPDA 2017.

19Si la variable dépendante est identique pour tous les modèles de régression (le nombre d'infractions racistes), il n'en va pas de même pour les variables indépendantes (Tableau 1-1). Nous avons d'abord tenté de reproduire deux modèles de régression : celui de l'équipe de D. P. Green dont les variables indépendantes sont l'évolution de la population générale, l'évolution de la part d'immigrés dans la population, la part de non-immigrés dans la population et le taux de chômage chez les 15-64 ans ; et celui de R. Grattet dont les variables indépendantes correspondent à des indicateurs de « désavantage concentré », de stabilité résidentielle et de situation démographique.

20Nous avons cherché à reproduire ces modèles sur le terrain français même s'il s'agit de reproductions partielles (Tableau 1-2). Comme nous l'avons vu (Encadré 1), les variables ethniques n'étant pas disponibles en France, nous pouvons nous appuyer uniquement sur des variables liées à la naissance à l'étranger (« Immigrés » et « Non-immigrés »). La fidèle reconstitution de l'indicateur de « désavantage concentré » est impossible parce que certaines variables (« Taux de pauvreté » et « Part des allocataires du RSA ») ne sont pas disponibles au niveau de l'IRIS (seulement au niveau de la commune) et que R. Grattet ne précise pas les indices de pondération des variables. L'impossibilité d'utiliser des indicateurs équivalents (et non pondérés) ne permet donc pas une reproduction à l'identique (Tableau 1-1).

Tableau 1-1. ­ Liste des variables des modèles de régression et leurs équivalents français

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Tableau 1-1. ­ Liste des variables des modèles de régression et leurs équivalents français

21Par ailleurs, nous avons construit un nouveau modèle qui prend en compte non seulement des variables démographiques, économiques et liées au logement, mais aussi des variables de sexe et de classe, ignorées jusqu'ici, c'est-à-dire la composition sexuelle et sociale (et non seulement ethnique). Au total, une série de variables a été testée relevant de plusieurs dimensions (économie, formation, profession, logement, stabilité résidentielle et migration). Au travers de ce dernier modèle sont testées trois hypothèses déjà formulées par la littérature ­ celles des facteurs économiques, du « quartier à défendre » et de la « désorganisation sociale » ­, ainsi que celle du conflit de classe, en s'appuyant sur des variables liées à la catégorie socioprofessionnelle et au niveau de diplôme. Deux variables de contrôle ont été utilisées : l'évolution de la population totale et la composition sexuelle de la population.

Reproduction des modèles de D. P. Green et R. Grattet : des résultats contrastés

22La reproduction sur le terrain français du modèle de l'équipe de D. P. Green ­ qui avait conclu à l'absence de corrélation avec la variable économique (taux de chômage des Blancs) et à une corrélation avec les variables démographiques (part de Blancs, évolution de la part des non-Blancs et interaction) ­, débouche sur des résultats similaires (Tableau 1-2). En effet, le taux de chômage des 15-64 ans n'est pas une variable déterminante alors que c'est le cas pour la part des non-immigrés et l'évolution de la part d'immigrés. Toutes choses égales par ailleurs, les infractions ont 1,05 fois moins de chances de se produire quand la part de non-immigrés augmente de 1 point, et elles ont 1,03 fois plus de chances de se produire quand la variation de la part d'immigrés augmente de 1 point. Ainsi, en reproduisant le modèle de l'équipe de D. P. Green, l'hypothèse d'une détermination économique est également invalidée puisque le taux de chômage n'est pas un facteur déterminant de l'occurrence d'infractions racistes, et l'hypothèse du quartier à défendre est aussi validée puisque la part des non-immigrés est un facteur défavorable et l'évolution de la part des immigrés un facteur favorable à l'occurrence des infractions racistes.

23Quant au modèle de R. Grattet, les résultats sont mitigés puisque seulement une partie des indicateurs se révèle déterminante. Concernant l'hypothèse du « quartier à défendre », la part d'immigrés est un facteur statistiquement favorable à l'occurrence d'infractions racistes (1,06 fois plus de chances lorsqu'elle augmente de 1 point) tandis que la variation de la part de non-immigrés n'est pas significative. Concernant l'hypothèse de la désorganisation sociale, certains indicateurs sont paradoxalement des facteurs qui influencent négativement l'occurrence des infractions racistes : la part des moins de 18 ans (1,08 fois moins de chances lorsqu'elle augmente de 1 point) et le taux de chômage des 15-64 ans (1,10 fois moins de chances). Cependant, le test de deux indicateurs de stabilité résidentielle va dans le sens des résultats de R. Grattet : la part des résidents propriétaires (1,02 fois moins de chances) et celle des ménages dans le logement depuis moins de deux ans (1,04 fois plus de chances). Ainsi, le modèle de R. Grattet n'est pas complètement confirmé quand on le reproduit sur nos propres données.

Tableau 1-2. ­ Comparaison des modèles de régression de Poisson

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Tableau 1-2. ­ Comparaison des modèles de régression de Poisson

Source : Enquête DPDA 2017.

Résultats inattendus d'un modèle de régression plus complet : conflit de classe et influence du sexe

24Notre modèle de régression de Poisson nous semble plus complet puisqu'il prend en compte des variables ignorées : le sexe, la composition sociale et le niveau de diplôme. Il confirme l'hypothèse des facteurs économiques et, plus partiellement, celles du « quartier à défendre », de la « désorganisation sociale » et du « conflit de classe ». L'occurrence des infractions est déterminée par une combinaison de facteurs économiques, sociaux et démographiques, qui ne sont pas seulement reliés aux phénomènes de désorganisation sociale, de précarité ou de pauvreté.

25La variable économique utilisée dans notre modèle est plus précise que dans les modèles antérieurs puisqu'elle distingue le taux de chômage des 15-24 ans et celui des 25-64 ans. Ce choix s'est avéré judicieux puisque nous obtenons des résultats inverses : le taux de chômage des 15-24 ans a un effet positif (1,04 fois plus de chances) tandis que celui des 25-64 ans a un effet négatif (1,10 fois moins de chances). C'est donc la dégradation de la situation d'emploi des plus jeunes qui favorise l'occurrence des infractions racistes.

26L'hypothèse du « quartier à défendre » est confirmée en partie seulement puisque, d'un côté, la part d'immigrés est un facteur favorable à l'occurrence des infractions racistes (1,06 fois plus de chances) tandis que, de l'autre, la variation de la part de non-immigrés n'est pas significative. Mais un autre indicateur démographique, prévu comme variable de contrôle, joue un rôle dans l'occurrence des infractions racistes : la part des hommes (1,07 fois plus de chances). La masculinité des territoires d'infractions racistes va dans le sens de la surreprésentation des hommes parmi les auteurs et les victimes d'infractions racistes : il s'agit essentiellement d'une affaire d'hommes.

27Quant à l'hypothèse de la « désorganisation sociale », quatre des six variables utilisées sont significatives. Contrairement au modèle de R. Grattet, la part des mineurs est un facteur déterminant (1,07 fois moins de chances), ce qui s'explique sûrement par la particularité des territoires d'infractions racistes où les protagonistes sont surtout des hommes adultes. La variable de la part de résidents en logement social produit un résultat inverse à ce qui était attendu puisqu'il s'agit d'un facteur défavorable à la survenue d'infractions racistes (1,02 fois moins de chances). Mais deux indicateurs de stabilité résidentielle sont bien des facteurs statistiquement défavorables : la part de résidents propriétaires (1,06 fois moins de chances) et la variation de la part de ménages dans le logement depuis dix ans ou plus (1,03 fois moins de chances). Ainsi, la désorganisation sociale n'explique qu'en partie l'occurrence d'infractions racistes.

28Enfin, notre hypothèse du « conflit de classe » est partiellement vérifiée. La part de cadres et la variation de celle-ci ne sont pas significatives alors que c'est le cas pour la part des diplômés du supérieur (1,06 fois plus de chances) et la variation de celle-ci (1,04 fois moins de chances). Ainsi, l'influence de la part de diplômés du supérieur est un résultat inattendu : les travaux antérieurs ont insisté sur le lien entre infractions racistes et situation de dénuement économique. Notre test montre l'inverse. La part d'individus diplômés du supérieur, probablement liée au phénomène de gentrification, détermine en partie l'occurrence des infractions racistes, ce qui correspond aux caractéristiques du territoire du mis en cause (voir infra). En ce sens, on peut affirmer que le conflit ethnique s'articule en partie avec le conflit de classe.

La spécificité des territoires des infractions racistes

29Ainsi notre modèle de régression confirme-t-il en partie les hypothèses du « quartier à défendre », de la « désorganisation sociale » et du « conflit de classe ». Ces résultats sont également confirmés par la comparaison entre la zone où les infractions ont eu lieu avec l'ensemble de la zone T1 selon différents indicateurs sociaux, économiques et démographiques (Tableau D, Annexe). Les territoires des infractions sont en effet caractérisés par une augmentation plus forte d'immigrés entre 2008 et 2014 (+ 1,7 contre + 0,8 point). Il s'agit donc de zones « à défendre » où leur présence est consolidée dans le temps.

30Ce sont également des zones où les indicateurs de « désorganisation sociale » sont plus saillants. En effet, on y retrouve les caractéristiques typiques de la théorie du désavantage concentré : un taux de chômage des 25-64 ans plus élevé (10,3 % contre 7,5 %) et en plus rapide progression (+ 2,6 points contre + 1,9 point) ; une part de propriétaires-résidents moins élevée (46 % contre 65,1 %) et en diminution (- 0,4 point contre + 0,6 point) ; une proportion de locataires en logement social plus importante (17,4 % contre 12,8 %) et augmentant plus vite (+ 0,5 point contre + 0,2 point) ; une moindre proportion de résidents stables sur le territoire (44,5 % de ménages dans le logement depuis dix ans ou plus contre 53,9 % ; 16,1 % de ménages dans le logement depuis moins de deux ans contre 10,8 %) ; et un turnover résidentiel plus élevé et qui s'accentue (- 0,9 point de ménages résidents depuis dix ans et plus contre + 1,5 ; + 1,2 point de ménages de moins de deux ans contre - 0,1).

31Les territoires des infractions racistes sont aussi marqués par une proximité spatiale de personnes dont on peut supposer que les habitus de classe sont différenciés, avec une proportion plus élevée de personnes diplômées du supérieur (25,1 % contre 21,8 %) et de cadres (7,2 % contre 5,8 %). Là encore, paradoxalement, alors que la détention d'un diplôme est un facteur défavorable au chômage, on retrouve dans les territoires des infractions une part plus importante de personnes diplômées du supérieur, et une part plus élevée de cadres dans la population active. Ce paradoxe s'explique par la concentration des cadres et diplômés dans le territoire des mis en cause (voir infra).

32La comparaison entre les territoires des infractions racistes et l'ensemble de la zone T1 nous incite à une approche plus fine de la spatialisation, et justifie la distinction entre « racisme de proximité » et « racisme à distance ». L'hypothèse du « quartier à défendre », qui fait consensus dans la littérature existante, présuppose que la victime et le mis en cause résident dans le même quartier, que le dernier y habite depuis plus longtemps que la première, et que l'acte raciste n'est qu'une réaction plus ou moins violente à l'installation de groupes minoritaires dans un quartier majoritairement blanc. Or la réalité spatiale des actes racistes est bien plus complexe, au moins pour le cas français.

Au-delà du « quartier à défendre » : « racisme de proximité » et « racisme à distance »

33On observe une forte hétérogénéité des affaires selon la distance entre le lieu de commission des faits et les lieux de résidence des protagonistes. Lorsqu'on cherche à approcher la circulation des acteurs d'un espace à l'autre, on peut identifier un « racisme de proximité » et le distinguer d'un « racisme à distance » [22]. On retrouve deux types de circulation spatiale relativement distincts : déplacement du mis en cause vers le quartier de la victime, et déplacement de la victime vers celui du mis en cause. Cette distinction ne suppose évidemment pas l'existence d'une intention de commettre une infraction. D'un côté, l'infraction raciste s'est produite dans le périmètre de leur quartier pour 48,2 % des victimes et 48,9 % des mis en cause. De l'autre, une partie non négligeable des actes racistes a eu lieu en dehors du quartier de la victime et du mis en cause. Après avoir distingué le « racisme de proximité » du « racisme à distance », nous affinons la focale en mettant en lumière quatre configurations spatiales : de voisinage, « conquête », « défense » et neutralité territoriale.

« Racisme de proximité » féminin et « racisme à distance » masculin

34Lorsqu'on se penche sur la distance entre le lieu de résidence de la victime et le lieu des faits, on observe une distinction entre, d'une part, les conflits de voisinage relativement homogènes et, d'autre part, les conflits hors voisinage, où se retrouvent les infractions dans le cadre du travail et d'une relation administrative. « Racisme de proximité » et « racisme à distance » semblent avoir des caractéristiques relativement distinctes selon plusieurs variables : les types de lieu, d'infraction et de racisme, le type d'interaction entre victimes et mis en cause, et le nombre et les profils des victimes (Tableaux F à M, Annexe).

Tableau 2-1. ­ Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon les caractéristiques des affaires et des victimes (%)

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Tableau 2-1. ­ Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon les caractéristiques des affaires et des victimes (%)

Source : Enquête DPDA 2017.

Encadré 2. ­ Exemples de racisme de proximité et de racisme à distance

Racisme de proximité. Affaire T2-641, 18 juillet 2013, 21 h. La victime est un homme français né en 1967, marié, père d'un enfant et juif. La mise en cause est une femme française née en 1962 et agent de police. Ils vivent dans le même immeuble où elle occupe le rez-de-chaussée. Le plaignant fait exploser des pétards dans la rue avec sa fille, et reçoit des insultes antisémites (« nimbo petit con sale juif »).
Racisme à distance. Affaire T2-044, 27 décembre 2013, 11 h 30. La victime est une femme née en France en 1985, de nationalité française, aide à domicile et noire. La mise en cause est une femme française née au Maroc en 1943, mariée, mère de 7 enfants, retraitée et d'origine maghrébine. La plaignante intervient à domicile pour soigner le mari mourant de la mise en cause. Survient alors un désaccord entre elles : la plaignante refuse de faire la toilette de l'époux. S'ensuivent une altercation physique et des insultes négrophobes (« sale noire ») à l'encontre de la victime.

35En effet, nous avons opéré un premier niveau de distinction des affaires selon qu'elles se sont produites à proximité (250 victimes vivent à moins de 1 km du lieu des faits, soit 48,2 % d'entre elles) ou à distance du lieu de vie des victimes (203 victimes, soit 39,1 %) [23]. Les infractions de proximité mettent en scène des acteurs ayant des rapports de voisinage (surreprésentés de 31 points par rapport à l'ensemble) et ont lieu dans des zones de rencontre publiques qu'on pourrait qualifier de « subies » car inévitables, au premier rang desquelles les parties communes d'immeubles, l'école mais aussi la rue (surreprésentation de 31 ; de 8,9 et 1,8 points). Les types d'infraction les plus fréquents sont les injures puis les violences et dégradations (surreprésentées de 2,9 ; de 7,8 et 1,8 points). La proximité spatiale et sociale est également repérable par le fait que victimes et mis en cause se connaissent souvent. En témoignent notamment l'importance des conflits antérieurs (évoqués dans les procès-verbaux, la déposition des victimes et les auditions des mis en cause et témoins) mais aussi l'existence de plaintes ou de mains courantes précédemment déposées par l'un ou l'autre des protagonistes [24]. Concernant le profil des victimes, les infractions de proximité concernent davantage des femmes, maghrébines et plus âgées que l'ensemble des victimes [25]. Trois types de racisme ressortent parmi les infractions de proximité : si 48 % de l'ensemble des infractions ont lieu à moins de 1 km du domicile de la victime, c'est le cas de 49 % des infractions anti-maghrébins, 52 % des infractions anti-juifs et 60 % des infractions signalées pour hostilité anti-française [26].

36Si les infractions de proximité relèvent de situations relativement proches, il n'en va pas de même pour les infractions à distance. Ces infractions concernent plus des victimes et mis en cause ne se connaissant pas, soit dans le cadre d'une relation administrative soit sans aucune relation, mais les relations professionnelles et scolaires y sont également présentes. Ceci se traduit par les types de lieu des infractions : au travail, dans un magasin, bar, discothèque et dans les transports. Dans ce contexte, les faits signalés sont davantage liés à des discriminations et diffamations où victimes et mis en cause se trouvent dans une situation de subordination [27] à l'avantage de ces derniers et où les plaintes réciproques sont plus nombreuses. Les relations professionnelles ou de services (notamment administratifs) se situent donc dans cette catégorie. Enfin, en miroir aux situations de proximité, les infractions ayant lieu à distance du domicile des victimes concernent davantage des hommes, souvent jeunes et noirs. Si la variable de la classe sociale ­ saisie à travers la profession déclarée ­ n'est pas toujours renseignée [28], elle ne distingue pas les victimes selon leur distance aux faits signalés. Enfin, il est à noter que les infractions pour lesquelles l'une des deux adresses parmi les lieux des faits et domicile de la victime manque se rapportent davantage à des outrages ou discriminations, en particulier dans le cadre d'une relation administrative de service public.

37En résumé, les affaires de « racisme de proximité » sont plus marquées par les injures et les violences, concernent des victimes plus souvent féminines, relativement âgées, dans le cadre du voisinage et faisant suite à des conflits antérieurs, impliquant des voisins locataires ou propriétaires, des victimes seules, maghrébines, juives et françaises blanches. Tandis que les affaires de « racisme à distance » sont plus marquées par les discriminations, concernent des acteurs qui ne se connaissent pas ou peu, se situent dans le cadre du travail et/ou d'une relation de subordination en défaveur de la victime et où les victimes sont plus souvent des hommes jeunes.

38Cette première distinction met au jour deux principales situations contrastées auxquelles viennent s'ajouter les caractéristiques des mis en cause. Leur intégration dans la caractérisation spatiale des infractions permet de constituer une typologie de configurations des faits racistes. Les hypothèses précédemment discutées se trouvent ainsi « incarnées » selon quatre types de configuration spatiale.

Quatre configurations spatiales : voisinage, défense, conquête et terrain neutre

39La répartition des infractions racistes selon le type de territoire donne à voir une réalité dont les nuances ne peuvent être éclairées par l'hypothèse du « quartier à défendre ». Les affaires correspondant à cette dernière ne constituent qu'une partie de l'ensemble (Tableau M, Annexe) puisque seulement 25,9 % des affaires ont eu lieu sur le territoire commun à la victime et au mis en cause (sans qu'on puisse savoir si le dernier y résidait depuis plus longtemps que la première). De plus, 10,6 % des affaires ont eu lieu sur le territoire du mis en cause, 10,1 % sur le territoire de la victime, et 15,5 % en territoire « neutre ». Ces données triangulées dessinent les contours de quatre configurations spatiales distinctes, qui complexifient l'opposition entre racisme de proximité et racisme à distance : configurations de voisinage, de conquête, de défense et de neutralité territoriale. L'analyse des données montre que les caractéristiques de chaque configuration diffèrent sensiblement, là encore, selon plusieurs aspects (Tableau 2-2).

40Les affaires du territoire commun correspondent à des situations de tensions récurrentes au sein d'un quartier. Elles relèvent des faits d'injures, représentent la plupart des faits de violence et se situent dans l'espace public, essentiellement dans les parties communes d'immeubles. Elles concernent essentiellement des voisins, qui avaient auparavant des contentieux aux motifs variés (liés au stationnement, aux nuisances sonores, etc.). On y retrouve plus souvent des victimes femmes, relativement âgées, d'origine maghrébine ou non-immigrées, locataires et parfois propriétaires, issues de classes populaires et moyennes. Les mis en cause sont également plus souvent des femmes, relativement âgées, d'origine européenne ou non-immigrées, locataires et plus souvent propriétaires, issues des classes populaires et sans casier judiciaire. En général, il n'existe pas de relation de subordination entre victimes et mis en cause. C'est, enfin, dans cette configuration que l'on retrouve le plus de cas de plaintes réciproques, de conflits antérieurs et de « provocation » de la victime. De ce point de vue, ces configurations renvoient à un type de « racisme de proximité ».

Tableau 2-2. ­ Caractéristiques des affaires selon les territoires (%)

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Tableau 2-2. ­ Caractéristiques des affaires selon les territoires (%)

Source : Enquête DPDA 2017.

Encadré 3. ­ Exemple d'affaires racistes selon les quatre configurations

Territoire commun. 8 juin 2014, 19 h. Les familles de la victime (origine maghrébine) et de la mise en cause (origine portugaise) vivent dans un pavillon divisé en deux habitations (entrées et jardins séparés). La victime est une femme née en 1965 en Tunisie et sans profession. La mise en cause est une femme née en 1953 au Portugal. Toutes les deux sont mariées et de nationalité française. Depuis l'emménagement de la famille de la victime en 1999, les problèmes de voisinage sont récurrents : insultes, appels à la police, etc. Le jour des faits, les enfants jouent au ballon dans le jardin. La mise en cause sort et insulte la famille : « Rentrez chez vous, c'est pas l'Afrique ici. »
Territoire de la victime. 4 juillet 2015, 17 h. La victime est un homme marié né en 1983 à Haïti. Le mis en cause est un homme né en 1978 au Portugal, de nationalité portugaise, intérimaire et déjà condamné en 2015 pour conduite en état d'ivresse. Ils ne se connaissent pas. Alors que la victime sort avec son épouse faire des courses, elle s'arrête devant un bar en bas de chez elle et demande au mis en cause, stationné en voiture avec la porte grande ouverte, de baisser le volume de la musique de son autoradio. Celui-ci augmente le volume, la victime lui renouvelle sa demande. Le mis en cause descend de la voiture et l'insulte : « Ferme ta gueule sale nègre, dégage. » Quand la victime lui demande des explications, le mis en cause le frappe (une gifle, alors qu'il porte une chevalière). La victime a un  dème à l' il et reçoit une interruption temporaire de travail de moins de 8 jours.
Territoire du mis en cause. 12 février 2015, 10 h 30. La victime est un homme noir né en 1973 en France, de nationalité française, célibataire et gérant de société. La mise en cause est une femme française non immigrée née en 1927 en France, veuve, retraitée, de nationalité française et propriétaire. Elle appelle la société dont la victime est le gérant pour poser une alarme incendie dans sa maison. Il se rend chez elle mais celle-ci refuse de le laisser entrer parce qu'il est noir en disant : « Non non non un Noir ne rentre pas chez moi. » Il lui dit que c'est elle qui a appelé, appelle la directrice de son entreprise, qui rappelle la mise en cause, mais celle-ci persiste dans son refus.
Terrain neutre. 25 septembre 2009, 22 h 30. La victime est un homme d'origine maghrébine né en 1983 et auxiliaire coupeur. Le mis en cause est un homme d'origine européenne né en 1971 et directeur d'hôtel. La victime est un client régulier de l'hôtel. Accompagné d'une femme d'origine européenne, il souhaite réserver une chambre. Mais le mis en cause leur refuse l'entrée. S'ensuivent des injures réciproques, dont « bougnoule », une altercation physique violente endommageant le mobilier et le matériel informatique de l'accueil.

41Les affaires du territoire de la victime impliquent plutôt des hommes jeunes et de classes populaires et moyennes. Les mis en cause ont plus souvent des antécédents judiciaires, sont hébergés par un tiers, et la victime a réagi ou « provoqué » la situation. Il s'agit souvent d'affaires de racisme anti-noir et impliquant des personnes qui ne se connaissent pas. Les victimes sont plus souvent des hommes, relativement jeunes, noirs. Le profil des mis en cause est plus souvent masculin, plus âgé, d'origine européenne ou non immigré, et issu des classes populaires et moyennes, les mis en cause de classes supérieures étant peu présents dans cette catégorie.

42Dans le territoire du mis en cause, l'aspect le plus marquant concerne la relation de subordination sous-jacente à l'infraction, relation dans laquelle le mis en cause est en position de pouvoir sur la victime. Il s'agit de situations de discriminations dans le cadre d'une relation de travail ou marchande et ayant lieu dans des espaces privés. Les victimes sont également plus souvent des personnes arabes ou noires et de classes supérieures. Les profils des mis en cause tranchent également puisque les femmes, de 60 ans ou plus, de classes supérieures et sans antécédent judiciaire y sont surreprésentées. Enfin, seule une affaire relevant de l'hostilité anti-française a lieu sur un territoire plus proche du mis en cause.

43Les affaires en terrain neutre sont les plus distinctes. En effet, il s'agit essentiellement d'actes entre des personnes qui ne se connaissent pas ou dont les relations se situent dans le cadre du travail. Elles se produisent plus souvent en public, que ce soit dans les transports en commun, un magasin ou la rue. Les victimes sont plus souvent des hommes, plus jeunes, et issus des classes populaires ou supérieures. Les mis en cause ont un profil proche des victimes : on y retrouve plutôt des hommes, une surreprésentation des jeunes adultes, des classes supérieures et populaires, même s'ils ont plus souvent un casier judiciaire. La victime est plus souvent subordonnée au mis en cause. Ces situations où la victime a « provoqué » le mis en cause favorisent une part importante de plaintes réciproques.

44En résumé, la configuration de voisinage est marquée par sa violence, son intimité et son caractère féminin et plus âgé. La configuration de conquête est masculine, se produit dans la rue entre des protagonistes sans relation et membres des classes populaires. La configuration de défense est davantage privée, concerne des victimes plus souvent seules, arabes ou des classes moyennes et supérieures et des mis en cause féminines, de classes supérieures et âgées. La configuration de neutralité territoriale se déroule dans un magasin ou les transports, est plus masculine, plus jeune, concerne autant les classes populaires que supérieures, et vise plus les Maghrébins inconnus des mis en cause ou au travail.

45Ainsi, l'analyse des caractéristiques de ces configurations révèle une réalité sociale allant au-delà de la simple hypothèse du « quartier à défendre ». On peut alors analyser les quatre configurations spatiales à l'aune des hypothèses formulées précédemment. Les caractéristiques sociodémographiques disponibles diffèrent sensiblement selon le type de configuration (Tableau D, Annexe). Les évolutions démographiques au c ur de l'hypothèse du « quartier à défendre » se retrouvent plus souvent dans les territoires communs et de la victime que dans celui du mis en cause où la part d'immigrés est respectivement de 12,5 % et 12,9 % contre 8,8 %. La variation de la part d'immigrés est plus forte dans le territoire de la victime (+ 3 %) que dans le territoire commun et dans celui du mis en cause (respectivement + 1,4 et + 1,9 point).

46Les différents indicateurs de la désorganisation sociale sont plus prégnants dans les territoires communs et dans celui de la victime que dans celui du mis en cause : taux de chômage des 25-64 ans plus élevés (respectivement 10,7 % et 10,9 % contre 8,8 %) ; plus forte augmentation du taux de chômage (3,1 et 3,1 contre 2,4 points) ; proportion de propriétaires-résidents moins élevée (45 % et 47,4 % contre 51,7 %). Il n'existe pas de différences majeures concernant les indicateurs de stabilité résidentielle puisque les proportions de ménages dans le logement depuis moins de deux ans oscillent entre 15 % et 17 % et celles de ménages dans le logement depuis plus de dix ans entre 44 % et 46 %, même si ces derniers tendent à quitter les territoires communs et de la victime (variation de - 0,2 et - 0,6 point).

47Les territoires communs et les territoires des victimes se caractérisent par une augmentation de la population immigrée et des difficultés économiques plus fortes, alors que les territoires des mis en cause sont moins en difficulté économique et révèlent une moindre mixité sociale et ethnique. Ainsi, chaque territoire obéit à une articulation spécifique de logiques spatiales, économiques et ethniques.

48Pour conclure, notre analyse a permis de complexifier l'analyse spatiale des infractions racistes, là où l'hypothèse du « quartier à défendre » ne rend compte que d'une partie minoritaire des situations racistes. Il s'est imposé de prendre en compte la question de la circulation des protagonistes dans l'espace et de distinguer, d'une part, « racisme de proximité » et « racisme à distance », et, d'autre part, quatre configurations spatiales, relativement différentes en termes de caractéristiques sociales, en fonction du type de territoire (commun, de la victime, du mis en cause et neutre). Par ailleurs, l'analyse de régression de Poisson élargit le spectre des variables indépendantes déterminant l'occurrence des infractions racistes en prenant en compte non seulement des variables démographiques et économiques déjà utilisées précédemment, mais aussi la variable du sexe et des variables socioéconomiques telles que la catégorie socioprofessionnelle et le niveau de diplôme.

49Ainsi, l'hypothèse du « quartier à défendre » (influence de la part et de la variation de non-immigrés et d'immigrés) et celle de la « désorganisation sociale » (turnover important, part de propriétaires, etc.) sont vérifiées. Si l'influence de la variable de la masculinité du territoire n'est pas étonnante, une autre variable, celle de la part des diplômés du supérieur, est plus inattendue, ce qui correspond aux situations rencontrées dans le territoire du mis en cause (plus favorisé économiquement, plus stable au niveau résidentiel, etc.), mais aussi plus ambiguë puisque l'évolution de ce taux a un effet négatif sur l'occurrence des situations racistes. Ces données permettent de rendre compte de la diversité des quatre configurations spatiales où le conflit ethnique s'articule avec le conflit de classe. Il apparait ainsi que la proximité spatiale s'articule avec la distance sociale et raciale et favorise les infractions racistes.

50Notons cependant que la reproduction des modèles de régression de l'équipe de D. P. Green et de R. Grattet reste partielle en raison des différences d'outils statistiques entre la France et les États-Unis. Les mobilités géographiques sont ici imparfaitement saisies et les intentionnalités des acteurs ne sont que supposées. Nous avons considéré le domicile comme étant l'indicateur central de l'espace de vie des acteurs alors que le travail et les mobilités professionnelles y participent aussi pleinement. La prise en compte, dans le cadre d'une enquête de victimation par exemple, des territoires du quotidien (emploi, loisirs, consommation), moins contraints que le lieu de résidence et engageant des relations sociales probablement plus homogènes, pourrait à ce titre ouvrir de nouvelles pistes de recherche intéressantes.

Tableau A. ­ Synthèse des travaux existants sur la spatialisation des actes racistes

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Tableau A. ­ Synthèse des travaux existants sur la spatialisation des actes racistes

Tableau B. – Nombre de données de localisation (commission des faits)

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Tableau B. – Nombre de données de localisation (commission des faits)

Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau C. – Nombre de données de localisation (lieux de résidence des personnes physiques)

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Tableau C. – Nombre de données de localisation (lieux de résidence des personnes physiques)

Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau D. – Moyenne des différents indicateurs selon les territoires pour T1 uniquement (%)

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Tableau D. – Moyenne des différents indicateurs selon les territoires pour T1 uniquement (%)

Lecture : Les IRIS des infractions ayant eu lieu sur un territoire commun ont un taux de chômage moyen de 10,7 % chez les 25-64 ans. Les résultats correspondent aux moyennes entre 2008 et 2014 et à la variation entre 2008 et 2014 pour les évolutions.
Source : Recensement Insee 2008 à 2014, Filosofi Insee 2012 à 2014, CNAF 2009 à 2014.

Tableau E. – Distance entre les adresses de résidence et les lieux de commission des faits

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Tableau E. – Distance entre les adresses de résidence et les lieux de commission des faits

Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau F. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon le type de racisme (%)

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Tableau F. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon le type de racisme (%)

Lecture : 49,1 % des 214 infractions anti-maghrébins ont eu lieu à moins de 1 km du domicile de la victime.
Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau G. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon les conflits judiciaires (%)

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Tableau G. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon les conflits judiciaires (%)

Lecture : 60,4 % des 207 dossiers dans lesquels un conflit antérieur apparait ont eu lieu à moins de 1 km du domicile de la victime.
Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau H. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon la relation entre victimes et mis en cause (%)

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Tableau H. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon la relation entre victimes et mis en cause (%)

Lecture : 79,1 % des infractions entre voisins ont eu lieu à moins de 1 km du domicile de la victime.
Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau I. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon la relation de subordination (%)

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Tableau I. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon la relation de subordination (%)

Lecture : 34,1 % des infractions pour lesquelles il existe un lien de subordination en faveur de la victime ont eu lieu à moins de 1 km du domicile de la victime.
Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau J. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon le profil de la victime (%)

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Tableau J. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon le profil de la victime (%)

Lecture : 54,5 % des victimes femmes ont subi l’infraction à moins de 1 km de leur domicile.
Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau K. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon le type de faits (%)

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Tableau K. – Distance entre les adresses de résidence des victimes et les lieux des faits selon le type de faits (%)

Lecture : 51,1 % des infractions avec injures ont eu lieu à moins de 1 km du domicile de la victime.
Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau L. – Type de lieu selon la distance entre la résidence de la victime et les faits (%)

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Tableau L. – Type de lieu selon la distance entre la résidence de la victime et les faits (%)

Lecture : 47% des infractions dans un espace privé ont eu lieu à moins de 1 km du domicile de la victime.
Source : Enquête DPDA 2017.

Tableau M. – Répartition des affaires selon les territoires (%)

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Tableau M. – Répartition des affaires selon les territoires (%)

Source : Enquête DPDA 2017.

Notes

  • [1]
    Pour une analyse du traitement judiciaire de la délinquance raciste en France, voir A. Hajjat et al. (2019).
  • [2]
    Même s'ils ne s'inscrivent pas dans le champ de la sociologie des crimes de haine, d'autres travaux se sont intéressés au lien entre les « attitudes » à l'égard des minorités ethniques, mesurées par enquêtes d'opinion, et les caractéristiques sociodémographiques d'un territoire en Grande-Bretagne (Dustmann et al., 2011) et aux Pays-Bas (Heerden et Ruedin, 2019), ou encore au lien entre concentration territoriale des minorités ethniques et vote d'extrême droite aux Pays-Bas (Janssen et al., 2019).
  • [3]
    Cet article est issu de l'enquête collective « Des paroles et des actes : la justice française face aux infractions racistes » (DPDA), cofinancée par l'Institute for Advanced Studies in the Humanities (Université d'Edimbourg) et Marie Curie Actions (FP7) dans le cadre du programme EURIAS fellowship. Nous remercions Audrey Célestine, Sébastien Delarre, Sylvie Tissot, Bruno Cousin, et les évaluateurs anonymes de la Revue pour la pertinence de leurs commentaires critiques.
  • [4]
    Par « infractions racistes », on entend les faits rapportés par une ou des victimes à la police ou la gendarmerie ayant fait l'objet d'une plainte et étant qualifiés de racistes au moment de son enregistrement, indépendamment de leur issue judiciaire. Ces faits sont punis par les lois du 1er juillet 1972 (discours racistes), du 3 février 2003 et du 27 janvier 2017 (infractions hors discours).
  • [5]
    Pour une analyse plus approfondie de notre méthodologie, voir N. Keyhani et al. (2019).
  • [6]
    Ce logiciel et les codes d'infractions (NATINF) correspondant aux affaires de racisme sont les seuls moyens d'identifier les numéros de parquet servant à classer les dossiers dans les archives. Mais cet outil implique deux biais dans l'échantillonnage : 1) Cassiopée n'a commencé à bien fonctionner qu'à partir de 2012 ; 2) une affaire apparait dans notre échantillon à la condition d'avoir été enregistrée avec un code NATINF lié au racisme. Or il est certain qu'un nombre indéterminé d'affaires de racisme n'a pas été enregistré par la police avec ses codes NATINF et a donc échappé à notre analyse.
  • [7]
    Les principes de sélection sont les suivants : ensemble des jugements et des alternatives aux poursuites ; ensemble des classements sans suite pour « préjudice peu important », « comportement de la victime », « état mental » ; les autres classements sans suite ont été choisis de manière aléatoire (un sur deux).
  • [8]
    Le décalage entre le nombre d'affaires échantillonnées et le nombre d'affaires codées s'explique par la perte physique des dossiers (introuvables dans les cartons).
  • [9]
    Parmi les 388 affaires potentielles de T1, on retrouve 64,4 % de classements sans suite, 18 % d'alternatives aux poursuites et 17,5 % de jugements contre, respectivement 69,8 % (+ 5,4 points), 13,5 % (- 4,6) et 16,7 % (- 0,8) parmi les affaires codées. Parmi les 401 affaires potentielles de T2, on retrouve 76,8 % de classements sans suite, 14,2 % d'alternatives aux poursuites et 9 % de jugements contre, respectivement, 81,3 % (+ 4,4), 10,1 % (- 4,1) et 8,7 % (- 0,3) parmi les affaires codées. Dans les deux tribunaux, on retrouve des décalages similaires entre composition des affaires potentielles et composition des affaires codées.
  • [10]
    La catégorisation assignée correspond à l'identité assignée d'un individu à un groupe, la catégorisation revendiquée renvoie à l'auto-identification à un groupe, et la catégorisation « informationnelle » à l'identification d'un individu à un groupe en fonction de la combinaison de ses prénom et nom, lieu de naissance, nationalité et des prénoms et noms des parents, comme l'ont fait d'autres sociologues avant nous (Amadieu, 2009, 2011 ; Felouzis et al., 2005). C'est la catégorie informationnelle qui est utilisée dans cet article.
  • [11]
    Nous postulons une forme d'homologie entre la répartition des populations immigrées enregistrées par l'Insee et des populations d'origine immigrée non enregistrées par la statistique publique. Ce choix méthodologique imposé ne prend donc pas en compte les éventuels effets de cohortes, de mobilités géographique et sociale, des historiques d'implantation des grands ensembles, des vagues migratoires successives, etc.
  • [12]
    À la date de la rédaction, les dernières données disponibles du recensement à l'échelle des IRIS sont celles de 2014. Pour les affaires ayant eu lieu dans le tribunal T1, les données de 2008 à 2014 sont exploitées ; pour le tribunal T2, nous avons utilisé les données des recensements 2012 à 2014.
  • [13]
    Dispositif des revenus localisés sociaux et fiscaux, les données du fichier FiLoSoFi concernent les données fiscales de référence. Depuis 2012, il remplace les dispositifs Revenus fiscaux localisés et Revenus disponibles localisés (Source : Insee.fr). Les données exploitées sont celles de 2012 à 2014.
  • [14]
    Les données 2009 à 2014 sont disponibles à l'échelle de la commune.
  • [15]
    Les Ilots regroupés pour l'information statistique (IRIS) correspondent à un zonage territorial infracommunal pour les communes de 10 000 habitants ou plus et certaines de 5 000 à 10 000 habitants. Les délimitations des IRIS se confondent avec les délimitations des communes pour les autres communes.
  • [16]
    Ce qui ne permet d'inclure ni les données du fichier FiLoSoFi ni celles de la CNAF dans les calculs sur les évolutions.
  • [17]
    L'idée de « distance raciale » renvoie au fait que, lorsqu'un acte raciste est commis, le mis en cause « met à distance » la victime en l'assignant à une identité minoritaire, réelle ou supposée.
  • [18]
    L'analyse spatiale des affaires racistes porte sur 483 affaires échantillonnées dans les tribunaux T1 et T2, même si on se focalise plus particulièrement sur le cas de T1 (Tableaux B et C, Annexe). L'adresse précise des lieux des faits est explicite pour 446 des 483 affaires saisies, soit un taux de renseignement très élevé de 92,3 %. Les lieux de résidence des victimes et mis en cause sont aussi très bien renseignés puisque nous connaissons respectivement 93,7 % et 92,5 % des adresses de résidence des acteurs des tribunaux T1 et T2. Une première observation concerne la proximité entre les lieux des infractions et les lieux de résidence des acteurs ­ lorsqu'elle est renseignée ­ puisque la distance médiane entre le lieu des infractions et le lieu de résidence des victimes est de 655 m, contre de 527 m pour le lieu de résidence des mis en cause. Et 56 % des acteurs (victimes et mis en cause) vivent à moins de 1 km des lieux des faits. Ces données très précises permettent de reconstituer le périmètre faits/adresse des victimes/adresse des mis en cause et d'approfondir les éventuels effets de territoires.
  • [19]
    Cette « triangulation » est possible pour 62 % (soit 300) des affaires. Si ce taux de renseignement est moins important, il est tout de même possible de faire une description spatiale des actes racistes.
  • [20]
    La théorie de la « désorganisation sociale » est un modèle macrosociologique d'analyse de la délinquance, selon lequel certaines conditions écologiques d'un territoire peuvent affaiblir les réseaux relationnels qui sont au fondement de la « capacité de régulation » d'une communauté. La déviance sociale est favorisée par la déstabilisation des structures sociales locales, en raison du « désavantage concentré » (concentration d'indicateurs économiques et sociaux dégradés tels que les faibles opportunités de travail, les « mauvaises » écoles, la rareté de « modèles » pour les jeunes, les problèmes de parentalité, etc.), de l'hétérogénéité ethnique et du turnover résidentiel (Wilson, 2012).
  • [21]
    Le Graphique 1 indique le nombre d'IRIS selon le nombre d'infractions enregistrées dans le tribunal T1 de notre base de données. La prise en compte du nombre d'infractions par IRIS est essentielle, d'où l'usage d'une régression de Poisson. Soulignons que cette régression entend comprendre le lien entre l'occurrence des infractions dans certains endroits plutôt que d'autres selon différentes caractéristiques des territoires, et non les facteurs environnementaux qui favoriseraient l'infraction raciste. Par ailleurs, nous avons envisagé une analyse de régression multiniveaux, prenant en compte à la fois des variables micro- et macrosociologiques, mais cela ne s'est pas avéré concluant. En effet, le caractère « éparpillé » des lieux des affaires ne permet pas de réaliser un modèle solide et satisfaisant. Au niveau des IRIS, seul un a été le théâtre de 10 affaires quand 66 IRIS ont été le lieu d'une seule affaire, 55 le lieu de 2 à 8 affaires. Au niveau des communes, 147 affaires (58 % des affaires dont on connait l'adresse) ont eu lieu dans une commune, 2 communes ont été le théâtre de 15 et 10 affaires, et 24 communes ont été le lieu d'une seule affaire.
  • [22]
    La distance médiane est de 600 m pour l'ensemble des affaires mais elle diffère selon la juridiction (645 m pour T1 contre 522 m pour T2) et le type d'acteur (527 m pour les mis en cause contre 655 m pour les victimes). Dans la zone T1, les faits se sont produits à une distance médiane de 587 m de la résidence des victimes et de 741 m de celle des mis en cause, contre respectivement 738 m et 306 m dans la zone T2.
  • [23]
    Il manque l'adresse de résidence ou des faits pour 66 victimes, soit 12,7 %.
  • [24]
    Les conflits antérieurs concernent pour 60,4 % des dossiers « racisme de proximité ».
  • [25]
    Les femmes y sont surreprésentées de 6,3 points, les victimes d'origine maghrébine de 2,2 points. Les victimes des infractions de proximité ont en moyenne 40 ans et 38 ans pour l'ensemble des victimes. Les victimes de 60 ans et plus y sont surreprésentées de 12,9 points.
  • [26]
    Bien que policiers et parquetiers évoquent parfois « le racisme anti-français » dans leurs poursuites, nous utilisons pour notre part l'expression « hostilité anti-française » par cohérence sociologique dans la mesure où, dans la société française actuelle, on ne peut pas parler de « racisme anti-français », le racisme étant défini sociologiquement comme un processus de division, de hiérarchisation et de discrimination des minoritaires au profit des majoritaires. Or les Français blancs constituent justement le groupe majoritaire. L'expression ne concerne pas le racisme contre les membres des minorités venues d'Europe (Espagne, Italie, etc.). Pour plus de détails sur ce point, voir N. Keyhani et al. (2019).
  • [27]
    Telle qu'une relation propriétaire/locataire ou supérieur hiérarchique par exemple.
  • [28]
    La classe sociale est connue pour 63,2 % des victimes.
Français

Résumé

Cet article soulève la question de la relation entre la probabilité d'occurrence des infractions racistes et les caractéristiques sociodémographiques du territoire. Il s'agit d'abord de faire un état des lieux de la littérature étasunienne et britannique sur la spatialisation des actes racistes en dégageant trois pôles (surdétermination des variables économiques, des variables démographiques, et combinaison des variables économiques et démographiques) et une série d'hypothèses (pouvoir menaçant, pouvoir différentiel, « quartier à défendre »), puis de tester celles-ci à partir du cas français. L'analyse des données géographiques issues d'une enquête collective, portant sur 483 affaires d'infractions racistes traitées dans deux tribunaux correctionnels français, et leur traitement statistique (tris croisés et régression logistique) contestent la thèse du « quartier à défendre », la plus partagée dans la littérature existante, parce qu'elle ne rend compte que d'une partie des actes racistes. Il est préférable de distinguer « racisme de proximité » et « racisme à distance » ainsi que quatre configurations spatiales spécifiques : de voisinage, de « conquête », de « défense » et de neutralité territoriale. Le croisement des données spatiales avec une série d'indicateurs met en lumière l'influence de variables à la fois économiques, sociales et démographiques dans l'occurrence des actes racistes. Ainsi, en prolongeant l'analyse de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire sur les conflits sociaux dans les grands ensembles français, l'article montre que la proximité spatiale s'articule avec distance sociale et raciale, favorisant les infractions racistes.

Mots-clés

  • RACISME
  • ESPACE
  • CONFLIT
  • ETHNICITÉ
  • CLASSE
  • SEXE
Deutsch

Räumliche Nähe, rassische Distanz. Analyse der Spazialisation der rassistischen Verstöÿe

Zusammenfassung

Dieser Aufsatz beschäftigt sich mit der Frage der Beziehung zwischen der Okkurrenz Wahrscheinlichkeit der rassischen Verstöÿe und den soziodemographischen Charakteristiken des Territoriums. Zunächst wird eine Bestandsaufnahme vorgenommen der Literatur in den Vereinigten Staaten und in Groÿbritannien zur Spazialisation der rassischen Vorkommen, wobei drei Schwerpunkte (ÿberbestimmung der wirtschaftlichen Variablen, der demographischen Variablen, und die Kombination der wirtschaftlichen und demographischen Variablen), sowie eine Reihe von Hypothesen (bedrohende Macht, differentielle Macht, Verteidigung des Territoriums) unterstrichen werden. Anschlieÿend werden diese Hypothesen am französischen Fall geprüft. Die Analyse der geographischen Daten aus einer Kollektivuntersuchung zu 483 Fällen von rassistischen Verstöÿen, die von zwei französischen Strafgerichten behandelt wurden, sowie deren statistische Auswertung (Kreuzsortierungen und logistische Regression) bestreiten die These des "zu verteidigenden Territoriums", die am meisten in der vorliegenden Literatur angeführt wird, weil diese These nur einen Teil der rassistischen Vorkommen berücksichtigt. Es ist besser, den "Nachbarschaftsrassismus" und den "Fernrassismus" zu unterscheiden, sowie die vier spezifischen Raumkonfigurationen: die der Nachbarschaft, der "Eroberung", der "Verteidigung" und der territorialen Neutralität. Die Kreuzung der spazialen Daten mit einer Reihe von Indikatoren unterstreicht den Einfluss der sowohl wirtschaftlichen, sozialen und demographischen Variablen im Vorkommen der rassistischen Verstöÿe. Somit zeigt der Artikel, über die Analyse von Jean-Claude Chamboredon und Madeleine Lemaire zu den sozialen Konflikten in den französischen Wohnkomplexen hinaus, dass die spaziale Nähe sich mit der sozialen und rassischen Distanz artikulieren und die rassistischen Verstöÿe begünstigt.

Schlagwörter

  • RASSISMUS
  • RAUM
  • KONFLIKT
  • ETHNIZITÄT
  • KLASSE
  • GESCHLECHT
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Abdellali Hajjat
Groupe de recherche sur les relations ethniques, les migrations et l’égalité (GERME)
Université libre de Bruxelles
Avenue F. Roosevelt 50 – CP 124
1050 Bruxelles, Belgique
ahajjat@ulb.ac.be
Cécile Rodrigues
Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS)Université de Lille-CNRS
1, Place Déliot ­ CS 10629
59024 Lille cedex
cecile.rodrigues@cnrs.fr
Narguesse Keyhani
Laboratoire Triangle
Université Lyon 2
ENS de Lyon site Descartes
15, parvis René Descartes
69342 Lyon cedex 07
narguesse_keyhani@yahoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/12/2019
https://doi.org/10.3917/rfs.603.0341
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