« Le progrès scientifique est une fraction, et la fraction la plus importante assurément, de ce processus d’intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des millénaires. »
1Le sujet de l’évolution des normes, des valeurs et des institutions – brièvement : de l’évolution morale – traverse toute l’histoire des sciences sociales. La thèse que je chercherai à défendre ici est que l’on peut rendre cette évolution plus intelligible en précisant et en développant certaines intuitions de Tocqueville, de Durkheim et de Max Weber. Ils me paraissent avoir jeté les bases d’une importante théorie de l’évolution morale, qui permet notamment d’échapper au relativisme d’aujourd’hui.
2Bien des penseurs contemporains voudraient en effet que l’on se contente d’admettre que chaque société et chaque époque a ses valeurs et ses vérités, et soutiennent qu’il est illusoire de chercher à comparer les valeurs et les vérités d’une époque ou d’une société aux valeurs et aux vérités d’une autre époque ou d’une autre société. La notion même d’évolution morale aurait été définitivement disqualifiée par la pensée « postmoderne ». C’est la position par exemple d’anthropologues éminents comme Geertz (1984) ou Shweder (1991, 2000) ou du politologue Huntington (1996). Selon les deux premiers, c’est sous l’effet des forces culturelles de la socialisation que l’on ressentirait comme cruelles dans certaines sociétés des pratiques qui sont considérées comme normales dans d’autres. Selon le troisième, la catégorie de l’universel ou l’individualisme seraient des particularités culturelles de la civilisation occidentale dont l’origine remonterait au XIVe siècle.
Une intuition de Durkheim
3Je mettrai d’abord en relief une intuition de Durkheim que je crois essentielle. Il écrit : « L’individualisme, la libre pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-romain ou des théocraties orientales. C’est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe, sans s’arrêter tout au long de l’histoire. » (Durkheim, [1893] 1960, p. 146).
4La rhétorique appuyée de ce passage (voir la cascade de ni) témoigne assurément de l’importance que Durkheim accordait à l’idée que « l’individualisme ne commence nulle part ». En contradiction avec ce texte, on a l’habitude d’admettre qu’il aurait vu dans l’individualisme une vision propre au monde occidental, et qui serait apparue tardivement.
5Il est vrai que, selon Durkheim, certains facteurs, dont au premier chef les progrès de la division du travail, en entraînant une diversification des rôles sociaux et des compétences, ont contribué à favoriser l’individualisme. Mais Durkheim précise aussi de façon claire, j’y insiste, que, si l’individualisme est un phénomène qui « se développe, sans s’arrêter tout au long de l’histoire », on doit aussi reconnaître qu’il « ne commence nulle part ». Selon lui, les progrès de la division du travail ont donc seulement contribué à secréter un contexte favorable au développement et à l’expression de l’individualisme.
6Le sens de cette formule me paraît lumineux. Elle indique que chacun a en principe selon Durkheim un sens égal de sa dignité et de ses intérêts vitaux [1] et que, dans toutes les sociétés, des plus archaïques aux plus modernes, les institutions sont perçues par les individus comme plus ou moins légitimes selon qu’elles leur donnent ou non le sentiment de les respecter dans leur dignité et de préserver leurs intérêts vitaux. Elle postule que l’individu a tendance à estimer une institution ou une norme bonne ou mauvaise selon qu’il a l’impression ou non qu’un individu quelconque aurait tendance à en juger ainsi. C’est pour cette raison que l’on hésite à affirmer ou même à croire que telle institution ou telle norme est bonne ou mauvaise si l’on n’a pas l’impression que tout le monde devrait en juger ainsi. Il faut ajouter que, comme l’indique le texte cité, « individualisme » et « libre pensée » sont inséparables. Cela laisse entendre que, selon Durkheim, l’individu s’est toujours reconnu le droit de juger de la légitimité des institutions, qu’il s’agisse des normes tacites auxquelles se soumettent les petits groupes de rencontre, des lois ou de tous les cas intermédiaires : comme l’individualisme, « la libre pensée […] est un phénomène qui ne commence nulle part ».
7Dans le passage cité, Durkheim prend donc la notion d’individualisme en un sens qui n’a rien à voir avec le sens courant, celui, que retient par exemple Tocqueville, du repli de l’individu sur lui-même et sur ses proches. Tirant visiblement son inspiration d’un auteur dont on sait l’influence qu’il a exercée sur lui comme sur beaucoup d’autres esprits dans la France de son temps, Durkheim propose ici une conjecture d’inspiration kantienne : la conjecture selon laquelle les sentiments de l’individu sur les institutions au sens large lui seraient dictés par la valeur qu’elles lui paraissent revêtir pour un individu quelconque. Auguste Comte lui-même s’était incliné devant Kant, notamment parce qu’il lui paraissait avoir eu le grand mérite de créditer de rationalité le sens commun (Bourdeau, 2004).
8On notera incidemment que la même conjecture a été reprise de notre temps par John Rawls (1971). Sa théorie de la justice, dont le succès a été considérable, n’a cependant guère retenu l’attention des sciences sociales contemporaines, sans doute parce que la conception d’inspiration kantienne de la rationalité qu’elle met en œuvre a été détrônée par la conception d’inspiration benthamienne qui a fini par prévaloir dans les sciences sociales sous l’influence de l’économie. Durkheim, lui, a clairement perçu, comme l’indique notamment De la division du travail social, l’intérêt décisif que présente la conception kantienne de la rationalité pour la théorie sociologique des sentiments moraux et de l’évolution morale.
9Une objection couramment opposée à la conjecture qu’implique la formule de Durkheim est la conjecture historiciste ou culturaliste selon laquelle l’individu n’aurait pris conscience de son individualité que dans les sociétés modernes : une assertion que la formule de Durkheim, « l’individualisme ne commence nulle part », vise précisément à dénoncer. Amartya Sen, le prix Nobel d’économie d’origine indienne, a déclaré après Durkheim que la valeur accordée aux « droits de l’homme » n’est nullement propre à la seule culture occidentale. Il a souligné la portée universelle de la remarque d’Adam Smith selon laquelle « la première valeur pour un individu, c’est de pouvoir se regarder avec respect », tout en admettant avec Adam Smith que les conditions requises pour « pouvoir se regarder avec respect » varient dans le temps et dans l’espace. L’universel et le contextuel sont donc ici indissociables.
10L’idée reçue selon laquelle l’« individualisme » serait né en Europe, selon les auteurs au XIVe, au XVIe, au XVIIIe ou même au XXe siècle, s’est implantée sur la foi de la métaphysique selon laquelle l’homme doit être conçu comme un produit plus ou moins mécanique de l’environnement social dans lequel il est plongé. Elle voit l’être humain comme soumis à des forces sociales et historiques : comme un objet qui s’altérerait sous l’action de ces forces, à la manière dont les métaux se modifient sous l’action de la température ou de la pression.
11Une telle métaphysique repose en fait sur une série de confusions conceptuelles. Elle ne distingue pas entre les divers sens du mot « individualisme », notamment entre celui de Tocqueville et celui de Durkheim dans le passage cité. Surtout, elle méconnaît que, si le contexte social fixe les conditions qui s’imposent à l’individu, il ne détermine pas ses sentiments et son comportement. Il fixe les limites de son autonomie ; il ne l’annihile pas. Le fait que certaines sociétés soient plus contraignantes que d’autres ou que les individus soient davantage respectés dans certaines sociétés que dans d’autres est une donnée incontestable. Que ce respect ne soit consenti à tous que dans certaines sociétés, les sociétés « démocratiques » au sens de Tocqueville, est un autre fait patent. Que, selon les sociétés, l’individu ait une conception variable de ses droits est une certitude. Mais on ne saurait en déduire qu’il existe des sociétés ou des phases historiques où l’individu n’aurait pas conscience de son individualité, de sa dignité et de ses intérêts vitaux.
12Les culturalistes opposent de façon insistante à cette idée le cas de l’Inde : au modèle des sociétés individualistes et égalitaristes s’opposerait le modèle indien d’une société fondée sur une « idéologie » valorisant la hiérarchie. L’idée de l’égale dignité de tous serait une idéologie occidentale. En Inde, tous endosseraient au contraire une idéologie hiérarchique, y compris les Intouchables : ils l’accepteraient parce que la religion leur promet une meilleure condition dans une autre vie (Dumont, 1966,1983). Weber ([1920-1921] 1999) lui-même a malencontreusement cédé à cette lecture au premier degré des croyances religieuses indiennes. En fait, comme les recherches modernes l’ont montré, les Intouchables n’acceptent pas leur situation : ils en donnent seulement l’impression, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement et que cela entraîne pour eux divers avantages. Mais, même dans les villages les plus traditionalistes, ils se révèlent sceptiques sur le bien-fondé de la hiérarchisation traditionnelle de la société indienne et comme ne croyant guère aux promesses de la réincarnation (Deliège, 1997,2001).
13Cette analyse est valable de toute situation où une catégorie sociale se voit reléguée sans appel dans une condition subalterne. Le fatalisme est de mise lorsque l’on sait que l’on ne peut rien changer à la situation dans laquelle on se trouve. Mais la résignation n’implique pas l’acceptation. On peut être résigné à une situation que l’on perçoit comme inexorable sans la juger équitable et par suite acceptable pour autant. C’est la leçon d’une anecdote instructive [2] : un pauvre assis devant l’église tend la main vers les fidèles qui sortent de la messe. Madame la Baronne lui donne une pièce et lui dit : « Tenez, brave homme, et n’oubliez pas ce qui est écrit dans les Évangiles : il y aura toujours des pauvres parmi nous. » Et le pauvre de lui répondre : « Oui, Madame la Baronne, mais il n’est pas écrit que ce seront toujours les mêmes. » La leçon sociologique de cette anecdote est que le pauvre était résigné à sa situation, mais jugeait en même temps inacceptable que l’on puisse être condamné à la pauvreté. Il acceptait le fait que les individus aient un sort plus ou moins enviable, mais non que le rang de l’individu soit déterminé par avance et qu’il faille par suite reconnaître l’existence de types d’homme dotés d’une inégale dignité.
Quelques applications empiriques de l’intuition de Durkheim
14Il n’est pas difficile d’illustrer l’importance de cette discussion. En effet, on est amené à interpréter les mêmes observations de façon beaucoup plus convaincante du point de vue des critères habituellement utilisés pour juger d’une théorie scientifique, dès lors que l’on rejette la métaphysique culturaliste et la psychologie causaliste qui accompagne cette métaphysique.
15Un exemple : un sociologue américain a analysé les constitutions politiques des sociétés villageoises traditionnelles du Sud-Est asiatique et d’Afrique, et démontré que ces constitutions se sont imposées et généralisées à une grande échelle parce qu’elles sont perçues par les individus comme respectant au mieux la dignité et les intérêts vitaux de chacun (Popkin, 1979). Ainsi, la règle de l’unanimité y prévaut de manière très générale, explique-t-il, parce que c’est celle qui minimise les risques fatals auxquels sont exposés les membres les plus faibles de sociétés opérant sous un régime d’économie de subsistance (Boudon, 2002). En conséquence, chacun voit bien que la règle de l’unanimité est indispensable à l’équilibre de la société et à la paix sociale.
16Contre cette interprétation, les anthropologues qui souscrivent à la métaphysique culturaliste soutiennent que la diffusion de la règle de l’unanimité dans les sociétés villageoises traditionnelles d’Asie ou d’Afrique est due à ce que les individus y auraient un faible sens de leur individualité et se verraient eux-mêmes comme de simples composantes de la totalité représentée par la collectivité. Il suffit pour saisir l’arbitraire de cette interprétation de remarquer que la règle de l’unanimité, puisqu’elle n’est qu’un autre nom du droit de veto, donne plus de pouvoir à l’individu que la règle de la majorité. Ou encore de constater que, sous le régime de la règle de l’unanimité, les discussions peuvent être interminables, dans les villages africains non moins que dans les jurys d’assises américains ou dans les instances politiques européennes. On décèle bien dans l’interprétation culturaliste la force de l’idée reçue selon laquelle les sentiments individuels devraient être considérés comme mécaniquement déterminés par le contexte social. C’est sous l’influence de cette idée reçue que l’anthropologue peut accepter l’assertion selon laquelle il existerait des sociétés où l’individu n’aurait qu’une conscience plus ou moins confuse de son individualité.
17En accord avec Durkheim, vraisemblablement sans le savoir, Simmel ([1900] 1987) note lui aussi que le virus individualiste est décelable dès l’aube de l’histoire. Il explique l’abolition du Wergeld, pratique judiciaire qui, dans le monde germanique ancien, indexait la sanction pénale sur le rang social de la victime. Après l’abolition du Wergeld, le meurtre d’un individu entraîne les mêmes sanctions, qu’il s’agisse du roi ou d’un simple manant. L’abolition du Wergeld témoigne bien de l’affirmation de la valeur de l’individu en tant qu’individu, indépendamment de son statut social.
18Cet exemple du Wergeld est d’autant plus instructif que le mécanisme qui a provoqué son abolition est toujours repérable dans l’évolution des institutions judiciaires contemporaines. L’abolition du Wergeld répond à une demande : que la gravité de l’acte délictueux ou criminel soit appréciée indépendamment des qualités de la victime. L’un des traits les plus marquants de l’évolution des pratiques judiciaires dans les sociétés démocratiques contemporaines est le souci de répondre à une demande symétrique : à savoir que la gravité de l’acte délictueux ou criminel soit appréciée indépendamment des qualités de son auteur. Dans les deux cas, il s’agit d’affirmer l’égale dignité de chacun, en tant que victime dans le premier cas, en tant qu’auteur dans le second.
19Ces données illustrent le sens de l’affirmation de Durkheim selon laquelle l’individualisme ne commence nulle part et s’approfondit continuellement : il est à l’origine de demandes qui suscitent des innovations institutionnelles, lesquelles sont sélectionnées en fonction de leur capacité à répondre à ces demandes. Si le droit civil étend régulièrement son domaine de compétence aux dépens du droit pénal, si les peines prévues par le droit pénal tendent à s’adoucir dans le temps, c’est bien, selon les analyses de La division du travail social, parce que les institutions visant au « contrôle social » sont évaluées par les individus selon le double critère de l’efficacité et du respect de l’individu en tant qu’individu : dès lors qu’une peine passe pour inutilement cruelle, elle tend à être remplacée par une peine plus douce. Tocqueville esquisse des analyses similaires dans la seconde Démocratie (Boudon, 2005). Contre ces schémas, le culturaliste moderne se contente d’admettre que, sous l’action du déterminisme culturel, on accepte de couper les mains des voleurs dans certaines sociétés, tandis que l’on considère cette pratique comme cruelle dans d’autres.
L’intemporalité de l’individualisme et les aléas des « forces historiques »
20Les exigences de l’individualisme au sens de Durkheim ont été, bien sûr, en permanence contrariées par toutes sortes de « forces historiques », pour employer le vocabulaire de Max Weber [3].
21Pour illustrer la tension entre individualisme et « forces historiques » on peut évoquer le cas exemplaire de l’esclavage. Les Grecs anciens ont établi des institutions admirées parce qu’ils les voulurent respectueuses de la dignité du citoyen. Mais ils estimaient l’esclavage légitime, car ils étaient convaincus de son intérêt fonctionnel pour la société. « Les génies les plus profonds et les plus vastes de Rome et de la Grèce […] se sont évertués à prouver que l’esclavage était dans la nature, et qu’il existerait toujours », écrit Tocqueville ([1840] 1986, p. 438). En effet, Aristote ne concevait pas qu’une société puisse se passer d’esclaves. Cette croyance généralement partagée l’a conduit à accepter l’idée d’une distinction radicale entre citoyens et esclaves. On notera toutefois qu’il n’alla jamais jusqu’à affirmer que les esclaves acceptent leur condition sans sourciller, car, à la différence des culturalistes modernes, il ne lui est jamais venu à l’esprit que le contexte social puisse déterminer mécaniquement les idées et les sentiments des êtres humains.
22Ce qui est vrai des Grecs l’est encore des sociétés européennes du XVIIe siècle. Comme l’indique Tocqueville, dans les sociétés « aristocratiques », la dignité humaine n’est accordée qu’à une partie de la population : ceux qui sont statutairement désignés comme « les meilleurs » (aristoi). Mais jamais il n’affirme que ceux dont la dignité n’est pas reconnue acceptent leur sort. Il voit au contraire dans l’installation de l’idée d’égalité qui apparaît avec les sociétés « démocratiques » modernes « la main de la Providence », indiquant par là que, selon lui, l’évolution vers l’égalité a quelque chose d’irrésistible. Car elle correspond à une exigence latente qui s’intensifie à mesure qu’elle se réalise : « le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (Tocqueville, [1840], 1986, p. 522). Tocqueville admet donc clairement que, dans toute société, chacun aspire à la reconnaissance de sa dignité et qu’il juge les normes et les institutions à cette aune. En même temps, il voit bien que, sous l’influence de « forces historiques » diverses, cette dignité n’est pas consentie à tous dans toutes les sociétés. Elle n’est accordée qu’aux citoyens dans les cités grecques ; elle est refusée aux criminels dans les sociétés européennes de l’âge classique. C’est pourquoi Madame de Sévigné peut se délecter à l’idée s’assister à l’exécution d’un criminel par écartèlement : car elle « ne concevait pas clairement ce que c’était que de souffrir quand on n’est pas gentilhomme » (Tocqueville, [1840], 1986, p. 541).
23Au XVIIIe siècle, les sociétés européennes passent du modèle « aristocratique » au modèle « démocratique », explique Tocqueville. L’idée de l’égalité de tous en dignité s’impose. Cela conduit les « philosophes » à dénoncer l’esclavage, mais non à en recommander l’abolition. Ainsi, Montesquieu le condamne sans ambiguïté. Il le déclare « contre nature ». Mais il ne croit pas possible de le supprimer dans les possessions françaises, car cela ferait, selon lui, grimper le prix du sucre au point de le rendre non compétitif. La valeur négative de l’esclavage s’impose donc à Montesquieu comme une vérité morale ; mais des « forces historiques » le conduisent à percevoir son abolition comme improbable, voire peu souhaitable : un exemple de la tension entre « rationalité instrumentale » (Zweckrationalität) et « rationalité axiologique » (Wertrationalität), pour employer le vocabulaire de Max Weber. De fait, dans le cas français, l’esclavage a été aboli en 1794 par la Convention, mais restauré dès 1802 par le Consulat, sous l’action des « forces historiques » que Montesquieu avait identifiées avec clairvoyance : la concurrence franco-anglaise sur le marché du sucre. Mais, la « rationalité axiologique » devait faire qu’il soit aboli dans un nombre croissant de pays tout au long de XIXe siècle. Le dernier pays occidental à y renoncer fut le Brésil, en 1888.
24Aujourd’hui, l’esclavage a été aboli à peu près partout, officiellement du moins, mais il réapparaît sous l’influence d’autres « forces historiques » comme on le voit au cas de la prostitution infantile dans le Sud-Est asiatique. Toutefois, ces résurgences demeurent inavouées, car, si la réalité de l’esclavage subsiste, une valeur négative lui est irréversiblement associée. Nul n’oserait plus le défendre. L’idée que l’on ait pu en accepter le principe dans le passé est considérée comme si déconcertante que l’on a du mal à comprendre qu’un philosophe aussi pondéré qu’Aristote ait pu le justifier.
25Quoi qu’en dise Huntington (1996), l’individualisme n’est donc pas une valeur caractéristique de la seule société occidentale et qui serait apparue au XIVe siècle.
26Pour faire saisir la fragilité d’une position comme celle de Huntington ou des anthropologues qui veulent que la conscience par l’individu de son individualité et de sa valeur en tant qu’individualité soit un trait distinctif des sociétés occidentales modernes, on peut recourir à une analogie. La libido sciendi, le désir de savoir, serait-il propre à la civilisation occidentale et date-rait-il du XIIIe siècle et d’Albert le Grand, du XVIe siècle et de Galilée, du XVIIe siècle et de Newton ou encore de la fin du XVIIIe siècle sous prétexte que c’est seulement à ce moment que les grandes disciplines scientifiques s’institutionnalisent ? Il serait évidemment absurde de le prétendre.
Max Weber développe sur l’individualisme des intuitions proches de celles de Durkheim
27Avec d’autres mots et dans un autre style, Max Weber esquisse des idées dont la convergence avec celles de Durkheim est frappante (Weber, [1920-1921] 1999) [4].
28Commentant un passage de l’Épître aux Galates où Paul réprimande Pierre parce que, ayant vu arriver des Juifs, ce dernier avait cru devoir s’écarter d’un groupe de Gentils avec lesquels il était attablé, Max Weber déclare qu’il faut voir dans cette anecdote un épisode capital de l’histoire de l’Occident. Elle fixe « l’heure de la naissance de la citoyenneté en Occident » [Die Geburtstunde des Bürgertums im Okzident], n’hésite-t-il pas à écrire : rien de moins. Pierre n’avait pas osé rester assis avec les Gentils à l’apparition d’un groupe de Juifs et manifester ainsi que Gentils et Juifs, malgré la différence de leurs croyances, étaient les uns et les autres également porteurs de la dignité humaine. En condamnant son attitude, Paul lance l’idée que tous les hommes ont une égale dignité ; qu’un ordre politique ne peut être perçu comme légitime que s’il reconnaît cette égale dignité ; bref, qu’il s’agit de traiter tous les individus comme des citoyens à part entière (Weber, [1920-1921] 1999).
29Il est commode, pour caractériser la pensée de Weber ici, de recourir à un concept proposé par Eisenstadt (2002). Weber nous invite à voir l’histoire des institutions politiques, l’histoire du droit et l’histoire de la morale comme celles d’un programme diffus : définir des institutions, des règles, etc., destinées à respecter au mieux la dignité et les intérêts vitaux de chacun. Dès le Ier siècle, nous dit Weber, la réalisation de ce programme enregistre une avancée majeure grâce à la création et à la mise sur le marché de la notion de la « citoyenneté » de tous. C’est cette dimension de l’action de Paul qui explique sa stature historique. Le « programme » en question devait occuper les hommes pendant les deux millénaires suivants, ajoute Weber.
30Ce programme doit sa continuité à ce que « l’individualisme ne commence nulle part » : à ce qu’il représente comme une « forme a priori » de la vie morale et politique ; à ce que l’individu juge spontanément des normes et des institutions à l’aune de leurs effets sur la dignité et les besoins vitaux de chacun. J’utilise à dessein le vocabulaire de Kant afin de souligner que, comme Durkheim, Weber a toujours accordé à la pensée de Kant une importance essentielle. C’est par prévention et par contresens que, à la suite de Voegelin (1952) ou de Leo Strauss (1953), on a pu présenter sa pensée comme tirant son inspiration surtout de Nietzsche (Coser, 1984, chapitre sur L. Strauss).
31Bien entendu, la sociologie de Durkheim et celle de Weber ont renouvelé le kantisme en profondeur. Durkheim l’a fait en ne se contentant pas de relever que « l’individualisme ne commence nulle part » et en expliquant pourquoi « il se développe, sans s’arrêter tout au long de l’histoire » ; Weber notamment par la mise en évidence du mécanisme fondamental de la « rationalisation diffuse » (Durchrationalisierung) qui préside à l’évolution du monde des idées et du jeu, fait de complémentarité et de tension, entre « rationalité instrumentale » et « rationalité axiologique ». J’ai tenté d’indiquer ailleurs les raisons pour lesquelles leur apport à l’explication des sentiments moraux peut être considéré comme conservant une bonne longueur d’avance sur celui d’auteurs contemporains comme Habermas ou même Rawls (Boudon, 2004, chap. 2).
La rationalisation diffuse des idées politiques, juridiques et scientifiques
32Le programme défini par la notion de la dignité de l’individu est soumis, comme tout programme, à un processus que Weber qualifie en effet de « rationalisation diffuse ». Ce processus essentiel explique que certaines idées – comme l’idée du caractère inacceptable de l’esclavage – s’installent de façon irréversible dans l’esprit public et que l’individualisme « se développe, sans s’arrêter tout au long de l’histoire ».
33La notion de rationalisation désigne en premier lieu le processus par lequel, étant donné un projet ou un programme, on élabore des moyens appropriés pour atteindre les objectifs définissant ce projet ou ce programme. Ainsi, des notions comme celles de l’habeas corpus ou de la liberté d’opinion introduisent des instruments légaux permettant de préciser et de garantir les droits de l’individu. Il en va de même de l’abolition du Wergeld, que j’évoquais plus haut. Ces innovations juridiques, que je prends au hasard, ont fourni des instruments essentiels du point de vue de l’affirmation et de la protection de la dignité et des intérêts vitaux des individus. De façon générale, la définition de nouveaux droits vise à étendre les capacités d’action des individus et, ce faisant, à affirmer et protéger leur dignité.
34Mais la notion de rationalisation désigne aussi le processus par lequel sont élaborées des théories permettant d’approfondir la réalisation d’un programme : c’est ici la dimension cognitive de la rationalité qui est mise en œuvre.
35La « rationalité cognitive » est à l’œuvre de la façon la plus visible dans la science (Boudon, 2003). Elle guide la production des théories scientifiques. Mais ce processus de rationalisation cognitive caractérise, selon Weber, tout autant l’histoire du droit, de la philosophie politique ou de la morale que celui de la science (Boudon, 2000, chap. 5 ; Sukale, 2002). Toutes ces activités sont animées par le projet plus ou moins clairement formulé d’inventer une organisation de la Cité permettant de mieux garantir la dignité humaine et les intérêts vitaux de tous. À cette fin, des novateurs élaborent des théories aussi solides que possible de l’organisation du pouvoir politique ; on cherche, sur la base de ces théories, à mettre au point des règles plus efficaces, plus simples, plus cohérentes entre elles, davantage capables d’éveiller un sentiment de légitimité ou de validité. Bien entendu, ce processus de « rationalisation diffuse » connaît des à-coups et des retours en arrière ; il s’opère non dans la sérénité des colloques mais dans la confusion et la violence du combat politique.
36La généralité de ce processus de « rationalisation diffuse », le fait qu’il s’étende, non seulement à la science, mais à la production de toutes les idées, est explicitement affirmé par Weber : « Le progrès scientifique est une fraction, et la fraction la plus importante assurément, de ce processus d’intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des millénaires. » [« Der wissenschaftliche Fortschritt ist ein Bruchteil, und zwar der wichtigste Bruchteil, jenes Intellektualisierungsprozesses, dem wir seit Jahrtausenden unterliegen. »] (Weber, [1919] 1995, p. 18).
37L’effet net de ce « processus d’intellectualisation » est bien la « rationalisation diffuse » qui caractérise le monde des idées dans sa totalité : qu’il s’agisse des idées morales, scientifiques, politiques ou même religieuses. Bien que ce passage soit tiré d’un des textes les plus célèbres de Weber, son importance est rarement relevée en raison sans doute de la prévention qui frappe l’« intellectualisme ». Marc Bloch (1949) a parmi d’autres contribué à la nourrir en opposant curieusement et de façon passablement obscure le vivant aux idées et en conseillant à l’historien de préférer le premier aux secondes [5]. L’importance prise dans les sciences sociales contemporaines par la conception néo-benthamienne de la rationalité a également contribué à écarter les idées de l’analyse sociologique. Et lorsque les sciences sociales repoussent la conception néo-benthamienne de la rationalité, c’est pour verser dans des explications du comportement faisant appel à des « forces psychologiques, biologiques ou socioculturelles ». Le prix Nobel Gary Becker (1996) va même jusqu’à affirmer que ces deux paradigmes épuisent l’univers des possibles. Pourtant, loin d’être une déclaration de circonstance, la conjecture que Weber avance ici est indéfiniment illustrée par ses analyses.
38Ainsi, dans ses écrits sur la sociologie des religions, il aborde l’histoire de la théodicée exactement à la façon dont on aborde l’histoire des sciences : en traitant le manichéisme, le calvinisme ou la doctrine indienne de la réincarnation comme des « solutions » au « problème » de la contradiction entre les attributs de Dieu et l’existence du mal. Il interprète le mythe biblique de Job comme une première expression, sur le mode symbolique, de la « solution » donnée par l’augustinisme puis par le calvinisme au « problème » de la théodicée : celle qui veut que la volonté de Dieu soit insondable (Boudon, 2001). Il voit assurément dans la parcimonie et l’élégance logique de la « solution » calviniste l’une des raisons de sa reprise récurrente et de sa spectaculaire diffusion.
39Ce processus d’intellectualisation et de rationalisation est traité par Weber comme essentiel pour l’analyse de l’évolution morale. À sa suite, on peut l’illustrer de bien des façons et notamment par l’exemple de la théorie politique. Ainsi, le principe de la séparation des pouvoirs dessine une organisation politique visant à garantir les droits du citoyen. Il s’est difficilement imposé. L’histoire de sa mise en œuvre n’est pas achevée et ne le sera jamais, même dans les démocraties les mieux implantées. Mais la validité de l’idée de la séparation des pouvoirs s’est irréversiblement installée. Comme les idées scientifiques, elle a fait l’objet d’une sélection rationnelle. Elle a été retenue parce qu’elle permet au pouvoir politique de s’exercer, non pas moins, mais plus efficacement : donnant des garanties au citoyen contre les abus que l’État peut être tenté de commettre, elle affirme la dignité du citoyen et rend le pouvoir qui s’exerce sur lui plus acceptable.
40Et il en va de même du parlementarisme, du suffrage universel et de l’ensemble des institutions fondamentales de la démocratie : elles ont été sélectionnées de façon irréversible, parce qu’il apparaît incontestable qu’elles ont eu pour effet de canaliser et d’adoucir les conflits sociaux et politiques, de réduire la violence publique, d’augmenter les chances que le droit du citoyen à la paix civile soit effectivement garanti, de faciliter la production des richesses et d’augmenter ainsi le niveau de vie. Ces exemples familiers illustrent l’assertion de Weber selon laquelle les processus de formation et de sélection des idées ne sont pas d’une nature foncièrement différente dans le cas des idées scientifiques et dans le cas des idées juridiques ou politiques. Il faut cependant préciser que, si des institutions comme le suffrage universel ou la séparation des pouvoirs ont été sélectionnées pour des raisons de caractère instrumental, je veux dire parce qu’elles produisent des conséquences tendanciellement heureuses, ces conséquences sont jugées heureuses pour des raisons de caractère axiologique. « Rationalité instrumentale » et « rationalité axiologique » doivent être distinguées, mais ces deux formes de la rationalité sont organiquement liées.
L’irréversibilité des idées morales selon les enquêtes modernes
41Ces schémas théoriques de la sociologie classique intéressent directement l’analyse des sociétés modernes et peuvent éclairer notamment l’analyse des données produites par les enquêtes. Ainsi que j’ai essayé de le montrer ailleurs, ils permettent de rendre compte des caractéristiques structurelles d’une multitude de données statistiques tirées des enquêtes (Boudon, 2002).
42En effet, on observe ces processus de rationalisation à l’œuvre sur le moyen terme dans l’enquête sur les valeurs du monde (Inglehart et al., 1998). Lorsque l’on compare entre eux les groupes d’âge et de niveau d’instruction, on discerne clairement dans les données concernant les sociétés occidentales une tendance générale des plus jeunes et des plus instruits à vouloir mettre davantage la politique au service du citoyen ; à approfondir les institutions démocratiques de façon à ce que le pouvoir politique respecte davantage le citoyen ; à réclamer une démocratie d’opinion à côté de la démocratie de représentation et de partis ; à définir de nouveaux droits ; à affirmer les droits de minorités au nom de la revendication de la liberté de se reconnaître dans des identités diverses ; à reconnaître la complexité des processus politiques et à écarter les idéologies simplistes.
43Les réponses aux questions relatives à l’autorité illustrent également le processus de « rationalisation diffuse » qu’évoque Weber. Du groupe des répondants anciens au groupe des jeunes, du groupe des moins instruits au groupe des plus instruits, les réponses font apparaître une tendance que l’on peut décrire à l’aide de catégories wébériennes familières : l’affirmation d’une conception rationnelle de l’autorité et le déclin des conceptions traditionnelle et charismatique. On accepte l’autorité, mais on veut qu’elle se justifie.
44Les questions relatives à la religion font apparaître un processus d’immanentisation : la religion est de plus en plus considérée surtout comme un moyen parmi d’autres de contribuer à la quête individuelle du bonheur en ce monde. L’image de Dieu se fait impersonnelle. L’Enfer et l’au-delà font de moins en moins recette. Le Ciel résiste mieux, sans doute parce que l’on peut facilement y lire une métaphore du bonheur. On voit les institutions religieuses comme ayant fonction à exercer un magistère de caractère moral exclusivement sur les sujets de leur compétence.
45Les questions relatives à la morale témoignent du même processus de rationalisation. Du groupe le plus ancien au plus jeune et du groupe le moins instruit au plus instruit, on tend plus fréquemment à soutenir une morale fondée sur le principe cardinal que tout ce qui ne nuit pas à autrui doit être permis. On tend à conférer le statut de tabou à tout interdit dont on ne voit pas en quoi le comportement qu’il condamne peut nuire à autrui. On croit à la distinction entre le bien et le mal, mais l’on pense de moins en moins qu’elle puisse résulter de l’application mécanique de principes à mesure que l’on descend dans les catégories d’âge et que l’on monte dans les niveaux d’instruction. Dans la plupart des cas, l’« effet statistique » de l’âge apparaît comme dû dans une mesure non négligeable à l’élévation du niveau d’instruction. Cela indique que les systèmes d’éducation sont d’importants vecteurs du processus de « rationalisation diffuse » qu’illustrent les données d’Inglehart. Dans des évolutions où beaucoup voient une consternante « crise des valeurs », l’outillage intellectuel wébérien permet de déceler plutôt l’effet d’un processus de « rationalisation diffuse ». On a ici incidemment une illustration parlante d’une des fonctions primordiales des sciences sociales : soumettre les idées reçues à l’épreuve de la critique.
46Clairement, sur bien des sujets touchant à des questions de morale, l’évolution de la législation dans les sociétés occidentales reflète et exprime ces évolutions de l’opinion.
L’extension des droits dans les sociétés modernes
47En effet, les mécanismes de « rationalisation diffuse » évoqués par Weber expliquent que les droits tendent à s’étendre (Marshall, 1964). On en arrive même aujourd’hui, parfois à la grande stupéfaction des juristes eux-mêmes, à proposer la reconnaissance de droits dont l’application ne peut guère être confirmée judiciairement dans l’état actuel (comme le « droit au logement »), voire de droits dits de troisième génération (comme le « droit à la paix »), ou même le « droit au droit » ou, mieux encore, le « droit à l’erreur » (Cohen, 1999).
48Ces balbutiements sont inévitables. Ils apparaissent dans la réalisation de tout « programme » : la notion de la « dignité de l’individu » est floue ; son contenu est donc par la force des choses instable. La philosophie analytique fait preuve d’une rigidité qui explique sans doute en partie son confinement lorsqu’elle repousse une notion comme celle-là sous prétexte qu’elle est imprécise. Elle ne voit ni que les concepts flous et les idées régulatrices sont des ingrédients indispensables de la pensée et de l’action ni qu’il existe des programmes qui incluent leur propre définition parmi leurs objectifs. Pourtant, il est banal d’observer qu’un programme se précise au cours de son exécution. Et le programme de la science, « décrire le réel tel qu’il est », n’est pas moins vague que celui qui vise à « garantir la dignité de l’individu ». Dans les deux cas, la définition du « programme » est incluse dans ses objectifs. C’est l’essence même d’une idée régulatrice que d’être partiellement indéterminée. On peut donc voir dans les exigences des représentants intégristes de la philosophie analytique l’effet d’un piège que l’on pourrait baptiser en parodiant Whitehead : the fallacy of the misplaced rigorousness.
49Quant au fait qu’une notion soit reprise dans un contexte religieux, il ne la disqualifie pas pour autant aux yeux du sociologue. Ainsi, Durkheim a expliqué avec une grande profondeur que la notion d’« âme » s’est imposée parce qu’elle décrit une réalité. Plutôt qu’à la « déconstruire », il a cherché à en déchiffrer le sens dissimulé sous le symbolisme (Boudon, 1999,2000).
50Bien d’autres traits caractéristiques des sociétés contemporaines sont tout aussi symptomatiques de l’approfondissement du programme défini par la notion du respect de l’individu : la liquidation de l’apartheid, l’apparition du « droit d’ingérence » ou celle d’un droit pénal international ; la multiplication et le rôle croissant des Organisations non gouvernementales. Les épisodes de l’arrestation d’Augusto Pinochet au Royaume-Uni ou de la comparution de Slobodan Milosevic devant le Tribunal pénal international rentrent dans le cadre explicatif que j’ai cherché à tirer de Tocqueville, Weber et Durkheim : l’importance spontanément consentie par l’opinion à ces épisodes provient de ce qu’ils sont perçus comme indiquant qu’il existe des cas où le droit des individus – le droit des gens – doit être considéré comme primant le principe de la souveraineté nationale, malgré l’importance historique de ce principe.
51On croit parfois que la notion wébérienne de la « guerre des dieux » implique toujours une lutte inexpiable des valeurs. Il est vrai que le présent est toujours le théâtre d’une « guerre des dieux », car les thèmes de discussion et d’affrontement qui retiennent l’attention hic et nunc donnent lieu à des argumentations à la fois acceptables et débouchant sur des conclusions contradictoires (Reshohazy, 2003). Mais des valeurs en conflit sur le court terme peuvent se hiérarchiser sur le long terme : le droit de grève a fini par être reconnu, le droit de vote étendu à tous, la peine de mort abolie dans des nations de plus en plus nombreuses ou l’esclavage aboli. C’est sous l’effet de ce processus de « rationalisation diffuse » que l’on perçoit spontanément le maintien de la peine de mort aux États-Unis comme une tache sur la démocratie américaine. C’est même dans une large mesure le sens des affrontements politiques que de viser à une hiérarchisation à terme des valeurs hic et nunc en conflit. L’interprétation shakespearienne de la « guerre des dieux » illustre une illusion courante : celle qui veut que ce qui est vrai sur le court terme le soit nécessairement sur le long terme. Elle a pour effet de rendre incompréhensibles les innombrables irréversibilités historiques que l’on peut observer, dont celles que Tocqueville, Weber ou Durkheim se sont efforcés d’expliquer tout au long de leur œuvre.
52En tout cas, les divers épisodes que je viens d’évoquer indiquent qu’à travers le combat politique les hiérarchies entre valeurs peuvent se modifier et dans certains cas aboutir à de nouveaux équilibres tendanciellement irréversibles. Bien entendu, il faut se souvenir aussi de l’interférence constante entre « rationalisation diffuse » et « forces historiques » et de la relation de complémentarité et d’opposition – dont les formes mériteraient d’être déclinées – qu’entretiennent la « rationalité instrumentale » et la « rationalité axiologique ». Ainsi, la « rationalité instrumentale » peut contredire la « rationalité axiologique », comme lorsque, à la fin du XVIIIe siècle, les exigences du marché du sucre retardent l’abolition de l’esclavage. Elle peut aussi la trahir, comme lorsque le législateur fait adopter des dispositions visant à favoriser l’intégration d’une minorité et que celles-ci ont pour effet d’en accuser le particularisme dans l’esprit public. Bien entendu « rationalité instrumentale » et « rationalité axiologique » peuvent aussi converger.
53Les mécanismes engendrés par le jeu entre « rationalité instrumentale » et « rationalité axiologique » permettent également d’éclairer l’hésitation permanente de la philosophie du droit entre jusnaturalisme et positivisme, dont Goyard-Fabre (2002) a montré de façon convaincante qu’elle persiste de l’Antiquité grecque à nos jours [6].
54Une découverte majeure de Tocqueville, de Durkheim et de Weber est bien en fin de compte d’avoir montré que, par-delà le bruit et la fureur de l’histoire, on discerne un processus de « rationalisation diffuse » dans la vie morale et politique des sociétés.
55Ce processus implique à l’évidence que les sentiments moraux du public lui soient inspirés par des raisons. S’il ressent comme cruel le fait de couper la main du voleur, c’est qu’il a hic et nunc les moyens de se convaincre qu’un « contrôle social » efficace n’impose pas une pratique aussi irrespectueuse de la dignité de l’individu. L’explication alternative consiste à admettre que c’est sous l’effet des forces culturelles de la socialisation que le public accepte dans un contexte social une pratique qu’il considère comme cruelle dans un autre contexte.
La rationalisation n’implique pas l’uniformisation
56Il faut encore souligner un point essentiel : il ne saurait être question de tirer de la théorie évolutionniste que j’ai cherché à dégager à partir d’intuitions majeures de Tocqueville, de Weber et de Durkheim l’idée d’une nécessaire uniformisation des « cultures » : une objection favorite du relativisme.
57Il est définitivement acquis qu’une bonne organisation politique doit obéir au principe de la séparation des pouvoirs. Mais il importe aussi de noter qu’il existe en règle générale diverses façons de mettre une même idée en application. Cette latitude est une première source essentielle de la diversité « culturelle ». Ainsi, l’organisation de la séparation des pouvoirs n’est pas la même en France et au Royaume-Uni. La constitution des États-Unis est différente de celle de la Ve République française. Le pouvoir judiciaire n’est pas organisé de la même manière en France et en Allemagne : les décisions du parquet ont un caractère juridictionnel en France et sont pour cette raison prises par des magistrats ; un caractère administratif en Allemagne et sont pour cette raison prises par des fonctionnaires. La conception du droit est « accusatoire » au Royaume-Uni et « inquisitoire » en France ou en Allemagne : dans le premier cas, le juge arbitre le conflit opposant l’accusation et la défense ; dans le second, il dirige la procédure. Le parquet est entièrement indépendant de l’exécutif en Italie ; pas en France. Ces différences sont le produit de l’histoire singulière de chaque nation. Leur persistance provient de ce qu’elles constituent des interprétations du principe de la séparation des pouvoirs entre lesquelles il est difficile de trancher parce qu’elles présentent toutes des avantages et des inconvénients.
58Il serait superflu de s’appesantir longuement sur une deuxième source essentielle de la diversité culturelle, à savoir qu’une vaste classe de normes relèvent de la coutume. Or le « signifiant » et le « signifié » entretiennent ici par définition une relation arbitraire : rien ne prescrit par exemple que la politesse doive s’exprimer de telle façon plutôt que de telle autre. Dans ce cas et dans ce cas seulement, on peut légitimement évoquer l’existence d’un « arbitraire culturel ». Les marques de politesse sont arbitraires, mais elles expriment l’adhésion à une norme, laquelle exprime une valeur universelle : le respect d’autrui.
59En troisième lieu, certaines idées apparaissent comme en compétition entre elles et comme ne pouvant par essence être hiérarchisées les unes par rapport aux autres. Le cas des religions est illustratif de ce point. Toutes les religions ont donné naissance à une théologie plus ou moins développée. Mais, même dans les cas où la théologie d’une religion est très développée, son identité est toujours préservée contre la critique par l’immunisation d’un noyau doctrinal. Les interprétations religieuses du monde ont toutes en commun que certains de leurs éléments sont considérés par les croyants comme inaccessibles à la critique. Pour cette raison, aucune des grandes religions installées ne peut prétendre prévaloir sur les autres. Il en résulte que la diversité religieuse est vouée à persister. Et aussi que ladite diversité peut être porteuse de conflits particulièrement sévères dès lors que cette conclusion n’est pas reconnue par certains des protagonistes, comme on l’observe aujourd’hui sur l’exemple des conflits alimentés par l’extrémisme islamique. De surcroît, la diversité religieuse induit une diversité dans les idées et les pratiques extérieures au domaine du religieux. Elle est en d’autres termes l’une des sources de la diversité « culturelle » qui distingue les sociétés entre elles : une évidence à laquelle L’éthique protestante de Max Weber a donné un relief particulier. Ces mécanismes représentent une autre « garantie » de la persistance de la diversité culturelle en même temps qu’ils peuvent être générateurs d’incompréhension et d’affrontements, comme l’illustre aujourd’hui l’opposition entre les « libéraux » et les « néo-conservateurs » américains.
60Ces divers types de causes expliquent que, par-delà les effets d’uniformisation engendrés par les processus de rationalisation que j’ai évoqués, les sociétés continuent de témoigner, aujourd’hui comme hier, d’une singularité « culturelle » et généralement d’une « identité » collective. Ces causes expliquent que l’histoire singulière de chaque société, bien que résultant de contingences, laisse des traces indélébiles et engendre par là une diversité culturelle pérenne. C’est aussi l’une des grandes leçons de Tocqueville : selon L’Ancien Régime, l’histoire de la France explique qu’elle rentre un peu à reculons dans l’ère des « sociétés démocratiques », n’abolissant castes et privilèges que pour en recréer d’autres, ne reconnaissant qu’avec hésitation les mérites du principe de l’équilibre des pouvoirs (Boudon, 2005).
61La persistance de cette diversité, jointe au fait que les processus de rationalisation entraînent une évolution dans les « valeurs » généralement accompagnée de conflits, invite bien des penseurs contemporains à percevoir le thème de l’évolution morale comme désuet. Pourtant, l’une des raisons de l’importance de l’œuvre de Tocqueville, de Durkheim et de Weber, est qu’ils ont su déceler la dynamique de la rationalisation à l’œuvre derrière les mouvements browniens du « changement social » et montré par là que l’on ne pouvait méconnaître l’existence d’une évolution morale, voire d’un progrès moral.
62Autres avantages de la théorie que je propose de tirer ici des intuitions de Tocqueville, de Durkheim et de Weber : elle évite en premier lieu les objections auxquelles sont exposées les théories courantes de l’évolution morale d’inspiration néo-darwinienne ou néo-spencérienne (Guillo, 2004) : celles qui prétendent l’expliquer exclusivement à partir de mécanismes adaptatifs et de mécanismes de contagion, comme celles de Dawkins (1976) ou de Sperber (1996), et qui ignorent le rôle de la contingence (les « forces historiques »), et surtout le rôle des idées (la « rationalisation diffuse »), ainsi que la tension entre « rationalité instrumentale » et « rationalité axiologique ». Elle clarifie en deuxième lieu la nature des articulations entre l’universel et le singulier et révèle la confusion d’une assertion comme celle de Huntington selon laquelle la catégorie de l’universel serait une singularité de la civilisation occidentale. Elle écarte en conséquence la représentation du monde comme une juxtaposition de « civilisations » fatalement vouées à s’affronter parce qu’obéissant à des systèmes de valeurs incompatibles. Elle repousse aussi en troisième lieu l’idée reçue selon laquelle la « mondialisation » entraînerait une inexorable uniformisation. Elle échappe enfin aux arguments de l’anti-anti-relativisme de Geertz (1984), peut-être les plus subtils qui aient été proposés à l’appui du relativisme culturel.
63Cette théorie de l’évolution morale permet encore de rendre compte de diverses catégories de données : à la fois de données quantitatives issues des enquêtes et de données qualitatives du type de celles qu’évoque De la division du travail social, comme la naissance du droit d’ingérence ou des droits dits « de troisième génération ».
64Du point de vue méthodologique, la théorie en question suggère que la sociologie macroscopique peut répondre aux exigences habituelles des théories scientifiques à une condition : échapper à la vue réductrice qui assimile rationalité et rationalité instrumentale. Depuis les travaux de Herbert Simon, les discussions sociologiques relatives à la rationalité se cantonnent au cadre de la « rationalité limitée » : elles se bornent le plus souvent à redécouvrir les stratagèmes et les pièges de la rationalité instrumentale depuis longtemps mis en évidence par les moralistes, d’Aristote à La Fontaine. Elles ignorent que les philosophes ont à bon droit toujours considéré la rationalité instrumentale comme une forme particulière de la rationalité. Ainsi, Rescher (1995, p. 26) déclare : « […] la rationalité est de par sa nature même téléologique et orientée vers des fins », précisant aussitôt que « téléologique » ne se confond pas avec « instrumental ». Il continue en effet : « La rationalité cognitive vise à produire des croyances vraies. La rationalité évaluative vise à faire une évaluation correcte. La rationalité pratique vise à poursuivre de façon effective des objectifs appropriés. » Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, la notion de « rationalité axiologique » peut recevoir une définition analytique dès lors que l’on y voit une forme normative de la rationalité cognitive. Elle n’est considérée comme obscure que sous l’effet de la vue réductrice de la rationalité qui prévaut dans les sciences sociales d’aujourd’hui (Boudon, 2003).
65L’équation assimilant rationalité et rationalité instrumentale comporte une conséquence regrettable : celle de condamner la sociologie macroscopique au dilemme entre les schémas d’inspiration spencérienne ou darwinienne et le flou conceptuel du culturalisme ou de l’historicisme. En effet, dès lors qu’on limite la rationalité au choix des moyens, on se condamne ipso facto à imputer le choix des objectifs et des valeurs à des facteurs irrationnels : à des « forces biologiques, psychologiques ou socioculturelles ».
66Toutes les analyses de Tocqueville, Durkheim et Weber indiquent en fin de compte que seule une conception non réductrice de la rationalité permet d’échapper au dilemme entre le modèle benthamien qui fait de l’homo socio-logicus un rational idiot (A. Sen) et le modèle couramment utilisé dans les sciences sociales qui y voit un irrational idiot. Le premier est impuissant à expliquer les variations des sentiments moraux dans le temps et dans l’espace, le second les explique de façon illusoire par l’appel à des forces occultes.
Singularité occidentale ?
67Il reste à évoquer une question : Durkheim estime que l’individualisme est de tout temps et que, si son développement est continu, il peut aller et va effectivement d’un pas inégal ici et là. Weber paraît faire du « désenchantement », de l’affirmation de la dignité de l’individu et de l’apparition de l’idée de citoyenneté des caractéristiques de la civilisation » occidentale. On peut donc avoir l’impression que Durkheim voit l’évolution qu’il décrit comme ayant vocation à s’étendre à la planète et Weber comme caractéristique de la civilisation occidentale. Tocqueville donne l’impression de défendre une vue proche de celle à laquelle Durkheim souscrira après lui et de concevoir l’évolution des « sociétés aristocratiques » aux « sociétés démocratiques » comme destinée à s’universaliser.
68En fait, la principale différence entre Tocqueville et Durkheim, d’un côté, Weber de l’autre, est que Weber insiste plus que ne le font les deux auteurs français, et surtout que Durkheim, sur le caractère contingent des innovations intellectuelles qui déclenchent et ponctuent l’évolution morale, sur le jeu des « forces historiques » et sur la tension entre « rationalité axiologique » et « rationalité instrumentale ». Mais le sujet humain tel qu’ils le voient tous les trois est soucieux de sa dignité ; soucieux de « pouvoir se regarder avec respect » ; évaluant les institutions à partir de leur capacité à garantir et approfondir le respect de l’individu. Ils considèrent cette demande comme universelle, même lorsqu’elle est contrariée par des « forces historiques » au point de rester ici ou là, quelquefois pour longtemps, à l’état d’une simple potentialité. Ainsi, l’Islam a fait l’objet de multiples tentatives de sécularisation, mais des « forces historiques » ont voulu qu’elles aient jusqu’ici échoué.
69Des contingences diverses ont fait que l’exigence de respect qu’évoque Adam Smith s’est traduite dans les institutions plus tôt et de façon plus constante dans le monde occidental que dans d’autres contextes. L’on voit clairement cette demande de respect à l’œuvre aujourd’hui dans toutes les sociétés. Mais le jeu des « forces historiques », joint aux trois grandes classes de causes précédemment évoquées, garantit à vue humaine la diversité des cultures par-delà les processus de rationalisation diffuse qu’évoque Weber.
Notes
-
[*]
Version remaniée et augmentée d’une communication pr ésentée au colloque Les cultures, richesses à partager : la diversité comme chance, Paris, Palais de l’Unesco, 14 décembre 2004.
- (1)Comme je l’indique plus bas, il faut concevoir ces notions comme des notionsprogrammes qui ne peuvent faire l’objet d’une définition en forme puisque la détermination de leur contenu concret est partie intégrante du programme et dépendante du contexte.
- (2)Que je dois à Rudolf Reshohazy.
- (3)Max Weber désigne par cette notion les effets de conjoncture susceptibles de produire des évolutions contredisant les effets de la rationalisation diffuse, comme la concurrence franco-anglaise sur le marché du sucre, qui vient contrecarrer les mesures d’abolition de l’esclavage dans les Antilles.
- (4)Il existe bien sûr des différences dans la manière dont Durkheim et Weber conçoivent la méthode sociologique, mais aussi d’importantes convergences. Comme le montre bien Géhin (2006), les analyses concrètes de Durkheim comportent toujours une composante microsociologique qui repose sur la méthode compréhensive et ipso facto s ur l’individualisme méthodologique. Durkheim s’oppose à Weber surtout dans ses considérations méthodologiques abstraites. Elles traduisent ses convictions positivistes, mais visaient peut-être aussi à convaincre les positivistes, dont l’influence intellectuelle et politique est considérable dans la France de la fin du XIXe siècle, du caractère scientifique de sa sociologie.
- (5)Je laisse à l’historien des idées le soin de déterminer s’il faut voir dans cette opposition passablement curieuse e t obs cure pour le lecteur d’aujourd’hui l’influence de l’antiintellectualisme de Bergson ou plutôt de celui du marxisme vulgaire, très présent dans la France de l’après-guerre, qui veut que les idées soient le produit des « infrastructures ».
- (6)Pour concrétiser sommairement une distinction qui résume des discussions infinies, le positivisme (au sens juridique) conçoit le droit comme émanant nolens volens des mœurs, le jusnaturalisme comme émanant de la nature des choses.