1Il est impossible de répondre en quelques pages aux questions importantes que soulève la note de Charles-Henry Cuin. Aussi me contenterai-je de quelques remarques destinées à poser les jalons d’une discussion plus approfondie.
1 – Le paradoxe du Ménon
2Est-il vraisemblable que les attitudes, les actions ou les croyances d’un sujet reposent sur des chaînes argumentatives plus ou moins longues et complexes, mais ne se présentant que confusément à la conscience de l’acteur ? La question a été posée par Platon dans le Ménon et l’on connaît sa réponse. Un esclave inculte, il est vrai un peu aidé par Socrate, finit par retrouver le théorème de Pythagore.
3Cette figure n’est nullement spéculative. J’en ai proposé ailleurs maintes illustrations. Je l’ai rencontrée par exemple en discutant la quasi-expérimenta-tion de Frohlich et Oppenheimer (Boudon, 2003,2004). Elle consistait à mettre des répondants en présence de quatre distributions des revenus et à leur demander laquelle leur paraissait la plus juste. Ces distributions étaient construites de manière à détecter si les sujets acceptaient plutôt l’une ou l’autre des grandes théories classiques de la justice développées dans la littérature. On a observé une distribution statistique très structurée des réponses : dans les conditions de la quasi-expérimentation, les théories de la justice de Harsanyi et de Rawls ainsi que la théorie fonctionnaliste sont très majoritairement repoussées et une très forte majorité se porte sur la théorie concluant au précepte « maximisation de la moyenne, prise en considération d’un plancher minimum, indifférence à la valeur de l’écart type ». Lorsqu’on interroge les répondants sur les raisons de leur choix, on fait apparaître la chaîne argumentative qui les conduit à choisir cette théorie de préférence aux autres. En particulier, ils rejettent toute considération de l’écart type parce que, dans les conditions de la quasi-expérimentation, il est impossible pour le répondant de savoir si les inégalités sont fonctionnelles ou non. Le quasi-consensus que révèle la distribution statistique des réponses ne s’explique que si l’on y voit une illustration du paradoxe du Ménon.
4Autre illustration : la théorie de la détermination de la volonté collective proposée par Buchanan et Tullock, selon laquelle la règle de la majorité est bonne parce qu’elle minimise sous des conditions générales la somme de deux coûts, a été intuitivement découverte, comme la recherche historique l’a montré, dans les couvents bénédictins du Moyen Âge. Les moines n’avaient évidemment pas la moindre idée des fonctions convexes que Buchanan et Tullock associent aux deux types de coûts. Cela ne les a pas empêchés de découvrir le théorème central de leur théorie. C’est parce que la règle de la majorité est, selon ce théorème, effectivement fondée et perçue comme telle qu’elle s’est largement imposée : une irréversibilité qui s’explique par la « rationalité cognitive » (Boudon, 2003,2004).
5Ch.-H. Cuin admet – comme moi-même – que les actions routinières peuvent témoigner d’une rationalité de caractère métaconscient. Pourquoi n’en irait-il pas de même des convictions ? Nous sentons dans bien des cas qu’elles sont fondées, sans être en mesure de les expliciter clairement, sauf si les circonstances le demandent ou si l’on nous y aide. Selon Weber, le paysan romain préfère le polythéisme au monothéisme, parce qu’il lui paraît mieux rendre compte des caprices de la nature ; lorsque le monothéisme s’installe, il accueille à bras ouverts les anges et les saints parce qu’il sent bien qu’ils lui permettent de retrouver une conception du monde qu’il peut accepter. Les réactions du paysan romain obéissent donc selon Weber aux principes développés par Karl Popper : il a peine à adhérer à une représentation du monde qui lui paraît incompatible avec le monde tel qu’il l’observe. Cela ne signifie évidemment pas que son argumentation ait été aussi explicite dans son esprit que dans celui du philosophe viennois (Boudon, 2004).
6Avec bonheur, Friedrich von Hayek a proposé de qualifier de « métaconscientes » ces chaînes argumentatives qui fondent la conviction mais n’apparaissent à la conscience que de manière compacte. Elles fournissent une définition implicite de ce qu’il est convenu d’appeler l’intuition. Hayek ne fait ici que baptiser un postulat endossé par toutes les traditions qui voient le comportement humain comme fondamentalement rationnel. Tocqueville, Weber ou les théoriciens de l’économie le partagent, sans bien sûr s’être consultés les uns les autres. Tocqueville montre que les Français du XVIIIe siècle ont des raisons que n’ont pas les Anglais de croire à la Raison. Il ne présume pas qu’ils aient été capables de les énoncer comme il le fait lui-même. Comme le signale Ch.-H. Cuin, Weber souligne expressément que le sociologue explique le comportement de l’acteur par des raisons qui n’apparaissent que confusément à l’acteur lui-même. Le concept hayékien de « métaconscient » a la vertu d’écarter toute confusion avec la notion freudienne d’inconscient.
2 – La danse de pluie
7On peut appliquer à la danse de pluie, comme le propose Ch.-H. Cuin, le schéma selon lequel les effets positifs engendrés par ce rituel sont perçus par les participants et engendrent dans leur esprit une explication relevant de ce que Pareto appelle le « vernis logique ». On peut aussi supposer que le plaisir engendré par le rituel et sa vertu de consolidation du groupe incitent à sa répétition : le seul point retenu par Ch.-H. Cuin de la théorie durkheimienne. Je ne vois aucun inconvénient, comme il le propose, à qualifier de « pragmatique » la rationalité évoquée ici. Mais représente-t-elle plus qu’un cas particulier de la rationalité conséquentialiste, puisqu’elle explique une action par les conséquences que dans l’esprit de l’acteur celle-ci est censée engendrer ? Elle se glisse en tout cas sans difficulté dans l’une des cases de la typologie que j’ai proposée des formes de la rationalité (Boudon, 2003).
8Mais on peut opposer à ces explications de la danse de pluie une explication préférable selon les critères habituellement utilisés pour juger d’une théorie scientifique, celle qu’évoque Max Weber ([1922] 1976) dans l’une de ces formules lapidaires porteuses de toute une théorie dont il a le secret : « Pour le primitif, le comportement du faiseur de feu est tout aussi magique que le comportement du faiseur de pluie. » Il veut dire que le « primitif » répond au besoin d’explication et d’action que lui inspirent les événements qu’il observe par une théorie les imputant à des forces magiques. Cette théorie lui permet d’expliquer tout autant l’effet produit par le frottement de deux morceaux de bois que les effets du rituel de pluie ou de la consultation des oracles. Point de « vernis logique » ni d’auto-illusion ici. Le « primitif » explique les phénomènes qu’il observe à l’aide des théories disponibles dans son milieu.
9Weber fait ici d’une pierre deux coups. Non seulement il propose une théorie du comportement du faiseur de feu et du faiseur de pluie dépouillée de toute hypothèse indémontrable ; il nous rappelle de surcroît que, si le comportement du faiseur de pluie nous intrigue mais pas celui du faiseur de feu, c’est que nous percevons ces comportements sans distanciation, à travers les cadres de notre propre savoir. Le marin grec ne surprend pas Pareto lorsqu’il rame pour faire avancer sa trirème ; mais il le déconcerte lorsqu’il sacrifie à Poséidon avant de prendre la mer. Car Pareto est si imprégné d’esprit « logico-expérimental » qu’il ne parvient pas à « se mettre dans la peau » d’un sujet dont il est pourtant clair qu’il ne dispose pas des mêmes connaissances qu’un ingénieur du début du XXe siècle. Le « vernis logique » de Pareto introduit la conjecture indémontrable selon laquelle le « primitif » aurait une forte propension à l’auto-illusion. Or, sans recourir à d’autres hypothèses que celles de la psychologie ordinaire, on peut plus simplement supposer dans le style wébérien que le marin qui sacrifie à Poséidon applique la théorie en vigueur dans la Grèce antique selon laquelle les tempêtes sont soumises à des forces divines. C’est donc par ethnocentrisme, parce qu’il nous est difficile d’y croire nous-mêmes, que nous refusons de croire que les Grecs aient pu vraiment croire à ce qu’ils croyaient. L’une des fonctions des sciences sociales est pourtant de débusquer le caractère ethnocentrique des explications de la sociologie spontanée plutôt que de les légitimer par des métaphores (le « vernis logique ») et des hypothèses incurablement conjecturales. S’agissant par ailleurs du point de la théorie durkheimienne retenu par Ch.-H. Cuin, Weber n’aurait sans doute pas nié que le rituel soit source de chaleur humaine et puisse renforcer la solidarité du groupe. Mais il aurait certainement refusé de voir une cause dans cet effet : d’accepter que cette fonction latente explique les croyances elles-mêmes.
10La pensée de Durkheim est plus complexe que ne le laisse entendre Ch.-H. Cuin. Il a lui aussi protesté contre la tentation de l’ethnocentrisme lorsqu’il insiste lourdement dans Les formes sur le fait que le magicien ne procède pas autrement que le savant et obéit lui aussi à la logique de ce qu’on baptisera après Durkheim la « thèse de Duhem-Quine » (Boudon, 2003). Il en va de même d’Evans-Pritchard. Selon lui, le « primitif » est guidé par les mêmes procédures cognitives que nous, la différence entre le « primitif » et nous relevant du contenu de nos connaissances respectives.
11Pour mieux mesurer les difficultés d’une interprétation exclusivement fondée sur les conséquences émotionnellement positives d’une pratique et/ou voyant dans telles croyances un effet de « rationalisation » au sens freudien ou, ce qui revient au même, un « vernis logique » au sens parétien, que pense-rait-on de la théorie qui voudrait que la chaleur humaine dégagée dans les années cinquante par les cellules communistes suffise à expliquer l’adhésion de beaucoup d’intellectuels français au stalinisme ? Accepterait-on l’idée que cette doctrine ait représenté pour eux un simple « vernis logique » ? Le fait de partager une croyance rapproche les croyants ; mais cet effet affectif ne suffit pas à expliquer ladite croyance. Un tel schéma explicatif passe pour acceptable s’agissant des Hopi ou des Grecs anciens parce que nous ne savons à peu près rien de la genèse de leurs théories. Comme nous les percevons comme éloignés de nous et qu’ils sont dans l’incapacité de nous démentir, nous nous sentons autorisés à leur prêter une psychologie que nous repousserions aussitôt si l’on prétendait nous l’appliquer.
3 – De l’auto-illusion
12C’est parce que nous sommes imprégnés de la vulgate tirée des maîtres du soupçon, Marx, Freud et les autres, que nous acceptons trop facilement l’idée que l’acteur social puisse être victime d’auto-illusion. Tel individu croit telle chose vraie qui me semble évidemment fausse : ce n’est dans son esprit que « vernis logique ». Ce type de figure existe, mais on n’est en droit de l’évoquer qu’à bon escient. La Fontaine est instructif ici. Il ne prétend en aucune façon que le renard croie vraiment que les raisins soient trop verts, mais seulement qu’il l’affirme : « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour les goujats. » Il voit en d’autres termes le comportement du renard comme lui permettant de garder la face ou de se soulager d’une frustration. Pas de « vernis logique » ici. Il suffit pour le voir de remplacer « dit-il » par « croit-il » : le charme du célèbre alexandrin s’effondre instantanément ; il sonne aussitôt faux.
13Un point remarquable de la méthodologie de Weber est qu’il n’a jamais recours à la psychologie des profondeurs (qu’illustre la théorie parétienne du « vernis logique »). Il se borne rigoureusement à puiser dans la psychologie ordinaire, celle qu’exposèrent Aristote ou les moralistes : celle qui évite toute explication indémontrable du comportement. Dans le volume réuni par son neveu Baumgarten (1964), il met le sociologue vigoureusement en garde contre les risques que comporte le fait de s’écarter de la psychologie ordinaire. Comme Tocqueville, Weber explique toujours les phénomènes macroscopiques qui l’intéressent en en faisant la conséquence de motivations et de raisons relevant de la psychologie ordinaire. Il en va de même de Durkheim. On peut par exemple facilement admettre avec lui que, lorsqu’un incendie se déclare près de chez lui, le candidat au suicide est provisoirement détourné de ses problèmes personnels : ce qui explique que les taux de suicide baissent en période de crise politique sérieuse. Nisbet (1984, p. 110) avance une thèse essentielle lorsqu’il déclare que la psychologie des profondeurs aura représenté une calamité pour les sciences sociales. En revanche, il exagère beaucoup lorsqu’il range Durkheim aux côtés de Marx et de Freud, lui reprochant d’avoir introduit en sociologie cette psychologie fragile. À chaque fois que Durkheim a l’occasion d’introduire une proposition psychologique, elle est toujours facilement acceptable, qu’il s’agisse de celles qu’on glane dans La division, dans Le suicide ou dans Les formes.
4 – Du conséquentialisme
14Une vue courante veut que la rationalité implique obligatoirement la considération des conséquences de l’action. La « théorie de la rationalité limitée » ne permet nullement de sortir de ce cadre conséquentialiste : plus ouverte que la « théorie du choix rationnel », elle suppose que l’acteur recherche des conséquences qui lui paraissent satisfaisantes plutôt que les conséquences les meilleures possibles.
15Je crois que Weber a mis le doigt sur un point essentiel lorsqu’il suggère, à travers sa notion de rationalité axiologique, qu’il existe une rationalité non instrumentale, en d’autres termes, non conséquentialiste. Il a eu le tort de ne jamais préciser ce qu’il mettait exactement sous la notion de rationalité axiologique. Il a également eu le tort, dans les concepts qu’il introduit explicitement du moins, de ne mentionner l’existence que d’une rationalité non conséquentialiste prescriptive, oubliant qu’il existe aussi une rationalité non conséquentialiste descriptive. Ainsi, j’ai des raisons de souscrire à l’argument de Galilée selon lequel la rotation de la terre n’implique pas, contrairement à ce que pensaient ses adversaires, qu’un caillou lancé du haut d’un mât tombe en avant ou en arrière du mât selon que le bateau fait cap vers l’ouest ou vers l’est : le caillou tombe en fait toujours au pied du mât en dépit de la rotation de la terre sur elle-même et Galilée a expliqué pourquoi. Ses raisons sont si convaincantes que personne ne les conteste désormais. Elles offrent un exemple de rationalité « cognitive ». Ce n’est pas pour engendrer on ne sait quelle conséquence que je me rallie à l’opinion de Galilée, mais parce que j’ai des raisons de la préférer à celle de ses adversaires. L’idée qu’il existe une rationalité non conséquentialiste est reprise par Alfred Schütz lorsqu’il distingue Wozu- et Weil-Motive. Les raisons qui me font opiner dans le sens de Galilée sont des Weil-Motive, plus précisément des Weil-Gründe. C’est de même à partir de Weil-Gründe que l’on estime tel état de choses (par exemple tel niveau d’égalité) juste ou injuste. Ainsi, comme le suggèrent diverses études, les inégalités sont considérées comme acceptables si elles sont perçues comme fonctionnelles, inacceptables sinon (Piketty, 2003, pp. 209-241). Ce jugement a un fondement non conséquentialiste. Sans doute le fait que j’opine en faveur de Galilée ou de la légitimité de telle inégalité peut-il comporter des conséquences, par exemple entraîner l’approbation ou la désapprobation d’autrui. Mais ces conséquences viennent de surcroît. Ce ne sont pas ces conséquences éventuelles qui expliquent ma conviction.
5 – De l’intellectualisme
16Il a mauvaise presse, en grande partie parce que, sous l’influence persistante des représentations qui associent l’idée de science aux figures de Newton ou de Darwin et veulent que toute science de l’homme digne de ce nom évoque soit la mécanique soit la théorie de l’évolution biologique, on considère que les sciences sociales doivent d’une manière ou d’une autre naturaliser le sujet humain. Parodi (2004) a montré que ce principe était à la base du succès du structuralisme. Il explique aussi le succès du culturalisme ou aujourd’hui des théories d’inspiration sociobiologique dont la popularité est croissante. Le lecteur curieux pourra prendre connaissance à travers Hurst (2003) des dérives auxquelles elles peuvent conduire.
17Ni Durkheim ni Weber ne tombent dans le piège du conformisme antiintellectualiste. Ils voient bien que, comme le remarquait naguère avec humour Amartya Sen, les sciences sociales seraient bien avisées de reconnaître que l’homo sociologicus est tout de même moins « idiot » qu’elles ne le croient souvent. Le magicien est décrit dans Les formes, on l’a dit, comme obéissant à l’instar du savant à la rationalité cognitive. Toujours selon Durkheim ([1912]), 1979, p. 624), « le concept qui, primitivement, est tenu pour vrai parce qu’il est collectif tend à ne devenir collectif qu’à condition d’être tenu pour vrai : nous lui demandons ses titres avant de lui accorder notre créance ». En d’autres termes, on peut estimer X vrai sous l’effet d’une influence collective, mais dans une perspective plus longue X n’est tenu pour vrai que s’il s’appuie sur des raisons valides. Durkheim suggère ici que les effets de la « rationalité cognitive » s’inscrivent dans le long terme et ceux de la « rationalité conséquentialiste » dans le court terme. Selon Weber ([1919], 1995, p. 18), « le progrès scientifique est une fraction, et la fraction la plus importante assurément, de ce processus d’intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des millénaires » [Der wissenschaftliche Fortschritt ist ein Bruchteil, und zwar der wichtigste Bruchteil, jenes Intellektualisierungsprozesses, dem wir seit Jahrtausenden unterliegen]. L’une des intuitions majeures de Weber est en effet que les procédures qui assurent la sélection des idées scientifiques, celles que met en œuvre la rationalité cognitive, sont à l’œuvre dans tous les domaines : juridique, moral, théologique, etc.
18Il ne s’agit pas par ces remarques de brandir un argument d’autorité qui n’a aucune place dans une discussion scientifique, mais de discerner les intuitions fondamentales qu’on peut tirer de tel ou tel auteur et qui peuvent aider à consolider les sciences sociales modernes. Or, faisant preuve d’antiantiintellectualisme, Durkheim et Weber affirment clairement l’intérêt de la « rationalité cognitive » s’agissant d’expliquer l’évolution morale, politique ou sociale.
6 – Sociologie de la connaissance et sociologie de l’action
19J’ai quelque peine à admettre qu’il faille opposer la sociologie dite de la connaissance et la sociologie de l’action ou que les mécanismes explicatifs valides pour la sociologie de la connaissance ne le soient pas pour la socio-logie de l’action. Je note en passant que l’expression « sociologie de la connaissance », bien qu’usuelle, est mal choisie, puisque le mot « connaissance » est un success word; de même qu’il n’y a pas par principe de théorème faux, il n’y a pas de connaissances fausses. Or la sociologie dite de la connaissance traite indistinctement des croyances objectivement fondées (les connaissances à proprement parler) et de celles qui ne le sont pas. C’est pourquoi on peut préférer l’expression « sociologie des idées ».
20Cela dit, on ne peut séparer « sociologie de la connaissance » et « socio-logie de l’action » pour une raison simple : il n’y a guère d’action qui ne repose sur une représentation du monde, que celle-ci soit vraie ou fausse, triviale ou non. Dans certains cas, l’action repose sur des représentations ne méritant pas investigation. Dans d’autres, elle repose sur des représentations dont il importe d’expliquer pourquoi le sujet y adhère. Par ailleurs, lorsqu’un groupe a le sentiment que telle institution ou tel état de choses est « juste », « injuste », « légitime », « illégitime », cela le met dans une disposition qui peut contribuer de façon décisive à expliquer son éventuelle action. Ce sentiment collectif du groupe peut aussi constituer un paramètre essentiel que les acteurs politiques doivent prendre en compte. Dans ce cas, l’analyse suppose que soient expliquées les raisons pour lesquelles le groupe développe ce sentiment : sociologie de l’action et de la connaissance sont dans cet exemple banal étroitement conjuguées.
21Quant à l’idée que l’on peut souscrire à certaines croyances et agir en contradiction avec ces croyances, elle a été repérée depuis quelque temps déjà : video meliora proboque; deteriora sequor (Ovide). En français : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. » Je suis convaincu qu’il serait avisé de jeter dans une corbeille publique les journaux que j’ai lus et dont le transport me gêne dans ma promenade. Mais si je ne parviens pas à trouver de corbeille sur mon chemin, je finirai par m’en débarrasser d’une façon moins honorable. Le ministre français de l’Éducation nationale en fonction en 2004 est convaincu que la suppression du bac serait une bonne chose, mais il y renonce, le climat social n’y étant pas favorable. Pour expliquer son comportement, il faut rendre compte à la fois de ses convictions relatives au bac et des raisons pour lesquelles il ne les a pas suivies. Luther, dit Tocqueville, a bien compris qu’il devait maintenir sa critique de l’Église catholique en deçà de ce qu’il aurait souhaité, sous peine de se priver de l’appui des princes allemands. C’est pourquoi il a réussi là où Thomas Münzer et les anabaptistes, plus sincères, ont échoué. Le fait qu’il puisse y avoir un abîme entre les convictions d’un acteur et son action n’invite pas à substituer la rationalité « pragmatique » à la rationalité cognitive, mais plutôt à considérer qu’on n’a pas toujours la capacité de tirer dans la pratique les conséquences de ses convictions. Ce fait n’implique pas non plus que, pour expliquer une action, on puisse se dispenser d’expliquer les croyances qui guident l’acteur.
22Le conflit entre rationalité axiologique et rationalité instrumentale est une figure centrale de l’articulation entre connaissance et action : Montesquieu était convaincu sous l’effet de la « rationalité axiologique » que l’esclavage est « contre nature », mais il estimait, sous l’effet de la « rationalité instrumentale », qu’il ne pouvait être aboli en raison des bouleversements que sa suppression entraînerait sur le marché du sucre. Il a vu étonnamment juste : le conflit entre les deux rationalités explique que, dans le cas de la France, l’esclavage soit aboli dans les Antilles françaises par la Convention puis rétabli par le Consulat sous la pression du lobby sucrier. Mais la rationalité axiologique devait faire que l’esclavage, s’il est toujours pratiqué, est désormais l’objet d’une condamnation morale générale.
23Je note en marge de cet exemple que le caractère réducteur des théories de la rationalité aujourd’hui en vigueur est sans doute en grande part responsable de l’étiolement de la sociologie macroscopique, celle que pratiquèrent avec bonheur Tocqueville, Durkheim ou Weber.
7 – Sur le mot « croyance »
24On s’épargne bien des difficultés – d’un caractère purement verbal – si l’on voit que le mot croyance est un substantif formé sur le verbe croire. « Je crois que la somme des angles d’un triangle est de 180 degrés » et « je crois en Dieu » sont des propositions également acceptées par le langage ordinaire. En prenant le mot croyance en un sens neutre, on évite de prendre position sur la question de savoir s’il faut le réserver aux croyances de caractère religieux. On s’épargne aussi beaucoup de difficultés, également d’ordre purement verbal, si l’on voit que le mot rationalité est un substantif fondé sur un substantif d’un degré d’abstraction inférieur, plus immédiatement intelligible : raisons.
25Comme Tocqueville l’a indiqué avec profondeur, les « mots abstraits […] agrandissent et voilent la pensée ».