« L’importance des discussions soulevées par le livre de M. Lévy-Bruhl nous a obligé à nous expliquer une fois de plus sur ces questions de méthode. Mais, en vérité, nous ne pouvons nous défendre de cette impression qu’un jour, et qui n’est pas éloigné, viendra où l’on s’étonnera qu’il ait fallu tant de controverses et dépenser tant de dialectique pour faire admettre cette proposition très simple : que pour ratiociner sur la morale, il faut d’abord savoir ce qu’elle est, et que, pour savoir ce qu’elle est, il faut l’observer. C’est pourtant sur ce truisme que repose la méthode que nous pratiquons. » (Émile Durkheim) [1].
1À la philosophie la spéculation et la recherche des fondements, à la socio-logie l’étude des pratiques et de leurs déterminants sociaux : tel pourrait être un partage simple des compétences de ces disciplines face à la « question morale ». Dans la France d’aujourd’hui, le renouveau récent de la philosophie morale d’une part (qui se marque par exemple dans la création d’une collection de ce nom aux Presses Universitaires de France en 1993 ou dans la publication d’un volumineux dictionnaire chez le même éditeur [2]) et le tour que prend la sociologie de la morale d’autre part ne permettent pourtant guère de différencier clairement les objets respectifs de ces disciplines, dont il est parfois difficile de distinguer les représentants, dans les publications comme dans les comités d’éthique. Cette ambiguïté, que l’on pourrait illustrer par le nombre des chercheurs ou universitaires « sociologues » selon la section dont ils relèvent pour le CNRS ou les Universités, mais « philosophes » dans les pétitions, articles de presse ou quatrièmes de couverture, est particulièrement sensible dans des ouvrages récents de sociologues sur la morale [3]. Il ne semble pas que les sociologues qui traitent des normes et des valeurs aient renoncé à une posture axiologique ou normative. Dans le même temps, des philosophes peuvent écrire des livres pour justifier par des principes apparemment universels et intemporels des événements historiques aussi conjoncturels que la loi récente sur le port de signes religieux dans les établissements scolaires publics (Zarka, 2004).
2Arrêtons là ce qui pourrait tourner à la chronique d’humeur : les sciences sociales ont trop peu de mémoire de leur histoire pour ne pas remonter régulièrement (sous forme de farce, dirait Marx) les scénarios qu’elles ont déjà produits. Un détour par l’histoire de la sociologie de la morale sera plus éclairant que toute polémique avec des auteurs d’aujourd’hui. Ce détour va nous ramener au tout début du siècle dernier, mais fixons d’abord l’image un instant en 1926.
Une photographie et un congrès
3Ils sont quatre, qui fixent l’objectif, sanglés dans leurs vestons aux trois boutons fermés, cravatés, les mains croisées, dans le dos ou devant eux, sauf celui qui tient son chapeau ; tous portent au moins la moustache (et trois la barbe), au revers du veston de l’un on devine une rosette de la légion d’honneur. Une photo bien officielle de notables Troisième République.
4Elle est publiée dans un recueil consacré aux durkheimiens (Besnard, 1979, entre les pages 112 et 113) et provient des archives de la famille Bouglé. Elle présente donc des durkheimiens. La légende désigne, de gauche à droite, Bouglé, Robin, Lapie, Lévy-Bruhl et précise qu’il s’agit de la « délégation française au Congrès international de philosophie de Cambridge, Mass., septembre 1926 » [4]. Sans doute Léon Robin est connu comme philosophe (historien de la philosophie grecque ancienne), mais les trois autres paraissent bien à leur place dans ce recueil, qui comporte notamment des lettres adressées à Célestin Bouglé, un article sur cet auteur et un autre sur Paul Lapie. Pourtant il s’agit là de représentants de la philosophie française dans une circonstance officielle.
5En fait, la délégation française n’est pas ici au complet. À ce sixième congrès international de philosophie, le premier à se tenir hors d’Europe, dans le Massachusetts, du 13 au 17 septembre 1926 (Brightman, 1927), la délégation française comportait un cinquième membre, Étienne Gilson (sans doute présent dans la scène, mais non visible, dans l’œil et la main du photographe ?). Celui-ci a présenté deux communications, de même que Bouglé et Robin. Et si Lapie et Lévy-Bruhl n’en présentent qu’une chacun, il sont par ailleurs mis à l’honneur, le premier par l’allocution inaugurale (ibid., pp. LXXXII - LXXXVI ), le deuxième par l’une des allocutions de clôture (ibid., pp. 701-702). Quoi qu’il en soit, ces philosophes français en représentation comportent une proportion élevée d’auteurs que l’on classerait plutôt, aujourd’hui, comme sociologues.
6Dans quelles « divisions » du congrès interviennent-ils ? Aucun dans la division « Métaphysique », ni dans celle de « Logique, épistémologie et philosophie des sciences », mais trois d’entre eux participent à la division « Théorie des valeurs » (Bouglé, « L’orientation de la philosophie et la préparation de la paix » ; Lévy-Bruhl, « Le fondement objectif des jugements moraux » ; Lapie, « L’éducation morale dans les écoles françaises »), cinq autres de leurs communications relevant de la division « Histoire de la philosophie » (communications de Robin sur le Phédon et sur Octave Hamelin, de Gilson sur « Le rôle de la philosophie dans l’histoire de la civilisation » et sur les philosophies arabes médiévales, de Bouglé sur « La philosophie en France et le mouvement sociologique »). La vitrine internationale de la philosophie française n’est pas seulement constituée de « sociologues », elle est aussi très orientée sur la morale.
« Le fondement objectif des jugements moraux » (1926)
7À ce congrès, où il semble s’être rendu sur les instances de Xavier Léon et dans une forme de devoir patriotique [5], Lévy-Bruhl, sénior de la délégation française (il a soixante-neuf ans), présente donc une communication qui, au décalage d’un adjectif près, porte le titre même de la « section » dans laquelle elle s’inscrit (« Le fondement objectif des jugements moraux », dans la section « The basis of objective judgments in ethics »). De quoi s’agit-il dans ce petit texte peu connu [6] ? On y trouve une analyse ramassée, fidèle à l’ouvrage que Lévy-Bruhl avait publié vingt-trois ans plus tôt, dont elle peut fournir une sorte d’argument résumé.
Dans un premier point, laissant de côté la question de savoir ce qu’elle est, Lévy-Bruhl demande seulement : « Y a-t-il une base objective des jugements moraux ? » (1927, p. 397) et répond que « l’objectivité des jugements moraux » s’impose à nous, y compris dans « l’attitude critique » kantienne : « le devoir s’impose à nous, Kantiens et non-Kan-tiens » et « nos jugements moraux [...] impliquent l’existence de règles valables pour tous, c’est-à-dire de lois – donc d’une base objective de ces jugements » (p. 398).
Dans un deuxième point, s’interrogeant sur la nature de cette « base objective », il montre que la philosophie n’a pas progressé. Il part de Kant, qui la fait reposer sur « l’autonomie de la raison pratique », reposant elle-même sur tout un système que personne ne défend plus dans son intégralité. Pour d’autres doctrines philosophiques, il n’y a que « l’embarras du choix », parmi celles qui la trouvent « dans la raison, ou dans le sentiment moral, ou dans l’intérêt général, ou dans la volonté divine, etc. » (pp. 398-399). Malgré l’autorité de leurs auteurs et leur force de conviction, aucun de ces systèmes « n’a pu se maintenir à l’exclusion des autres » : « La discussion continue, aussi vive que jamais, entre les écoles rivales » et chacune est plus convaincante dans sa critique des autres que dans sa partie positive, elle-même critiquée. Les « sommaires des revues philosophiques » et les « catalogues des éditeurs qui publient des livres de philosophie morale » suffisent à le montrer : « les questions fondamentales de l’éthique, et, en particulier, la question de la base objective des jugements moraux, reprises indéfiniment » paraissent « encore entières » (p. 398).
Dans un troisième point, un peu plus développé, il rappelle que « cet état de fait » l’avait « conduit, il y a plus de vingt ans, à des réflexions sur les rapports de la théorie et de la pratique en morale ». Dans La morale et la science des mœurs (1903), il s’était interrogé sur le fait que les oppositions les plus vives entre des théories morales contradictoires coïncidaient pourtant avec un accord assez général dans les « jugements moraux personnels ». La concordance régulière des jugements moraux des membres des mêmes sociétés ou groupes sociaux, philosophes y compris (p. 399), confirme qu’il y a bien « une base objective » de ces jugements, que n’établissent pas « les systèmes de morale ». L’accord social sur les jugements moraux suggère « que les représentations collectives qui dominent dans cette société imposent cette manière d’agir, et, par suite, inspirent ces jugements ».
Cette solution sociologique au problème posé est due à Durkheim, et « est bien connue » :
« Il admet l’exactitude de la description que Kant a faite de la conscience morale, et l’on peut dire, sans exagération, que sa doctrine a souvent un accent kantien. Mais c’est à des causes sociales qu’il ramène les faits décrits. » Ces « faits sociaux » nous sont, « si paradoxal que cela semble d’abord aussi peu connus [...] au sens scientifique du mot » que d’autres, « bien qu’ils paraissent être des produits de notre activité volontaire », tout comme « les “primitifs” qui parlent parfois des langues d’une richesse et d’une complexité merveilleuses, n’ont pas l’idée de ce qu’est un mot » (p. 400).
Il s’agit donc de construire une « science des mœurs », dont la conclusion de la communication ne précise que « les limites » : « Cette science positive des mœurs n’a pas la prétention de nier ou d’exclure ce qui n’appartient pas à son domaine. De même que la physique n’est nullement un obstacle à la spéculation métaphysique, dont l’objet et la méthode sont tout autres que les siens, de même la science des mœurs ne tend aucunement à faire disparaître la spéculation sur l’idéal moral, ni l’analyse psychologique de la vie intérieure, telle que les moralistes l’ont pratiquée de tout temps. Quelle place elle occupera elle-même, l’avenir seul le montrera. » (p. 400).
9Ce texte et sa conclusion prudente serviront ici de présentation, faite assez longtemps après par l’auteur lui-même, de l’argument d’un ouvrage dont la réception a été mouvementée. Mais il est nécessaire, avant de présenter celle-ci, de donner des éléments de contextualisation.
La morale et la science des mœurs (1903). Le contexte
10« Lucien Lévy-Bruhl est aujourd’hui bien oublié », lit-on au début de la notice que lui consacre le Dictionnaire des intellectuels français (Fabiani, 2002, p. 857). On ne peut, de ce fait, évoquer cet auteur sans fournir quelques précisions. Au début de l’année 1903, lorsque paraît La morale et la science des mœurs, Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) a quarante-cinq ans. Normalien (1876) [7], agrégé de philosophie (1879), il a enseigné aux lycées de Poitiers puis d’Amiens avant de devenir docteur en 1884 [8] et d’être nommé dans la khâgne de Louis-le-Grand en 1885. Après une suppléance à l’ENS en 1895-1896, il a été nommé à la Sorbonne, où il va remplacer Boutroux à la chaire d’histoire de la philosophie moderne. En 1903, il est l’auteur de quatre ouvrages dans ce domaine [9], outre l’édition des lettres de John Stuart Mill à Auguste Comte (1899). Ce n’est que plusieurs années plus tard, à partir de 1910, que commencera la publication d’un ensemble de six ouvrages, sans compter les Carnets posthumes, qui ont associé son nom au thème de la « mentalité primitive » (titre du second, et du plus connu, de ces ouvrages) [10].
11C’est donc un spécialiste de philosophie moderne, qui a publié notamment sur Leibniz, Jacobi, Auguste Comte (on a aussi des traces de ses cours sur Descartes [11] ; Mauss évoque ceux qu’il faisait sur des philosophes anglais [12]), à l’origine de la vocation d’autres historiens de la philosophie [13], qui intervient alors dans le champ de la morale, revenant à un domaine qui avait été celui de sa thèse de doctorat, avant de publier des ouvrages de synthèse de travaux anthropologiques centrés sur les modes de pensée.
12On peut voir dans ce livre un ouvrage charnière [14] dans la mesure où il s’inscrit nettement dans le prolongement de celui sur Comte et qu’il anticipe aussi en partie sur le programme de recherche des ouvrages suivants. C’est aussi, de tous les ouvrages de Lévy-Bruhl, celui qui apparaît comme le plus nettement durkheimien. Dans ce livre qui compte peu de références, celles qui renvoient à Durkheim peuvent paraître nombreuses : elles sont majoritaires parmi les rares notes [15] qui n’épuisent pas les renvois à Durkheim et aux durkheimiens [16]. La première note de l’ouvrage place clairement l’entreprise sous ce patronage, en précisant, après un premier renvoi aux Règles de la méthode sociologique : « Pleinement d’accord avec l’esprit de cet ouvrage, nous sommes heureux de reconnaître ici ce que nous devons à son auteur. » (Lévy-Bruhl, 1903, p. 14).
13Si l’auteur des ouvrages sur la mentalité primitive est à la fois oublié et discrédité, celui de La morale et la sciences des mœurs paraît encore plus oublié [17]. Mais en 1903, ce livre ne passe pas inaperçu.
14La morale constitue alors un domaine important de la production philosophique, comme de l’enseignement de cette discipline dans les lycées. Ainsi, lorsque, dix ans plus tôt, de jeunes philosophes veulent renouveler la vitalité du débat proprement philosophique et revenir à ce qui leur paraît le cœur de la discipline en se démarquant de la Revue philosophique dont ils contestent l’orientation marquée vers les recherches de psychologie scientifique [18], ils nomment Revue de métaphysique et de morale l’organe concurrent qu’ils créent [19] et inscrivent notamment des « questions pratiques » à leur programme. Mais l’importance de la morale dans le champ philosophique ressort tout aussi bien de la place qu’elle occupe dans la revue antérieure ainsi contestée [20]. Or il s’agit simplement pour Lévy-Bruhl de convaincre ses collègues qu’ils doivent abandonner ce domaine : la « morale théorique » est une chimère. « Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de morale théorique » est la première phrase de ce livre (titre du chapitre premier).
La morale et la science des mœurs. Analyse
15Pour présenter cet ouvrage de manière synthétique [21], on peut regrouper sous forme de tableau des remarques terminologiques du chapitre 4, qui visent à débrouiller les confusions entourant l’emploi du terme « morale » et montrent comment l’analyse de Lévy-Bruhl s’inscrit dans le mouvement général par lequel les sciences, en se constituant comme telles, sont conduites à arracher leur objet au domaine de compétence traditionnel de la philosophie. serait une science normative, ce qui est contradictoire. On peut ainsi observer que les morales pratiques sont beaucoup moins diverses, plus consensuelles, que les morales théoriques qui prétendent les fonder et qui n’en sont en fait que des rationalisations a posteriori. Ces diverses tentatives pour fonder la morale reposent toutes sur deux postulats qu’elles n’interrogent pas : elles supposent l’identité d’une nature humaine intemporelle, qui « ne tient nul compte de la diversité des civilisations, ni de l’histoire » (p. 78) [22] ; elles supposent aussi abusivement que « la conscience morale de l’homme posséderait une unité organique » (p. 83), négligeant le caractère hétérogène, dans son contenu et ses origines, de « l’ensemble de ce qui apparaît comme obligatoire et comme défendu à l’homme d’une civilisation donnée » (p. 85) [23].

16L’essentiel est alors dit, et les chapitres suivants examinent des aspects particuliers, brossant un parallèle avec l’histoire des sciences physiques (chap. 4), répondant à des objections (chap. 5), s’interrogeant sur les antécédents de la science des mœurs (chap. 6), développant certaines critiques des morales théoriques (chap. 7, sur l’idée de « morale naturelle », chap. 8 sur « le sentiment moral », comme une des explications de l’hétérogénéité des strates de la conscience morale [24]).
17Le dernier chapitre présente des « conséquences pratiques » en revenant sur l’idée d’un « art moral rationnel fondé sur la science des mœurs » (p. 255). Il s’agit donc de montrer comment une technique pourra un jour utiliser les connaissances de la « science des mœurs » pour en dériver des applications. Cette présentation est fort modeste, loin de tout triomphalisme scientiste : l’art moral rationnel est renvoyé à un avenir indéterminé, puisqu’il dépend d’une science encore à faire, il ne s’élaborera que « très lentement peut-être » (p. 257) [25], et ne remplacera jamais les « morales pratiques », qu’il pourra tout au plus modifier sur des points spécifiques : « il n’aura pas le caractère d’un ensemble achevé et cohérent, que présentent, à chaque époque, les morales pratiques » (p. 260).
18Dans cette attitude prudente et en retrait face aux demandes sociales que pourrait soulever le programme visant à substituer la science sociologique des mœurs aux morales théoriques, Lévy-Bruhl est conduit à récuser l’idée que la science aurait à fonder une morale : « Il n’y a pas, selon nous, à répondre à cette demande “Donnez-nous une morale !” parce que la demande est sans objet. On ne pourrait donner aux demandeurs que la morale qu’ils ont déjà ; et si, par aventure, on leur en proposait une autre, ils ne l’accepteraient pas. » (p. 271). S’inscrivant dans une société donnée, visant à en harmoniser les discordances dues à des évolutions différenciées, les applications sociales de la science des mœurs n’auront pas de portée universelle. Lévy-Bruhl souligne les dangers d’un réformisme fondé sur de bonnes intentions mais qui, négligeant la solidarité des parties d’un système social, ne percevrait pas l’ensemble des effets de la modification de l’une d’elle : « L’histoire est pleine des surprises fâcheuses que cette solidarité ignorée a causées aux empiriques de l’art politique. Une fois connue, au contraire, elle donne un sentiment très vif de la difficulté, des dangers, et souvent de l’inutilité d’une intervention. » (p. 276).
L’approbation des durkheimiens
19Un philosophe qui s’appuie sur un sociologue pour dire que les philosophes doivent renoncer à chercher à fonder la morale et laisser les sociologues construire une science des mœurs : on peut s’attendre aux protestations des premiers et aux applaudissements des seconds. Et c’est bien ce que les premières réactions font apparaître.
20Dès juin 1903, François Simiand réagit très chaleureusement dans les Notes critiques qu’il dirige. Dans ce « livre qui nous manquait », il voit « une œuvre d’initiation et de critique essentielle », un « livre d’action directe, qui travaillera fortement, je le crois, à l’éducation positive des esprits, à la désagrégation des disciplines traditionnelles, et à l’avancement d’une science morale réelle » (Simiand, 1903).
21Dans le volume de L’Année sociologique qui paraît en 1904, Durkheim publie un compte rendu substantiel, très favorable, dans la section « Socio-logie morale et juridique », affirmant d’entrée :
« On trouvera dans cet ouvrage, analysée et démontrée avec une rare vigueur dialectique, l’idée même qui est à la base de tout ce que nous faisons ici, à savoir qu’il y a une science positive des faits moraux, et que c’est sur cette science que doivent s’appuyer les spéculations pratiques des moralistes. » (Durkheim, 1904).
23On sait, depuis peu, qu’il a rédigé une autre note de lecture sur cet ouvrage, pour le Comité des travaux historiques et scientifiques qui, dans le cadre du ministère de l’Instruction publique, instruisait les demandes de « souscription » d’ouvrages en vue de leur diffusion dans les lycées.
Durkheim est nommé en juin 1903, peu après son arrivée à Paris, dans ce comité où il siégera régulièrement jusqu’à sa mort, et La morale et la science des mœurs se trouve être le premier ouvrage sur lequel il a été conduit à rédiger un rapport [26]. Plus bref et moins analytique, ce rapport, présenté en novembre 1903 (et qui entraînera une souscription pour quarante exemplaires) est intéressant à comparer au compte rendu de L’Année sociologique, et même à lire dans les hésitations de sa rédaction. Après en avoir résumé l’argument, et avant de conclure « Nous croyons très souhaitable qu’il se répande parmi les professeurs de lycée, car il ne peut que les induire à donner à leur enseignement de la morale un caractère plus concret et plus vivant », Durkheim avait écrit « Telles sont les principales idées qui sont développées dans cet ouvrage qui se fait remarquer par une grande souplesse », avant de remplacer cette proposition relative par « avec une véritable vigueur » puis de remplacer ce dernier mot par « pénétration dialectique et une rare lucidité » (Durkeim, 2003, p. 109) [27].
25Un autre durkheimien réagit de manière très détaillée : Paul Fauconnet consacre à cet ouvrage une longue revue critique dans la Revue philosophique de janvier 1904.
Il y fait explicitement état de la satisfaction des durkheimiens à ce soutien explicite apporté à leur entreprise : « Ceux qui, comme nous, acceptent complètement les idées méthodologiques de M. Durkheim, sont nécessairement d’accord avec M. Lévy-Bruhl sur tous les points essentiels. » (Fauconnet, 1904, p. 83) [28].
Il commence par suggérer les motivations de l’auteur qu’aurait pu éclairer une préface [29], en partant du constat que « le cours classique de morale consiste [...] la plupart du temps dans une critique et dans une synthèse dialectiques des systèmes, auxquelles se rattache une énumération sommaire des principaux devoirs. Un pareil enseignement manque de vigueur et d’autorité : sous des apparences dogmatiques, il n’est, en somme, qu’un examen historique des grands systèmes de morale. Et il est plus sincère alors de le donner pour ce qu’il est et d’avouer que nous ignorons ce qui fait réellement la solidité de nos convictions morales. » Or, « le besoin d’un savoir moral se fait sentir à notre époque avec une intensité exceptionnelle, comme à toutes les époques de rapide transformation sociale ». Mais, faute de pouvoir continuer à être religieuse ou métaphysique, et n’étant « pas encore scientifique, [la spéculation morale] ne peut guère être autre chose qu’une forme de la littérature, qui traduit seulement les aspirations propres de chacun ». C’est sans doute « dans l’étude d’Auguste Comte que M. Lévy-Bruhl a trouvé les éléments d’une solution au problème qu’il se posait. La sociologie lui apparaît désormais comme la seule spéculation vraiment rationnelle sur les choses morales. C’est pour illustrer et défendre cette opinion qu’il a écrit son nouveau livre. » Celui-ci ne comporte « rien qui ressemble à un exposé critique des systèmes de morale contemporains », ni d’exposé d’une « morale qui [...] soit propre » à son auteur [30] (Fauconnet, 1904, pp. 72-73).
Est-ce pour mieux laisser entendre le point de vue qu’il exprime ? Fauconnet ne se contente pas de suggérer l’ajout possible d’une préface explicitant les intentions : il propose un ordre d’exposition différent en choisissant, pour résumer l’ouvrage, de commencer par la partie positive, en partant non de la critique des productions des philosophes, mais du constat que « les faits moraux sont des faits sociaux » (p. 73 ; exposé des pp. 73-75), avant une deuxième partie de son exposé qui s’ouvre par : « Les nouvelles sciences sociologiques sont incompatibles avec les anciennes sciences morales, la science des mœurs avec la morale telle qu’on la conçoit ordinairement. » (p. 75) et présente le contenu des trois premiers chapitres (pp. 75-79). La troisième partie de son exposé porte sur le dernier chapitre et les perspectives d’un « art moral ». Fauconnet évoque ensuite les aspects du livre que ce résumé laisse de côté (en particulier le chapitre sur les objections, l’accord avec les idées durkheimiennes, les réserves soulevées par le chapitre sur le sentiment moral) pour conclure au « plein assentiment aux idées qui sont la raison d’être du livre » et au souhait « qu’après avoir écrit cette introduction à la science des mœurs, M.
Lévy-Bruhl nous donne maintenant des contributions positives à cette science » (p. 87).
Les protestations des philosophes
27L’idée que leurs productions en la matière sont dénuées de toute valeur scientifique, qu’elles sont inefficaces dans leur prétention à fonder comme à diriger les pratiques, qu’elles constituent au mieux l’un des objets que doit analyser, en tant que faits, une science des mœurs objective et non normative ne peut qu’être insupportable à de nombreux philosophes, qui vont réagir vivement à cet ouvrage comme au point de vue durkheimien qu’il adopte. Les débats prendront des formes multiples. Dans un article de synthèse, intitulé « Morale et sociologie », qui paraît en 1907 dans la Revue d’économie politique, Dominique Parodi décrit ainsi cette effervescence :
« Si jamais peut-être le problème moral n’a suscité plus de recherches et de travaux que depuis quatre ou cinq ans, si nulle part ailleurs, dans le domaine de la spéculation, ne se dessinent des tendances aussi nouvelles, aussi nettement opposées, au moins en apparence, aux conceptions traditionnelles, c’est la sociologie surtout, avec ses ambitions de science jeune et conquérante, qui, sans nul doute, se trouve à l’origine de tout ce mouvement d’idées, et le provoque ou l’excite même lorsqu’elle ne l’inspire pas. Autour d’un penseur éminent, M. Émile Durkheim, qui se pique avant tout de rigueur et de méthode, et les pratique avec une ardeur d’apôtre, toute une école se groupe, entreprenante et hardie ;
la doctrine du maître, que ses livres, consacrés à des questions spéciales, ne laissent apercevoir que par échappées, se répand dans son enseignement [...] ; et elle nous revient, plus ou moins transformée, exagérée, ou déformée peut-être, dans les écrits de ses disciples.
D’autres résistent, protestent, parfois s’indignent, ou bien s’efforcent d’amener les socio-logues à préciser leurs idées morales, et tâchent de faire leur part aux doctrines nouvelles sans tout abandonner des conceptions anciennes. À la Société française de philosophie, à l’École des hautes études sociales, dans les colonnes de la Revue de métaphysique et de morale comme de la Revue philosophique, on ne se lasse pas de discuter les rapports de la morale et de la sociologie ; et c’est le même problème qui remplit la plupart des publications contemporaines. Il y a là un mouvement d’idées vraiment considérable. » (Parodi, 1907 ; 1909, pp. 34-35).
29De fait, c’est par exemple en 1906 que s’est tenue la double séance souvent citée de la Société française de philosophie consacrée à l’exposé de Durkheim « Détermination du fait moral » (reproduite, avec une partie de la discussion, dans le recueil Sociologie et philosophie). Agrégé de philosophie intégré à l’équipe de L’Année sociologique (il participe aux onze premiers volumes), Dominique Parodi se trouve dans une position conciliatrice, qui le porte à une présentation assez pacifiante (voir ci-dessous) du débat qu’il évoque. Avec plus de recul, Célestin Bouglé résume plus simplement ce débat, dans la conclusion de son Bilan de la sociologie française contemporaine :
« Quelle levée de boucliers devaient susciter ces thèses dans le camp des purs philosophes, on le devine. La “science des mœurs” a été criblée de flèches. On a vivement protesté contre ses prétentions, non seulement au nom de la morale personnelle, mais au nom de la logique elle-même. » (Bouglé, 1935, p. 161).
31Les premières « flèches » sont parties de la Revue de métaphysique et de morale. Dès son numéro de juillet 1903, elle présente, dans son supplément bibliographique, un compte rendu substantiel (plus de six colonnes serrées) très critique. Son caractère anonyme, conforme à l’usage de cette revue dans ce supplément, ne fait que souligner le fait qu’il engage le point de vue de la rédaction (beaucoup de ces comptes rendus sont d’Élie Halévy).
L’auteur se voit reprocher d’avoir abandonné « la morale kantienne », qu’il enseignait auparavant, sous l’influence de « la philosophie hégélienne de l’histoire », de la « philosophie marxiste de l’histoire » et de « la philosophie comtiste des sciences, qui l’a converti au point de vue “sociologique”. Dans le même temps, M. Durkheim fondait en France une vigoureuse et laborieuse école de sociologues, et proposait l’établissement d’une “morale objective”, sur la base de la nouvelle sociologie : M. Lévy-Bruhl [31] nous apporte aujourd’hui un traité de morale conforme à l’esprit de l’enseignement de M. Durkheim. »
(Revue de métaphysique, 1903, p. 1). Le résumé qui suit cette présentation caractérise comme « extrêmement conservatrices » les « conséquences pratiques » du dernier chapitre. Les qualités reconnues à l’ouvrage (« des analyses pénétrantes – fruit d’une réflexion prolongée et d’une parfaite probité de pensée –, une simplicité de la forme, qui exprime adéquatement la simplicité de la pensée ») vont en faire « un incident notable dans l’histoire de l’école sociologique contemporaine ». Sera-t-il aussi « un événement dans l’histoire de la spéculation morale ? Nous ne le pensons pas, et nous devons en dire les raisons. » (p. 2).
« Attachons-nous au point principal. Dépassant Guyau qui nous proposait une morale sans obligation ni sanction, reprenant certaines formules par lesquelles Taine, vers 1860, scandalisait l’opinion, M. Lévy-Bruhl veut constituer une morale sans finalité. Et c’est ce qui nous paraît sophistique. M. Lévy-Bruhl retourne, contre ses adversaires eux-mêmes, avec une sincérité si absolue, l’accusation de sophisme que nous en sommes parfois déconcertés. Déconcertés, mais non pas convaincus. » (p. 2). Si aucune finalité ne doit être reconnue par la science morale, expose en substance l’auteur du compte rendu, en vertu de quoi l’art moral pourra-t-il décider de ce qui est meilleur ? « La connaissance des lois est la condition nécessaire mais non suffisante de notre intervention raisonnée dans les phénomènes moraux : elle nous fournit la connaissance des moyens ; il faut en outre la connaissance des fins, et la volonté de les atteindre. ». Et de relever des passages de l’ouvrage où peuvent transparaître « des jugements de valeur » ou « des préférences sentimentales ».
Mettant finalement l’accent sur deux passages (les conclusions des chapitres 5 et 9) « dont l’éloquence contraste avec le ton volontairement sec de tout l’ouvrage » (p. 3), le compte rendu en vient à renvoyer dos à dos « cléricaux » et « sociologues » : « Par la bouche de M. Lévy-Bruhl, les sociologues disent aux cléricaux : “Vous êtes de faux idéalistes ; car vous sacrifiez à l’intérêt social le respect de la vérité.” Les cléricaux peuvent leur répondre, et leur répondent en effet : “Vous êtes de faux positivistes ; car vous sacrifiez l’intérêt social immédiat et tangible à l’intérêt tout idéal de la vérité scientifique.” Entre les uns et les autres, qui jugera ? Ni les uns ni les autres, visiblement. » (p. 4).
33Ce compte rendu ne sera pas le seul écho de la Revue de métaphysique et de morale à cet ouvrage. Le long article de Gustave Belot, qui s’étend sur quatre livraisons de 1905 et 1906, sous le titre « En quête d’une morale positive », apparaît essentiellement comme une réponse au « livre aujourd’hui bien connu de M. Lévy-Bruhl » (Belot, 1905-1906 cité 1905, p. 43. Ces textes sont repris dans un ouvrage l’année suivante : Belot, 1907).
34La Revue philosophique ne peut s’en tenir non plus à la revue critique de Fauconnet : elle comporte en mars et en avril 1904 deux articles qui répondent au même ouvrage (Cantecor, 1904 ; Rauh, 1904) [32]. Il s’agit pour Georges Cantecor, selon un schème fréquent dans ce débat, d’opter pour le « rationalisme », dont dépend « la liberté de la pensée et de la conscience », contre le double danger du « positivisme » et du « mysticisme » (1904, p. 226) et il ne voit pas de difficulté à tenir « la morale [...] comme une science normative » (ibid., p. 227).
Il est également de ceux qui soulignent un vide jusqu’au moment, peu rapproché selon Lévy-Bruhl, où un « art moral », qui ne dirait d’ailleurs rien des fins de l’action, pourrait être tiré de la « science des mœurs » : « Nous voilà donc démunis de toute règle. » (Cantecor, 1904, p. 236). « La métamorale, comme l’appelle assez dédaigneusement M. Lévy-Bruhl, n’est pas moins nécessaire à l’esprit humain que la métaphysique. » (p. 240). L’origine de ces erreurs se trouve dans « l’historicisme en Allemagne, le positivisme en France ». « L’esprit positif », heureux en tant que tel, devient « un principe d’erreur » s’il prétend « soit exclure toute autre recherche, métaphysique ou critique, soit s’imposer comme méthode d’investigation et de définition à ce qui n’est pas un fait et ne pourrait être objectivé sans perdre du même coup son caractère propre et sa fonction utile » (pp. 368-369). Bref, « l’application de l’esprit positif à la spéculation morale [tend] à la transformer profondément » (p. 369) : « pour devenir une science positive, la morale se transforme radicalement puisqu’elle exclut de son objet toute question pratique et de ses principes d’explication tout apriorisme » (p. 370). Contre ces dérives, ou ce « mirage », il n’est que de voir « s’affirmer comme irréductible l’autonomie de la raison, en son double usage, théorique et pratique » : « Le procès est donc tout entier entre la Sociologie et la Critique, dont la morale n’est qu’une fonction, – ou encore entre la science automatique et la réflexion. » (p. 380). Georges Cantecor conclut que l’existence légitime d’une « physique des mœurs, ayant pour fonction de retracer l’histoire morale de l’homme » ne doit pas empêcher que « la Morale fondée sur des principes a priori a tout droit de jugement sur l’histoire » (pp. 391-392).
36D’autres philosophes s’expriment dans d’autres supports. Ainsi, Alfred Fouillée demande, en 1905, « La science des mœurs remplace-t-elle la morale ? » dans la Revue des deux mondes, et reprend ce texte dans un ouvrage qui paraît la même année (Les éléments sociologiques de la morale, dans le chapitre « Positivisme logique ou physique sociale »). Répondant à différentes objections de Lévy-Bruhl aux morales théoriques, il affirme lui aussi que « la synthèse d’une science à la fois théorique et normative n’est nullement contradictoire » (Fouillée, 1905b, p. 237) :
« Nous ne voyons nulle impossibilité à ce que la morale soit science normative précisément par sa partie théorique, puisqu’elle est la théorie de l’action et de ses normes, la théorie de la pratique. » (ibid., p. 238).
« Quoi ! finit-il par s’indigner, tous nos “devoirs” resteront inexplicables jusqu’au moment où les folkloristes, philologues, archéologues, mythologues, sociologues et toutes les variétés de logues, – sauf les psychologues – nous auront, à grand renfort d’érudition historique, expliqué ces étonnantes pressions sociales dont la conscience individuelle cherche en vain les motifs ! Il est vrai qu’un enfant croirait trouver ces motifs sans trop de peine, à plus forte raison ces idéologues qu’on nomme les philosophes ; mais il faut se défier des raisons simples. » (p. 248). Lui aussi s’insurge contre l’idée d’une « morale sans motifs et mobiles » : « la morale privée est une psychologie en action. » (pp. 256-257).
Il objecte aussi que l’on ne peut traiter une science qui porte sur les hommes comme une science de la nature : « La nature physique est fondée indépendamment des individus humains, tandis que c’est nous qui, individuellement ou collectivement, établissons un ordre moral quelconque, lequel n’existerait pas sans nos consciences et nos volontés. »
(p. 257). Les « faits moraux » que posent les sociologues ne sont pas « produits objectivement, indépendamment de nous » car « il n’y a de faits vraiment moraux que les actions d’une volonté qui agit sous un idéal moral », lequel ne peut « être donné que par notre “bonne volonté” » (p. 258). Refuser d’admettre que « l’homme est naturellement moral et qu’il existe une “morale naturelle” » (p. 264), c’est « méconnaître tout ce qu’il y a dans l’homme de proprement humain. Ce dépouillent systématique de la personne [...] pourrait être appelé le grand sophisme des sociologistes » (p. 265).
Finalement, pour Fouillée, les « sociologues amoralistes » (p. 266) ne peuvent nourrir que le scepticisme : « La science des mœurs substituée à la morale implique théoriquement et produit pratiquement le scepticisme » car « la négation de toute moralité rationnelle au profit des mœurs réelles constitue un scepticisme moral, en même temps qu’un dogmatisme sociologique » (p. 268).
38Avec des variantes dans l’expression ou les considérants, Cantecor et Fouillée partagent ainsi avec Belot la revendication d’un idéal fondé en raison et sur une nature humaine, que bafouerait l’idée de substituer à la morale théorique des philosophes une science positive, qui risque en outre de saper la moralité par le scepticisme qu’implique son relativisme sociologique.
39Dans ce mouvement, ils partagent aussi une certaine répulsion à l’idée d’introduire dans cette science l’étude de cultures extra-européennes. Cantecor l’exprime brutalement :
« Comme les savants ne se croient pas obligés de tenir compte, pour décider du vrai, des opinions des Patagons ou des Esquimaux, il serait peut-être temps d’en finir aussi, en morale, avec “les histoires de sauvages”. N’oublions pas que la science est l’œuvre d’une race et d’une époque. [...] C’est à bon droit qu’un Lavoisier, par exemple, répudie avec dédain les conceptions et les procédés des alchimistes. Pourquoi donc la morale ferait-elle exception ? » (Cantecor, 1904, pp. 390-391).
41Fouillée le fait d’une manière plus développée, qui peut paraître plus subtile mais n’en traduit que mieux les divergences de conception qui accompagnent cet aspect. À la critique sociologique de l’idée de nature humaine fixe, il présente une réponse qui anticipe, en le disqualifiant d’avance, le programme de recherche qui sera effectivement celui de Lévy-Bruhl par la suite. Il fait valoir en effet que l’absurdité de la critique sociologique d’une morale naturelle ressort mieux encore si on la transpose à la logique :
« Avec de pareilles suppositions, que deviendra la logique même et non plus seulement la morale ? S’il n’y a absolument rien d’identique ou d’analogue dans les intelligences, on n’aura plus le droit de penser que la logique des Français du XXe siècle convient, au moins en partie, aux Chinois du XXe siècle, ou même aux Fuégiens du premier siècle après Jésus-Christ. Il faudra dire il y a “des logiques” comme il y a “des morales”, sans rien de commun entre ces logiques, pas plus qu’entre ces morales. » (p. 242) [33].
La préface de 1907
43Mais il est presque inutile de citer longuement les critiques philosophiques soulevées par l’ouvrage de Lévy-Bruhl car celui-ci les a lui-même résumées pour y répondre. Il réintervient en effet dans le débat qu’il a ouvert, par un article de 1906 de la Revue philosophique intitulé « La morale et la science des mœurs. Réponse à quelques critiques » (Lévy-Bruhl, 1906) qui est repris en préface de son livre à partir de la troisième édition (1907) [34]. Il estime que les « malentendus et [...] conflits » étaient prévisibles parce que « la spéculation philosophique sur la morale [...] n’entre pas volontiers dans de nouvelles voies », mais on le sent surpris ou peiné de la forme prise par ces malentendus. Il est choqué de voir qualifié de « traité de morale », dans le compte rendu de la Revue de métaphysique et de morale, un livre qui ne visait qu’à dire que les philosophes devraient, précisément, renoncer à écrire de tels traités. Il n’a pas dû aimer non plus la phrase de Cantecor sur les Patagons et les Esquimaux, qu’il cite comme exemple de ceux qui ne demandent à la science morale que de « systématiser ce que la conscience commune ordonne » (Lévy-Bruhl, 1907, p. IV ). Outre celles-ci, il cite pour y répondre les critiques de Belot et d’Alfred Fouillée (Fouillée, 1905a). Lévy-Bruhl distingue des objections d’ordre théorique contre le projet d’une science des mœurs et des objections d’ordre pratique.
Parmi les premières, une objection est que « la science des mœurs détruit la morale et ne la remplace pas » (p. III). Non, répond Lévy-Bruhl, elle la remplace (en tant que « recherche de caractère théorique », p. II), mais ne la détruit pas. Ces critiques reposent sur le maintien d’un objectif à la fois théorique et normatif à la morale théorique : « c’est d’une divergence totale de principes », plutôt que d’une « objection », qu’il s’agit ici (p. V).
Une deuxième objection porte sur la possibilité même d’une science des mœurs comparable aux sciences de la nature : il n’y aurait pas de « nature morale » comparable à la « nature physique » parce que les faits moraux nous sont intérieurs tandis que la connaissance physique n’est possible que parce que la nature nous est étrangère. C’est l’objection classique contre le statut scientifique des sciences de l’homme où l’objet et le sujet se confondent, de sorte que la connaissance modifie l’objet lui-même. Pour Lévy-Bruhl, cette situation constitue une « complication [...] dans une recherche déjà très malaisée » mais non « une raison [d’y] renoncer » (p. X).
Une troisième objection est que, même si cette science était possible, elle ne peut constituer une morale, ce qui suppose de fixer des fins. Lévy-Bruhl convient ici que la « métamorale » peut continuer à poser des questions que la science des mœurs n’endosse pas, tout comme la métaphysique n’a pas disparu lorsque la physique a cessé de se reposer sur elle : « Libre à la métaphysique, ou, si l’on nous permet le mot, à la métamorale, de s’attacher aux problèmes de la destinée de l’homme, du souverain bien, etc., et de continuer à y appliquer sa méthode traditionnelle. » (p. XIV). Quant à l’objection secondaire de se contredire en formulant des « jugements de valeur », la « science positive » doit en effet s’abstenir de jugements de valeur « absolus » ou « d’ordre transcendant », mais non de jugements relatifs (à un état social donné) : « Il n’est que trop vrai que toutes les sociétés existantes ont besoin d’être “améliorées”. » (p. XVII).
45Une deuxième partie de la préface de 1907 porte alors sur les objections concernant les conséquences pratiques, proprement morales, qui pourraient découler de la constitution d’une science des mœurs qui mettrait « en péril la moralité elle-même » en justifiant le « scepticisme moral » (ibid.).
Pour Lévy-Bruhl, cette objection repose sur l’illusion que se font les philosophes de fonder la morale, qui n’a pas à l’être. Elle suppose que moralité et société « seraient suspendues à l’ignorance » de chacun « des conditions d’existence objectives de cette moralité » (p. XX) ou encore que « la moralité dissimulerait une ruse providentiellement aménagée pour maintenir l’ordre social » (p. XXIV). Mais, si la moralité a des bases sociales, celles-ci ne sauraient venir à lui manquer. Infondées, ces craintes sont cependant à expliquer. Elles tiennent notamment à la force des sentiments qu’éveille toute question concernant la morale, comme aux liens anciens de la morale avec la religion dans notre société.
Quant à l’objection pratique inverse, selon laquelle la science des mœurs aurait des « conséquences extrêmement conservatrices » (p. XXXI, citant le compte rendu de la Revue de métaphysique et de morale), elle ne veut pas voir que, quelle que soit sa prudence en l’absence d’une connaissance bien établie, « l’attitude scientifique [est] en même temps une attitude critique » : « de ce que la science constate tout, étudie tout avec une impartiale sérénité, il ne faut pas conclure qu’elle conseille de tout conserver avec une égale indifférence » (ibid.).
47On peut remarquer, à travers l’effort fait par Lévy-Bruhl pour organiser la diversité des objections qui lui sont faites, que celles-ci relèvent de formes très générales et durables dans les débats soulevés par le projet d’une connaissance objective, échappant aux philosophes, des réalités sociales. Mais il faut remarquer aussi que Lévy-Bruhl connaissait assez bien ses collègues pour avoir anticipé ces objections dans son ouvrage, en particulier dans le chapitre 5, consacré à quatre types d’objections prévisibles :
- Il y a urgence à avoir des règles pour l’action sans attendre la laborieuse construction d’une science à créer. Réponse : toute société a en fait ses règles et si « les philosophes se sont imaginé parfois que c’étaient eux qui fondaient la morale », c’est là une « pure illusion, inoffensive d’ailleurs » (p. 131).
- « Dire que la morale est relative équivaut, en un certain sens, à dire qu’il n’y a pas de morale. Ou l’impératif de la conscience est absolu, ou il n’est pas impératif du tout. » (p. 136). C’est une objection qui a été présentée contre toutes les sciences nouvelles, facilement perçues comme contraires à l’ordre établi. Et si le devoir nous apparaît comme absolu, ce peut être parce qu’il est impératif, et non le contraire. « Bref, si les philosophes ne font pas la morale, les savants ne la défont pas non plus, et pour les mêmes raisons. » (p. 140). L’étude scientifique ne changera rien au fait que « à un état social entièrement défini correspond un système (plus ou moins harmonique) de règles morales entièrement définies, et un seul » (p. 144).
- Comment résoudre alors les « problèmes de conscience » ? Ceux-ci sont inévitables dans une situation sociale en transformation et il faudra toujours, tout comme souvent en médecine, « se décider pour le parti qui, dans l’état actuel de nos connaissances, paraît le plus raisonnable » (p. 150).
- Que devient alors « l’idéal moral », si la science nous montre que nous y sommes soumis comme à la pesanteur ? C’est oublier que cet « idéal » est social de part en part, élément de « cette réalité sociale à laquelle on l’oppose » (p. 153). En définitive « la voie de la science [est] longue et ardue, mais seule libératrice » (p. 156).
49Il n’est donc guère amené qu’à reformuler, en citant ses adversaires, des analyses déjà présentées, et on peut donc douter que cette nouvelle réponse les convainque davantage. De fait, ce refus des philosophes à se voir déposséder par les sciences sociales d’une partie importante de leur domaine traditionnel de compétence va être durable (voir Pinto, 1987, notamment pp. 157-161). Pour ne donner qu’un exemple, on peut constater qu’un des principaux manuels de philosophie des classes terminales des années trente-quarante introduit sa partie concernant la morale par deux pages consacrées à la réfutation des analyses de Lévy-Bruhl :
Dans les 124 pages du Précis de philosophie à l’usage des candidats au baccalauréat de Paul Foulquié consacrées à la morale (une des quatre parties du programme traditionnel), une introduction de deux pages débouche sur une division de la matière en deux parties, « morale théorique » et « morale pratique » : la première porte sur « la fin vers laquelle l’homme doit tendre : c’est la science du devoir », la deuxième sur « les moyens [...] : c’est la science des devoirs » (Foulquié, 1942, vol. 2, p. 110). La première partie s’intitule donc « Morale générale ou théorique » et les deux pages de son introduction partent de la critique de Lévy-Bruhl pour affirmer que, si la « morale théorique » n’est pas « une science au sens ordinaire de ce mot » (p. 111), elle n’en est « pas moins légitime et même nécessaire pour le philosophe, qui doit chercher la raison de toutes choses » et pour éviter de « mettre le scepticisme à la base de la vie » (p. 112).
Science des mœurs et morale scientifique
51Mais il est sans doute trop simple d’opposer, dans les réactions à la thèse de Lévy-Bruhl, un accord sans réserve des sociologues durkheimiens à une incompréhension et un rejet plus ou moins scandalisé des philosophes. Car les premiers, comme les sociologues d’aujourd’hui qui identifient sociologie de la morale et sociologie morale, ne sont pas tous prêts à rompre tout uniment les amarres de la nouvelle discipline qu’ils cherchent à institutionnaliser avec la philosophie. Ils ne sont pas prêts, non plus, à remettre à un avenir indéterminé les conditions de possibilité d’une application de la science sociale, notamment pour l’enseignement de la morale, comme en témoignent aussi bien l’introduction, si controversée, d’un programme de sociologie dans les écoles normales par Paul Lapie que les textes de Durkheim, comme sa conférence aux élèves de l’École normale d’instituteurs de Paris pour leur expliquer comment fonder une morale « en termes purement laïques » pour les écoles primaires (Durkheim, 1992).
52Cette hâte de Durkheim a intervenir directement dans les questions pratiques de la morale, à fonder une morale en même temps que la science des mœurs, a été soulignée, de manière plus ou moins anecdotique, par ses adversaires. Sommé de produire sa morale, le jeune Durkheim aurait, selon un récit de son condisciple Bergson rapporté par un disciple zélé de celui-ci, demandé un délai d’une quinzaine de jours (Chevalier, 1959, pp. 98-99) ; Henri Massis, critique acerbe de l’esprit positiviste et étriqué de « la Sorbonne des Aulard, des Seignobos, des Lanson, des Durkheim », dont l’« érudition stérile [...] déshumanisait les âmes, asservissait l’intelligence » (Massis, 1931, pp. 48-49), le voit, plus tard, moins pressé, s’accordant trois ans :
« Je lui [35] parlais aussi de Durkheim, du vieil adversaire de Gabriel Tarde, du régent impérieux de la Nouvelle Sorbonne. Ce prophète d’Israël, serré dans une redingote noire comme un lévite, je le voyais encore, le visage jaune, émacié, l’œil sévère, implacable, la voix inspirée, péremptoire : c’était un an après la réforme de la licence. Sur le ton mécontent, il déclare à ses auditeurs effrayés que l’enseignement de la morale est dans le marasme, qu’il n’y a plus de morale, que ce qui passe pour tel n’est qu’un mélange insipide des anciennes doctrines kantiennes ou spiritualistes, qu’il ne veut plus trouver de pareilles vieilleries dans les copies d’examen. “Il faut, messieurs, combler cette lacune... Dans trois ans, nous aurons une morale.” Et il y eut, en effet, dès la session suivante, un type nouveau de dissertation sur la morale, un type officiel, conçu suivant la méthode sociologique de Durkheim, et que tous les étudiants reproduisirent avec docilité. » (Massis, 1931, p. 60).
54En mettant l’accent sur le caractère « sacré » du devoir et de l’obligation morale, en proposant un fondement social à ce caractère sacré, Durkheim n’abandonne pas totalement, pour lui-même, l’ambition qui est celle des « morales théoriques » : élever un socle sur lequel appuyer la majesté du devoir et, peut-être, déduire les devoirs particuliers. Il ne renonce pas à répondre à la demande « Donnez-nous une morale », que récuse Lévy-Bruhl. Comme le remarque W. Watts Miller dans son livre sur Durkheim et la morale, Durkheim est conduit à envisager « une morale théorique embrassant tout un ensemble de questions » : « Qu’est-ce qu’un tempérament moral ? Quelles sont les motivations morales ? Quelle est la nature du bien et du mal ? Quelle est la relation entre raison, sentiment et croyance ? Qui est le juge moral ? » (Watts Miller, 1996, p. 144) [36]. Par ces questions et cette ambition, Durkheim ne renonce nullement à la visée d’éléments universels, s’éloignant ainsi du point de vue plus résolument relativiste de Lévy-Bruhl [37].
55Que Lévy-Bruhl n’entende nullement fonder sur la sociologie une « morale scientifique » ressort, négativement, de sa préface de 1907 : une note terminale relève que cette réponse laisse de côté deux productions récentes parce qu’elle ne considère « que les objections des critiques qui contestent le fond même de notre thèse, et qui défendent contre nous la forme traditionnelle de la spéculation morale ». N’ont donc pas été discutées « les théories propres à d’autres critiques, qui, comme M. Rauh, par exemple, se déclarent d’accord avec nous sur un certain nombre de points essentiels [...] tout en croyant indispensable de la compléter par des recherches d’un caractère différent (l’expérience morale) ». Suit une appréciation vague mais positive : « C’est là une conception fort intéressante en soi, mais dont nous ne pouvions entreprendre ici l’examen. » (Lévy-Bruhl, 1907, p. XXXIV ).
56En revanche, il paraît beaucoup plus distant, d’une manière qui pourrait surprendre, à l’égard de l’ouvrage d’Albert Bayet, paru en 1905 sous le titre La morale scientifique avec le sous-titre Essai sur les applications morales des sciences sociologiques : « L’auteur y accepte, en principe, la distinction de la science des mœurs et de l’art moral rationnel, mais les “applications” qu’il en tire ne sauraient d’aucune manière être considérées comme une interprétation de notre doctrine. En fait, la méthode qu’il emploie est, sans confusion possible, très différente de la nôtre, et, par suite, entre les idées développées dans notre ouvrage et les conclusions auxquelles aboutit M. Albert Bayet, les divergences sont évidentes. » (ibid.).
Dans cet ouvrage, avec lequel Lévy-Bruhl prend donc une distance marquée qu’il ne lui semble pas nécessaire d’expliciter davantage, Albert Bayet [38] part pourtant de longues citations de celui de Lévy-Bruhl pour justifier que « la morale [...] doit reposer désormais sur la science » (Bayet, 1905, p. 1). Son objet propre est « de caractériser la “morale pratique scientifique” », qui correspond à « l’art moral rationnel, les applications morales de la sciences des mœurs et des sciences sociologiques » (p. 7). Ce faisant, Bayet apparaît plus « radical » que Lévy-Bruhl sur deux points au moins : d’abord il n’admet pas « l’idée de M. Lévy-Bruhl, selon laquelle l’art rationnel ne doit pas se substituer à l’ancienne morale pratique – et, par suite, n’a rien à craindre de sa survivance » ; corrélativement, il n’accepte pas davantage l’idée qu’il faudrait attendre, et longtemps, pour constituer cet art moral : c’est que « la conception nouvelle serait moins intéressante si, excellente en elle-même, elle ne pouvait prévaloir que dans un avenir très lointain » (p. 8). Un chapitre est donc consacré à montrer que « l’art moral n’est pas à créer » (titre du chapitre 5), même s’il « est resté empirique jusqu’à nos jours » (p. 116). Ainsi, « il est permis de trouver que M. Lévy-Bruhl va un peu loin lorsqu’il écrit : “... Il n’y a pas à répondre, selon nous, à cette demande : Donnez-nous une morale ! [...]”. » Critiquer les anciens systèmes, c’est déjà « “donner une morale” aux groupes » (p. 123). Ainsi, Bayet se distingue de Lévy-Bruhl par sa hâte d’agir, de réformer les pratiques, et sa conviction que les applications d’une science des mœurs peuvent être immédiates et doivent détruire (et non seulement remplacer) les morales théoriques. Bref, il s’agit bien de « faire la morale », sans distinguer « sciences des mœurs » et « morale scientifique », alors que Lévy-Bruhl, qui n’emploie pas ce second terme, évite soigneusement toute confusion entre ces registres.
58Sur ce point, Durkheim est sans doute plus proche de Bayet que de Lévy-Bruhl [39]. La volonté d’endosser, et non de simplement récuser comme vaine, l’ambition philosophique de fonder la ou une morale rend son propos plus complexe et, finalement, plus admissible pour les philosophes (en même temps que plus exposé aux critiques de ceux qui, comme Gaston Richard, qui rompra avec Durkheim dans les dernières années, estiment que la sociologie outrepasse sa fonction de science en se portant sur des objets comme la morale et la religion). On peut le voir dans le mouvement même de l’article de Dominique Parodi dont on a déjà évoqué la position conciliatrice dans le débat philosophique sur « morale et sociologie ». Partant d’un exposé, puis d’une critique, de la position de Lévy-Bruhl, il s’appuie sur les « hésitations » des textes de Durkheim pour conclure à la permanence de la nécessité de la « morale théorique ».
Son article part de l’ouvrage de Lévy-Bruhl, dont l’exposé s’achève sur « l’art moral rationnel », à propos duquel les réserves de Parodi apparaissent. Ce thème s’oppose en effet pour lui à l’idée « que la morale est une réalité impossible à modifier au gré du savant.
Or, c’est là aussi que les difficultés commencent. Elles ont été opposées maintes fois déjà à M. Lévy-Bruhl, en particulier par M. Fouillée et par M. Landry, par M. Belot aussi, dans ses remarquables études ». Ce faisant, Lévy-Bruhl à la fois « restitue à la morale son caractère impérieux, obligatoire, sacré », mais s’interdit de « justifier » ce « devoir impérieux », qu’il ne s’agit plus que d’« expliquer par ses causes » (Parodi, 1907 ; 1909, p. 40).
Montrer la relativité des règles morales n’est-ce pas en ébranler l’autorité ? Parodi reprend ici la critique de « scepticisme » soulevée par Fouillée. Les réponses de Lévy-Bruhl sur ce point lui font craindre qu’il ne soit ramené « à une manière de fidéisme pour tout ce qui touche à l’action » (p. 41). Parodi s’indigne que les idées de Lévy-Bruhl aient pour effet de rendre contestable l’idée d’un « progrès des idées morales » (p. 43). C’est que « la difficulté en matière morale n’est pas seulement, n’est pas tant, de savoir par quels moyens nous atteindrons nos fins, que de savoir quelles sont ces fins, et si nous devons les poursuivre » (p. 44). Après avoir repris ainsi un bon nombre des critiques déjà décrites ci-des-sus, Parodi en vient à penser que, « fidèle au point de vue purement théorique et à l’esprit positif », Lévy-Bruhl estime que la science des mœurs doit « renoncer définitivement [...] à éclairer et à orienter la conduite » (p. 47).
C’est alors sur ce point, non de la « légitimité [...] d’une science sociologique des mœurs », mais de « son aptitude à remplacer toute science constructive et critique de la conduite droite », que son article se tourne vers « la pensée du chef de l’école sociologique », qui lui « paraît différer parfois sensiblement de celle de M. Lévy-Bruhl » (pp. 47-48). Il commence (comme le fait Lévy-Bruhl dans la communication de 1926 citée ci-des-sus) par souligner la volonté de Durkheim « de restaurer à sa manière la conception kantienne de la moralité » (p. 48) pour trouver dans les textes de Durkheim l’idée qu’il « semble admettre que la science peut être normative par elle-même » (p. 51). « C’est une des originalités de sa doctrine que de prétendre réconcilier le caractère catégorique du devoir avec sa relativité radicale. » (p. 52). Un exposé sur la question du normal et du pathologique chez Durkheim le conduit à estimer que, « malgré des hésitations [...] entre le point de vue de la science et le point de vue de l’action », « la détermination de l’utile va prendre le pas sur celle du normal lui-même dès qu’il s’agit de pratique », justifiant, « à côté et au-dessus des recherches de pure science positive et explicative, la définition théorique d’un idéal » (p. 56). Finalement, Parodi pense pouvoir affirmer que « l’attitude de M. Durkheim » diffère de l’affirmation de Lévy-Bruhl selon laquelle « en tant que science, la science des mœurs n’était à aucun degré normative » (p. 66) et il conclut (sans qu’il soit très clair s’il pense bien interpréter Durkheim ainsi) « que la réduction de la morale à la simple science des mœurs est impossible ; que la distinction du fait et du droit s’impose malgré tout, et que la sociologie reste incapable, à elle seule, de guider et de justifier l’action » (p. 69). « Cet effort pour critiquer, fonder en raison, légitimer par leur utilité, présente ou à venir, les règles morales rencontrées dans la conscience du temps où l’on vit, c’est la morale même, l’ancienne morale théorique, inévitable. » (p. 70).
60Parodi tend ainsi à enrôler Durkheim dans ce qui apparaît comme une variante des critiques philosophiques précédentes de Lévy-Bruhl. De fait, la différence d’attitude entre Durkheim et Lévy-Bruhl semble assez réelle. On peut la formuler en disant que, pour Durkheim, la science des mœurs doit être porteuse assez directement d’une morale scientifique (scientifiquement fondée), tandis que Lévy-Bruhl renvoie à un lointain « art moral » des applications limitées, dans la pratique, de la science des mœurs. Ce faisant, Durkheim maintient la sociologie sur le terrain traditionnel de la philosophie, quand Lévy-Bruhl souligne surtout l’opposition des méthodes et objectifs. On peut donc penser que Durkheim et les durkheimiens ont pu apprécier le travail de Lévy-Bruhl pour fonder l’assise scientifique d’une science des faits moraux objective, sans souscrire pour autant à l’idée qu’ils devaient, ce faisant, renoncer eux aussi à l’ambition traditionnellement philosophique d’ériger un fondement rationnel et universel à la morale. Là où le philosophe Lévy-Bruhl pense que la sociologie doit conduire les philosophes à renoncer à des questions insolubles pour les remplacer par des questions sociologiques mieux posées, le sociologue Durkheim paraît plus prêt à penser que la socio-logie peut répondre aussi, dans le même mouvement, à ces questions philosophiques.
La conciliation gurvitchienne (1937)
61Les sociologues ont ainsi pu vouloir éviter deux des conclusions de l’ouvrage de Lévy-Bruhl : la nécessité pour la philosophie de renoncer à une morale théorique, la nécessité, a fortiori, pour la sociologie de se détacher de toute confusion avec l’objectif d’une morale théorique. Ce double mouvement, présent dans l’article de Parodi – reconnaissance de la légitimité d’une philosophie morale et affirmation d’une relation de la sociologie de la morale avec la philosophie morale – sera conduit très explicitement à son terme par Georges Gurvitch, dans un ouvrage de 1937 qui renvoie directement, pour en modifier la conclusion, à celui de Lévy-Bruhl : Morale théorique et sciences des mœurs. Leurs possibilités, leurs conditions.
Le titre démarque celui de Lévy-Bruhl, auquel l’ouvrage est dédié, l’introduction part de lui et le premier chapitre lui est consacré. L’introduction part en effet de l’« ouvrage devenu classique » (Gurvitch, 1937, p. 1), pour revenir sur « la discussion relative à la possibilité de la morale théorique » (p. 4) et suggérer la possibilité d’une morale théorique qui, « loin de s’opposer à la sociologie ou de s’isoler d’elle, [...] collaborerait avec celle-ci de la façon la plus intime » (p. 6). Il s’agit donc de procéder « à une réconciliation complète entre la morale théorique et la science des mœurs » au nom de « l’entente indispensable, pour l’existence même des deux disciplines en question, entre philosophes et sociologues » (p. 7).
Le chapitre premier porte sur « l’œuvre critique de M. Lévy-Bruhl », avec une partie d’« exposé » (pp. 8-20) puis une partie d’« appréciation » (pp. 20-36) qui souligne la nécessité, pour la science des mœurs, d’être « compréhensive » : il y faut une « compréhension interprétative des valeurs morales » (p. 27), selon le procédé « éminemment philosophique » (p. 29) que Lévy-Bruhl a lui-même mis en œuvre pour étudier la « mentalité primitive » (p. 28). La science des mœurs a encore besoin de la philosophie pour « fournir au sociologue le critère de distinction entre valeur morale, valeur juridique, valeur religieuse, valeur économique » et savoir « comment on distingue l’expérience morale immédiate de toute autre expérience » (p. 30). Si « la science des mœurs est impossible sans philosophie morale » (ibid.), il faut bien alors réexaminer « les conditions de l’existence d’une morale théorique ». Il s’agira, pour sortir de la contradiction dénoncée par Lévy-Bruhl, d’arriver à une théorie qui ne soit pas normative (p. 31) : la tâche de Gurvitch est alors de « démontrer qu’une morale théorique ainsi conçue, indispensable à la science des mœurs et réciproquement, [...] est logiquement possible » (p. 36). La prose de Gurvitch, sous ce rapport aux antipodes de celle de Lévy-Bruhl, est bétonnée dans une rhétorique scolastique telle que l’on se dispensera de suivre les étapes de sa démonstration : il suffit ici de dire qu’il en vient effectivement à décrire la « morale théorique » comme une « discipline philosophique » non prescriptive et qui « collabore » avec « la science des mœurs », dans une véritable interdépendance (p. 192) ; il s’agit de « deux manières différentes d’utiliser l’expérience morale et ses données » (p. 197).
63On peut donc estimer que la solution œcuménique que propose Gurvitch à l’antinomie soulevée par Lévy-Bruhl entre une science philosophique de la morale et une sociologie empirique des faits moraux ne fait que systématiser un mouvement déjà inscrit dans l’attitude de Durkheim à l’égard de la morale et de la philosophie.
Durkheim et les philosophes
64La petite énigme que constitue l’abandon par Durkheim, dans la deuxième édition de La division du travail social, de la trentaine de pages de l’introduction de la première édition qui portaient sur les critiques à la morale philosophique peut recevoir quelque éclairage de cette histoire.
Durkheim dit que ces pages « aujourd’hui » lui « ont paru inutiles » (Durkheim, 1902, p. I, note 1) : « Dans la première édition de ce livre, nous avons longuement développé les raisons qui prouvent, selon nous, la stérilité de cette méthode [la méthode ordinaire des moralistes, qui [...] commencent par poser une formule générale de la moralité]. Nous croyons aujourd’hui pouvoir être plus bref. Il y a des discussions qu’il ne faut pas prolonger indéfiniment. » (ibid., p. 7, n. 1). Un abandon équivalent pouvait être l’exigence de l’éditeur pour accepter l’ajout des 36 pages de la nouvelle préface. On peut estimer que Durkheim avait été déçu de voir que ce seul passage avait polarisé très largement la discussion de sa thèse par le jury, au détriment de ce qu’il avait à dire positivement. Ou encore qu’il devenait inutile en 1902 parce que le livre de Lévy-Bruhl allait développer bien plus largement ce thème. On peut penser aussi que les positions de Durkheim sur la morale avaient trop évolué (passant, selon François Isambert, d’une « morale dure » fondée sur la sanction à une « morale douce » fondée sur la désirabilité du bien) depuis 1893 pour que ce passage puisse être maintenu (Merllié, 1989b, p. 500, n. 24 ; Besnard et al., 1993, p. 6 ; Isambert, 1993, p. 127).
66Toutes ces explications peuvent finalement renvoyer plus ou moins directement au sentiment que Durkheim a d’appartenir à la communauté de référence qu’ont toujours constitué pour lui les philosophes. Il y aurait une part d’illusion rétrospective (bien que fondée sur une autonomisation de la sociologie par rapport à la philosophie sociale que Durkheim a particulièrement contribué à rendre possible) à s’étonner de la difficulté de Durkheim à dissocier aussi franchement que l’y invite Lévy-Bruhl son entreprise scientifique des objectifs traditionnels de la philosophie. Comme le montrent Giovanni Paoletti (plus particulièrement à propos de thèmes de philosophie de la connaissance) (Paoletti, 2003) ou W. Watts Miller (sur le thème même de la moralité) (Watts Miller, 1996), comme le dit Jean-Louis Fabiani, Durkheim « se meut » dans un « espace philosophique » : « Pour comprendre le moment Durkheim, il faut d’abord prendre en compte le fait que l’auteur de travaux comme Le Suicide est resté un membre à part entière de la communauté des philosophes républicains, en dépit du fait qu’il n’ait cessé de revendiquer l’autonomie complète pour la discipline qu’il souhaitait institutionnaliser. » (Fabiani, 2003, p. 177).
67La photographie dont nous sommes partis, comme, à sa manière, la clôture officielle, par Gurvitch, sur laquelle nous avons achevé ce récit d’un conflit de compétence, illustrent le caractère durable, dans l’entre-deux-guerres, tant de cet enracinement de la sociologie française dans la philosophie, que de la marque de la sociologie sur le traitement philosophique des questions morales.
Notes
- (1)Cet alinéa conclut la réponse de Durkheim à l’ouvrage de Fouillée (1905b) et aux articles de Belot (1905-1906) évoqués ci-dessous, ainsi qu’aux Principes de morale rationnelle d’Adolphe Landry parus en 1906 (Durkheim, 1907, pp. 368-369 ; 1969, p. 584).
- (2)Près de 250 collaborateurs, plus de 1 700 pages sur deux colonnes, plusieurs éditions (Canto-Sperber, 1996).
- (3)Comme celui de Patrick Pharo (2004), qui paraît sous le titre Morale et sociologie au moment où j’achève la rédaction de cet article : il s’y propose « de redonner sa place à la philosophie et à l’éthique dans la théorie socio-logique » (p. 353) pour construire une « socio-logie morale » (différenciée d’une sociologie de la morale) qui « est inévitablement une discipline normative » (p. 47).
- (4)Cet article s’inscrit dans un ensemble de travaux sur Lucien Lévy-Bruhl. Parmi ceux qui sont publiés, on peut renvoyer, pour une bibliographie à Merllié (1989c), pour une (suite de la note 4) présentation générale de la réception de cet auteur à id. (1989a, première partie et 1993c), sur sa carrière à id. (1989a, deuxième partie), sur son rôle comme directeur de revue à id. (1993b), sur ses rapports avec Durkheim à id. (1989b et 1998) et sur ses rapports avec Meillet à id. (1990), sur History of modern philosophy in France (1899) à id. (1993a), sur L’idée de responsabilité (1884) et La morale et la science des mœurs (1903) à id. (2002).
- (5)Absent de ce congrès, Xavier Léon, entrepreneur philosophique à temps plein qui avait été à l’initiative du premier congrès international de philosophie (à Paris en 1900) et avait contribué à l’organisation des suivants, avait insisté auprès de Lévy-Bruhl pour qu’il participe à celui-ci (voir lettre de Lévy-Bruhl à Xavier Léon du 2 décembre 1925 dans Merllié, 1993b, pp. 101-102), comme il l’avait associé à (suite de la note 5) la préparation de celui de décembre 1921, à la Sorbonne, que les cicatrices de la guerre avait conduit à ne pas désigner officiellement comme international (voir cinq lettres de Lévy-Bruhl du 22 mai au 21 décembre 1921, ibid., pp. 96-98).
- (6)Il avait échappé à la recension assez systématique de la bibliographie éditée en 1989 (Merllié, 1989c) et figure dans un ouvrage difficile à trouver dans les bibliothèques françaises.
- (7)Il est condisciple notamment de Gustave Lanson et Salomon Reinach (1876), Bergson et Jaurès (1878).
- (8)Thèse latine : Quid de deo Seneca senserit; Thèse française : L’idée de responsabilité.
- (9)L’Allemagne depuis Leibniz. Essai sur le développement de la conscience nationale en Allemagne (1890) (cet ouvrage prolonge des cours que Lévy-Bruhl donnait tous les deux ans à l’École libre de science politique), La philosophie de Jacobi (1894), History of modern philosophy in France (1899), La philosophie d’Auguste Comte (1900).
- (10)Sur la question de l’unité ou de la rupture dans cette « double carrière », voir Merllié (1989a). Cette série d’ouvrages comporte : Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), La mentalité primitive (1922), L’âme primitive (1927), Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive (1931), La mythologie primitive (1935), L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs (1938). Les Carnets, rédigés entre janvier 1938 et février 1939, témoignent du projet de prolonger cette série et sont parus en 1949.
- (11)Voir en particulier Gilson (1957) et Cavaillé (1989).
- (12)Voir la notice nécrologique rédigée par Mauss pour Les Annales de l’Université de Paris (1939).
- (13)C’est le cas au moins d’Étienne Gilson (dont on a relevé plus haut la présence au congrès de 1926), qui expliquait volontiers que c’est Lévy-Bruhl qui lui avait suggéré d’explorer, pour sa thèse, les sources médiévales de la philosophie cartésienne (voir par exemple : « Lévy-Bruhl, par son enseignement et par ses ouvrages comme la Philosophie d’Auguste Comte ou la Philosophie de Jacobi, m’a appris à exposer la pensée des philosophes en elle-même et en se plaçant à leur propre point de vue [...]. Lévy-Bruhl m’a orienté vers mes travaux actuels en me conseillant d’étudier les rapports de Descartes et de la scolastique. » (Gilson, 1925, pp. 64-65).
- (14)« [...], La morale et la science des mœurs [...] joue un peu le rôle de charnière dans l’évolution qui conduisit Lévy-Bruhl de la philosophie pure à la sociologie des primitifs », relève par exemple Jean Cazeneuve (1963, p. 17), dans le seul ouvrage actuellement paru en français sur cet auteur.
- (15)En dehors de la préface, postérieure à la première édition (voir infra), on peut compter 18 notes, dont 6 sont des renvois internes. Sur les 12 autres, 4 renvoient à Durkheim (deux aux Règles, une à la Division du travail social, une à l’article sur la prohibition de l’inceste).
- (16)Ainsi, outre les renvois bibliographiques déjà relevés, le premier chapitre évoque « l’école de M. Durkheim » et « les représentants de la sociologie scientifique » (pp. 24-25). Le chapitre 4 évoque L’Année sociologique (p. 107), « M. Durkheim et son école » (p. 117). Le nom de Durkheim apparaît dans un développement du chapitre 5 à propos des sanctions (p. 141), le dernier chapitre citant encore le nom de Durkheim (p. 273)
- (17)Peut-être moins des philosophes que des sociologues : au moment où je révise la dernière version de cet article, je découvre une étude sur cet ouvrage dans un recueil d’histoire de la philosophie (Keck, 2004). Lecture : La science des mœurs est aux faits moraux (qui sont des faits sociaux) ce que la biologie ou la physique sont aux faits naturels que ces sciences étudient ; l’art moral rationnel, application de la science des mœurs, sera à celle-ci ce que la mécanique est à la physique ou la médecine à la biologie. Le rapport entre ces trois acceptions différentes du mot « morale(s) » est à distinguer de celui que les philosophes établissent entre les morales « théoriques » et les morales « pratiques » qu’ils prétendent fonder sur celles-ci. Les trois premiers chapitres justifient ou développent l’affirmation de l’impossibilité d’une morale théorique : les rapports entre théorie et pratique n’y sont pas ce qu’ils sont dans les sciences. C’est que la morale théorique
- (18)La Revue philosophique a été créée en 1876 par Théodule Ribot, reconnu comme le créateur de la psychologie « expérimentale » en France.
- (19)Sur les rapports entre ces deux revues, voir Merllié (1993b).
- (20)L’index décennal de la Revue philosophique qui couvre les dix années de 1896 à 1905 (Alcan, 1906) indique 26 articles et 168 comptes rendus aux entrées « morale » et « morale (histoire de la) ». On en relève respectivement 14 et 87 dans l’index précédent, qui porte sur huit années (1888 à 1895, Alcan, 1896).
- (21)Pour un résumé plus détaillé, voir Merllié (2002).
- (22)C’est dans le contexte de cette analyse (chap. 3) que Lévy-Bruhl est conduit à esquisser une première fois le programme qui sera le sien dans ses ouvrages ultérieurs, en relevant que cette critique de la psychologie traditionnelle s’applique plus généralement aux manières de penser : « Pour ne citer qu’un exemple, l’étude approfondie des rites et des croyances dans les religions primitives, des coutumes relatives au mariage, des tabous, etc., nous introduit dans des formes d’imagination, de combinaison, de jugement même et de raisonnement que notre psychologie ignore tout à fait. » C’est que, par « l’usage d’une langue très abstraite et très différenciée [...], nous sommes [...] façonnés, uniformément, à des habitudes mentales, à des formes d’imagination, à des associations et dissociations d’idées, à des catégories de raisonnement qui sont inséparables de ce langage. Nous devenons ainsi à peu près incapables, quelque effort que nous fassions, de reconstituer les états mentaux ordinaires des hommes qui n’ont pas ces mêmes habitudes linguistiques et logiques » (p. 79). Et, puisque Lévy-Bruhl a été surtout critiqué pour avoir exagéré le fossé qui séparerait selon lui les « mentalités », il faut relever aussi qu’il clôt ce développement en indiquant que ce programme de recherche débouchera sans doute sur une nouvelle manière d’établir l’unité humaine : « À mesure qu’une psychologie scientifique se développera, concurremment avec les progrès de la socio-logie (ces deux sciences se prêtant un mutuel secours), l’unité de la structure mentale dans l’espèce humaine apparaîtra probablement. [...] Mais cette unité, si elle se confirme, restera néanmoins différente de celle qui est admise a priori par le postulat que nous avons critiqué. Celle-ci, toute schématique et abstraite, affirmait gratuitement l’identité foncière de tous les hommes, et ne pouvait servir qu’à une spéculation dialectique et formelle. L’autre, au contraire, serait le point d’arrivée d’une enquête positive et précise, portant sur toute la diversité vivante que nos moyens d’investigation peuvent atteindre dans l’humanité actuelle et dans l’histoire. » (p. 82).
- (23)Tenant les linguistes pour des précurseurs des sociologues sur la voie de la science (chap. 6), Lévy-Bruhl propose ici une analogie : « Il en est de notre pratique morale comme de l’orthographe. Le commun des mortels croit pieusement que celle-ci est tout entière fondée sur des principes, et il l’observe pour elle-même jusque dans ses plus bizarres singularités. Mais l’historien de la langue sait combien de confusions, d’erreurs, d’idées fausses et de tendances diverses ont concouru à former cette orthographe si respectée. » (p. 88).
- (24)Ce chapitre comporte également des précisions éclairantes sur ce qui sera le programme des ouvrages suivants de Lévy-Bruhl : « [...] Nous n’avons plus le droit d’affirmer, sous la diversité réelle des morales existantes ou passées, l’existence d’une racine (suite de la note 24) ou origine morale commune à toutes. Ou du moins, si nous faisons cette hypothèse – et il nous est permis de la faire, à condition de la soumettre à l’épreuve des faits – il nous reste à rechercher quels sont les éléments constants de toutes les morales humaines. » (p. 208). « Au lieu de construire a priori un homme supposé primitif, au lieu de déterminer, par une induction rétrospective et hasardeuse, ses fonctions sensibles, intellectuelles et morales, nous devons considérer au contraire que c’est là un schème, parfois utile sans doute, mais un schème vide. Il ne peut être rempli que par l’analyse et par la comparaison [...]. L’étude comparée des religions, par exemple, particulièrement des religions des peuples peu civilisés, convainc bientôt le savant que toute la pénétration psychologique, toute la subtilité dialectique imaginables, réduites à elles-mêmes, ne sauraient reproduire l’état mental dont ces religions sont les témoins irrécusables. Les hommes qui ont cru ou qui croient encore à ces mythes, qui ont organisé ces cultes et pratiqué ces rites, avaient des façons de se représenter les objets, de grouper leurs représentations, d’imaginer, de classer les êtres, de tirer des conséquences, éprouvaient des émotions collectives si profondément différentes des nôtres, que nous avons une peine extrême à les restituer, même par le plus grand effort de souplesse intellectuelle dont nous soyons capables. Il y a là une logique, une symbolique, toute une vie mentale que nous ne pouvons lire à livre ouvert en la rapportant simplement à la nôtre. » (pp. 209-210).
- (25)La préface de l’édition de 1907 précise même que son attente pourrait « durer des siècles » (p. XXVIII).
- (26)Voir la présentation de Stéphane Baciocchi et Jennifer Mergy à Durkheim (2003).
- (27)Dans L’Année sociologique, le terme « vigueur » revient. Souplesse et vigueur peuvent paraître des termes assez opposés. On peut voir l’une dans l’écriture, simple et peu technique, l’autre dans la pensée, directe et sans détour. Sur l’emploi du terme « dialectique » chez Durkheim, qui peut être positif ou négatif, notamment comme manière de caractériser la philosophie, voir le chapitre premier « Statut et usages de la “philosophie” dans l’œuvre de Durkheim » dans Paoletti (2003).
- (28)Le seul point sur lequel Fauconnet développe une réserve porte sur le chapitre consacré au sentiment moral, dont la notion lui paraît confuse ou mal établie sociologiquement, ou encore plus historique que sociologique (il préférerait que Lévy-Bruhl distinguât pratiques et représentations, plutôt que sentiments et représentations) (pp. 84-87).
- (29)L’édition de 1903 s’ouvre sur le chapitre dont le titre est donné plus haut. C’est à partir de l’édition de 1907 qu’une préface commente les objections soulevées par l’ouvrage.
- (30)De fait il ne s’agit pas d’un livre « de morale », ni d’ailleurs d’un livre de sociologie, mais plutôt d’épistémologie (sur les conditions de l’étude scientifique de la morale). Et Fauconnet, qui écrit plus bas qu’il s’agit d’un « ouvrage de propagande, de vulgarisation au sens élevé du mot » (p. 82), a raison d’insister sur le caractère assez militant (et programmatique) du propos : il s’agit, en s’adressant aux philosophes et en leur montrant que leurs spéculations morales sont sans issue, de les rassurer sur l’avenir et la portée de l’étude sociologique des faits sociaux et d’y convertir si possible quelques-uns d’entre eux. « Dès aujourd’hui beaucoup d’esprits peuvent s’ouvrir aux idées nouvelles, indique encore Fauconnet. C’est pour eux que le livre de M. Lévy-Bruhl est écrit et sera un guide précieux. Il les aidera à perdre ou à contracter certaines habitudes mentales [...]. Surtout il les exercera au relativisme en les amenant à considérer leurs propres conceptions scientifiques et morales comme un état provisoire de la pensée [...]. » (pp. 81-82).
- (31)Je corrige, dans les citations de ce texte, la graphie « Lévy-Brühl » (assez fréquente) qui est la sienne.
- (32)Frédéric Rauh avait publié, la même année 1903, un livre intitulé L’expérience morale. Il se propose dans cet article de situer l’un par rapport à l’autre les deux ouvrages et présente sur celui de Lévy-Bruhl une position nuancée : c’est un livre « excellent et opportun », « excellent dans sa partie critique », « opportun » comme fournissant « aux travailleurs multiples engagés dans les recherches sociologiques » un « drapeau aux couleurs tranchées autour duquel se rallier ». « M. Durkheim, ajoute-t-il, a trouvé son prophète ». Cependant « ce livre est incomplet » car il néglige le rôle de la conscience comme « moteur de la conduite morale » (Rauh, 1904, pp. 359-360). Il conclut : (suite de la note 32) « Nous croyons donc qu’il y a place entre la sociologie et la métaphysique des mœurs pour une morale positive, que l’on pourrait définir comme l’étude expérimentale d’un idéal ou d’un type idéal d’action. » (Rauh, 1904, p. 366).
- (33)Fouillée revient ensuite plus longuement sur ce thème pour faire valoir que « les sociologistes n’ont pas suivi cette voie », qui devrait être la conséquence de leur point de vue erroné sur la morale : il faudrait alors, « au lieu de rechercher les conséquences qui découlent directement pour mon intelligence de la nature logique de la déduction ou de l’induction, [...] rechercher comment, en fait, les Algonquins ou les Papous raisonnaient et (suite de la note 33) raisonnent encore, comment les Égyptiens, les Babyloniens, les Grecs pratiquaient l’induction et la déduction [...] » (pp. 261-262). Certes, « d’innombrables paralogismes remplissent sans doute la logique sauvage », mais « bien dirigés et placés dans des circonstances favorables, les sauvages auraient raisonné, au moins pour l’essentiel, d’après les mêmes principes logiques que nos bacheliers ». Et nul ne prétend faire « dépendre aujourd’hui la logique de la façon dont les Scythes ont pu raisonner il y a dix siècles » (p. 262). C’est que, trop confiant dans la bonté de la nature humaine, Fouillée n’a pas songé à prêter aux « sociologistes » assez de perversité pour faire ce que Durkheim fera dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, et qu’il n’a pas dû lire l’article de Durkheim et Mauss « Quelques formes primitives de classification » paru en 1903 dans L’Année sociologique.
- (34)On peut souligner que Lévy-Bruhl n’est pas coutumier du fait : il est rare de le voir répondre de manière spécifique et précise à des critiques (voir Merllié, 1998).
- (35)Dans ce passage de ses Souvenirs, Henri Massis s’adresse à Alfred Tarde (jeune avocat et fils de Gabriel) avec qui il allait publier à partir de 1910 des articles très critiques sur la « Nouvelle Sorbonne » sous le pseudonyme d’Agathon, puis en 1912 et 1913 une « enquête » sur Les jeunes gens d’aujourd’hui.
- (36)« This leads Durkheim to a concern with sacredness, but also to other things – indeed to an ethical theory tackling a whole range of questions. What is a moral character ? What are the moral motivations ? What is the nature of the right and the good ? What is the relationship between reason, sentiment and belief ? Who is the moral judge ? »
- (37)« But it is just because Lévy-Bruhl so much emphasizes this reality as relative to changing circumstances that there is an interesting, indeed fundamental, difference with Durkheim. » (Watts Miller, 1996, p. 143).
- (38)Albert Bayet avait publié en 1902 un Précis de morale pour la classe de troisième dans lequel il proposait une morale « laïque » (par opposition à confessionnelle) et « positive » (par opposition à métaphysique), c’est-à-dire s’appuyant « sur des faits », en l’occurrence sur les « groupes sociaux » et les « intérêts sociaux » (Bayet, 1902, pp. 2-5).
- (39)Même s’il s’élève vivement contre l’affirmation, chez Bayet, que l’idée de devoir est à abandonner comme « une sorte de fantasmagorie » (Durkheim, 1906, p. 325).