CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1James S. Coleman est venu assez brusquement à la théorie du choix rationnel. Elle est absente de ses premiers travaux, par exemple de The adolescent society (Coleman, 1961). Dans cet ouvrage, il suit de près la méthodologie de l’analyse multivariée telle que Paul F. Lazarsfeld, l’un de ses deux maîtres avec Robert K. Merton, l’avait définie. Je me suis souvent interrogé sur les raisons de cette conversion.

2En 1961-1962, une bourse de la Fondation Ford m’avait amené pour un an à l’université Columbia de New York. Coleman venait d’être nommé à l’université Johns Hopkins de Baltimore. Je l’ai rencontré plusieurs fois à New York. Il m’a alors invité à lui rendre visite et à présenter un exposé à Johns Hopkins. Ce que je fis. Je me souviens encore que trônait dans son bureau un buste monumental de Schiller. Le buste en question avait été relégué dans les caves de Johns Hopkins du temps de la Seconde Guerre mondiale. Jim, qui l’y avait repéré, avait décidé de l’en extraire et de lui offrir l’hospitalité. Il était si encombrant qu’il interdisait de disposer deux chaises en face à face dans le bureau.

3Dans mon souvenir et selon mes impressions, Jim était alors, comme moi-même, pénétré de l’influence intellectuelle de Lazarsfeld. À Baltimore, nous évoquâmes souvent son œuvre. Paul nous donnait l’impression d’avoir développé des procédures de recherche mettant la sociologie en position de produire des connaissances solides et éclairantes sur le social. Nous estimions que Mathematical thinking in the social sciences (Lazarsfeld, 1954a) ouvrait des pistes prometteuses. Nous considérions les enquêtes comme celles qui avaient servi de base à Voting (Lazarsfeld, 1954b) comme des modèles et l’analyse multivariée au sens de Lazarsfeld comme un outil essentiel, qu’il s’agissait seulement de raffiner. Nous étions surtout convaincus que la méthodologie – c’est-à-dire l’analyse critique, au sens kantien, des théories sociologiques et des protocoles d’enquête – représentait un instrument essentiel de la consolidation de la sociologie, comme de n’importe quelle discipline scientifique. En revanche, ni Jim ni moi-même n’accordions beaucoup d’attention dans ces années aux écrits de Paul sur l’« analyse empirique de l’action ». En fait, nous reflétions l’un et l’autre à travers ces jugements des opinions largement partagées à Columbia : Charles Kadushin, Anthony Oberschall, Hanan Selvin, Neil Henry ou Terry Clark avaient pour Lazarsfeld le même respect que Jim et moi-même. Son prestige était bien sûr loin d’être limité à Columbia. Je me rappelle que Raymond Aron épiait avec une certaine inquiétude les réactions de Lazarsfeld dans les occasions où je l’ai vu s’exprimer devant lui à Paris, lors des deux années universitaires (1964-1965 et 1967-1968) que, à l’invitation de Jean Stoetzel, Paul passa à la Sorbonne en tant que professeur associé. Nous avions aussi l’impression que le duo Lazarsfeld-Merton proposait un exemple de collaboration remarquable. Merton nous avait tous convaincus que la notion de middle range theory (théorie à moyenne portée) soulevait une question essentielle en ce qu’elle oppose les théories expliquant des phénomènes bien définis aux « théories » qui prétendent traiter de la société en général.

4J’ai ensuite revu épisodiquement Jim à Paris, à Bergen, à Munich, à Stanford et à New York. À Munich, je me souviens qu’il tint à s’offrir une chope de bière en grès gris d’une contenance d’un litre (la mesure standard en Bavière) frappée du monogramme bleu du Hofbräuhaus. Il nous expliqua en riant, au cours d’un dîner au Franziskaner, qu’il avait acheté des vaches pour sa ferme de Virginie occidentale, dans un but spéculatif. Il s’amusait beaucoup à l’idée qu’un sociologue aussi féru d’économie que lui se soit arrangé pour les acheter au moment où les cours étaient au plus haut et les revendre au cours le plus bas.

5C’est seulement en 1986 que je l’ai retrouvé pour une période plus longue. Il m’avait invité à l’université de Chicago. Il était alors converti à la théorie du choix rationnel depuis quelques années. Il avait créé la revue Rationality and society dans le but de favoriser la pénétration de la TCR dans les sciences sociales. Avec Gary Becker, il dirigeait à l’université de Chicago un sémi-naire qui complétait le dispositif institutionnel qu’il avait mis en place pour promouvoir la TCR. Ayant accepté son invitation avec joie et curiosité, j’ai passé à Chicago le trimestre d’automne de 1986-1987. Nous nous souvenons avec un grand plaisir, ma femme et moi, des dîners animés que les Coleman organisaient dans la jolie maison qu’ils habitaient sur le campus.

6À ce moment, j’avais publié divers écrits sur l’individualisme méthodologique, la théorie de l’action, la rationalité et les « modèles générateurs ». Mes travaux sur l’éducation m’avaient en effet convaincu que ni l’analyse multivariée ni les méthodes statistiques d’« analyse des données » ne permettaient d’expliquer les régularités statistiques qui sont le pain quotidien du socio-logue : il fallait tenter plutôt de les engendrer à partir d’hypothèses sur les logiques de comportement des acteurs. François Furet m’ayant demandé de prendre en charge le volume concernant la sociologie pour une collection d’ouvrages introductifs aux sciences humaines qu’il souhaitait lancer chez Hachette, j’ai mis en chantier un petit livre intitulé La logique du social (Boudon, 1979). Le cahier des charges de la collection impliquait que le volume revêtît un caractère didactique. Souhaitant y souligner l’importance de l’individualisme méthodologique, j’ai puisé mes exemples surtout dans la théorie du choix rationnel : ils me parurent avoir une vertu pédagogique qui convenait parfaitement à un ouvrage de ce genre. Pour cette raison, je fus considéré comme un allié naturel par ceux qui, sous la houlette de Jim, avaient l’impression que la TCR pouvait sauver les meubles de la sociologie.

7Jim me considérait donc comme une sorte de compagnon d’armes. Étant désireux de renforcer le département de sciences sociales de l’université de Chicago et d’en faire un centre d’attraction intellectuelle, sur le modèle du département de Columbia des années soixante, il avait en tête de m’offrir un poste de professeur associé à temps partiel. Mais je ne souhaitais pas accepter une obligation que je percevais comme trop contraignante. De plus, nous avions plusieurs fois éprouvé, ma femme et moi, après quelques semaines passées aux États-Unis, au Canada ou en Amérique latine, que les vieilles pierres de l’Europe, les rues de Paris et les colombages du Pays d’Auge nous manquaient. Enfin, j’ai toujours éprouvé une irrépressible réticence à la perspective d’appartenir non seulement à un syndicat ou à un parti, mais même à un simple réseau d’influence, aussi ouvert et amical fût-il. Je n’ai donc jamais sérieusement envisagé d’accepter l’offre alléchante de Jim.

8Je me suis souvent posé la question, je l’ai dit, des raisons de la conversion de Coleman à la théorie du choix rationnel et j’ai tenté à deux ou trois reprises, lors de nos rencontres à Chicago, de l’interroger sur ce sujet, sans parvenir à obtenir de lui une réponse nette. Peut-être parce que ces raisons n’étaient qu’à demi-conscientes dans son esprit. Mais les jugements qu’il porta à l’occasion de ces conversations sur les tendances de la sociologie m’autorisent à émettre certaines conjectures à ce sujet.

9Dans la foulée du free speech movement s’était développée aux États-Unis, puis dans l’Europe d’après 68, une sociologie critique (non bien sûr au sens de Kant, mais à celui de l’École de Francfort). Aux États-Unis, C. W. Mills faisait à cet égard figure de précurseur. Une sociologie de caractère expressif, d’orientation plutôt littéraire que scientifique, était également apparue : l’« ethnométhodologie », la « phénoménologie » (dont le rapport avec la phénoménologie allemande classique est plus que lointain) et d’autres mouvements avaient connu un brusque succès. Ce succès devait s’avérer fugace, mais il fut sur le moment très réel. Ces mouvements d’idées donnèrent l’impression qu’ils étaient de nature à « renouveler » la discipline, bien qu’ils tournassent le dos aux idéaux scientifiques qui caractérisaient notamment l’École de Columbia.

10Jim était à l’évidence sceptique à l’égard de ces mouvements. L’Invitation à la sociologie de Peter Berger (1963) avait connu un remarquable succès de librairie. Selon Coleman, ce petit livre, bien qu’il fût l’œuvre d’un auteur de talent, paraissait surtout inviter le sociologue à débiter des platitudes. Jim était plus que réservé à l’égard de Garfinkel (Coleman, 1968). Il paraissait déconcerté par le tapage qui accueillait les écrits d’Erving Goffman : il ne voyait pas bien ce que la sociologie était censée lui devoir. Il n’était pas le seul. Martin Lipset, un autre ancien de Columbia, qui semblait bien connaître Goffman personnellement, était plus sévère encore : sa séduction, me déclara-t-il un jour, provient de ce qu’il projette sur la société sa conception gentiment paranoïaque des relations sociales. Ce propos de Marty me parut illustrer une profonde remarque de Max Scheler : celui qui peint avec talent les relations sociales comme imprégnées de pharisaïsme est assuré du succès, car le public adore que soient débusqués des intérêts mesquins sous les poses avantageuses.

11Mon impression était en fin de compte que l’évolution de la sociologie dans les années soixante-dix - quatre-vingt confirma Jim dans le sentiment que cette discipline était en train de déraper. Par ailleurs, certains de ses travaux, notamment Medical innovation, a diffusion study, l’avaient conduit à s’interroger sur la question de la description des logiques individuelles de comportement : comment les reconstruire de manière à en tirer une explication des données statistiques dont elles sont responsables (Coleman, Katz et Menzel, 1966) ? L’étude avait fait apparaître que les processus de diffusion des innovations, ici d’un médicament, se traduisent par des courbes mathématiques de forme particulière. Il s’agissait pour Coleman d’expliquer comment ces effets macroscopiques résultent de la logique de comportements microscopiques.

12La conjoncture intellectuelle des années soixante-dix - quatre-vingt était encore dominée par une autre tendance remarquable : un programme visant à l’extension du mode de pensée économique à l’ensemble des sciences sociales s’était développé et apparaissait comme solidement installé en plusieurs endroits prestigieux, dont l’université de Chicago. Gordon Tullock, Anthony Downs, Mancur Olson, et naturellement Gary Becker, futur prix Nobel d’économie qui avait consacré plusieurs travaux à des sujets relevant traditionnellement de la sociologie, étaient les hérauts de ce mouvement. Il commençait même à s’étendre à l’Europe : sous l’influence de Siegwart Lindenberg aux Pays-Bas; de Karl-Dieter Opp et de Hans Albert en Allemagne. En France, Louis Lévy-Garboua appliquait la théorie du choix rationnel à des sujets relevant de la sociologie. En Italie, Dario Antiseri entreprenait de populariser l’œuvre de Hayek, soulignant ainsi l’importance de la pensée économique pour l’ensemble des sciences sociales.

13C’est sans doute pour cet ensemble de raisons, dont certaines avaient trait aux questions qu’il avait rencontrées dans ses travaux, d’autres à une évaluation de l’état et des tendances nouvelles de la sociologie, d’autres encore à des considérations de caractère plus stratégique, que Coleman eut alors l’impression que c’était à Chicago et autour de la TCR qu’il pouvait au mieux contribuer à maintenir une sociologie solide. En outre, la TCR lui permettait de satisfaire son attirance pour la mise en forme mathématique des théories sociologiques.

14Mais ce virage s’explique aussi, et peut-être surtout, par une raison de caractère épistémologique. Dès la première page de ses essais choisis, Individual interests and collective action, Coleman (1986) écrit : « L’action rationnelle des individus a une attractivité unique comme base de la théorie sociale. Si l’on peut rendre compte d’une institution ou d’un processus à partir des actions rationnelles des individus, alors, et alors seulement, l’on peut dire qu’ils ont été “expliqués”. Le concept même d’action rationnelle est une conception de l’action qui est “compréhensible”, de l’action à propos de laquelle nous n’avons pas besoin de poser des questions supplémentaires. » [« Rational actions of individuals have a unique attractiveness as the basis for social theory. If an institution or a social process can be accounted for in terms of the rational actions of individuals, then and only then can we say that it has been “explained”. The very concept of rational action is a conception of action that is “understandable”, action that we need ask no more questions about. »].

15En d’autres termes : une conception rationnelle de l’action a l’intérêt considérable de conduire à des explications autosuffisantes, c’est-à-dire dépourvues de « boîtes noires ». Cet argument contribue sans doute grandement à expliquer l’enthousiasme de Coleman pour la théorie du choix rationnel. Il va même, on le voit, jusqu’à radicaliser ledit argument : on ne peut poser que l’on a expliqué une action que si l’on peut la traiter comme rationnelle, affirme-t-il. C’est beaucoup dire : une action peut être compréhensible sans être rationnelle. Plus : Coleman prend le mot « rationnel » au sens instrumental des économistes.

16Cette déclaration témoigne finalement à mon sens à la fois d’une volonté de réaction contre la sociologie de caractère expressif ou critique (au sens de l’École de Francfort) qui s’était progressivement installée un peu partout à partir des années soixante-dix - quatre-vingt et d’une confiance affirmée dans l’idée que la TCR, de par le caractère autosuffisant de ses explications, définissait un contre-programme efficace.

17Les motivations expliquant la conversion de Coleman à la TCR ne sont pas sans rappeler celles qui avaient amené Max Weber à affirmer l’importance de l’individualisme méthodologique.

18Dans une lettre célèbre (Mommsen, 1965), Weber déclare avoir développé une sociologie relevant de l’individualisme méthodologique en réaction contre la sociologie holiste qui, dit-il, « rôde toujours » : « Si je suis devenu sociologue, c’est essentiellement pour mettre fin à cette industrie à base de concepts collectifs dont le spectre rôde toujours parmi nous. En d’autres termes, la sociologie ne peut, elle aussi, que partir de l’action de l’individu, qu’il soit isolé, en groupe ou en masse ; bref : elle doit être conduite selon une méthode strictement “individualiste” » [Lettre à Rolf Liefmann, 9 mars 1920 : « [...] Wenn ich nun jetzt einmal Soziologe geworden bin [...], dann wesentlich deshalb, um dem immer noch spukenden Betrieb, der mit Kollektivbegriffen arbeitet, ein Ende zu machen. Mit anderen Worten : auch Soziologie kann nur durch Ausgehen vom Handeln des oder der, weniger oder vieler Einzelnen, strikt “individualistisch” in der Methode also, betrieben werden. »] L’expression « dem spukenden Betrieb, der mit Kollektivbegriffen arbeitet » témoigne de l’irritation de Weber contre la sociologie holiste : celle qui, refusant l’individualisme méthodologique, prétend expliquer le comportement des acteurs sociaux à partir de forces sociales ou culturelles conjecturales. Lorsqu’il écrit « la sociologie, elle aussi… », le « aussi » vise clairement l’économie : la sociologie doit comme l’économie adopter l’individualisme méthodologique. Enfin, c’est peut-être de ce texte que date la notion même de l’« individualisme méthodologique » (« individualistisch in der Methode »). Il est bien possible que Joseph Schumpeter, qui officialisa cette expression, l’ait recueillie de la bouche de Weber au temps où, dans sa jeunesse, il effectua, comme il l’a relaté, des vacations pour lui (Schumpeter, 1954).

19En tout cas, c’est parce qu’il était fort peu satisfait des orientations holistes de la sociologie de son temps que Weber consacra beaucoup d’énergie et un nombre de pages considérable à des questions de méthodologie, et qu’il affirma la vocation de l’individualisme méthodologique à consolider les sciences sociales. Friedrich Tenbruck (1994), en fin connaisseur de Weber qu’il fut, considérait à juste titre, me semble-t-il, que c’est du côté des Essais sur la théorie de la science qu’il faut rechercher la clé qui livre le sens de l’ensemble de l’œuvre de Max Weber.

20Comme l’indique son titre, Foundations of social theory (Coleman, 1990) est, lui aussi, un livre de méthodologie. Il s’agit d’une collection d’essais, plutôt que d’un texte qui proposerait un développement linéaire : ainsi, les quelque trois cents pages sur lesquelles se referme cet ouvrage monumental sont reprises de ses Mathematics of collective action (Coleman, 1973). Dans ses Foundations, Coleman affirme d’entrée de jeu l’intérêt de l’individualisme méthodologique ; mais il en défend, et applique à divers sujets, la version particulière que définit l’axiomatique de la théorie du choix rationnel.

21En partie sans doute afin de détourner les objections auxquelles il pouvait à juste titre s’attendre, il insiste beaucoup sur l’importance de son concept de corporate actor, un concept dont il avait déjà fait un thème central du Lazarsfeld lecture qu’il avait donné à Columbia (Coleman, 1980). Ce concept dissocie la notion d’acteur social de celle d’individu au sens physique. Les Foundations consacrent par ailleurs de longs développements à la notion de « structure sociale » : sa théorie du corporate actor et de la social structure permettait à Coleman d’espérer échapper à l’accusation rituelle selon laquelle l’individualisme méthodologique serait un atomisme qui se représenterait l’individu comme baignant, si l’on peut dire, dans un vide institutionnel et social.

22C’est sur la base de ce contresens persistant, qui confond individualisme méthodologique et atomisme, qu’un Georges Gurvitch (1950) avait pratiquement proposé d’exclure Max Weber du panthéon des sociologues. Ce jugement paraît rétrospectivement ridicule, mais il l’était beaucoup moins à l’époque. Il a en tout cas le mérite de reconnaître une évidence parfois mise en doute, aujourd’hui encore : que Weber se rattache bien, lui aussi, à la tradition de l’individualisme méthodologique.

23Dans ses Foundations, Coleman reste entièrement fidèle à l’inspiration utilitariste inhérente à la théorie du choix rationnel. Ce faisant, il adopte une version très particulière de l’individualisme méthodologique.

24Pour ma part, je me suis d’emblée senti en désaccord avec Jim sur le degré de généralité qu’il convient d’accorder à la théorie du choix rationnel. J’ai toujours considéré la TCR comme un modèle puissant, dont, bien avant même que n’apparaisse la sociologie, Rousseau (dans sa théorie politique), Tocqueville (dans sa sociologie comparative), ou même Thucydide (dans ses analyses des relations internationales dans la Grèce antique) avaient instinctivement compris l’importance et auquel on doit le caractère décisif de nombre de leurs analyses. C’est pourquoi j’ai toujours été un peu déconcerté par les croisades « anti-utilitaristes » (en fait anti-TCR) qui sont conduites ici ou là dans les milieux des sciences sociales. Mais ce modèle ne doit pas être utilisé à contre-emploi, car son axiomatique ne peut être tenue pour généralement valide. Je dois reconnaître toutefois que, si j’ai tout de suite perçu ce point, je n’ai pas vu d’emblée comment définir le cadre théorique qui permettait de dépasser le particularisme de la TCR.

25Pourtant, André Davidovitch et moi-même avions proposé, dès 1964, un modèle de simulation qui esquissait, par l’exemple, une réponse à cette question (Boudon et Davidovitch, 1964). Il visait à expliquer l’évolution séculaire de la proportion des affaires classées sans suite par la justice française en fonction de la nature des crimes et délits. Ce modèle conférait à un juge idéal-typique une démarche relevant de la rationalité « cognitive » (« J’ai de bonnes raisons, se dit le magistrat, de classer tel délit : il est de gravité faible ; il n’est guère probable que la preuve de la culpabilité de l’individu soupçonné puisse être administrée ; si l’affaire est portée devant le tribunal, il y a des chances qu’elle se conclue par un acquittement ; j’aurai donc pris le risque de faire tourner à vide une machine judiciaire de plus en plus encombrée, etc. »). La théorie déductive construite à partir de ces argumentations schématiques imputées à un juge idéal-typique relève bien de l’individualisme méthodologique, mais dans une version que l’on peut qualifier de « cognitiviste », car elle prête à la notion de rationalité un sens, non seulement instrumental, mais cognitif.

26Le modèle générateur que j’ai, dans la même veine, proposé (Boudon, 1973) pour expliquer la structure d’un ensemble de données statistiques relatives à l’éducation relève, lui aussi, de la version cognitiviste de l’individualisme méthodologique. Les élèves « idéal-typiques » du modèle y sont supposés effectuer leurs décisions sur la base d’un système de raisons compréhensibles (« J’aurais avantage à aller plus loin dans mon cursus scolaire, se dit tel élève idéal-typique issu d’un milieu modeste, mais, comme ma réussite a été médiocre jusqu’ici et risque de le rester, que mon niveau scolaire actuel devrait m’assurer un statut social qui sera considéré comme honorable dans mon milieu, je vais plutôt essayer de rentrer immédiatement sur le marché du travail » ; par contraste, un élève de même niveau scolaire, mais d’une origine sociale plus élevée se dira que, même si cela implique un risque d’échec pour lui, il tentera d’atteindre un niveau scolaire lui permettant d’espérer un statut social qui le mettrait au niveau des personnes qu’il rencontre dans son milieu et qui, par conséquent, aurait des chances d’être considéré comme honorable, etc.). Les individus idéal-typiques du modèle ne se contentent pas ici de maximiser des préférences données ; ils théorisent la situation de décision dans laquelle ils se trouvent ; ils essaient notamment de se représenter les réactions de leur entourage à leurs décisions. Le modèle permet de retrouver la structure relativement complexe (avec effets d’interaction au sens statistique et phénomènes de non-linéarité) que l’on observe lorsque l’on croise indicateur de réussite scolaire, origine sociale, âge et orientation. La théorie du choix rationnel permet aussi de retrouver certaines caractéristiques des structures statistiques que l’on observe dans le réel, mais avec une moindre finesse. Les économistes de l’éducation nous disent : l’escompte du temps (la dévaluation subjective aujourd’hui de la valeur d’un bien que je ne recevrai que plus tard) étant fonction de mes ressources présentes et étant d’autant plus fort que mes ressources présentes sont plus basses, si l’on admet de considérer la scolarisation comme un investissement, et sachant que les coûts d’opportunité induits par cet investissement sont d’autant plus élevés qu’un individu appartient à une classe plus modeste, on déduit que, toutes choses égales d’ailleurs, l’investissement scolaire doit être plus faible dans les catégories sociales modestes. Si je préfère ici la version cognitiviste de l’individualisme méthodologique à la théorie du choix rationnel, c’est parce qu’elle permet de retrouver avec davantage de précision les structures statistiques observées, mais c’est aussi parce que la psychologie que met en œuvre la première me paraît ici plus réaliste. Dans d’autres cas, le contraste dans l’efficacité des deux paradigmes est beaucoup plus marqué encore : il existe toutes sortes de phénomènes qui ne s’expliquent pas du tout dans le cadre de la TCR et qui s’expliquent au contraire très facilement dans le cadre de l’individualisme méthodologique dans sa version cognitiviste. Ne pouvant m’étendre ici sur ce point, je me permets de renvoyer le lecteur à Boudon (2003).

27Finalement, ma principale divergence intellectuelle avec Coleman se ramène à l’idée que, dans le cas général, l’action met en jeu des croyances (au sens le plus général de ce mot) que le sociologue se doit d’expliquer, si possible par des théories autosuffisantes. Or, la TCR n’est d’aucun secours s’agissant d’expliquer les croyances, alors que l’individualisme méthodologique définit à cet égard un cadre efficace, comme nous l’ont enseigné des auteurs aussi importants et différents les uns des autres que Tocqueville, Weber ou même Durkheim.

28Si ce diagnostic est correct, il implique que l’on doit conférer à la notion de rationalité, non l’acception instrumentaliste que lui donnent les partisans de la théorie du choix rationnel, mais une acception plus large. En même temps, ce diagnostic ouvre sur un modèle général, de caractère cognitiviste. Il présente la propriété remarquable de conduire, comme la TCR, à des explications autosuffisantes, tout en étant applicable à des classes de phénomènes qui échappent à la juridiction de la TCR.

29J’ai présenté pour la première fois, de façon sommaire, dans Rationality and society, la revue fondée par Jim (Boudon, 1989), l’idée que la sociologie devait, bien sûr, comme Coleman le reconnaît, s’appuyer sur les principes de l’individualisme méthodologique, et voir l’acteur comme rationnel, mais qu’elle augmentait considérablement son pouvoir explicatif en reconnaissant que rationalité instrumentale et rationalité cognitive se distinguent l’une de l’autre tout en s’articulant l’une à l’autre.

Français

Coleman est venu tardivement à la théorie du choix rationnel (TCR). Il l’a épousée par réaction contre la sociologie impressionniste qui s’épanouit à partir du milieu des années soixante : il y a vu un moyen de consolider une sociologie qui s’éloignait de l’ethos scientifique. Par ailleurs, les années soixante-dix - quatre-vingt-dix voient apparaître des applications fructueuses du mode de pensée économique à des problèmes sociologiques et politiques. Mais la motivation principale de son adhésion à la TCR est de caractère épistémologique : la TCR produit des explications autosuffisantes. Les motivations de Coleman peuvent être rapprochées de celles qui ont conduit Weber à l’individualisme méthodologique. Dès 1989, dans la revue fondée par Coleman, Boudon lui a opposé l’idée qu’une conception cognitiviste de la rationalité permet de conserver la propriété d’autosuffisance de la TCR tout en échappant aux apories auxquelles conduit la conception instrumentale de la rationalité qu’elle véhicule.

Deutsch

Colemans Bekehrung zur Theorie der rationalen Wahl : Impressionen und Vermutungen.

Coleman ist spät zur Theorie der rationalen Wahl (TRW) gekommen. Er hat sie sich zu eigen gemacht in Reaktion auf die impressionistische Soziologie, die sich ab Mitte der sechziger Jahre entfaltete : er hat darin ein Mittel gesehen zur Konsolidierung einer Soziologie, die sich vom wissenschaftlichen Ethos entfernte. In den siebziger bis neunziger Jahren entstehen außerdem fruchtbare Anwendungen der wirtschaftlichen Denkart auf politische und soziologische Probleme. Aber dieHauptmotivierungseiner Zustimmungzur TRW istepistemologischer Natur : die TRW liefert selbstgenügende Erklärungen. Colemans Motivierungen können mit denen verglichen werden, die Weber zum methodologischen Individualismus geführt haben. Schon 1989 hat Boudon inder von ColemangegründetenZeitschrift, ihm die Ideeentgegengestellt, daß eine kognitivistische Auffassung der Rationalität gestatten würde, die selbstgenügende Eigenschaft der TRW zu erhalten und dabei die Aporien zu vermeiden, zu denen ihre instrumentale Auffassung der Rationalität führt.

Español

LaconversióndeColemanalateoríadelaelecciónracional. Impresiones y conjeturas.

Coleman se dedicócon mucho retraso a la teoría de la elección racional (TER). Adhiriéndose por reacción contra la sociología impresionista que se desarrolló a partir de medianos de lo años sesenta:vióenellounmediodeconsolidar unasociologíaquesealejabadelethos científico. Por otra parte, losaños setenta– noventavenaparecerlasaplicaciones fructíferasdelmodo depensamiento económico en los problemas sociológicos y políticos. Pero la motivación principal de su adhesión a la TER es de carácter epistemológico: la TER produce las explicaciones autosuficientes. Lasmotivacionesde ColemanpuedenaproximarsealasmismasquecondujeronaWeber al individualismo metodológico. Desde 1989, en la revista fundada por Coleman, Boudon le opuso la idea que una concepción cognoscitiva de la racionalidad permite conservar la propiedad de autosuficiencia de la TER aunque escapándose a las aporías a las cuales conduce la concepción instrumental de la racionalidad que conlleva en si.

RÉFÉRENCES

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Raymond Boudon
Université de Paris IV – GEMAS – MSH 54, boulevard Raspail – 75006 Paris Université de Paris IV – ISHA 96, boulevard Raspail – 75006 Paris
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https://doi.org/10.3917/rfs.442.0389
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