CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il ne fait pas de doute que James S. Coleman est un des géants de la socio-logie de la seconde moitié du XX e siècle ; j’ai expliqué ailleurs (Lindenberg, 2000) pourquoi il mérite de l’être. Son apport couvre principalement trois domaines : la sociologie de l’éducation, les liens entre micro- et macrosociologie, les politiques publiques  [1]. L’idée fondamentale qui sous-tend ses recherches dans ces trois domaines est que, d’une façon croissante, les êtres humains interviennent d’une manière réfléchie sur la société en créant des structures qui forment le comportement humain (les institutions d’éducation) et des structures qui gouvernent le comportement humain (les acteurs organisationnels). Le travail des sociologues consiste à comprendre de quelle manière ces structures fonctionnent, de quelle manière elles peuvent être améliorées. Dans ce cadre, les sociologues ont besoin d’instruments qui les aident à comprendre comment les structures créées par l’homme, en particulier les structures d’éducation et les acteurs organisationnels, opèrent. Ils ont en cela besoin de pouvoir identifier les mécanismes par lesquels les parties font un tout (lien micro-macro), c’est-à-dire d’élaborer des théories précises qui permettent de passer de l’explication de l’action humaine à celle des phénomènes macrosociaux tels que les normes, les systèmes d’échange, les systèmes d’autorité et les acteurs organisationnels. C’est à partir d’une compréhension de ces mécanismes que la sociologie peut aider à améliorer la manière dont ces structures sont construites (les politiques publiques). La recherche fondamentale (élaboration des instruments nécessaires pour la compréhension du fonctionnement de ces structures) est ainsi mise au service de la politique publique : « De la même manière que la mécanique théorique a contribué à la construction du monde physique, la théorie dans les sciences sociales doit fournir les fondements pour une reconstruction réfléchie de la société. » (Coleman, Foundations, p. 652). Coleman poursuit : « Notre tâche n’est pas seulement de décrire et d’analyser le fonctionnement de la société […] mais c’est également une tâche de construction des institutions. » (Coleman, 1993, p. 10). Si l’on considère que la construction des institutions et les autres formes d’interventions guidées par la théorie sont des tâches centrales pour la sociologie telle que la conçoit Coleman, il est surprenant de constater qu’il lui consacre en fait peu de place dans ses travaux. Ceci ne reflète peut-être que sa préférence pour tel ou tel domaine de recherche. Plus vraisemblablement, ceci révèle une limite interne de son approche, une possible incompatibilité entre une caractéristique forte de cette approche (une version de la théorie du choix rationnel) et sa vision de la tâche centrale de la « nouvelle science sociale ».

Comment faire face à la complexité ?

2Afin de pouvoir fournir des suggestions fondées sur des hypothèses théoriques en matière de construction des institutions et d’interventions sur la vie sociale, il faut avoir une assez bonne idée de comment les choses fonctionnent, des mécanismes internes du système dans lequel on souhaite intervenir. Le prototype d’un système en sociologie est un système dans lequel les parties qui le composent sont des individus. L’explication du fonctionnement de ce système rend donc nécessaire une théorie relative à la manière dont ces parties, c’est-à-dire les individus, agissent. C’est là que se situe « l’individualisme méthodologique » que Coleman partage en fait avec de nombreux autres auteurs. On peut ajouter qu’il est tout aussi largement accepté qu’une théorie du comportement individuel est théoriquement fondée sur l’hypothèse d’action visant un but. Ceci ne peut plus être considéré aujourd’hui comme donnant lieu à discussion. Néanmoins, les auteurs se partagent sur une question : Quelle théorie de l’action orientée vers un but doit être utilisée dans l’explication sociologique ? Deux camps diffèrent en fait sur cette question et s’opposent fortement sur leurs conceptions de la rationalité. D’une part certains auteurs se rangent dans le camp de ce que l’on peut appeler l’approche par la rationalité naturelle. Cette approche part de l’hypothèse que l’individu est rationnel en soi et pour soi, et que les phénomènes sociaux doivent être expliqués sur la base de l’interaction entre individus rationnels. Dans l’autre camp, se rangent les auteurs qui partent de l’hypothèse selon laquelle la rationalité est fortement affectée par les processus sociaux. Cette hypothèse vaut pour les interactions et les structures d’interaction présentes, mais également pour l’évolution de certaines particularités de la rationalité dans le passé. Pour cette approche, les processus sociaux peuvent accroître ou décroître la rationalité et favoriser différents types de rationalité. On peut dénommer cette seconde approche celle de la rationalité sociale. À titre d’exemple, l’approche par la rationalité naturelle fait l’hypothèse que les êtres humains sont clairvoyants par nature et incorporent les conséquences de long terme dans leurs décisions présentes. L’approche par la rationalité sociale conduirait à des travaux montrant que les individus ont de fortes tendances à la myopie et se demanderait quels processus sociaux accroissent la clairvoyance, de quelle manière et sous quelles conditions. Une fois accrue la clairvoyance chez les individus, celle-ci peut à son tour influencer les actions visant à stabiliser les processus qui la favorisent. En ce sens, les processus sociaux et la rationalité se codéterminent l’un l’autre et leur analyse rend nécessaire une théorie plus complexe de l’action. Les défenseurs de l’approche par la rationalité naturelle, que l’on trouve le plus souvent parmi les microéconomistes et les théoriciens des jeux, défendent leur approche en faisant valoir sa plus grande puissance analytique et déductive car leur théorie de l’action est plus simple, plus facile à modéliser mathématiquement et présente des avantages épistémologiques en ne présupposant pas ce qu’elle entend expliquer (précisément les phénomènes sociaux). Les tenants de l’approche par la rationalité sociale défendent au contraire l’idée selon laquelle l’approche par la rationalité naturelle est obligée d’introduire des hypothèses très simplificatrices qui la rendent hautement irréaliste. L’approche par la rationalité sociale permet des explications et des descriptions plus réalistes des problèmes sociaux (qui tiennent souvent au manque de rationalité naturelle) et de leurs solutions (qui visent souvent à l’accroissement de la rationalité)  [2].

3Coleman appartient clairement au camp de la rationalité naturelle. Depuis longtemps, il suggère qu’en sociologie on devrait partir de l’hypothèse que l’homme est totalement libre, « non socialisé, entièrement égoïste, non contraint par les normes d’un système, seulement calculant rationnellement comment satisfaire au mieux son intérêt personnel » (Coleman, 1964, p. 167). Il a conservé cette vision tout au long de son travail jusqu’à son magnum opus, les Foundations, dans lequel il déclare : « Je vais utiliser le concept de rationalité utilisé en économie [et] je vais prendre comme point de départ de la théorie des personnes égoïstes et dégagées de toutes normes. » (Foundations, p. 14, p. 31). Quelles sont les raisons de Coleman pour ce faire ? Sa réponse est double. Tout d’abord, en faisant l’hypothèse d’une rationalité naturelle, sa théorie aurait davantage de pouvoir analytique. Et puis, en second lieu, afin de garder une théorie d’ensemble qui soit à la fois maîtrisable et qui contienne néanmoins suffisamment de complexité, il doit opérer un arbitrage concernant la place occupée par cette complexité. La complexité peut être placée dans la théorie de l’action ou bien dans les éléments qui relient les dimensions organisationnelles et l’action : « J’ai choisi de limiter autant de complexité psychologique que possible afin de permettre l’introduction d’une plus grande complexité dans […] les dimensions organisationnelles. » (Foundations, p. 19). Cette plus grande complexité dans les dimensions organisationnelles prend la forme de l’interdépendance stratégique (théorie des jeux) et des effets de structure (analyse des réseaux). Ces ajouts sont tout à fait compatibles avec l’approche de la rationalité naturelle et les deux sont en fait très utiles. Cependant, comme je le défendrai dans ce texte, un tel arbitrage n’est pas possible. Au mieux, on peut dire qu’ajouter de la complexité au niveau organisationnel suffit pour certains problèmes, mais ne suffit pas pour de très nombreux autres. Il n’est en fait jamais possible de compenser la complexité à un niveau par de la simplicité à un autre (Lindenberg, 1992). Cette croyance erronée dans la possibilité d’un arbitrage a fortement limité la capacité de Coleman à pouvoir intervenir en termes de construction des institutions.

Le principe de complexité suffisante

4L’argument de l’arbitrage avancé par Coleman prend également une autre forme, celle d’un arbitrage dans les caractéristiques de l’explication. Parmi les tenants d’une approche par la rationalité naturelle, il est en effet généralement admis que les simplifications affectent la qualité de l’explication. Ainsi, une forte simplification peut réduire le réalisme de l’explication fournie tout en accroissant la compréhension du phénomène étudié ainsi que la puissance analytique et déductive alors que l’arbitrage est en principe inverse dans l’approche par la rationalité sociale. Le choix entre l’approche par la rationalité naturelle ou par la rationalité sociale est alors considéré comme un choix sur le type d’arbitrage entre les caractéristiques de l’explication. Elle semble tout à fait défendable. Cette position devient fausse lorsque les tenants de l’approche par la rationalité naturelle, y compris Coleman, croient implicitement que c’est la seule différence. Par exemple, Coleman discute les recherches montrant que les êtres humains s’éloignent sur des aspects importants du modèle microéconomique (c’est-à-dire de l’approche par la rationalité naturelle). Il écarte ces travaux en faisant valoir le fait que « les prédictions théoriques faites ici seront sensiblement les mêmes que les acteurs agissent précisément selon la rationalité telle qu’on la conçoit communément ou qu’ils s’en écartent de la manière qui a été observée » (Foundations, p. 506). Ce que Coleman ne voit pas (et qui n’est d’une manière générale ni vu ni discuté) est que les simplifications n’ont pas seulement un effet sur la qualité de l’explication d’un phénomène donné, mais qu’elles peuvent également affecter de manière cruciale ce qui est expliqué et analysé. C’est généralement le cas si les simplifications évacuent le problème qui doit être résolu par l’institution.

5Un exemple concret d’un tel cas se trouve dans l’avancée de Williamson au-delà des hypothèses simplificatrices néoclassiques selon lesquelles les acteurs suivent aveuglément les règles et que leur compétence cognitive est illimitée. Williamson cite Diamond indiquant que les modèles économiques standards traitent les individus comme si ces derniers jouaient à un jeu aux règles fixes et auxquelles ils obéissent. Ils n’achètent pas plus qu’ils ne peuvent s’offrir, ils ne détournent pas de fonds, ils ne volent pas les banques. Ces simplifications évacuent par hypothèse de nombreux problèmes que les institutions économiques doivent régler. Selon Williamson, des institutions spécialisées (les structures de gouvernance) sont établies afin de gérer le fait que les êtres humains ne suivent pas aveuglément les règles mais sont généralement opportunistes (ils mentent, volent, trichent…). De plus, les limitations cognitives (rationalité limitée) conduisent à une préférence pour des structures de gouvernance qui n’ont pas de trop fortes demandes vis-à-vis de la compétence cognitive des acteurs. Remarquons de plus que le progrès que représente l’économie des coûts de transaction par rapport à la théorie néoclassique ne tient pas simplement à ce qu’elle offre de meilleures explications. L’approfondissement réside aussi dans le fait de découvrir une foule de dispositifs sociaux ou légaux et de les mettre à portée d’une analyse économique. Cet approfondissement a pour origine le fait d’avoir écarté les simplifications de la théorie néoclassique qui masquaient de tels dispositifs en éliminant par hypothèse les problèmes qu’ils devaient résoudre. Bien sûr, le pas en avant réalisé par Williamson est important, mais il reste relativement modeste si on l’évalue par rapport à la théorie néoclassique. Il y a encore bien des phénomènes que Williamson ne peut même pas décrire à cause des simplifications qu’il conserve. L’exemple ci-dessus est néanmoins suffisant pour montrer clairement ce que les simplifications peuvent faire. Il nous conduit à penser que Coleman a tort en maintenant que l’on peut choisir d’introduire des simplifications (ou de la complexité) dans la théorie de l’action ou dans « l’organisation sociale », c’est-à-dire dans les conditions initiales et les limites de la théorie. Les types de problèmes qui peuvent être expliqués par une théorie dépendent beaucoup des simplifications faites à l’intérieur de la théorie elle-même. Ainsi, travailler avec des hypothèses hautement simplificatrices dans la théorie de l’action ne peut être compensé en ouvrant sur une complexité importante au niveau organisationnel.

6Afin de concilier les avantages de la puissance analytique et déductive avec le fait que les simplifications peuvent affecter gravement les problèmes mêmes que nous pouvons poser, nous avons besoin de deux instruments. Premièrement, il nous faut une méthode capable de mettre en œuvre autant de puissance analytique qu’il est possible ; c’est ce que l’on appelle la « méthode d’abstraction décroissante ». Dans ce cas, la recherche démarre avec un modèle simple, puis elle introduit progressivement une plus grande complexité, d’abord dans les conditions initiales et ensuite, si cela s’avère nécessaire, dans la théorie de l’action (Lindenberg, 1992). Deuxièmement, avec cette méthode, la recherche ne part pas du modèle concevable le plus simple, mais d’un modèle qui incorpore assez de complexité pour décrire le problème approximativement perçu par l’intermédiaire de la richesse du langage ordinaire. Ce « principe de complexité suffisante » (Lindenberg, 2001a) affirme que les hypothèses simplificatrices doivent toujours être suffisamment complexes pour permettre de décrire le phénomène à expliquer. Ainsi, par exemple, si nous voulons expliquer comment les institutions engendrent certaines caractéristiques de la rationalité (par exemple, la clairvoyance), nous ne devons pas supposer par hypothèse que les acteurs sont dotés d’une telle caractéristique. De la même façon, si les variables explicatives comportent certaines prédispositions (comme la myopie), le modèle ne doit pas éliminer ces prédispositions par hypothèse. L’approche par la rationalité naturelle ne rentre sans difficulté dans le cadre de la méthode d’abstraction décroissante et du principe de complexité suffisante que dans le cas où elle exclurait explicitement toutes les variables expliquées qui lui sont incompatibles. Toutefois, le fait de renoncer à notre capacité à rendre compte des nombreux phénomènes que nous fait connaître l’expérience ordinaire aurait pour effet de restreindre considérablement notre capacité à construire les institutions. Les recherches fondées sur la rationalité naturelle ne font pas apparaître un tel renoncement, et cela créé très certainement un grave problème dans l’œuvre de Coleman.

Examen des suggestions de Coleman en matière de construction des institutions

7Jusqu’à quel point l’œuvre de Coleman est-elle entravée par le fait de reposer sur une rationalité naturelle, c’est-à-dire sur une théorie de l’action hautement simplifiée ? Bien sûr, dire ce qu’il aurait pu faire s’il avait choisi l’autre voie est purement spéculatif ; cependant, il y a quelques indications à tirer des choses auxquelles il disait s’intéresser mais qu’il n’a jamais faites. Coleman considère la « nouvelle science sociale » comme une forme de sociologie qui ne fait pas du savoir un but en soi, mais un moyen pour reconstruire la société par l’intermédiaire d’une intervention dans la vie sociale et de la construction des institutions (Foundations, p. 651). Il est clair qu’il considère sa version de la sociologie comme une contribution à cette nouvelle science sociale. Selon lui, la source principale des problèmes que doit résoudre la « nouvelle science sociale » provient du fait « qu’il y a une substitution progressive de l’environnement naturel par un environ construit à dessein ». L’élément essentiel de ce nouvel environnement est fourni par l’apparition d’acteurs organisationnels : « À côté des individus (natural persons) apparaît une nouvelle forme d’acteurs, l’acteur organisationnel moderne (corporate actor) qui agit et sur lequel on agit, qui poursuit ses intérêts et contrôle des événements. » (Foundations, p. 553). Cela pose deux problèmes étroitement liés : premièrement, les structures sociales « primordiales » liées à la famille, au voisinage et à la religion s’effacent et avec elles les ressources sociales, les normes et les valeurs – bref, le capital social – qui sont importantes pour la vie humaine. La question de la construction des institutions devient alors la suivante : « Dans la nouvelle structure sociale, quel est le substitut au capital social qui n’est plus fourni en quantité suffisante ? » (Foundations, p. 653). Deuxièmement, un grand nombre de ces acteurs organisationnels sont devenus extrêmement vastes et puissants de telle manière que les interactions entre eux et les individus font apparaître une asymétrie de plus en plus forte. Pour réduire cette dernière, l’État, c’est-à-dire l’acteur organisationnel le plus vaste et le plus puissant de tous, s’empare de nouvelles tâches et de nouveaux droits. Mais cela même ne suffit pas à réduire d’une manière adéquate cette asymétrie ; au contraire, cela accroît l’asymétrie de pouvoir entre les individus et l’État. Aussi, selon Coleman, cela donne une grande importance à la question concernant la manière de rendre les acteurs organisationnels socialement plus responsables, de sorte qu’ils exercent leur pouvoir davantage dans l’intérêt des individus  [3].

La responsabilité des acteurs organisationnels

8Comment Coleman répond-il à ces deux questions situées au cœur de la nouvelle science sociale ? Considérons d’abord la question de la responsabilité sociale des acteurs organisationnels. S’appuyant sur sa conception des structures sociales primordiales, Coleman considère que le meilleur moyen pour accroître la responsabilité sociale est la socialisation et le contrôle social. Comment la socialisation parvient-elle à ce résultat ? Selon Coleman, la socialisation augmente le sens de la responsabilité chez un individu en renforçant le poids des intérêts d’autrui relativement à l’intérêt propre de la personne (Foundations, p. 556). Cependant, avec la séparation croissante de la propriété et du contrôle, et comme l’acteur organisationnel moderne est constitué de positions et non d’individus, il n’y a pas de prise pour un processus de socialisation ; la voie royale pour accroître la responsabilité ne peut donc pas être empruntée pour modifier dans le sens voulu l’acteur organisationnel. Quelles autres solutions envisager ? Coleman ne voit que trois possibilités : accroître l’influence d’ayants droit (terme que Coleman n’utilise pas) importants dans la prise de décision interne à l’acteur organisationnel ; exiger légalement la mise en place d’audits externes ; créer des incitations fiscales appropriées. L’influence des ayants droit (selon Coleman, les employés et les investisseurs) peut surtout être accrue grâce à un changement en leur faveur de la composition et du fonctionnement des conseils d’administration. Il n’examine pas sur quelle base doivent être sélectionnés les ayants droit – pourquoi ne pas faire entrer en ligne de compte les clients et les Organisations non gouvernementales ? – et sans chercher plus loin, il délaisse cette solution parce qu’elle pourrait avoir pour effet de réduire l’investissement et de rendre les entreprises moins efficientes d’un point de vue économique (Foundations, p. 656). L’audit externe serait sans doute une meilleure solution : il s’agirait de faire examiner par une firme les activités de l’organisation sur tous les marchés dans lesquels elle intervient, de s’assurer que ces activités demeurent dans le cadre des règles à l’œuvre sur ces marchés (Foundations, p. 568). Encore une fois, l’analyse ne va guère au-delà de ces idées. Que devrait exactement examiner cet audit externe ? Par exemple, quelles sont les règles qui prévalent sur le marché des biens alimentaires ? Sera-t-il socialement responsable pour un éleveur de donner à son bétail de fortes doses d’hormones de croissance parce que tous les autres éleveurs agissent ainsi sur ce marché ? Au moment où Coleman écrivait ses Foundations, il existait déjà des solutions bien plus sophistiquées à propos de ces audits, mais il ne fait aucun effort pour les améliorer, ni le moindre pour employer son propre outillage théorique développé dans le but d’améliorer la construction des institutions. La création par l’État d’incitations fiscales constitue la dernière solution envisagée pour accroître la responsabilité de l’acteur organisationnel. Sur ce point, la question est de savoir quel comportement devrait être encouragé par les incitations fiscales et comment des incitations suffisamment spécifiques pourraient être élaborées pour amener à de tels comportements. Malheureusement, Coleman se contente de poser la question sans la résoudre. Si l’on observe que l’idée d’utiliser les incitations fiscales pour accroître la responsabilité des acteurs organisationnels existe déjà depuis quelque temps, sans avoir jamais vraiment bien fonctionné, il n’y a pas, une fois de plus, d’effort significatif pour améliorer les solutions existantes au moyen des outils théoriques développés dans le livre. Il n’y a même pas de tentative pour formuler les critères selon lesquels serait évaluée la responsabilité de l’acteur organisationnel : « Le problème n’est pas simple, même du point de vue conceptuel. » (Foundations, p. 561), se contente-t-il de dire. D’une certaine manière, son effort n’est pas très poussé lorsqu’il s’agit de trouver une solution au problème qu’il considère comme l’une des deux grandes questions de la sociologie. Comment est-ce possible ? Mon sentiment est que sur la base des outils que Coleman a développés, il ne pouvait élaborer des critères de responsabilité organisationnelle, fondés théoriquement, et ne pouvait pas plus aboutir à des suggestions concernant la construction des institutions qui satisfassent les attentes qui étaient les siennes en matière de « nouvelle science sociale ».

Le remplacement du capital social primordial

9Qu’en est-il de l’autre question centrale ? Arrive-t-il à une réponse plus satisfaisante ? Cette deuxième question soulevée à propos de la construction des institutions peut se formuler ainsi : Dans la nouvelle structure sociale (c’est-à-dire dans la structure asymétrique qui s’est mise en place entre l’acteur organisationnel et l’individu), quel peut être le substitut au capital social qui s’effrite ? De même que pour la question précédente, Coleman concentre son attention sur la socialisation. Selon lui, l’avantage apporté par la structure sociale primordiale qui s’efface de l’horizon de la structure sociale moderne réside dans la socialisation et le contrôle social. Il examine alors en détail la question de savoir pourquoi cette socialisation diminue alors que les acteurs organisationnels absorbent une part grandissante du travail des parents. Puisque les acteurs organisationnels sont seulement intéressés par certaines actions et non par l’intégralité de la personne, rien ne remplace l’attention que les parents ne pourront plus accorder à leurs enfants. Cette situation est susceptible d’avoir des influences contre-productives sur les enfants. Par exemple, nombreux sont les acteurs organisationnels intéressés à peser sur la capacité des enfants à faire dépenser l’argent de leurs parents à leur propre avantage, ce qui encourage l’auto-indulgence (par exemple les publicités télévisuelles visant le public enfantin). Coleman avait établi cette analyse dans un ouvrage antérieur, The asymetric society (Coleman, 1982), et suggéré de créer des organisations dans lesquelles la pyramide des âges se rapprocherait de celle existant dans la société. De telles organisations engloberaient un grand nombre d’activités et reproduiraient la structure sociale primordiale d’un village où les enfants apprenaient en observant les activités des adultes poursuivant leurs routines quotidiennes et accomplissant leurs tâches économiques. Comme de telles organisations auraient un coût monétaire, et donc demanderaient des subventions, Coleman suggère d’en essayer le principe dans le secteur public. Il n’avance aucune proposition concrète sur la manière de mettre en place une telle idée. Dans l’ouvrage de 1982, il indiquait que lorsqu’il s’était trouvé lié à deux organisations (la Rand Corporation et la Russel Sage Foundation), il avait essayé de les persuader de faire un essai ; mais il n’a pas indiqué quel fut le résultat obtenu. Dans les Foundations, il mentionne brièvement une fois cette proposition sur la pyramide des âges, et n’y revient plus ensuite.

10Au-delà, on trouve seulement une suggestion concrète pour la construction des institutions destinées à faire face à l’érosion des structures sociales primordiales, dans son discours à titre de président de l’American Sociological Association (Coleman, 1993). À cette occasion, il suggère que l’État calcule les coûts et les bénéfices attendus de chaque enfant sur l’ensemble de sa vie et verse une prime aux parents lorsque le coût est plus bas ou que le bénéfice est plus élevé. Les incitations seraient plus fortes dans le cas d’enfants difficiles que dans le cas moyen, parce que les gains potentiels de l’État seraient supérieurs. Cette mesure ferait que les parents seraient intéressés de nouveau dans la maximisation de la valeur de l’enfant pour la société. Les bénéfices seraient mesurés non seulement en termes scolaires traditionnels, mais aussi en fonction des qualités personnelles qui rendent précieuse une personne pour la société (Coleman, 1993, p. 14). Il ajoute qu’il faudrait considérer avec soin le moyen « de ne pas introduire des incitations perverses ». Sachant tout ce que l’on sait sur les motivations intrinsèques et la socialisation, la réserve sur les « incitations perverses » ressemble à l’injonction : « Faites une omelette, sans casser les œufs. » La probabilité que la mesure préconisée par Coleman ne produise pas d’effets pervers est vraiment très faible (Deci et Ryan, 1985 ; Deci et al., 1994 ; Rothbart et al., 1994 ; Frey et Jegen, 2001 ; Ostrom, 2002). Le résultat le plus probable de cette mesure serait un comportement de contrôle renforcé de la part des parents, ce qui réduirait grandement la probabilité que l’enfant soit socialisé correctement. De plus, le processus qui attacherait à l’enfant coût et bénéfice sociaux estimés sur l’ensemble de sa vie créerait des problèmes impossibles à gérer d’identité et d’estime de soi pour les enfants, déjouant les efforts des parents, quand bien même ces derniers seraient mus par leur attention pour l’enfant. Pour couronner le tout, il faut tenir compte des problèmes posés par les stratégies des parents essayant d’influencer la mesure des résultats et les coûts de contrôle exorbitant que devrait assumer l’État, à la fois en termes de personnels et de cohérence avec les valeurs démocratiques.

Où est le problème ?

11Ainsi, lorsqu’il s’agit de répondre aux questions considérées comme les plus urgentes pour la nouvelle science sociale, la contribution de Coleman ne nous mène pas très loin. Si l’on écarte, par hypothèse, la possibilité selon laquelle il n’aurait pas souhaité consacrer son temps à trouver ces réponses, la question est de savoir pourquoi sa contribution est si mince.

12Selon le principe de complexité suffisante, nous devons commencer et nous concentrer sur les limites qu’entraîne l’adoption par Coleman d’une théorie de la rationalité naturelle pour analyser les problèmes que la nouvelle science sociale est censée résoudre. Comme nous l’avons dit plus haut, les simplifications ne portent pas seulement sur la qualité de l’explication, mais aussi sur la possibilité de formuler les problèmes. Considérons de plus près la définition retenue par Coleman des problèmes principaux. Au départ, se trouve l’invention culturelle (remontant au XIII e siècle) de l’acteur organisationnel, puis sa croissance exponentielle au XX e siècle, créant l’asymétrie caractéristique de la société contemporaine. Les structures sociales primordiales de la famille, du voisinage, de la religion dans lesquelles les individus avaient du pouvoir sont marginalisées. En conséquence, les individus bénéficient d’une moindre quantité de capital social que produisaient les structures primordiales à titre de sous-produit de la vie quotidienne. Le capital social désigne essentiellement trois éléments : l’éducation des enfants, la prise en charge dans les périodes de dépendance tout au long de l’existence, les normes auxquelles sont attachées des sanctions (Foundations, p. 655). La question est donc de savoir comment trouver un substitut à ce capital social qui s’effrite pour les individus comme pour les acteurs organisationnels (c’est-à-dire leur responsabilité sociale).

13C’est ici que réside la difficulté. Pour pouvoir chercher une solution, il est nécessaire que nous sachions ce à quoi elle doit se substituer. Or, la théorie de l’action fondée sur la rationalité naturelle est ce qui nous empêche de savoir ce qui aurait été perdu. Il y a de nombreux signes montrant que Coleman est tiraillé entre son adhésion à sa théorie de l’action et ses tentatives pour savoir un peu plus précisément ce qui a été perdu. Premièrement, il insiste sur l’importance d’avoir une théorie du bien-être qui intègre pleinement la dimension sociale. Par exemple, il affirme que l’échec devant le problème posé par le remplacement du capital social fourni par les relations primordiales au moyen d’organisations construites socialement « place chacun de nous et chacun de nos enfants dans la situation du “pauvre gosse de riche”, abondamment pourvu en ressources matérielles, mais dépourvu des ressources sociales nécessaires pour une vie satisfaisante » (Foundations, p. 655). Mais qu’est-ce « qu’une vie satisfaisante » ? Quelles sont les éléments que ces ressources doivent permettre d’atteindre ? Il est clair que ce ne peut être le capital social primordial, puisque Coleman parle d’un remplacement ; il doit donc s’agir de ressources plus générales qui puissent être produites soit par le capital social primordial, soit par les structures sociales de substitution. Pourtant Coleman reste très vague sur la nature de ces ressources.

14La face cachée du problème se trouve dans la compréhension de ce qui, dans le comportement des individus, aide les autres à être bien socialisés et à mener une vie socialement satisfaisante. Puisque sa théorie de l’action est explicitement liée à l’hypothèse de la poursuite rationnelle (par l’adulte comme par l’enfant) de l’intérêt, Coleman rencontre une difficulté. Il s’abrite ici derrière l’argument selon lequel nous manquons de connaissance en ce domaine. Par exemple, il affirme que nous ne savons pas encore comment nous pouvons disposer les incitations de façon à ce que les individus prennent soin des autres : « Le savoir sur la manière d’utiliser les gratifications extrinsèques pour mener à l’intérêt à, l’attention à, aux soins envers autrui est faible. » (Foundations, p. 656). Mais pourquoi les gratifications « extrinsèques » ? Sa théorie l’a déjà conduit à considérer de telles gratifications et sa proposition de « primes », rappelée plus haut, mobilise seulement des incitations monétaires pour amener les adultes à prendre soin des enfants. Soit la proposition est mal fondée, parce que nous n’en savons pas assez sur la manière d’amener les individus à prendre soin d’autrui, soit le savoir que nous possédons sur ce sujet ne rentre pas dans le cadre de l’hypothèse de la rationalité naturelle et donc ne peut être mobilisé. Cette dernière interprétation est probablement la bonne. Nous savons actuellement beaucoup de choses sur le fonctionnement des gratifications en relation avec les motivations prosociales et ce que nous savons n’encourage certainement pas une orientation dans laquelle les individus seraient amenés à prendre soin des autres par des gratifications monétaires contingentes. J’ai déjà mentionné plus haut la littérature sur les gratifications intrinsèques et la socialisation. Nous savons en outre que les effets de cadrage (framing effect) jouent un rôle important ici (Lindenberg, 2001b). De tels effets placent certains coûts et certains bénéfices au premier rang dans l’appréhension cognitive des questions, et d’autres au dernier rang. Il faut des circonstances très particulières pour empêcher que les gratifications monétaires ne mettent en place un cadre dans lequel le « gain » (mesuré en monnaie) apparaît comme le but essentiel. Dans un tel cadre, les parents, dans l’interaction avec leurs enfants, ne se concentreront pas sur les aspects qui développent les qualités de sensibilité, d’engagement et d’approbation, trois éléments tout à fait essentiels pour une socialisation réussie (Kochanska et al., 2000). Cette information était disponible au moment où Coleman suggérait sa « prime », mais, comme les effets de cadrage n’entrent pas dans la problématique de la rationalité naturelle, il n’a pas pu en faire usage dans ses suggestions de construction des institutions  [4].

15Il a suivi cette même stratégie du « nous n’en savons pas assez » à propos des effets de la socialisation. Selon lui, nous ne savons pas grand-chose de l’influence des soins parentaux sur le développement cognitif et émotionnel des enfants, cependant « ce savoir nous donnerait une compréhension de la tâche à accomplir par les organisations construites dans le but de prendre soin des enfants » (Foundations, p. 654). Une nouvelle fois, la connaissance déjà acquise ne trouve pas sa place dans les suggestions de Coleman pour la construction des institutions parce qu’elle n’entre pas dans le cadre de son approche en termes de rationalité naturelle. Il y a un grand nombre de recherches sur les comportements prosociaux en général et en particulier sur ce que le fait de s’occuper des enfants apporte à ces derniers en termes émotionnels et cognitifs, et cela était aussi vrai de la période dans laquelle Coleman écrivait. Je ne vais pas passer cette littérature en revue ici ; le point important est que, pour pouvoir utiliser les résultats issus de ces recherches, Coleman aurait dû abandonner l’approche en termes de rationalité naturelle, ce qu’il n’était visiblement pas prêt à faire. Bien sûr, nous avons toujours besoin d’une théorie de l’action orientée vers un but de manière à tenir compte des résultats de la recherche psychologique dans nos modèles, mais bien avant son décès, de telles théories, plus larges que celle de la rationalité naturelle, étaient disponibles. Tout particulièrement dans le cas de la socialisation, mécanisme toujours crucial pour ce qui regarde le capital social dans l’œuvre de Coleman, il est maintenant clair que nous avons besoin d’une approche conduite en termes de rationalité sociale. Parfois, les économistes expliquent que même si la « pure rationalité » dépend au moins en partie de la socialisation, on peut faire l’hypothèse que les membres adultes participant à la vie sociale sont tous plus ou moins socialisés, ce qui fait que l’hypothèse de rationalité naturelle ne déforme pas trop les données du problème. Il est arrivé à Coleman d’en faire de même lorsqu’il affirmait que « les aspects essentiels de la socialisation ne résident pas dans “l’internationalisation des normes”, mais plutôt dans le fait d’arriver à percevoir pour soi-même les conséquences à long terme de stratégies d’action, et ainsi de devenir plus complètement une personne calculatrice, rationnelle » (Coleman, 1964, p. 180). Cependant, si les apports de la socialisation ne peuvent être tenus pour acquis, et que nous devons en venir à des substituts ou à des nouvelles manières de renforcer la socialisation, cette simplification n’emporte pas la conviction. Les parents ou les autres personnes intéressées par les efforts menant à la socialisation des enfants sont orientés dans une grande mesure vers l’accroissement des ressources de l’enfant, ressources qui sont considérées comme naturellement données par la théorie microéconomique utilisée par Coleman. Par exemple, beaucoup de parents font un effort considérable pour réduire l’impatience ou l’impulsivité de l’enfant liée à sa myopie, son incapacité à calculer les conséquences lointaines de ses actes ; cela apparaît des années plus tard dans les déclarations fournies sur le nombre d’amis, l’usage de drogues, la consommation d’alcool, les manières d’appréhender les études, les comportements déviants (Gattig, 2001). Le fait que l’échec ou le succès qui résulte de ces efforts a beaucoup de liens avec le style d’éducation parentale a été fréquemment mis en évidence (Hoffman, 1983; Shoda et al., 1990; Sanson et Rothbart, 1995 ; Kremen et Block, 1998 ; Koschanska et al., 2000). Supposons que moins de parents fassent maintenant l’effort de réduire la myopie de leurs enfants que dans le passé, et il y a de bonnes raisons d’aller dans ce sens (Lindenberg, 1986), alors deux choses arriveraient. Premièrement, en ce qui concerne la construction des institutions, et en utilisant les nombreuses recherches en ce domaine, on pourrait se demander quelles autres pratiques, par exemple dans les crèches ou dans les écoles primaires, se substitueraient à ce moindre effort des parents. Deuxièmement, on pourrait se demander comment les organisations pourraient gérer des cohortes de nouveaux entrants qui seraient plus myopes que les cohortes antérieures (Lindenberg, 1993, 1995). Dans les deux cas, la construction des institutions serait orientée de manière à augmenter la maîtrise ou à diminuer la nécessité d’obtenir des ressources (autocontrôle et allongement de l’horizon dans la prise de décision) qui sont simplement considérées comme faisant partie de la nature humaine par l’approche en termes de rationalité naturelle.

16Mais les effets de la socialisation qui rendent les individus plus rationnels au sens de l’autocontrôle et de l’allongement de l’horizon n’épuisent pas les effets de la socialisation. Contre ses propres points de vues initiaux, Coleman affirmait en 1993 que la socialisation avait pour tâche d’amener la capacité à « s’occuper de ses propres affaires, à prendre des responsabilités pour autrui, à travailler en coordination avec d’autres afin d’arriver à un but collectif, bref, toutes les choses liées au fait de devenir un adulte mature » (Coleman, 1993, p. 12). L’emploi du qualificatif « mature » plutôt que de l’expression « (naturellement) rationnel » est intéressant parce qu’il véhicule l’idée que l’adulte rationnel à l’œuvre dans la société est une coproduction résultant des dispositions individuelles et d’une influence sociale massive ; bref, c’est une forme de « rationalité sociale ». La construction des institutions ne devrait pas seulement être organisée en direction de l’autocontrôle et de l’allongement de l’horizon temporel, mais aussi vers l’augmentation des ressources nécessaires pour engendrer et maintenir la considération et la responsabilité vis-à-vis d’autrui. Bien que Coleman considère ces aspects comme définissant l’adulte mature, ils n’ont pas de place dans son approche en termes de rationalité naturelle. Coleman semble avoir été parfaitement conscient du fait que la capacité à prendre autrui en considération ne découle pas d’une manière appropriée de l’interdépendance et d’un futur commun existant entre des individus dotés d’une rationalité naturelle. De toute évidence, un effort spécial est nécessaire durant l’éducation des enfants pour qu’un tel résultat soit acquis. Face à de telles considérations, il est encore plus difficile de comprendre pourquoi Coleman s’en est tenu à ce qu’il a appelé, un jour, une « erreur pleine de promesse » consistant à « partir d’une conception de l’être humain comme entièrement libre, non socialisé, entièrement égoïste, non contraint par les normes issues d’un système social, mais seulement rationnellement occupé à calculer ce qui peut avancer la recherche de son intérêt personnel » (Coleman, 1964, p. 167).

Le manque d’une analyse relationnelle

17Si l’on prend en compte la rationalité sociale, le diagnostic de Coleman sur les problèmes de la société moderne doit être reconsidéré. Admettons que son analyse de l’acteur organisationnel soit correcte (c’est-à-dire son analyse de ce qu’ils sont, de la croissance de leur nombre, et de leur pouvoir), qu’en est-il alors des relations entre les individus ? Coleman part en fait de l’hypothèse que tout ordre social « spontané » est identique à l’organisation sociale primordiale ; ainsi, la disparition de cette dernière laisserait seulement un ordre social construit à moins que l’on ne puisse recréer un semblant d’ordre social primordial, comme ce serait le cas avec le projet de « prime » pour les parents qui maximiserait la valeur de leur progéniture pour la société. Quelque chose manque néanmoins. Il n’y a pas, chez Coleman, d’analyse de ce qui anime l’ordre social spontané, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’analyse des relations sociales et des groupes, du rôle qu’ils peuvent jouer pour les individus et de la capacité de ceux-ci à établir ou rejoindre ces relations sociales et groupes. Il n’est donc pas étonnant que sa définition du capital social se focalise sur la densité des relations (une dimension structurelle) et délaisse leur contenu et leurs multiples fonctions. Par ailleurs, ses modèles ne font intervenir que des échanges entre les individus et ne prêtent pas attention à l’existence de sous-produits dérivant de ceux-ci.

18Que font les individus pour établir et maintenir les relations qui sont importantes du point de vue d’une « vie satisfaisante » et de quelle manière les institutions peuvent les aider dans cette voie ? Pour répondre à cette question tout en tirant pleinement parti des avantages d’une théorie unifiée de l’action, il faut se donner une théorie nettement plus élaborée que celle de la rationalité naturelle et plus ouverte à une compréhension des mécanismes par lesquels les contextes sociaux affectent les attentes, les préférences et le bien-être, tout autant que ne le font les compétences pour l’action orientée vers un but. Il n’est pas possible de considérer ici en détail une telle théorie (Lindenberg, 2001a) ; nous avons déjà évoqué les problèmes de myopie et ceux de l’autocontrôle. Si l’on ajoute que l’un des objectifs les plus importants des individus est de recueillir l’approbation des autres, on peut se demander quelles en sont les conséquences sur les structures sociales spontanées, c’est-à-dire les relations sociales que les individus recherchent, les efforts qu’ils consacrent pour les maintenir et l’aide que les institutions leur apportent ? De quelle manière ces éléments sont-ils compatibles avec la recherche par les individus à la fois de leur intérêt et de l’approbation des autres ? Quels sont les mécanismes cognitifs et motivationnels par lesquels la recherche de l’intérêt et de l’approbation des autres sont coordonnées et quels dispositifs sociaux sont nécessaires pour améliorer cette coordination ? En quoi le bien-être dépend-il d’une combinaison de recherche de l’intérêt et de l’approbation d’autrui ? Se soucier de l’approbation d’autrui n’est pas seulement une question d’inculcation de « préférences » sociales durant l’enfance ; c’est également une question liée aux besoins sociaux, et à un ensemble de compétences cognitives et motivationnelles dont l’individu a besoin pour atteindre son bien-être social d’une manière délibérée. Il s’agit d’un comportement rationnel mais pas au sens de la rationalité naturelle. Clairement, l’approche par la rationalité sociale ne s’applique pas seulement à la question de savoir comment faire face au déclin du rôle de la famille, mais aussi à l’autre grande question qui préoccupe Coleman, celle de la responsabilité des organisations. Comme l’indiquent des recherches récentes sur cette question (Vlek et al., 2002), l’élément social de la responsabilité des organisations est de nature relationnelle, vis-à-vis des ayants droit : plus il en va ainsi, et plus ils sont dépendants de l’organisation. Des critères peuvent être succinctement élaborés sur la base de l’approche par la rationalité sociale et traduits en instruments de mesure pour des audits internes et externes.

19Coleman est considéré à juste titre comme l’un des grands sociologues de la deuxième moitié du XX e siècle ; mais il y a un domaine dans lequel sa contribution est décevante. Il se trouve que cela touche le domaine dans lequel, selon sa propre appréciation, la contribution de la sociologie devait être une des plus importantes : la formulation de propositions théoriquement fondées pour la reconstruction de la société, par l’intermédiaire de la construction des institutions. Comment expliquer qu’un géant de la sociologie n’ait pu fournir dans son travail fondationnel monumental que si peu de propositions susceptibles de retenir l’attention pour la construction des institutions ? La réponse donnée ici est que Coleman s’en est tenu à l’idée simplificatrice selon laquelle les êtres humains sont par nature pleinement rationnels (ce qui veut aussi dire qu’ils sont des égoïstes calculateurs) et que les problèmes sociaux peuvent être abordés en orientant cette rationalité par les incitations adéquates pour amener au comportement adéquat. Si une telle approche peut satisfaire la construction des institutions dans le domaine économique, elle n’en va pas de même pour le domaine sociologique, et tout particulièrement pour les problèmes que Coleman considérait comme les plus importants. Ces derniers étaient rattachés à ce qu’il avait identifié comme la source de tous les problèmes sociaux modernes, c’est-à-dire la disparition des organisations sociales primordiales (familles, voisinages, religion) et donc du capital social primordial. Cette perte a pour origine la croissance du nombre et du pouvoir des acteurs organisationnels et les problèmes essentiels sont donc de savoir comment rendre ces acteurs organisationnels plus responsables vis-à-vis des individus, et comment remplacer le capital social qui a été perdu. Dans les deux cas, il est important de comprendre que la rationalité est en partie un résultat social dû à la socialisation et à l’organisation sociale. Cela demande donc l’introduction d’une théorie de l’action qui puisse prendre en compte ce point de vue, cela demande donc une théorie de la rationalité sociale. À défaut, il n’est guère possible d’attendre beaucoup de progrès en matière de construction des institutions.

20Traduction : Bruno Cautrès et Philippe Steiner

Notes

  • (1)
    Ce terme traduit l’expression social policy research ou policy research qui a une connotation particulière chez Coleman. Dans sa contribution à History of sociological analysis de Tom Bottomore et Robert Nisbet (1978, p. 677), il la définit de la manière suivante : « Le développement de la recherche contemporaine en sociologie élaborée de manière à permettre une intervention sur le fonctionnement de la société […] c’est-à-dire la recherche en sciences sociales élaborée de manière à déboucher sur une politique publique, au sens étroit, ou des interventions sociétales au sens large qui soient informées. » [NdT].
  • (2)
    La distinction entre les deux formes de rationalité recouvre en partie la distinction entre rationalité « pure » et rationalité « limitée ». Par exemple, Simon a défendu la rationalité limitée, mais sans faire se rejoindre les dimensions sociales et rationnelles des êtres humains (Lindenberg, 2002). Il existe d’autres distinctions similaires mais non identiques comme par exemple celles entre la théorie microéconomique et l’économie comportementale (behavioral economics), entre la rationalité fine (thin) et la rationalité forte (thick). L’approche par la rationalité sociale ne fait pas qu’ajouter de la complexité à la théorie de l’action (comme c’est le cas de la rationalité limitée ou de la rationalité forte, ou encore de l’économie comportementale), mais plutôt s’attache aux processus sociaux qui influencent la rationalité, à la fois dans les processus évolutionnaires et les processus sociaux.
  • (3)
    Que ceci soit un problème important est aussi montré par Galanter (1974).
  • (4)
    Coleman connaissait bien ces effets. Il les mentionne une fois et, dans ce contexte, les considère comme s’ils constituaient une partie de la rationalité naturelle (Coleman, 1994, p. 171).
Français

Cet article se donne pour objectif de comprendre comment un géant de la sociologie comme James S. Coleman a pu être si peu fécond sur un point qu’il considérait comme majeur pour le sociologue : la construction des institutions. L’article défend l’idée selon laquelle la théorie de l’action hautement simplifiée que Coleman a repris des microéconomistes ne permet ni de résoudre, ni même de décrire convenablement, ce que Coleman considérait comme le problème le plus important (trouver un substitut à l’organisation sociale primordiale – la famille, le voisinage, la religion – qui disparaît) auquel la construction des institutions devait fournir une réponse. L’article explique qu’une théorie capable de prendre pied sur ce terrain doit tenir compte de l’influence que la vie sociale exerce sur la rationalité.

Deutsch

Coleman und die Konstruktion der Institutionen : darf man die soziale Rationalität außer acht lassen ?

Dieser Aufsatz möchte zum Verständnis verhelfen, wie eine riesige Figur der Soziologie wie Coleman, in einem Punkt so unfruchtbar sein konnte, den er für den Soziologen als kapital betrachtete: die Konstruktion der Institutionen. Der Artikel verteidigt die Idee, wonach die übermäßig vereinfachte Handlungstheorie, die Coleman von den Mikrowirtschaftswissenschaftlern übernommen hat, das nicht lösen und auch nur sachgemäß beschreiben kann, was Coleman als das wichtigste Problem betrachtete – nämlich ein Ersatzmittel zur verschwindenden grundsätzlichen sozialen Organisation, d.h. Familie, Nachbarschaft, Religion – dem die Konstruktion der Institutionen eine Antwort liefern mußte. Der Aufsatz erklärt, wie eine Theorie, die dieses Problem richtiginAngriff nehmenmöchte, denEinflußdes sozialen Lebens auf die Rationalität berücksichtigen muß.

Español

Coleman y la construcción de las instituciones : se puede descuidar la racionalidad social?

Este artículo tiene como objetivo comprender como un gigante de la sociología como James S. Colemana podidoser tanpoco prolífico sobreun punto considerapor elcomoprincipal para el sociólogo : la construccióndelasinstituciones. El artículodefiende laideasegúnlacual la teoría de la acción grandemente simplificada que Coleman a retomado de los microeconomistas no permite resolver ni describir convenientemente, lo que consideraba Coleman como el problema mas importante (encontrar un substituto a la organización social primordial – la familia, la vecindad, la religión – que desaparece) al cual la construcción de las instituciones debía dar una respuesta. El artículo explica que una teoría capaz de basarse sobre ese campo debe tomar en cuenta la influencia que la vida social ejerce sobre la racionalidad.

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Siegwart Lindenberg
ICS/ Département de sociologie Université de Groningen Pays-Bas
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https://doi.org/10.3917/rfs.442.0357
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