1Depuis plusieurs années, les universités françaises connaissent un mouvement de fusion d’établissements destiné, soi-disant, à renforcer leur attractivité internationale. Alors que les bénéfices tant invoqués restent, en matière de conditions d’études et de travail, encore difficiles à identifier, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche poursuit cette logique de regroupements et de transformation avec un nouveau dispositif institutionnel : les établissements publics expérimentaux (EPE) [Bernard, 2020 ; Eyraud, 2000]. Ceux-ci sont nés d’une ordonnance adoptée mi-décembre 2018, l’année même de la mise en place de la plateforme Parcoursup annoncée fin 2017. Ainsi, pendant que les regards et la mobilisation se portaient sur cette dernière, le gouvernement travaillait à faire aboutir la remise en cause des fondements mêmes du modèle de l’Université française, puisque ces « établissements expérimentaux » dérogent au droit qui encadrait jusqu’à présent l’organisation et le mode de fonctionnement des universités. Ils s’inscrivent dans un long processus dont le premier point de rupture est la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), votée en 2007. Puis un ensemble d’éléments sont venus apporter « leurs pierres » : les fusions, les appels à projets et en particulier les Programmes Investissements d’Avenir (PIA) et leurs derniers nés qu’ont été les Isite, Parcoursup et la LPR.
2Si l’on récapitule rapidement les grandes caractéristiques théoriques (en tant que modèle) de l’Université française d’après 1968, on peut constater que chacune a été méticuleusement remise en cause par ces réformes :
- L’université comme entité publique avec un mode d’organisation uniforme et démocratique. C’est cet élément en particulier que les établissements expérimentaux bouleversent [1], comme on le verra plus en détail par la suite.
- Le statut de fonctionnaire d’une grande partie de ses personnels. Pour les enseignant.es et enseignant.es-chercheur.es celui-ci est le garant minimal de la liberté académique, en sachant que ces dernières années ont été celles du développement de la contractualisation et de la précarisation des emplois. Les données sont largement lacunaires, un peu plus complètes toutefois pour les enseignant.es que pour les personnels administratifs. Ainsi le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche estimait entre 15 et 20 % la part des contractuel.les parmi les enseignant.es à l’Université en 2000, et 32 % en 2019, un chiffre qui sous-estime largement la réalité puisqu’il ne prend pas en compte les vacataires payé.es à l’heure. Le pourcentage des contractuel.es au sein des personnels administratifs est encore plus élevé : 38 % en 2019 [2]. La LPR vient renforcer cette tendance en créant deux nouveaux dispositifs de recrutement, les « CDI de mission scientifique » d’une part et les « chaires de professeur junior » ou « tenure tracks » [3] de l’autre.
- Un mode de financement par le versement de subventions par l’État central, certes insuffisant mais déterminé en fonction des besoins, sur la base d’un certain nombre de critères identiques pour tous (tel que le nombre d’étudiants). Or nous connaissons en particulier depuis 2009 un changement de logique : d’un financement, certes insuffisant, mais défini en fonction des besoins, on passe à un financement en fonction de la « performance » et de l’« excellence » sur la base d’appels à projets. L’égalité de traitement n’est ainsi même plus revendiquée, même si elle n’était pas complètement en œuvre : ce sont la spécialisation et la différenciation qui sont célébrées, et avec elles la mise en compétition de fait des universités.
- L’accès de droit pour tout bachelier, qui a été remis en cause par l’instauration progressive des capacités d’accueil puis de Parcoursup [4].
- Des droits d’inscription à la fois faibles et uniformes, fixés par arrêté ministériel, un principe également remis en question par la mise en place des « établissements expérimentaux ».
8S’agissant tout d’abord du mode d’organisation uniforme et démocratique, à chaque niveau organisationnel de l’université (de « bas » en « haut » : départements, Unités de formation et de recherche ou UFR, et niveau central) on trouve un ou des conseils constitués d’élus des étudiant.es, du personnel administratif et d’enseignant.es et enseignant.es-chercheur.es, des conseils qui sont dirigés par un.e enseignant.e-chercheur.e élu.e parmi ses membres, suivant un cadrage légal inscrit dans le Code de l’Éducation. Cette uniformité a été mise à mal depuis le début des années 2000 par la multiplication de structures différentes : à un niveau « méta-universitaire » de regroupements tels que les Communautés d’universités et d’établissements (ComUE), et au niveau interne par la création des Écoles universitaires de recherche, des instituts, etc. L’ordonnance du 12 décembre 2018 permet la transformation d’universités ou de ComUE en « établissements publics expérimentaux ». Leur cadre légal est très minimaliste : créés un par un par décret, leur organisation interne est fixée dans leurs statuts et un grand nombre d’éléments ne relèvent que de leurs règlements intérieurs. Il y a donc une dérégulation et complexification très fortes, un manque de visibilité et de compréhensibilité. Et l’on s’achemine vers un système universitaire où chaque établissement fonctionne avec ses propres règles, remettant ainsi progressivement en cause l’idée d’un cadrage national, déjà bien mis à mal dans d’autres nombreux domaines d’activité des universités.
9Trois points méritent une attention particulière : tout d’abord ces EPE peuvent regrouper ou fusionner des établissements publics et privés. Généralement ils regroupent une ou plusieurs universités avec des écoles aux statuts eux-mêmes variables (Écoles normales supérieures, écoles d’ingénieurs, institut d’études politiques, écoles d’architecture, écoles de commerce…). L’université ou les universités « de départ » sont dissoutes dans la nouvelle structure alors que les écoles peuvent, elles, conserver leur personnalité morale. Une option qu’elles privilégient en général car elles peuvent ainsi conserver l’essentiel de leurs pouvoirs sur leur propre budget, leurs personnels et leurs diplômes, tout en ayant des représentants au sein des instances de l’EPE et donc tout en participant aux décisions concernant budget, personnel, formations et recherche de l’ancienne université et parfois à part quasi-égale avec elle. On assiste donc à des négociations entre la ou les universités d’origine et ces différentes écoles ; la plupart de ces dernières gardent finalement leur personnalité morale, contrairement aux « éléments universitaires » qui en sortent affaiblis, en partie dessaisis de leurs capacités de décisions et d’actions.
10Deuxièmement, en matière d’organisation interne, si l’on regarde les décrets d’EPE déjà parus, on trouve des organisations fondées non plus sur les UFR mais généralement sur une « école universitaire de 1er cycle » transversale à toutes les formations, dont le directeur est le plus souvent nommé par le président du nouvel établissement ; puis, au niveau master et doctorat, sur des EUR (écoles universitaires de recherche), instituts ou alors prennent le nom de « graduate schools », toutes structures fondées sur des regroupements disciplinaires ou des objets d’étude, leurs directeurs sont généralement également nommés par le président. D’autres formules peuvent exister, ainsi à Paris-Saclay, l’un des premiers EPE, l’école universitaire de premier cycle est dotée d’un conseil constitué d’élus, de représentants des différentes structures de l’université et de personnalités extérieures. Le président de ce conseil est élu parmi les personnalités extérieures ; le président de l’école universitaire de premier cycle peut donc être un représentant d’une collectivité locale, d’une chambre de commerce, d’une entreprise…
11S’agissant ensuite de leur organe de direction (un conseil d’administration ou ce qui en tient lieu) et de leur président. Le nombre de membres du CA n’est pas fixé, il relève là aussi du décret, le seul cadrage présent dans l’ordonnance spécifie que l’organe de direction contient au minimum 40 % de membres élus (et non pas plus de 80 % comme dans la situation actuelle), en sachant que le nombre de membres des conseils d’administration a déjà beaucoup diminué avec la LRU. Cette réduction du nombre des élus signifie évidemment une diminution de la représentation des membres de la communauté universitaire dans leur diversité, au détriment en tout premier lieu des personnels administratifs et des étudiant.es.
12En fin de compte, le.la directeur.rice ou président.e de l’EPE peut, de par l’ordonnance, ne pas être élu.e, ne pas être enseignant.e-chercheur.e et exercer un nombre illimité de mandats. Le fait qu’il/elle puisse ne pas être enseignant.e-chercheur.e ne pose pas seulement une question de collégialité : s’il/elle n’est pas fonctionnaire, quel sera son niveau de salaire (non soumis à la grille de la fonction publique) ? Les salaires de certains présidents de ComUE avaient déjà « surpris » à l’époque de leur mise en place.
13Toutes les possibilités « organisationnelles » données par cette transformation en EPE n’ont certes pas été « activées » par les EPE déjà nés, mais tout est en place pour qu’elles puissent se réaliser. Au bout de deux ans par exemple, l’établissement expérimental peut demander à prendre le statut de « grand établissement » (ce qui est déjà le cas par exemple de Paris-Dauphine).
14Concernant enfin la question hautement sensible des droits d’inscription : là aussi toutes les possibilités n’ont pas été activées, mais elles ont déjà commencé à l’être à l’Université Côte d’Azur (UCA, anciennement Université de Nice), à travers les diplômes d’établissements (DE). Celle-ci a ainsi mis en place à la rentrée 2018 onze diplômes d’établissements au niveau bac +5 (appelés « Master of Science » ou MSc) avec des droits d’inscription s’élevant à 4 000 € annuels. Certains de ces diplômes viennent en remplacement de diplômes nationaux de Masters de l’Université de Nice, mais sont désormais enseignés en anglais. Comme l’indique l’UCA sur son site internet, « un étudiant ayant obtenu un DE peut demander la validation d’une équivalence vers un diplôme national (tel qu’un master) suivant la procédure dite de « validation des études supérieures » (VES). Ce procédé permettant d’instaurer des frais de scolarité élevés peut donc se développer sans aucun changement législatif, et l’on peut s’attendre à ce qu’il se développe dans le cadre des établissements expérimentaux, non seulement au niveau Bac+5 mais également au niveau Bac+3 car plusieurs des projets déposés annoncent la création de « bachelors ».
15Il s’agissait avant tout de montrer, par cette brève présentation, que l’instauration des EPE constitue l’aboutissement d’une mise à mort du modèle universitaire que nous connaissons/ions. Nous sommes à un tournant historique, nous atteignons un point de basculement : vers la prédominance de la logique compétitive et de la logique de marché, et le délitement de la dimension démocratique. En créant ce nouveau statut juridique par ordonnance plutôt que par la loi, le processus a échappé au débat parlementaire. Les transformations sont locales, réglées au cas par cas sans grande publicité [5] ; tout est fait pour désamorcer la contestation et empêcher les luttes collectives. Elles ont pourtant lieu : à Lyon où elles ont réussi à faire échouer le projet, à Lille, à Montpellier. Il est indispensable de développer la connaissance de ces EPE par notre communauté universitaire, d’apprendre de ces luttes locales et de fédérer la réflexion et l’action au niveau national grâce à nos organisations professionnelles, syndicales et académiques ; c’est pourquoi aborder la question lors des états généraux de la sociologie dans le cadre du congrès de l’Association française de Sociologie (le 8 juillet 2021) et les publiciser ici est si important. En espérant que cela participe à la montée en puissance de la réflexion et de l’action collectives.
Notes
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[1]
Même si l’université ne s’est jamais vraiment donnée les moyens de la mise en œuvre de ce mode de fonctionnement démocratique, et qu’il a déjà été mis à mal par les transformations de ces dernières années à commencer par la LRU.
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[2]
Les universités sont ainsi parmi les organismes du secteur public qui comptent la plus forte proportion de contractuel.les : 35 %, alors qu’elle est en moyenne de 18 % sur l’ensemble des établissements publics.
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[3]
Après la création des « MCF contractuel.les » par la LRU.
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[4]
Pour simplifier, nous pouvons dire que la non-hiérarchisation des vœux mise en place par la plateforme Parcoursup a entraîné la « nécessité » d’un classement, même pour les filières en mesure d’accueillir toutes les demandes. On a ainsi étendu à l’ensemble des filières universitaires le mode de fonctionnement des filières sélectives (classes préparatoires aux grandes écoles, brevet de technicien supérieur…), et fait entrer dans la tête des lycéens l’idée que l’accès à l’université n’est pas de droit. J’ai développé dans : Introduction aux États-Généraux de la sociologie, 29 août 2019, Congrès de l’Association française de sociologie : http://lest.fr/sites/default/files/2019-12/corine_eyraud_introduction_aux_etats_generaux_de_la_sociologie.pdf.
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[5]
Les EPE déjà créés sont : CY Cergy Paris Université, Université Grenoble Alpes, Université Gustave Eiffel, Université Clermont Auvergne, Université Côte d’Azur, Université de Paris (regroupant Paris Descartes et Paris Diderot), Université Paris-Saclay, Université PSL, et Université Polytechnique des Hauts-de-France (comprenant l’Université de Valenciennes). Les EPE Université de Lille et Université de Montpellier naîtront au 1er janvier 2022. De nombreux autres projets sont en cours, sans que l’on en soit particulièrement informé.es, d’où l’importance de faire appel à nos élu.es en CA pour leur demander de faire mettre à l’ordre du jour un point d’information sur les éventuels projets, d’où l’importance également de demander aux candidat.es à la présidence d’université de se positionner face aux EPE.