Michel Lallement (2019), Un désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées » 560 p.
1Foisonnant et stimulant. Ces deux adjectifs rendent compte de cet ouvrage passionnant qui se penche sur les « communautés intentionnelles », terme consacré dans la littérature, et en particulier, sur les « communautés égalitaires » qui en constituent une sous-catégorie [1]. Le livre retrace la généalogie de ces expériences, notamment les inspirations utopistes du XIXè siècle, et se centre principalement sur le monde communautaire qui émerge à partir des années 1960 aux États-Unis. Deux expériences communautaires, Twin Oaks et Acorn, en Virginie, sont particulièrement à l’honneur et font l’objet de descriptions vivantes et incarnées qui interrogent en permanence le lecteur (« comment aurais-je réagi dans une telle situation ? »). En analysant ces expériences et leur résilience dans le temps (Twin Oaks a été fondée en 1967), Michel Lallement pose des questions fondamentales, qui intéresseront toutes celles et ceux qui ne peuvent se résoudre à la fatalité et réfléchissent aux formes pratiques d’institution de l’égalité. Dans la lignée de ses travaux précédents, l’auteur avance une définition des « utopies concrètes » (p. 21). Il s’agit d’expérimentations dotées de quatre caractéristiques : elles sont « réelles », i.e. des « pratiques empiriquement observables » ; « collectives » ; « situées […] aux marges des mondes sociaux institués » mais dans l’objectif de « polliniser leur environnement » et « morales », en rupture avec les valeurs dominantes. Soulignons également que ces communautés sont ouvertes – il faut y postuler – et soumises à un renouvellement important : si certains y vivront leurs vieux jours, bien d’autres ne feront que passer, quelques semaines ou plusieurs années. Comme il est ici impossible ne fût-ce que d’évoquer l’ensemble des thématiques traitées – notamment l’héritage behavioriste de B. F. Skinner et son ouvrage Walden 2 –, on abordera deux points centraux – la description du quotidien et le rapport au travail et à l’économie – avant de conclure sur la question du rapport local-global que posent ces expériences.
2La richesse ethnographique du travail de Michel Lallement est frappante, appuyée sur des documents d’archives variées (notamment des correspondances) et sur ses propres observations au cours de plusieurs séjours. Il en ressort une description minutieuse de la façon dont les expériences s’ajustent en permanence à la nouveauté : nouveaux arrivants, difficultés économiques passagères ou structurelles, ou encore transformations sociétales. Dans ce cadre, et on retrouve dans les descriptions les mêmes enjeux que ceux décrits notamment sur la ZAD, de Notre-Dame-Des-Landes par Geneviève Pruvost [2] : la question du partage des tâches domestiques, notamment la cuisine et de la vaisselle, qui se révèle un point de tension quasi-permanent dans les expériences ; celle de la mise en commun des ressources financières qui font l’objet de réglementations importantes sans pour autant toujours apparaître comme justes aux yeux des membres, etc. M. Lallement se penche ainsi sur les « rites d’interaction qui gouvernent la vie quotidienne » (p. 278), ce qui permet « par le bas » (ibid.) de comprendre les conditions par lesquelles les expériences peuvent subsister. Certaines descriptions du poids du collectif sont poignantes, notamment lorsque les individus subissent des règles collectives qu’ils estiment injustes (ainsi, ce communard empêché, pour raisons financières, de se rendre à l’enterrement de son grand-père). Cependant, si les individus subissent les épreuves de ces institutions (par exemple dans l’apprentissage des formes de présentation de soi et de civilité ordinaire), ils ne sont pas non plus dénués de ressources et n’apparaissent pas comme écrasés par la communauté. Au contraire, et le lecteur s’en délecte, M. Lallement décrit des individus roublards, malins, parfois tire-au-flanc et peu scrupuleux, notamment lorsque les visiteurs de passage apparaissent comme une main d’œuvre bien pratique pour s’exonérer soi-même de certaines tâches. Apparaît ainsi clairement la description de l’utopie comme pratique, expérimentation et tâtonnement. Loin des grandes discussions politiques, les pratiques concrètes y sont à l’honneur, tout l’enjeu résidant dans la capacité à créer, hic et nunc, les conditions d’une vie digne et plus égalitaire parmi des individus qui ne sont ni des saints ni des ascètes.
3Puisqu’il est ici question d’utopie, il est nécessaire d’en examiner les conditions matérielles et économiques d’autonomie par rapport à la société dominante, en l’occurrence, les États-Unis capitalistes, qui entoure les expériences. On perçoit combien, depuis notamment la parution d’Utopies réelles [3], la littérature sur les alternatives prête désormais une attention renforcée aux liens entretenus avec l’économie dominante.
4Tout d’abord, il convient de souligner la centralité de l’organisation collective du travail. Twin Oaks en représente l’apothéose avec un système complexe de règles du jeu appuyées sur des fonctions spécifiques, celles des planners et des managers, incontournables pour l’organisation quotidienne des tâches. Multiples furent ainsi les mécanismes conçus pour s’assurer de la rotation des tâches et de leur mise en œuvre. Au fond, cependant, comme le souligne l’auteur, trois éléments sont centraux. Le premier réside dans la grande variété des tâches à effectuer, « fait avéré et unanimement apprécié » (p. 374), qui se révèle également un atout décisif pour la communauté, en raison des compétences étendues que les membres y développent. Ceci dit, reste une contrainte, celle que les travaux indispensables soient effectués. Pour ce faire, à Twin Oaks, chaque semaine, les individus ont l’obligation de participer, à au moins deux espaces d’activité, la cuisine (repas, vaisselle, nettoyage) et la production de tofu, qui procure d’importantes ressources économiques à la communauté. En complément, tout un ensemble de tâches (pas moins de 400 à Twin Oaks !) donne lieu à l’attribution de crédits et tous les individus doivent remplir leur quota, que M. Lallement estime à environ 42 heures par semaine. En comparant ces règles à celles de la communauté d’Acorn, plus anarchiste, l’auteur pointe une tension entre liberté et égalité, dont l’institutionnalisation penche plutôt du côté de l’égalité côté Twin Oaks (qu’il qualifie de « communauté sociétaire ») et de la liberté pour Acorn (« communauté libertaire »). Quoiqu’il en soit, les descriptions effectuées, même si elles sont nuancées par les résistances variées des individus absents ou en retard, décrivent des modèles assez éloignés des horizons utopiques dégagés du travail (aliéné ou libre d’ailleurs).
5Ensuite, il est notable que ces communautés, du point de vue de leurs ressources économiques, si elles s’inscrivent dans la fibre « interstitielle » de transformation du capitalisme décrite par Erik Olin Wright, entretiennent des relations fortes avec le système économique qui les entoure. Si les productions ont pu varier au long du temps (tabac, hamac, tofu, travail d’indexation bibliographique), Twin Oaks entretient des liens forts avec le marché qui procure débouchés et ressources. Bien d’autres facteurs soulignent une « indépendance » limitée ou tout au moins réaliste : c’est le cas pour l’affiliation aux assurances sociales ou le paiement des impôts. Il en va de même pour les autorisations, certes réglementées, de travail à l’extérieur de la communauté ou encore pour les ressources provenant des familles. M. Lallement souligne bien que « l’histoire des contre-cultures est jonchée de cimetières remplis de communautés » (p. 358-359) qui ne se sont pas pliées à cette exigence d’entretenir des liens minimaux avec le système capitaliste. En outre, puisque les travailleurs ne perçoivent pas de salaire et acceptent de vivre dans des conditions frugales au regard des normes dominantes, « la communauté, elle, est riche et subvient à l’essentiel des besoins de tous » (p. 359), en réalisant des profits importants sur ses productions.
6Faut-il voir dans ces expériences des modèles ou des guides pour une transformation plus globale des sociétés ? M. Lallement reconnaît en conclusion que son travail ne fournit « aucune indication sur la manière dont, à une échelle macroscopique, une société communautaire pourrait possiblement s’organiser » (p. 533) et indique que cette question n’est pas vraiment débattue au sein des expériences observées. Il considère néanmoins, en dialogue avec l’idée d’E.O. Wright « d’érosion » du capitalisme par l’accumulation d’expériences alternatives, que certaines leçons peuvent être tirées en ce qui concerne le changement social. Car les communautés utopiques entretiennent des relations variées avec la société dominante, qui peuvent aller de la « bulle » (liens réduits volontairement – dont l’idéal-type serait le Familistère de Guise), à la « contamination » (par diffusion de l’esprit des expériences), en passant par l’« alliance » (cas des makerspaces, communautés de bricoleurs étudiées par l’auteur dans des travaux antérieurs) ou la « démultiplication » (au sens d’un essaimage et d’une réplication des expériences au-delà d’une certaine taille), dont il considère, dans la lignée de Fourier, qu’elle est la plus fidèle à l’esprit des expériences dont il a rendu compte. Ce sont d’ailleurs les descriptions du dernier chapitre qui soulignent cet effort notable de fédérer les expériences en cours pour ne pas renoncer à l’idée d’une transformation sociale plus générale. M. Lallement considère d’ailleurs que les nombreux efforts de coordination nationaux et internationaux des fédérations de ces communautés intentionnelles devraient permettre d’« évincer de nos cartes cognitives » (p. 523) l’opposition entre des communautés micro et une société macro pour rendre compte des échelles variées des organisations communautaires, notamment car ces liens intercommunautaires permettent de renouveler les collectifs.
7Pour conclure, il me semble que cet ouvrage, par sa richesse et sa finesse [4], se révèle indispensable pour comprendre les redéploiements contemporains de l’utopie. La grande leçon de M. Lallement renvoie finalement à la nécessité, dans une perspective de transformation du capitalisme, d’abandonner l’espoir d’un projet politique « clés en main », donnant à voir un horizon sociétal meilleur, au profit de la nécessité d’instituer, dès à présent, des expériences collectives plus égalitaires. Ce deuil d’un changement rapide ne sera pas aisé à faire pour certains, attachés au maintien d’une réflexion sur les conditions réalistes de transformation macro dans un monde soumis à des tensions géopolitiques et écologiques majeures. Il ne manque pas non plus d’interroger sur sa désertion de l’échelle d’action étatique et sur le paradoxe de laisser l’État en proie aux attaques néo-libérales et autoritaires, alors même que certains de ses dispositifs, au premier rang desquels la protection sociale, rendent possibles l’existence même des communautés intentionnelles. Reste que la lecture suscite un enthousiasme lié à l’essence de l’utopie, comme horizon voire condition de la démocratie. Il s’agit en d’autres termes, d’une part de réussir à instituer collectivement du nouveau mais d’autre part, de prendre acte des limites de cette institution : quand cet institué ne se révèle ni fonctionnel ni juste – et c’est finalement assez fréquent – il faut reprendre l’ouvrage et, à nouveau, expérimenter et délibérer. Bref, réactiver le projet démocratique…
8Paul Cary
9Université de Lille, Ceries
Manifeste pour une conception communiste de l’économie sociale et solidaire, Saint-Denis, Éditions de l’Humanité, 2020, 197 p.
11Intituler un ouvrage « Manifeste » rappelle inévitablement celui publié sous la signature d’Engels et Marx en 1848 par la Ligue des Justes, tout juste rebaptisée alors Ligue des communistes. Un ouvrage militant pour donner sens à une action politique se doit aussi de jouer un rôle d’éducation des militants. L’objectif est ici également programmatique puisqu’il est d’analyser ce qu’est et pourrait être aujourd’hui l’intégration de « l’économie sociale et solidaire » (ESS) par le Parti communiste français. Ce n’est en effet pas la première fois que cette réflexion est offerte nationalement et localement aux militant.e.s de cette organisation partisane [5].
12Cette publication est le résultat d’un travail collectif de certains membres de l’organisation, mais pas uniquement, entre octobre 2019 et février 2020 d’un groupe constitué d’une vingtaine d’animateurs de structures, de chercheurs et d’élus réunis par Janine Guespin-Michel et par Sylvie Mayer. Parmi les universitaires on relève Pascal Glémain de Rennes, Danielle Demoustier de Grenoble et donc Janine Guespin-Michel de Rouen. Des collaborations non partisanes venues d’horizons différents contribuent à la richesse de cette rencontre par la diversité des expériences.
13L’objectif du livre est ainsi double : tout d’abord démontrer ce que l’économie sociale et solidaire pourrait apporter à la démarche d’un parti, sans doute sur la base du constat que ce champ est insuffisamment connu par nombre de ses élus et de ses militants – quand il ne fait pas l’objet d’un net rejet de la part de certains d’entre eux. Une hostilité souvent née de la méconnaissance de sa réalité, et que l’on peut dire réciproque et souvent héritée chez certains acteurs de l’économie sociale et solidaire ; d’où l’utilité de l’ouvrage pour clarifier le contenu de ce champ. Il s’agit ensuite d’affirmer en quoi le Parti communiste français pourrait aujourd’hui contribuer au développement de l’économie sociale et solidaire d’un point de vue pratique et intellectuel sur la base de sa longue expérience, notamment à travers ses implantations locales dans la gestion de communes et de ses réflexions et actions passées sur les articulations entre État et marché visant à donner la prépondérance au premier sur le second.
14Pour ce faire, et sa lecture est de ce point de vue source de multiples informations, l’ouvrage présente de nombreuses expériences françaises reconnues comme relevant, sous des formes et à des degrés divers, du champ de l’économie sociale et solidaire.
15Certains lecteurs reprocheront peut-être aux auteurs de s’être trop cantonnés au contexte français, qui comporte de nombreuses particularités par rapport à la multiplicité des expériences connues dans le monde. L’économie sociale et solidaire n’a en effet pas le même contenu en Amérique latine, en Afrique du Nord et subsaharienne ou en Asie du sud notamment. On doit également relever des différences importantes entre pays européens. Comme il est possible de trouver des variantes à l’intérieur même du contexte national français, entre la Bretagne, l’Alsace, le Nord de la France, la Savoie, l’Occitanie, etc. L’objectif étant toutefois d’enrichir la réflexion pour agir politiquement à l’échelle nationale, il n’est pas étonnant que ces expériences et ces cadres réglementaires et légaux nationaux soient privilégiés. Car ce qui est remarquable dans les expériences de l’économie sociale et solidaire ainsi mises en évidence, c’est que, à partir d’un principe commun tel que le partage, elle se colorie en se nourrissant de chaque culture, histoire et contexte pour avancer vers ce qui peut apparaître comme un même but. « Solidaires du monde entier, Unissez-vous ! » serait-on tenté de dire à partir de cette diversité. La connaissance du « bon vivre » ou celle de l’« économie populaire » sud-américains, les traductions indiennes de l’empowerment ont de quoi donner beaucoup de grain à moudre aux militants européens, tout en sachant bien que leur transposition telle quelle est quasi impossible, compte tenu des formes particulières que prennent ça et là les inégalités, et des différences institutionnelles, notamment dans l’organisation politique.
16L’ouvrage, loin de faire le panégyrique de toutes les actions prétendant s’inscrire dans l’économie sociale et solidaire, souligne bien les limites et difficultés que le développement de ces expériences a rencontrées et rencontre toujours dans leur mise en place ; toutes les ambiguïtés aussi que certaines expériences manifestent dans leur insertion dans l’économie dominante jusque, pour certaines, à se confondre largement avec celle-ci au-delà des bonnes intentions affichées, à la manière de la révolution des cochons imaginée par George Orwell dans Animal Farm.
17Deux limites de l’ouvrage me paraissent tenir à la compréhension de l’évolution passée et dans la trajectoire présente de l’économie dite « sociale et solidaire » telles qu’elles sont présentées. Tout d’abord pour ce qui est de son émergence, les critiques formulées par les fondateurs du communisme au XIXe siècle à l’encontre des mouvements qualifiés d’utopistes, des associativistes, proudhoniens et solidaristes notamment dont une large fraction de « l’ESS » est l’héritière, y compris dans ses clivages entre « sociale » et « solidaire » sont beaucoup passés sous silence. On peut penser que ces luttes politiques fratricides ont été dommageables pour « une convergence des luttes ». Il serait utile aussi de relever que ce socialisme utopique vivant dans la société civile a été à l’origine non seulement de structures qui ont été absorbées par l’économie capitaliste mais aussi notamment après 1945 sont devenues des instruments d’interventions publiques. La reconnaissance de la société civile et ses potentialités en particulièrement en termes de fonctionnement démocratique ont alors été largement négligées [6] pour privilégier une régulation par et dans une insertion dans la puissance publique à un niveau national. Le bilan de ce qui peut aujourd’hui paraître, en ce domaine, comme une erreur de diagnostic, liée à la croyance que la victoire du socialisme dit « scientifique » était proche, devrait être fait.
18L’autre limite me paraît dans l’usage du terme « capitalisme » pour désigner ce qui à mon sens relève de deux types d’organisation sociale différents. Il est important de les distinguer parce que les moyens qu’on doit/peut mobiliser pour s’y opposer doivent être différents [7]. Ne devrait-on pas désigner par « capitalisme » uniquement le système de production et d’échange tel qu’il s’est développé à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle en Europe en structurant, avec l’essor du salariat industriel, l’organisation de la société et de son économie autour de l’opposition travail/capital industriel ? Dans ce Manifeste pour une conception de l’économie sociale et solidaire, le même terme « capitalisme » recouvre l’organisation financiarisée contemporaine, dont les mécanismes de captation du surplus ont fondamentalement changé par rapport au capitalisme du salariat industriel. L’expression « dépassement du capitalisme », comme projet, apparaît à de très nombreuses reprises dans l’ouvrage. Y-a-t-il besoin de dépasser le « capitalisme » tel que le XIXe et le XXe siècle l’ont connu, si la financiarisation l’a largement fait ? Ne vaut-il pas mieux penser l’économie sociale et solidaire comme le dépassement d’un dépassement qui s’est lui déjà opéré ? Une insuffisance du diagnostic de l’organisation sociale et économique actuelle conduit à présenter les expériences diverses en les jaugeant selon le critère de leur plus ou moins forte adhésion à ce qu’on peut appeler la morale de la solidarité. Avec l’idée sous-jacente que mille fleurs s’épanouiront pour atteindre le « dépassement » du capitalisme. Donc sans les hiérarchiser, c’est-à-dire sans les inscrire stratégiquement selon leur capacité plus ou moins forte à transformer les sociétés contemporaines fortement financiarisées. Si le diagnostic du passage à un autre mode de production dominé par la financiarisation des sociétés est exact, c’est dans ce champ qu’il faut prioritairement agir. Ce n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le fait que les innovations de l’économie sociale et solidaire y apparaissent aujourd’hui particulièrement dynamiques. Toutefois, cela ne peut pas se faire par les seules organisations de l’économie sociale et solidaire. Dans le champ financier, des projets comme ceux de monnaie pleine ou de la Modern Monetary Theory (source d’inspiration majeure du programme de Bernie Sanders lors de la dernière primaire démocrate aux États-Unis), qui offrent aussi un moyen de financement du revenu universel et de la transition écologique, et des organisations relevant de l’économie sociale et solidaire), constituent des leviers essentiels pour soutenir le développement de pratiques solidaires de l’économie. Il s’ensuit que l’économie sociale et solidaire est un des moyens pour s’opposer au et dépasser le nouveau mode de production – en l’occurrence de captations financières – qui subordonne l’ensemble des économies et des sociétés. Mais pour ce faire, il est nécessaire de hiérarchiser les outils mobilisables afin de concentrer les moyens et énergies, où ils peuvent être les plus utiles car les plus efficaces. Et précisément si les projets tenant à la monnaie et la finance occupent une place aussi importante dans l’économie sociale et solidaire n’est-ce pas parce que les formes actuelles de la finance sont devenues l’ennemi principal à combattre ? Non pas pour supprimer la finance mais pour la faire fonctionner autrement. Et cela ne peut se faire sans une intervention publique massive pour changer de fond en comble ses règles de fonctionnement du système économique.
19Jean-Michel Servet
20Professeur honoraire d’IHEID Genève et chercheur associé à Triangle, CNRS, ENS Lyon et Université Lyon 2
Nadjib Abdelkader, Jérôme Maucourant et Sébastien Plociniczak (2020), Karl Polanyi et l’imaginaire économique, Paris, Le Passager Clandestin, coll. « Précurseur.ses de la décroissance », 128 p.
22Soulignons d’emblée le très grand intérêt de cet ouvrage qui présente de façon très pédagogique et de manière synthétique la vie, l’œuvre et les principaux aspects de la pensée de Karl Polanyi, l’agrémentant de plusieurs textes originaux de l’auteur en seconde partie. La pensée de Polanyi est en effet particulièrement actuelle. Son premier apport est en effet de considérer que l’intégration des éléments principaux constitutifs de la vie humaine (le travail, la terre et la monnaie en particulier) à la logique marchande constitue une rupture anthropologique majeure, porteuse de dérèglements pouvant conduire à des catastrophes économiques, sociales, politiques et écologiques. Il peut ainsi contribuer à une analyse des conséquences de la marchandisation du travail (inégalités, précarité), et de la crise écologique qui est déjà patente (application des critères de rentabilité, surexploitation, non prise en compte des externalités). Il conduit aussi une analyse critique de la monnaie comme support de spéculations qui dissolvent la stabilité économique, politique et sociale. Cette transformation de la monnaie en « marchandise fictive » s’est depuis considérablement approfondie et a été le moteur de la financiarisation de nos économies. Ce caractère fictif est bien illustré de nos jours par l’immense création monétaire par les Banques centrales et l’existence de taux d’intérêt négatifs comme ultime recours à la poursuite de l’accumulation, ce que K. Polanyi ne pouvait pas soupçonner en son temps. Ce dernier questionne donc les bienfaits d’une croissance indéfinie sous l’impulsion de la quête de l’élargissement continu de la sphère marchande, produisant enrichissement des uns et dégradation des conditions de vie d’une fraction croissante de la population en l’absence de règles et de la prise en compte de l’intérêt commun et des besoins du plus grand nombre. De plus, au plan méthodologique, il montre que l’étude des questions économiques ne peut être dissociée de celles des systèmes institutionnels et culturels dans lesquels s’inscrivent les pratiques de production, de répartition des revenus et de consommation. Tout comme Thorstein Veblen, il s’inscrit dans une approche institutionnaliste des phénomènes économiques, refusant l’approche dominante qu’il qualifie de « formelle », et qui repose sur des hypothèses de comportement simplificatrices, réfutables et an-historiques.
23Le premier chapitre nous introduit à son itinéraire intellectuel, celui « d’un libre penseur dans la « vie du monde ». En effet, il traverse les temps les plus troublés que l’Europe a connu au tournant des XIXe et XXe siècles. Sa jeunesse se déroule à Budapest dans un milieu initialement aisé et culturellement favorisé (sa mère tient un salon littéraire, son père est entrepreneur). Étudiant engagé, il se passionne pour les questions économiques et sociales et quitte Budapest pour « Vienne la rouge » en 1919 où règne une grande effervescence politique. Séduit par le socialisme démocratique, il critique les orientations autoritaires que prend la révolution russe. Il s’y marie en 1923 avec Ilona Duczynska, jeune révolutionnaire hongroise exclue du parti communiste pour ces prises de position anti-autoritaires et exilée à Vienne. Il doit s’exiler en 1933 pour l’Angleterre, puis en 1940 pour les États-Unis. C’est durant cette période qu’il rédige son maître-ouvrage, La grande transformation. Il se fixe finalement sur le continent américain (enseignement à Columbia), finissant sa vie au Canada, à Pickering, car son épouse est interdite de séjour aux États-Unis, tout en gardant des liens étroits avec Columbia. Le second chapitre intitulé « Substantivisme contre économisme » s’attaque à la « vision économique du monde » imposée par d’une part le modèle dominant néoclassique, mais aussi d’autre part par le marxisme. Cet imaginaire économique ne s’est imposé qu’au XIXe siècle et vient constituer un obstacle à la résolution des problèmes qui se posent alors à l’humanité selon Polanyi. En effet, s’impose l’idée qu’une science économique bien conduite et assimilée permettrait de lutter contre la rareté en comptant sur la capacité des marchés interconnectés à assurer le meilleur pour l’humanité à condition de ne pas entraver leur fonctionnement. Cette approche repose selon Polanyi sur une conception « formelle » de l’économie. Il s’agit en effet d’une « forme » de raisonnement logique reposant sur des hypothèses restrictives et des conditions abstraites : l’être humain serait rationnel et égoïste, la concurrence libre et parfaite, les prix fluctuant alors librement pour orienter les comportements. La science économique ainsi définie se réduit à une axiomatique du choix dans un univers de rareté, aisément « formalisable » sous forme mathématique. Ceci lui confère un caractère séduisant pour les décideurs politiques qui vont demander aux experts des recettes de politique publique pour gérer au mieux.
24Cette approche va profondément marquer les imaginaires et la culture contemporaine d’autant que le principal modèle alternatif, le marxisme contribue longtemps à imposer l’idée que les comportements et les changements sociaux seraient in fine toujours déterminés par les intérêts économiques opposant les classes sociales. K. Polanyi réfute ces postulats et souhaite promouvoir une approche qu’il qualifie de « substantive ». Loin de se désintéresser des phénomènes économiques, il entend les appréhender dans leurs complexités et leurs spécificités à chaque époque et dans chaque société historique en les réintégrant dans leur contexte social et institutionnel. Bien entendu, les hommes ont toujours été placés dans la nécessité d’assurer leur subsistance en établissant des rapports avec la nature et des relations sociales de coopération ou de compétition. Mais ils ne l’ont pas fait en s’appuyant principalement sur des marchés, généralement limités à des biens particuliers et corsetés par des règles morales, juridiques issues de la tradition propre à chacune de ces sociétés. Ainsi pour lui l’organisation des activités économiques est « encastrée »(embedded) dans l’organisation sociale et son expansion strictement limitée jusqu’à une période récente dans l’histoire de l’humanité. L’économie substantive se penche donc sur les modalités de satisfaction des besoins fondamentaux dans les différentes formes de sociétés s’étant succédé ou cohabitant : production, répartition, consommation. Il pointe quatre principes de comportement (ou d’intégration) : la réciprocité suscitant l’échange sous forme de dons entre groupes organisés sur un mode symétrique (clans, tribus, groupes parentaux, voisinage), la redistribution fondée sur l’existence d’institutions centralisées comme des États (impôts, prestations dans les grands Empires, protection sociale dans nos sociétés), l’autarcie au sein de groupes domestiques (seigneurie, villages) ; l’échange sur des marchés plus ou moins concurrentiels déterminant des prix orientant les comportements. Ces formes d’intégration cohabitent généralement, mais peuvent être plus ou moins prédominantes selon les moments. Dans les sociétés pré-modernes, les marchés peuvent exister à la marge, mais les prix sont généralement sous contrôle du corps social (tradition, morale, religion, instances de contrôle étatique). Il n’est pas envisageable d’appliquer à ces sociétés le cadre explicatif de l’économie formelle.
25Le troisième chapitre s’intitule « La transformation libérale du XIXe siècle comme matrice de notre modernité » et présente comment, pour K. Polanyi, il se produit une rupture fondamentale dans le champ culturel. Celui-ci insiste sur l’opposition entre l’« amélioration » presque miraculeuse des instruments de production et ses effets délétères sur ce qu’il dénomme l’« habitation » du peuple, à savoir la vie du citoyen ordinaire. Il théorise donc déjà la contradiction entre l’obsession pour la croissance des classes dominantes et la dégradation des conditions de vie des classes populaires en termes qualitatifs et éthiques au XIXe siècle et durant les grandes crises qui se succéderont lors du suivant. Ceci est en lien étroit avec le quatrième chapitre portant sur les « marchandises fictives ». Le capitalisme dans son développement engendre une « société de marché » en s’emparant d’éléments fondamentaux des activités humaines : le travail, la nature et la monnaie. En effet, la privatisation des terres et la suppression des servitudes féodales favorables aux pauvres transforme la nature en marchandises. De même, la formation d’un marché du travail soumet les travailleurs aux fluctuations du salaire et de l’emploi. Enfin, la monnaie devient aussi une pseudo-marchandise avec l’instauration à son époque de l’étalon-or.
26L’intérêt de cet ouvrage est ainsi d’insister sur la dimension imaginaire qui entoure la croyance dans la croissance infinie et dans la capacité des marchés interconnectés de produire du bien-être et de la stabilité économique et sociale. En effet, les marchandises authentiques sont des biens et des services produits pour être vendus, alors que c’est en vertu d’une « fiction sociale » que l’on traite travail, monnaie et nature comme si elles en étaient. Ces éléments constitutifs de la vie, de « l’habitation » et de la civilisation sont de ce fait objets de spéculation, et valorisés selon le seul principe de rentabilité. Ceci conduit potentiellement à des catastrophes sous forme de crises qui font s’effondrer certains prix comme le salaire, ou à long terme à la surexploitation de la nature, potentiellement à sa destruction. De plus l’interconnexion des différents marchés des biens, du travail, de la nature (pétrole, charbon, terres agricoles, etc.), de la monnaie crée une « société de marché » qui aboutit au « désencastrement » des activités économiques des contraintes sociales et morales qui en limitaient leur expansion illimitée. Cette institution volontaire des marchés par la transformation du droit et des politiques est le fruit de la conversion des élites aux bienfaits du libéralisme économique au tournant du XXe siècle. Mais loin d’aboutir à une harmonieuse autorégulation, cette première expérience libérale aboutit à une catastrophe sociale dans les années 1930 conduisant à la guerre et aux totalitarismes nazis, fascistes et stalinien dont la caractéristique est de chercher à ré-encastrer l’économie en prétendant lutter contre les effets délétères des logiques marchandes, au prix de souffrances pires encore.
27Bernard Drevon
28Agrégé de sciences sociales, professeur retraité de khâgne B/L
Notes
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[1]
M. Lallement souligne que l’on distingue cinq autres formes de « communautés intentionnelles » : la location partagée, les écovillages, les kibboutzim, les communautés religieuses ou politiques et les communautés étudiantes.
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[2]
G. Pruvost (2017), « Critique en acte de la vie quotidienne à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (2013-2014) », Politix, n° 117, p. 35-62.
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[3]
E. Ohlin Wright (2017), Utopies réelles, Paris, La Découverte.
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[4]
Au titre des rares regrets, on aurait apprécié que M. Lallement nous donne à voir, par des photographies et des plans, les expériences concernées, l’ancrage spatial y étant loin d’être anodin. Quelques passages auraient également mérité des développements plus conséquents (sur le féminisme, sur la « collectivisation » des enfants et de leur éducation, par exemple).
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[5]
Voir notamment celle du 22 janvier 2014 [http://ess.pcf.fr/49847] avec la déclaration de Pierre Laurent. Ainsi que les informations réunies dans la RECMA : http://www.recma.org/taxonomy/term/2503.
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[6]
Je ne peux que renvoyer ici aux nombreux travaux de Jean-Louis Laville.
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[7]
Jean-Michel Servet (2016), « Solutions liquides. Résistances dans l’après-capitalisme », Esprit, n° 3-4, p. 216-226.