1 – Introduction
1Une plaisanterie urbaine raconte que pour séduire les filles réputées très belles de Ngagara, quartier des classes moyennes du nord de la capitale burundaise, il faut leur offrir « du poulet, de l’Amaroula [un alcool fort, denrée onéreuse au Burundi] et des unités de téléphone ». Sans ce triptyque de cadeaux, aucune chance pour les jeunes hommes d’obtenir un rendez-vous. Dans le même esprit, une des chansons les plus reprises à Bujumbura met en scène un jeune couple : « Fata taxi », « Prends un taxi », raconte les jeux de séduction d’un jeune homme qui se voit obligé de faire la démonstration de garanties financières, tel que le paiement d’un taxi voiture (et non d’un simple taxi moto, voire, pire, d’un taxi vélo !). Ces anecdotes nous projettent immédiatement dans un paradigme des relations où les rapports de séduction s’ancrent dans des dynamiques économiques.
2La prégnance d’une assise matérielle des relations sexuelles n’est ni propre au Burundi ni délimitée à la seule prostitution, dont la définition ne cesse de s’élargir [Combessie et Mayer, 2013 ; Foucart, 2011 ; Dequiré, 2017], tout comme celle des formes proches et variées d’échanges économico-sexuels que des études empiriques enrichissent de plus en plus [Tabet, 2004 ; Salin, 2014 ; Deschamps et Broqua, 2014]. Ces études mettent ainsi notamment en lumière la place et la considération sociales des groupes vulnérables ou marginalisés, le plus souvent touchés par ces formes d’échanges, comme le démontre la situation des femmes cheffes de ménage dans la société burundaise. Le prisme des échanges économico-sexuels éclaire ici un système reposant sur une domination masculine et de séniorité forte, qui se manifeste d’une manière brutale et intense à leur égard, du fait de leur position subalterne sur l’échelle sociale de cadettes parmi les cadets.
3Bien que les femmes cheffes de ménage représentent près d’un quart des ménages [1] de cette société patrilinéaire aux normes et aux pratiques patriarcales, ce statut de cheffe de ménage leur est difficilement reconnu. Cela les place au croisement de plusieurs formes de domination, qui se traduisent par une mise à l’écart des décisions et de la parole publique en tant que femmes, mais également une stigmatisation et une invisibilité dues à leur statut social de femmes cheffes de ménage. Tout cela entraîne et construit le stéréotype de femmes incapables de subvenir seules aux besoins de leur ménage. Cette image s’ancre dans un passé de domination, et démontre la persistance depuis le passé précolonial d’une vision dépréciative des femmes vivant en dehors de la norme de l’union maritale, celle du couple marié hétérosexuel, à la descendance nombreuse.
4Pour survivre, les femmes cheffes de ménage mettent en place des stratégies individuelles économiques nombreuses et variées qui sont loin de se réduire aux échanges économico-sexuels, allant du travail salarié à la micro-agriculture de subsistance, en passant par le commerce informel. Malgré cette diversité de revenus, une accusation revient sans cesse, celle de la prostitution : réelle et fantasmée, celle-ci cristallise les tensions qui sont en jeu autour de cette structure ménagère et matrimoniale marginalisée. Le choix des sources de revenus pour ces femmes repose avant tout sur des motivations matérielles, mais également sur des motivations de valeur, plaçant les ressources économiques sur le terrain des représentations, aussi bien que sur celui des pratiques. Dans des cas de précarité importante alliée à une déstructuration quasi totale des réseaux d’entraide [2], le recours à des formes d’échanges économico-sexuels a pu être observé par l’auteure au cours d’enquêtes menées à Bujumbura, de 2007 à 2018. Un phénomène retient particulièrement l’attention : il s’agit des « bienfaiteurs », expression utilisée en kirundi [3] et en français par les femmes interrogées comme par l’ensemble des acteurs rencontrés. Ce dernier terme, générique et apparemment neutre, est employé pour désigner toute personne apportant de l’aide aux ménages. Cet échange s’apparente en réalité bien à des pratiques de sexe transactionnel, dans lequel des hommes de l’entourage (famille élargie, voisinage, etc.) obtiennent des faveurs sexuelles en échange de « dons » aux femmes seules, sous la forme de cahiers pour les enfants ou d’aliments. Le plus souvent non tarifés monétairement, ces échanges s’appuient sur les pratiques de domination masculine propres à la société burundaise, qu’elles révèlent et renforcent, et s’inscrivent dans une variété d’exemples que l’on ne peut limiter aux catégories simplifiées prostitution/non-prostitution [Tabet, 2004 ; Deschamp et Broqua, 2014]. Les formes d’organisation sociale semblent ainsi favorables à des pratiques qui n’assurent pas la sécurité alimentaire ou le bien-être de ces ménages, et qui les maintiennent dans des situations limitant leur autonomie financière et sociale. En cela, étudier les dynamiques économiques révèle le fonctionnement bien plus large de la société et des rapports de genre qui y sont en jeu. Prime alors la dimension symbolique de cette pratique des « bienfaiteurs », qui organise et oriente les statuts des acteurs au sein de cet échange. L’analyse des pratiques de sexe transactionnel au niveau micro du ménage, des relations intimes nouées dans cet échange, des rationalités à l’œuvre dans celui-ci, comme les stratégies mises en œuvre par les différents acteurs au sein de cette pratique, s’inscrit ainsi dans une perspective macro de la définition toujours mouvante du système des normes, valeurs et représentations sociales au Burundi. Les transactions économiques en général, et les échanges économico-sexuels en particulier, révèlent ainsi l’influence et les interactions d’un niveau sur l’autre.
5Fondé sur une centaine d’entretiens menés auprès des femmes cheffes de ménage de la capitale [4], cet article propose d’analyser l’inscription du recours à des formes variées d’échanges économico-sexuels par les femmes cheffes de ménage. Ceux-ci sont d’une part fantasmés par la société, légitimant le recours à la violence symbolique contre elles, d’autre part effectifs, en se présentant comme un recours à une stratégie de survie. De plus, afin d’illustrer la diversité des pratiques de sexe transactionnel et souligner la spécificité de la pratique burundaise des « bienfaiteurs », cette dernière est mise en regard avec celle des « sugar daddies » [5], relation qui engage des hommes au statut économique privilégié à échanger des biens de consommation non vitaux auprès de femmes généralement jeunes de différentes catégories sociales. Les pratiques de sexe transactionnel documentées sur les terrains africains en particulier, et des Suds en général [Hunter, 2002 ; Selikow, 2013 ; Hoefinger, 2013], présentent des similitudes avec le Burundi, notamment parce qu’elles concernent une économie aussi bien de consommation que de subsistance, dans laquelle les femmes ne sont pas uniquement des objets passifs. Le contexte burundais montre à son tour cette ambivalence pour les « sugar daddies », tandis que la relation avec les « bienfaiteurs » semble subsumée sous la logique de domination masculine et de séniorité. La distinction pourra ainsi être établie entre ces deux formes d’échanges économico-sexuels qui, bien que perméables, se fondent sur des statuts socio- économiques différents, croisent des intérêts divergents et ne font pas appel aux mêmes profils d’hommes, générant pour eux des marges de négociation et d’investissement émotionnel différents.
2 – Marginalisation et stratégies de survie : un statut qui favorise l’isolement et la précarité
2.1 – L’impératif implicite de soumission de l’épouse
6Lieu où, entre tous, la gestion économique se mêle à la sphère de l’intime, le ménage et ses dynamiques internes révèlent les hiérarchies familiales et sociales, les enjeux de pouvoir entre ses membres, les formes de conflit ou au contraire de gestion pacifiée des finances et des décisions. De même, son organisation peut éclairer de manière plus large les relations de genre à l’œuvre dans la société d’inscription du ménage. Les dynamiques externes au ménage, les relations entretenues entre ses membres et le reste de la société indiquent à leur tour les degrés d’inscription du ménage dans un ensemble de comportements normés. Ils permettent également d’en comprendre les niveaux de marginalisation, notamment lorsqu’il s’agit des échanges économico-financiers entretenus par les membres du ménage et l’extérieur pour en garantir sinon son bien-être, du moins sa survie. C’est là plutôt le statut social qui est interrogé.
7Dans un ménage dirigé par un homme, l’épouse peut contribuer aux frais du ménage, et le fait d’ailleurs très souvent au Burundi, mais ne peut pas participer totalement aux décisions financières. Ce fonctionnement patriarcal « autocratique » [Briand, 2007] l’empêche donc de faire l’expérience d’une gestion complète du ménage à laquelle elle est confrontée quand elle en devient la cheffe. Les décisions sont la plupart du temps prises de manière verticale, avant que le chef de ménage n’informe le reste de ses membres : « L’information y est partielle, limitée, à sens unique ; les structures rigides », tandis que « le moteur de l’organisation » est la « hiérarchie » [Briand, 2007]. Au Burundi, bien que l’épouse possède certaines marges de manœuvre dans la gestion financière du ménage, particulièrement pour les enfants, elle demeure exclue des décisions importantes et des grandes orientations économiques. L’épouse accède à une connaissance limitée du fonctionnement économique global du ménage, réservé à un mari « dictateur » [Donni et Ponthieux, 2011] qui dissimule une partie des revenus, au motif que s’il ne le faisait pas, « elle dépenserait tout » [6]. Cette connaissance partielle crée une période d’instabilité et d’inquiétude quand une femme accède au statut de cheffe de ménage, particulièrement propice aux captations des biens, même maigres [7], de la part de la famille ou de l’entourage. Ces captations peuvent entraîner une précarisation du ménage dirigé par une femme, du moins dans les premiers temps. Mais elles encouragent aussi une réelle autonomie décisionnelle des femmes cheffes de ménage, désormais seules détentrices de l’autorité.
8L’association femme cheffe de ménage/précarité fait l’objet de débats [Charbit-Kebe, 2007 ; Chant, 2003 [8]] et n’est pas systématique, particulièrement si l’on prend en compte d’autres dimensions que les aspects purement financiers du ménage. Les conditions de survie économique, tout comme la possibilité de recours à des appuis extérieurs au ménage, dépendent en grande partie du statut socio-économique de la femme avant qu’elle ne devienne cheffe de ménage. De même, la variable du statut matrimonial est fondamentale : une veuve qui a hérité de sa maison et qui a pu accumuler un peu d’argent ne sera pas confrontée à la même précarité qu’une jeune fille de 17 ans sans diplôme chassée de chez elle avec un nourrisson. Une jeune mère célibataire est déjà dans une position d’infériorité dans son ménage, en tant que fille, en tant que « jeune », exclue par principe des orientations financières du ménage ; elle demeure enfermée dans cette position sociale en devenant une mère célibataire, et a une conscience plus limitée de ses possibilités d’action.
9L’exclusion progressive des réseaux communautaires de solidarité conduit souvent dans un premier temps les femmes veuves, séparées, divorcées ou encore célibataires à un processus de paupérisation, qui renforce l’exclusion sociale et contribue au délitement des réseaux sociaux d’entraide et de sécurité alimentaire. Ces réseaux devenus inopérants, les femmes sont confrontées à un sentiment général d’insécurité (physique, symbolique, mais aussi économique et alimentaire), qui les plonge dans une solitude intense. L’isotopie de la tristesse et de la solitude revenait en effet constamment au cours des enquêtes, comme le montrent les propos de ces deux veuves rencontrées en 2008 et 2011, deux agricultrices mères de cinq enfants : « Les autres s’en moquent, le toit peut s’effondrer, les autres rient. » « Quand on devient cheffe de ménage, même les amies se détournent, elles ont peur qu’on leur vole leur mari. » Les rapports entretenus par les femmes avant leur accès au statut de cheffe de ménage se délitent et s’étiolent quand elles prennent la tête de leur unité domestique, soit du fait des captations des familles, soit par la volonté d’isoler [9] des femmes qui pourraient porter atteinte à leur honneur ou réputation, ou bien encore parce que les échanges ne sont plus réciproques, rompant le système du don contre don et créant une distance entre les individus.
2.2 – Des stratégies individuelles de survie dans un contexte de tension sociale
10Si devenir cheffe de ménage ne mène pas nécessairement à la précarité, l’inverse se vérifie davantage. Dans des ménages pauvres ou en survie quotidienne, où les individus oscillent entre chômage et travail informel journalier, la venue d’un enfant peut s’avérer impossible à gérer : il est plus simple pour le conjoint masculin de partir, d’abandonner femme et enfant(s) pour pouvoir survivre économiquement ailleurs, seul ou avec une autre compagne. Cet exemple fréquent témoigne d’une chose : la précarité accentuée par « l’héritage des familles les plus fragiles » [Kebe et Charbit, 2007] peut être considérée comme un facteur de propulsion des femmes à la tête des ménages, et ce dans des conditions économiques difficiles aggravées par la perte d’un salaire ou avec la venue d’autres personnes à nourrir.
11En 2006 comme en 2014 [10], le seuil de pauvreté monétaire était estimé par le gouvernement burundais à un euro par jour, soit 1 744 francs bu en 2014. D’après les femmes interrogées au cours de l’enquête de 2011, les dépenses journalières nécessaires pour combler les besoins alimentaires d’un foyer (« la ration ») étaient estimées à 1 500 francs bu [11]. Difficile à obtenir pour la grande majorité des femmes interrogées, cette ration unique (en majorité) est la plus grande priorité du ménage, suivi par la nécessité de scolarisation des enfants, et donc du paiement de l’uniforme et des cahiers. Ces deux éléments, ration et scolarisation, tentent d’être assurés par diverses stratégies, communément regroupées par la catégorisation discursive de « débrouille ». Ce terme générique peut recouvrir des pratiques d’agriculture de subsistance sur des parcelles prêtées ou louées, du commerce de biens vivriers tirés de ces parcelles, de la couture ; il peut aussi faire référence à la participation financière des enfants ou des autres membres du ménage, afin de multiplier les potentialités de revenus dans ces ménages généralement de petite taille (quatre personnes en moyenne) [12]. C’est au cœur de cette « débrouille » que se situent les échanges économico-sexuels.
12Cependant, ceux-ci doivent rester discrets, du fait du sentiment constant ressenti par les femmes d’être jugées, d’attirer les jalousies, ou d’être stigmatisées par le voisinage, comme l’explique cette jeune mère célibataire de 18 ans récemment chassée du domicile paternel : « J’ai dû changer de commune, les injures étaient trop fortes dans mon ancien quartier [13]. » Par ailleurs, la force de la pression sociale sanctionnant des comportements jugés déviants peut aussi les pousser à refuser d’expérimenter de nouvelles stratégies économiques collectives, telles que l’association ou la tontine. Souvent isolées, les femmes cheffes de ménage sont contraintes d’avoir recours à des stratagèmes complexes pour nourrir leur famille, dans un climat social propice à la paranoïa et au repli sur soi : elles considèrent ainsi qu’elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes, et mobilisent des ressources fondées sur la seule cellule du ménage et les possibilités individuelles, révélant là un véritable « ethos capitaliste » burundais [Uvin, 2009]. Ainsi, pour l’auteur à l’origine de cette expression caractérisant l’ensemble de la société burundaise, les personnes n’envisagent leur salut économique que dans une volonté et des stratégies individualistes qui se nourrissent de la peur d’un effondrement soudain de son niveau de vie, de la perte de ses ressources économiques, avec pour conséquence un isolement social. Cet ethos capitaliste et ses racines éclairent aussi le choix des « bienfaiteurs », un échange privé, intime, discret, qui n’engage que les deux individus.
3 – L’accusation de prostitution : un continuum de violences symboliques de l’époque coloniale à nos jours
3.1 – Fabriquer l’image de la prostituée : la volonté de « domestication » coloniale
13Les violences vécues par les femmes cheffes de ménage s’enracinent dans le positionnement symbolique de chacun dans le champ éthique : l’idée qu’une femme doive dépendre de son mari à tous points de vue, et parmi ceux-ci financièrement, est si ancrée que le fait qu’une femme subvienne seule aux besoins du ménage apparaît immédiatement impossible : « C’est qu’elle doit bien chercher son argent quelque part [14] ». Ce « quelque part » est toujours connoté négativement, et ignore volontairement la diversité des sources de revenus de ces femmes. L’identification symbolique à la prostituée est quasi automatique [15], de l’ordre du réflexe social : quelle que soit la figure supposée se cacher derrière ses revenus, elle sera nécessairement masculine. Cette vision dépréciative et ces accusations s’enracinent dans l’histoire coloniale du pays : c’est dans le traitement par les colons belges des « femmes seules » au début du xxe siècle que l’on peut observer le plus nettement cette communauté de vues.
14Le Burundi fut d’abord colonisé par l’Allemagne [16] avant de devenir un territoire sous mandat belge de 1919 à 1925, puis rattaché au Congo belge [Gahama, 2001]. En cherchant à contrôler la nuptialité, et avec une volonté manifeste d’empêcher tout comportement jugé immoral, les colons belges ont particulièrement concentré leurs actions sur la sexualité et les femmes [17], dans le but de faire correspondre leur comportement aux représentations idéales de la mère au foyer européenne. Ainsi, l’administration mit en place deux types de contrôle : répressif d’abord avec les interdictions de la polygamie [18], l’encadrement strict et « hygiéniste » de la prostitution, ou encore la taxation des « femmes seules » ; et « pédagogique », grâce à l’installation des « foyers sociaux », chargés d’apprendre aux femmes des centres extra-coutumiers comme Usumbura à s’occuper « correctement » de leurs foyers [Hunt, 1990]. Deux images contradictoires se dégagent et révèlent l’imaginaire colonial vis-à-vis des femmes africaines, correspondant à deux types de comportements auxquels on n’imagine pas ajouter d’autres possibilités, et qui se rejoignent dans le renforcement d’un patriarcat sans concessions. D’un côté se trouve la femme immorale qui doit être disciplinée et taxée, de l’autre lui répond le modèle idéel de la maîtresse de maison belge, chargée d’être l’aiguillon moral de son mari dans une famille que l’on n’imagine pas autrement que monogame et nucléaire.
15Si la polygamie est l’une des grandes inquiétudes de la colonisation belge, elle n’est pas le seul enjeu de son entreprise moralisatrice : la prostitution, « qui cristallise sur ses protagonistes féminins de nombreuses angoisses coloniales qui s’inspiraient autant de préoccupations métropolitaines projetées sur l’espace africain, que de craintes profondément raciales et directement liées au projet colonial » [Lauro, 2005], fait figure de principal comportement à annihiler. Ainsi, à partir de 1929, les autorités belges du Ruanda-Urundi mettent en application les mesures hygiénistes de régulation de la prostitution [Hunt, 1991] : les femmes exerçant cette fonction (sans chercher à affiner la définition de ce statut d’ailleurs) devront se faire enregistrer, et passer des examens gynécologiques fréquents afin de s’assurer de l’absence de maladies vénériennes.
16C’est en creux de ces lois sur la polygamie, la prostitution et l’évolution de son traitement par la colonisation belge qu’une réflexion sur les « femmes seules » ou les « femmes libres » peut être menée. La peur de ne pas pouvoir totalement les contrôler explique par exemple qu’une circulaire belge de 1914 mette en garde contre les « effets pervers » de la polygamie, parmi lesquels : créer des « femmes libres » qui risqueraient de se prostituer. Corollaire de la volonté de résorber les comportements immoraux tout en profitant financièrement de l’imposition des populations désignées déviantes, la mise en place de la taxation des « femmes seules » est le fruit d’un ensemble de lois concomitantes passées dans les années 1930.
17C’était bien l’immoralité soupçonnée et la prostitution que les colons ont cherché à taxer, dans l’espoir que les femmes concernées n’en supportent pas le coût et retournent vivre dans les zones coutumières. Les femmes concernées ne s’y sont pas trompées, expliquant le surnom donné à celle-ci : cette « taxe pour les femmes théoriquement seules » fut vite remplacée dans le vocabulaire courant par la « taxe des prostituées », pour mieux en souligner l’étiquetage dépréciatif. Mise en place dans le centre extra-coutumier d’Usumbura en 1942, elle touchait toutes les résidentes urbaines sans maris : veuves, célibataires, ou divorcées. Cependant, les femmes seules n’ont pas été les seules concernées, et l’ambiguïté du nom de la taxe, qui souligne que certaines femmes pouvaient en fait simuler leur statut, jouait en défaveur des femmes en général. A. Lauro rappelle ainsi qu’il s’agissait, sous couvert de freiner la migration des femmes vers les villes ou d’une mesure luttant contre l’immoralité, de cibler en réalité toutes les femmes adultes de plus de 16 ans, sources importantes de revenus, en unissant trois statuts : « prostituées, concubines et célibataires indépendantes ». C’est bien cet amalgame, qui confondait volontairement les femmes seules et les prostituées [19], qui a conduit cette taxe à être surnommée « la taxe des prostituées », « kodi ya malaya » en swahili.
18La volonté d’imposition des modèles issus de la morale coloniale transparaît ainsi dans la crispation autour des deux thèmes focalisant la méfiance des colons, la polygamie et la prostitution, tandis que les « foyers sociaux » illustrent le mieux les rôles idéaux qu’elle a voulu imposer [Jacques et Piette, 2004]. C’est donc aussi par le prisme des inégalités de genre induites par la domination masculine que l’on peut évaluer toute l’idéologie de la colonisation belge, qui associait déjà le fait d’être une femme seule à l’évidence de la prostitution.
3.2 – « Quand tu deviens cheffe de ménage, les autres disent que tu es une prostituée [20] »
19Si le contexte social, légal et politique colonial est donc nettement défavorable aux femmes seules, « immorales », la filiation de la dépréciation démontre que ces représentations ont peu évolué dans l’inconscient collectif. L’identité des situations coloniale et actuelle s’illustre nettement dans le maintien du paradigme de déconsidération des femmes vivant en dehors d’une union maritale monogame, et dans leur association systématique à la prostitution. La stigmatisation des femmes seules se présente ainsi comme une caractéristique pérenne de l’organisation sociale et familiale, de la part des Burundais eux-mêmes d’abord, par l’élimination physique ou au mieux l’ostracisation des jeunes filles ayant des enfants hors mariage [21], comme du côté des colons qui ont visé plus particulièrement les polygames. Les facteurs explicatifs se situent à la fois dans les champs économique et symbolique : d’une part, les épouses n’ont pas droit à l’héritage de leur mari, dans un contexte où l’exiguïté des terres donne lieu à de violents conflits familiaux. D’autre part, après des décennies de conflit, la fin du xxe siècle a été marquée par la volonté d’un retour aux cadres normatifs familiaux et sociaux pré-conflictuels, accentuant la pression sociale contre les formes marginales d’organisation du ménage.
20La stigmatisation actuelle des femmes cheffes de ménage, que celles-ci traduisent par « des méchancetés », « du commérage », « des insultes » [22], est le fait autant des femmes mariées que des hommes, ou des jeunes garçons. Parfois même, comme pour mieux s’en détacher et se poser en contre-modèle, les femmes cheffes de ménage s’accusaient mutuellement de prostitution, encore plus quand ces femmes venaient « d’ailleurs » : les jeunes filles seules venues du milieu rural pour chercher une vie meilleure en ville sont les premières à en être taxées, établissant par là une hiérarchie au sein même de ce groupe. Une jeune cheffe de ménage de 25 ans, vivant en union libre [23], explique ainsi que « Oui bien sûr on critique les femmes cheffes de ménage ! Les gens peuvent se dire : “Mais comment elle arrive à vivre celle-ci ? Est-ce qu’elle n’a pas plusieurs maris le soir ?” » Quelques minutes plus tard, et alors même qu’elle subissait de plein fouet ce genre de remarques, elle nous pointait du doigt certains ménages qu’elle accusait de prostitution dans le quartier. Au cours de cette même enquête en 2008, une veuve de 50 ans confirma cette représentation défavorable : « Quand tu deviens cheffe de ménage, les autres disent que tu es une prostituée. Quand on salue une personne, les autres disent que vous avez commis l’adultère avec lui ! » Il n’en faut parfois pas plus pour que la rumeur se propage comme une traînée de poudre, dans une société où elle tient une place particulièrement importante : les voisines commenceront à se méfier de la personne, à lui faire des remarques, à l’éviter pour ne pas être elles-mêmes mal considérées, engendrant le cycle de l’isolement.
4 – Les « bienfaiteurs » : « don » et sexe transactionnel
4.1 – Une aporie financière qui engendre le système des « bienfaiteurs »
21« Personne ne nous aidait, on a dû trouver nos propres bienfaiteurs. Au moins ça nous aide pour le minerval [24] et les cahiers », résume en 2011 une mère célibataire à la tête d’un ménage de six personnes, composé de ses frères et sœurs orphelins [25].
22Une enquête de l’Observatoire urbain de Bujumbura de 2007 [26], dont l’échantillon total de 697 ménages comprenait 164 femmes cheffes de ménage, a montré que « l’apport extérieur » était considéré comme la source de revenus principale pour 15,8 % d’entre elles. Intrigante au vu de son caractère imprécis, c’est cette réponse qui, en l’affinant auprès des enquêtées, a révélé le système d’échange économico-sexuel des « bienfaiteurs ». Les entretiens informels menés en parallèle des entretiens individuels de 2008 à 2016 [27] ont permis de mesurer l’ampleur du phénomène et de mieux en cerner les contours. Il est en effet complexe au Burundi d’aborder des sujets propres à la sphère intime et à la sexualité, la pudeur et la méfiance les encourageant plutôt à emprunter un vocabulaire vague et des périphrases imprécises. Le terme très générique de « bienfaiteur » était le plus souvent utilisé en kirundi : « abagiraneza », forgé sur la racine de « kugira » : « faire », et « ineza » : « le bien », cette dénomination est habituellement employée pour qualifier toute forme d’aide, notamment celle des associations ou autres ONG, mais désigne dans ce cas une tout autre réalité.
23Le modèle qui semble se profiler est celui de jeunes femmes relativement démunies qui bénéficient de l’aide (matérielle le plus souvent : une ration quotidienne, des cahiers pour les enfants) d’hommes plus vieux, en échange de quelques sorties et de relations sexuelles occasionnelles, inscrivant d’emblée cette relation dans une logique de survie sur le court terme. Il est souvent difficile de connaître les détails de l’identité de ces « bienfaiteurs » auprès des femmes interrogées : ils sont désignés comme « des amis », « des connaissances », « quelqu’un qui m’aide », démontrant leur appartenance aux réseaux de proximité et d’entourage des femmes cheffes de ménage. Ce sont le plus souvent des hommes mariés, des voisins, des hommes du quartier, des chefs de rue [28], de zone, de quartier, parfois même des membres de la famille. Ces hommes ne sont pas nécessairement très aisés économiquement, dans la mesure où les biens échangés sont de faible valeur marchande, peu onéreux (contrairement aux hommes engagés dans une relation de « sugar daddies »). Par exemple, une jeune femme de 20 ans qui vendait des Primus, la bière locale, dans le fond de sa parcelle, expliquait que sa jeune sœur étudiante à l’université était aidée par un « bienfaiteur » : celui-ci lui fournissait du matériel pour ses études, et participait à ses frais de scolarité et de déplacement, sans obtenir davantage de précisions sur son identité. L’ancrage spatio-temporel de cette relation a été plus éclairant : « On se voit au restaurant, au cabaret, mais jamais trop tard le soir », et « jamais la nuit », ces dernières précisions venant comme une forme de protection contre d’éventuelles accusations dont elle devait certainement être coutumière.
24Les « bienfaiteurs » répondent d’abord et avant tout aux difficultés financières des ménages dirigés par les femmes : « Dans des pays lourdement frappés par la crise économique, les femmes sont les plus vulnérables, et les relations sexuelles de type “transactionnel” ou commercial sont plus fréquentes : dans de nombreux pays africains en particulier, sans être considérées et sans se considérer elles-mêmes comme des prostituées, de nombreuses femmes ont des relations sexuelles avec un homme en échange d’un soutien financier ou matériel », rappelle, dans le même esprit, une étude sur le sida en Afrique [Desgrees Du Lou et al., 2007]. Au Burundi, M. Sommers souligne également ces pratiques de sexe transactionnel, en mettant en lumière la dureté des propos d’hommes interrogés dans la capitale, faisant en cela écho aux nombreux propos recueillis depuis 2008 et illustrant la violence sous-jacente de cet échange : « “Quand une fille a faim, elle accepte de faire tout ce que vous lui dites. Pour un biscuit et un peu d’ugali, elle ira avec un homme.” La tromperie peut consister à échanger des rapports sexuels contre de la nourriture, de la bière, du savon ou des bijoux » [Sommers, 2013]. Du fait de leur position sociale qui les place à l’intersection d’un double rapport de domination, de genre et de séniorité, les jeunes femmes célibataires avec enfant(s) représentent la catégorie la plus touchée par ce système, notamment à cause de leur histoire familiale souvent violente : une personne jeune qui est cheffe de ménage a souvent connu une grossesse précoce et subi une expulsion du foyer paternel en conséquence. Sa situation est perçue comme un dysfonctionnement social. Souvent coupées de l’aide familiale, ces jeunes célibataires doivent donc se « débrouiller » seules pour trouver des moyens de subsistance, et faire appel à un « bienfaiteur » en échange de quelques menues participations financières ou matérielles.
25Des sorties, de la compagnie, des discussions autour d’une bière, mais aussi des rapports sexuels : tout cela, le « bienfaiteur » l’obtient en échange de ses « dons », sans toutefois que cette relation ne devienne non plus une forme de lien amical et durable, au contraire d’un « homme ressource » [Mayer, 2013], ni que cela soit considéré comme de la prostitution par leurs acteurs ou l’entourage. Les entretiens ont révélé que l’image construite est plutôt celle d’un homme désintéressé soucieux du bien-être d’une femme isolée sans ressources, en adoptant ainsi une attitude valorisée par les normes de la masculinité hégémonique » [Connell et Messerschmidt, 2005] au Burundi, celle de l’idéal-type d’un homme marié, détenteur de l’autorité symbolique (d’âge et économique), qui doit prendre en charge les cadets gravitant autour de lui (épouse, enfants, cadets sociaux de la famille élargie) (Daley, 2009). La position est plus enviable et reconnue socialement : un client de prostituée serait jugé négativement et explicitement, tandis que la pratique des « bienfaiteurs » bénéficie de plus de tolérance. L’entourage et le voisinage acceptent plus facilement qu’un ménage reçoive l’aide d’un homme plus âgé, et parfois même ils l’encouragent en prétendant croire que cette aide est platonique. Toutefois, ces hommes préfèrent en général pratiquer cet échange dans un cadre privé ou, s’il est public, dans un lieu éloigné de leur résidence, comme un autre quartier, afin de ne pas être reconnus lors des sorties à deux, révélant la crainte d’un basculement potentiel vers leur catégorisation en clients de prostituées.
4.2 – « Bienfaiteurs » et domination masculine
26Le discours des femmes comme des hommes interrogés désigne cet échange comme un « don », comme l’indique la dénomination même de « bienfaiteur ». Or il n’apparaît ni gratuit ni désintéressé ; l’hypothèse retenue ici est que ce « don » d’argent ou matériel se présente comme la manifestation de l’autorité de l’homme sur la femme qu’il « aide », tout en se présentant comme une démonstration de générosité. Ce rapport de dépendance est notable, notamment dans la quantité de l’aide apportée, qui ne permet pas de dégager des marges d’action et d’autonomie réellement significatives : les femmes concernées ne peuvent pas mettre de côté, pour acheter un bien ou épargner. Donner de petites sommes ou des biens d’appoint permet de maintenir cette domination par la permanence du besoin. De plus, il ne s’agit pas pour ces femmes d’une stratégie d’accumulation, dans la mesure où l’échange d’argent n’est pas systématique. Leur pouvoir de négociation dans cet échange reste, d’après elles, très partiel : la contribution est à la discrétion de l’homme qui décide seul de son contenu. Tout semble se faire plutôt dans l’implicite et l’absence de négociation dans les cas des ménages les plus pauvres. Le contenu de l’offre n’est pas explicite, contrairement à la prostitution, dans laquelle le tarif peut être négocié plus ouvertement.
27Dans les justifications et les rationalités avancées par les personnes interrogées, les normes culturelles apparaissent comme un facteur explicatif majeur. La pratique s’ancre en effet dans un système normatif qui exclut en périphérie les femmes jugées « marginales » telles que les femmes seules, les rendant de fait plus vulnérables à toutes les formes de violence, et qui réduit le champ de leurs stratégies de subsistance économique. À la suite de P. Tabet [29], des chercheur·e·s ont montré que la seule domination masculine n’était cependant pas suffisante pour expliquer la totalité des échanges économico-sexuels, mais que les concepts d’âge, de race, d’orientation sexuelle entraient aussi en jeu » [Deschamps et Broqua, 2014 ; Salin, 2014 ; Cheikh, 2009 ; Petit et Tchetgnia, 2009]. Au vu de ces recherches, il apparaît que cette pratique des « bienfaiteurs » s’inscrit dans un rapport plus large des relations de genre et de hiérarchie sociale, qui définit les conditions matérielles mais aussi symboliques de possibilité d’existence de ces pratiques : les femmes concernées sont en effet marginalisées socialement, et systématiquement plus jeunes que leurs « bienfaiteurs ».
28Ces relations, à moindres risques pour ces derniers, renvoient principalement à une relation de double domination, masculine et de séniorité. Du côté des « bienfaiteurs », ce statut vient avec l’âge et l’assise sociale. Ainsi, des hommes plus jeunes qui offriraient des objets en échange de relations sexuelles seraient davantage perçus comme des fiancés potentiels ou des « fiancés pirates », terme employé dans les quartiers périphériques pour designer de jeunes hommes qui promettent le mariage à leur compagne, mais qui s’enfuient si une grossesse survient. Découlant directement des rapports de genre, accepté socialement, ce système bénéficie surtout aux hommes qui ont le pouvoir de tout arrêter quand ils le veulent, particulièrement si la jeune femme concernée par l’échange tombe enceinte, trouvant là un point commun avec les « fiancés pirates ».
29Du côté des femmes, un enfant né d’un « bienfaiteur » renforce la spirale de l’isolement : dans ce cas, encore plus que dans les autres, le rapport gain économique/coût social est désastreux pour les femmes [Kemayou et al., 2011], qui se considèrent alors comme des « filles finies », « mortes » socialement, selon leur propre expression. En effet, les femmes interrogées estimaient que personne ne pourrait jamais envisager de les épouser parce qu’elles ont des enfants : dans un contexte de parcellarisation extrême de la terre au Burundi, où le foncier est devenu l’enjeu majeur, sinon principal, de la survie économique et sociale, les enfants d’un autre homme sont vus comme un risque potentiel de division supplémentaire de la terre héritée, et sont rejetés au nom de ce risque.
30Plus généralement et malgré ce risque, en l’absence de possibilité de travailler en dehors de la vente informelle, peu rémunératrice, les femmes, particulièrement les jeunes célibataires, sont face à l’impossibilité de s’opposer à ces relations de sexe transactionnel, leur refus risquant de coûter la survie de leurs enfants, ou leur scolarisation. Au regard des conditions matérielles qui rendent possibles ces échanges avec les « bienfaiteurs », contrairement à d’autres sociétés où les jeunes femmes utilisent cette stratégie librement pour améliorer leur statut économique et social [Hunter, 2002 ; Selikow, 2013], pour les femmes cheffes de ménage de Bujumbura le recours aux « bienfaiteurs » ne permet pas de se libérer totalement des « structures oppressives qui perpétuent la domination selon le sexe […] ou la classe » [Adjamagbo et Calves, 2012]. En effet, ce système, qui repose à la fois sur les rapports de domination masculine et générationnelle, doit son succès aux impasses financières de ces femmes, exclues des réseaux d’entraide familiaux ou de voisinage, et peut même l’alimenter, le renforcer dans le cas d’une naissance dans ce contexte : la dépendance économique des femmes aux « bienfaiteurs » se pose comme une des conséquences de cette exclusion économico-sociale.
31Le calcul stratégique se fait donc dans un temps court et s’inscrit dans une logique d’immédiateté, qui à nouveau permet d’asseoir une relation de pouvoir des « bienfaiteurs » sur les femmes. Par exemple, ceux-ci peuvent exiger des faveurs sexuelles ou du moins la présence de la femme qu’ils « aident » n’importe quand : cela fait partie de l’ensemble des principes de domination, si ce n’est de soumission. Exiger cette disponibilité constante est aussi pour eux une manière d’asseoir leur pouvoir. Les femmes interrogées expliquaient ainsi qu’elles devaient souvent demander de l’aide à une voisine pour garder leurs enfants, le soir où le « bienfaiteur » choisissait de les emmener dans un cabaret. En l’absence de ces relais, les enfants devaient rester seuls en attendant le retour de leur mère.
4.3 – « Bienfaiteurs » et « sugar daddies », deux catégories distinctes, mais perméables
32Le tableau dressé jusqu’ici peut apparaître sombre et peu nuancé : les « bienfaiteurs » s’inscrivent cependant dans un panorama plus varié de pratiques de sexe transactionnel, parmi lesquelles ils peuvent être mis en regard avec une forme d’échange économico-sexuel plus connue et documentée sur les terrains africains en général, celle des « sugar daddies » [Daley, 2008 ; Hunter, 2002 ; Masvawure, 2010]. Au sein de cette pratique concomitante, mais non concurrentielle, des jeunes femmes parviennent à négocier le système de domination masculine à leur avantage, pour obtenir de « sugar daddies » plus aisés financièrement que les « bienfaiteurs » des petits biens de consommation ou de l’argent. Cela révèle davantage une forme de rationalité motivée par des stratégies d’amélioration de leur condition, mais surtout de leur statut social, et apparaît davantage comme une volonté d’émancipation et/ou d’accumulation, quand les « bienfaiteurs » répondent surtout à une nécessité de survie. Plusieurs points de comparaison peuvent ainsi être établis entre ces deux formes d’échange : la nature des biens échangés, la redistribution potentielle de ces biens à l’entourage, et la capacité de négociation des femmes au sein de ces échanges.
33Les « sugar daddies » échangent davantage des cadeaux, des objets matériels considérés comme chers et luxueux, tels des téléphones portables, des vêtements, en échange de faveurs sexuelles. Ce phénomène existe particulièrement dans la capitale, et touche des jeunes filles plus éduquées en moyenne que les femmes cheffes de ménage des quartiers périphériques de la capitale, comme les étudiantes des universités publiques ou privées. Un ballet urbain peut être ainsi observé quotidiennement, celui de ces jeunes femmes, au centre-ville, qui attendent leurs compagnons plus âgés, qui viennent les chercher discrètement dans de belles voitures, ou encore dans les lieux de sortie nocturne, dans des bars ou discothèques fréquentées par la bourgeoisie de Bujumbura et, parfois, les expatriés. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une stratégie de survie, comme pour les femmes qui ont recours aux « bienfaiteurs », mais d’une stratégie de recherche de biens matériels impossibles à obtenir autrement, d’une volonté d’amélioration de son image sociale et de séduction de jeunes hommes de milieux plus aisés, candidats potentiels à un mariage. C’est donc une stratégie de volonté de promotion sociale, sur le court terme, ou du moins d’amélioration de l’apparence et du confort de vie qui peuvent mener aux « sugar daddies ». Ces jeunes femmes peuvent être rapprochées des « prosti-éduquées » observées par D. Rodriguez-Torres à Nairobi, dont elles partagent les caractéristiques, définies par l’auteur comme de « jeunes écolières qui fréquentent les hôtels accompagnées des “sugar daddies”. Elles n’exercent pas la prostitution à temps plein, mais l’utilisent comme un moyen de se procurer de l’argent de poche et des cadeaux tels que bijoux, chaussures ou vêtements. Ces personnes ne cherchent pas à épargner. De plus, elles n’envisagent cette activité de prostitution que comme provisoire et certainement pas comme une activité professionnelle » [Rodriguez-Torres, 1999].
34Contrairement à d’autres formes d’échanges économico-sexuels à travers le monde, dans le système des « bienfaiteurs », les femmes ne gagnent pas suffisamment pour pouvoir réellement redistribuer à la parentèle ou s’inscrire dans des formes de solidarité affective ou de voisinage. Les gains sont souvent là pour pallier l’urgence d’une situation ou répondre à un besoin immédiat de la cellule familiale. L’objectif est différent dans les cas du recours aux « sugar daddies », où l’échange peut prendre aussi l’aspect de sponsor, comme le paiement des frais de scolarité d’une étudiante : à ce moment-là, la jeune femme pourra postuler plus tard à un travail plus rémunérateur, et redistribuer davantage à sa famille. On se situe dans une certaine proximité avec d’autres sociétés, où la redistribution financière à la famille fait partie de ces échanges économico-sexuels : ainsi, dans une étude sur le Mozambique, C. Groes-Green montre que les jeunes femmes « curtidoras » qui entretiennent des relations avec des hommes blancs plus âgés redistribuent une partie de l’argent accumulé, notamment à d’autres femmes plus âgées [Groes-Green, 2013] ; au Burundi, il ne s’agit cependant pas de la principale motivation des jeunes femmes engagées avec un « sugar daddy ».
35Par ailleurs, dans la société burundaise, la nature des biens recherchés comme le profil des hommes concernés diffèrent, ce qui n’est pas sans conséquence sur la possibilité, ou non, du choix des partenaires par les femmes. Le plus souvent, les femmes concernées n’ont qu’un seul « bienfaiteur », quand les jeunes femmes peuvent faire appel à plusieurs « sugar daddies », qui appartiennent à des catégories sociales plus aisées que les « bienfaiteurs ». Cette pluralité permet de se dégager de l’emprise d’un seul homme, de pouvoir multiplier les sources de revenus/cadeaux [30], voire d’épargner et peut-être même de s’émanciper. N’avoir recours qu’à un seul « bienfaiteur » apparaît le plus souvent comme une nécessité plus que comme un choix, et est motivé par la volonté d’éviter les allers-retours d’hommes différents dans la parcelle, ce qui risquerait d’être visible dans le quartier et d’engendrer des rumeurs et autres violences symboliques. Par ailleurs, alors que de leur côté les « bienfaiteurs » comme les « sugar daddies » peuvent agir dans plusieurs foyers, multipliant les relations avec des femmes de tous âges en répondant différemment à leur niveau de besoin matériel, un « bienfaiteur » particulièrement autoritaire peut imposer une relation unique à la femme et l’empêcher de se tourner vers plusieurs hommes.
36Ainsi, au cours de l’enquête réalisée en 2011, l’auteure a été témoin d’une dispute entre une jeune veuve et son « bienfaiteur » : en effet, celle-ci avait engagé une relation amoureuse secrète avec un autre homme, et était tombée enceinte de cet homme, provoquant la colère publique du « bienfaiteur », qui lui reprochait à la vue de tous de lui avoir caché cette union. Au contraire, entretenir une relation avec un « sugar daddy » relève du choix de la jeune femme, et le partenaire peut dépendre aussi de son désir, ce qui semble le plus souvent exclu dans le recours aux « bienfaiteurs ». Les deux types de relations encouragent ainsi à questionner la possibilité des sentiments et de l’attachement qui peuvent naître entre les femmes et leur « bienfaiteur » et « sugar daddy » : dans les deux cas une relation d’amitié, si ce n’est d’amour peut parfois être engagée. La possibilité de pérennisation d’une union informelle est toujours possible, transformant ainsi la relation en un « deuxième bureau », dans laquelle l’homme entretient une union formalisée et parfois même publique avec sa maîtresse. S’il n’est pas question pour les femmes d’épouser leur « bienfaiteur », dans la mesure où celui-ci est la plupart du temps déjà marié, dans une société où la polygamie est illégale, le mariage peut être à l’horizon des jeunes femmes et de leurs « sugar daddies », quand celui-ci ne serait pas marié [31].
37En définitive, et malgré les différences de nature des relations de domination engagées dans les deux échanges économico-sexuels, la frontière entre la catégorie des « bienfaiteurs » et des « sugar daddies » peut parfois rester floue et difficile à cerner. Bien que la vie quotidienne des femmes cheffes de ménage, et particulièrement des jeunes, soit passée au crible par le voisinage et l’entourage, celles-ci parviennent, par des stratégies de déplacement quotidien dans un autre quartier notamment, à conserver une parcelle de vie privée dans laquelle elles peuvent engager une relation librement choisie, avec un homme qui ne sera ni « bienfaiteur » ni « sugar daddy ». Mais elles peuvent également, parfois, provoquer cette relation de « bienfaiteurs », rendant cette catégorie perméable et dans certains cas difficile à distinguer des « sugar daddies ». Un phénomène est ainsi visible dans les cabarets de Bujumbura, celui des vendeuses d’arachides. Celles-ci circulent dans les rues et dans les bars avec des assiettes remplies de sachets d’arachides sur la tête et passent de table en table pour vendre leur produit. Ces jeunes femmes, souvent adolescentes, profitent de ces moments d’autonomie et de discrétion pour engager des relations de séduction avec les clients des cabarets : ces relations peuvent se concrétiser par l’échange des numéros de téléphone, puis par la mise en place d’une relation qui oscille entre « bienfaiteur » et « sugar daddy », la situation socio-économique de ces femmes les classant plutôt dans la première catégorie, quand les biens échangés (un téléphone portable ou des unités de téléphone le plus souvent) pourraient les projeter dans la seconde.
5 – Conclusion
38Les formes d’échanges économico-sexuels des « bienfaiteurs » et « sugar daddies » s’ancrent dans un ethos culturel stigmatisant et délégitimant la catégorie matrimoniale et sociale des femmes cheffes de ménage. Perçues et traitées comme des cadettes sociales, celles-ci voient leur famille, leur voisinage et leur entourage déployer à leur égard un large spectre de violences symboliques et physiques.
39Dans ce contexte, le recours caché aux « bienfaiteurs » se présente comme une manifestation d’un système patriarcal où l’autorité symbolique demeure l’exclusivité d’hommes mariés et détenteurs du pouvoir économique, ne laissant réellement aux femmes le choix ni de la personne du « bienfaiteur » ni des biens échangés. Au contraire d’un acte délimité dans le temps et l’espace, ce type de sexe transactionnel envahit l’espace personnel et intime des femmes concernées par l’échange, en tant qu’il influence les représentations du voisinage et de l’entourage à leur encontre, qu’il les maintient dans un système de dépendance vis-à-vis de leur « bienfaiteur », et que celui-ci peut exercer son pouvoir au moment où il le souhaite, sans tenir compte de la volonté des femmes qu’il « aide ». Ce système s’inscrit dans un continuum historique de volonté de conditionnement de la sexualité féminine, présente déjà dans les normes et les pratiques avant l’arrivée de la colonisation allemande puis belge, et renforcée par la situation coloniale.
40Le Burundi a en commun avec de nombreuses autres sociétés la pratique des « sugar daddies », qu’il partage notamment avec les terrains africains pris comme points de comparaison dans cet article. En revanche, les bienfaiteurs apparaissent comme une identité remarquable burundaise, singulière et produite par le tissu social et culturel propre au pays. Mais dans les deux cas, ces échanges sont permis par une asymétrie de genre, d’âge et économique, qui interroge la place des hommes jeunes, appartenant aux mêmes classes d’âge que les femmes concernées par les échanges économico-sexuels des deux catégories. Ceux-ci ne peuvent rivaliser financièrement, au regard de la division du travail et de l’accès aux ressources au Burundi, avec ces hommes plus vieux, au statut socio-économique plus élevé, reconnus et accomplis socialement (mariés, avec des enfants, un logement), dont le rôle de « bienfaiteurs » bénéficie en plus de la reconnaissance, voire de la valorisation sociale, comme leur dénomination l’indique. Ces relations interrogent tout particulièrement la jeunesse et son organisation matrimoniale : les femmes comme les hommes jeunes du Burundi (65 % de la population a moins de 25 ans [32]), se voient maintenus, « coincés » [33], dans une masculinité et une féminité subalternes, notamment dans les cas les plus marginalisés des « filles finies » qui ont perdu l’espoir de se marier un jour, ou encore des « fiancés-pirates » qui ne peuvent assumer la charge d’un enfant et qui prennent la fuite à l’annonce de la grossesse de leur petite amie. Les difficultés – voire l’impossibilité – économiques que rencontre aujourd’hui cette jeunesse pour se marier et s’accomplir socialement sont renforcées par ce pouvoir des aînés qui lui garantit l’accès aux jeunes femmes, et dont la tutelle autoritaire ne montre dans l’organisation actuelle de la société que peu de signes d’inflexion.
Notes
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[1]
Notamment du fait de la guerre civile qui a ravagé le pays, de 1993 à 2000.
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[2]
Exclusion des réseaux de prêt, d’échanges de services avec la parentèle ou le voisinage, tels que la garde d’enfants, le partage de repas.
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[3]
Langue du Burundi.
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[4]
Treize ménages ont pu être enquêtés en 2007 à Bujumbura, tandis qu’un focus group de dix femmes cheffes de ménage a pu être réalisé ; 16 entretiens semi-dirigés ont été menés auprès des femmes cheffes de ménage dans différents quartiers de la capitale en 2008 ; tandis qu’une enquête de plus large ampleur a permis d’interroger 79 femmes de ce statut à Kamenge, quartier au nord de Bujumbura, en 2011. Par ailleurs, la présence sur le terrain de 2007 à 2018 a permis de mener de nombreux entretiens informels auprès de nombreuses personnes, dont des hommes qui se sont révélés être des « bienfaiteurs ».
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[5]
L’expression est utilisée en anglais, y compris dans les travaux en français. Voir par exemple en 2009 Tantchou Yakam J., « Santé reproductive des adolescents en Afrique : pour une approche globale », Natures Sciences Sociétés, vol. 17, n° 1, p. 18-28. Nous reprendrons donc la terminologie anglaise de ce concept.
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[6]
Propos recueillis au cours d’entretiens informels, en 2011, mais entendus fréquemment depuis, notamment auprès de collègues universitaires burundais.
-
[7]
Il peut s’agir de batailles pour le maintien du ménage sur une propriété familiale, le foncier étant primordial dans un pays d’extrême parcellarisation, mais aussi pour des marchandises, des biens de consommation aux tomates vendues sur un étal au marché.
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[8]
Ces chercheur·e·s montrent ainsi que les femmes ne deviennent pas nécessairement pauvres quand elles deviennent cheffes de leur ménage.
-
[9]
Par l’exclusion des cérémonies comme les dots, les mariages, les levées de deuil.
-
[10]
Burundi : profil et déterminants de la pauvreté. Rapport de l’enquête modulaire sur les conditions de vie des ménages 2013/2014, République du Burundi, Isteebu/Banque africaine de développement, mai 2015.
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[11]
Une estimation dont la valeur se stabilise après 2011.
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[12]
Troisième recensement général de la population et de l’habitat de 2008, République du Burundi, avril 2011.
-
[13]
Entretien réalisé en 2011.
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[14]
Propos recueillis au cours d’entretiens informels : ce cliché est aussi bien le fait d’hommes que de femmes, indépendamment du statut socio-économique et des classes d’âge.
-
[15]
Dans l’enquête réalisée à Kamenge, Nord de la capitale, en 2011, seules 2 femmes sur les 79 interrogées en ont mentionné la prostitution comme source de revenus.
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[16]
Le Burundi fut un « protectorat » allemand jusqu’en 1919.
-
[17]
On retrouve cette même inquiétude et préoccupation dans de nombreuses colonisations. Voir par exemple pour le Kenya, African womanhood in colonial Kenya 1900-1950, Tabitha Kanogo, Eastern African Studies, 2005, 268 p.
-
[18]
En 1931, 7,5 % des couples vivaient en union polygame ; 6,2 % en 1949 ; 4,6 % en 1951. Données présentées par C. Thibon dans Histoire démographique du Burundi, Paris, Karthala, 2004, p. 307.
-
[19]
Encore que ce ne soit pas si simple, car les revenus peuvent être multiples et la prostitution occasionnelle.
-
[20]
Propos tenus par une veuve, interrogée en 2008 à Bujumbura.
-
[21]
À l’époque précoloniale et coloniale, avoir un enfant avant le mariage était sanctionné par l’ostracisation de la jeune mère, voire par sa mort, et la confiscation du bétail de son père, responsable moralement de cette situation.
-
[22]
Propos récurrents tenus au cours des entretiens en 2008 et 2011 par des femmes de tout statut matrimonial.
-
[23]
Entretien semi-dirigé réalisé en 2008.
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[24]
Belgicisme utilisé au Burundi pour désigner les frais de scolarité.
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[25]
Rencontrée au cours de l’enquête de 2011, à Kamenge, quartier nord de Bujumbura.
-
[26]
Observatoire urbain de Bujumbura, Rapport enquête urbaine avril 2007, 144 p.
-
[27]
Y compris avec des hommes qui ont révélé entretenir ce type de relations avec des jeunes femmes de leur connaissance ou entourage direct.
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[28]
Une personne désignée par le chef de quartier (élu), chargée de rendre des services administratifs et de contrôler les habitants de sa rue.
-
[29]
Tabet P. (2004), La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, qui poursuit les idées développées en 1987 dans l’article « Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant une compensation », Les Temps modernes, p. 1-53.
-
[30]
Même s’il s’agit davantage de cadeaux que d’argent liquide, l’échange monétaire existe aussi, par exemple pour payer des frais de scolarité.
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[31]
Si le « sugar daddy » est étranger, il peut aussi vivre avec son épouse légitime en dehors du Burundi, et avec sa compagne burundaise en concubinage, publiquement, quand il séjourne au Burundi.
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[32]
Recensement Général de la Population et de l’Habitat 2008, Burundi, 2011.
-
[33]
Le terme est emprunté et traduit de Marc Sommers, Stuck: Rwandan youth and the struggle for adulthood, Athens GA: University of Georgia Press, 288 p.