1 – Introduction
1L’essor de la prostitution en ligne (ou escorting) a favorisé le développement de transactions conçues pour entretenir (au moins) chez les clients le fantasme d’une réciprocité sensuelle, voire l’illusion d’une romance amoureuse. Cette tendance a été identifiée au début des années 2000 au sujet de la prostitution de femmes à destination d’hommes, ceci à partir de données portant aussi bien sur les premières que sur les seconds [Bernstein, 2007 ; Sanders, 2008 ; Clouet, 2008 ; Bigot, 2009]. On a parlé à cet endroit de « girlfriend experience » et d’« authenticité limitée ».
2Moins renseignée, cette inflexion semble également caractériser la prostitution entre hommes. S’intéressant tant aux escortboys (ou escorts) qu’à leurs clients, des travaux américains situés au croisement des sciences sociales, de la santé publique, de la psychologie et de la criminologie (adoptant le plus souvent par ailleurs une perspective quantitative) ont souligné récemment la diffusion d’un type de rencontre vénale valorisant une connexion à la fois émotionnelle et physique comparable à la « girlfriend experience » ; certains chercheurs parlant à cet égard de « boyfriend experience » [Grov et al., 2014 ; Tewksbury et Lapsey, 2017].
3Les deux terrains que j’ai menés en France sur les garçons âgés de 18 à 25 ans proposant des prestations sexuelles rémunérées en ligne (2010-2012), puis sur les hommes faisant appel aux services d’escorts (2014-2016) confirment ce constat [1]. Si les uns proposent et se reconnaissent dans ce type de rencontre, les autres en sont demandeurs et s’y retrouvent tout autant, souvent même à l’exclusion d’autres formes de face-à-face trop éloignées à leurs yeux de la réciprocité sensuelle et de l’authenticité mentionnées à l’instant. Mais, à la différence de ce que rapportent Bernstein ou Prasad dans le cadre de la prostitution féminine [Bernstein, 2007 ; Prasad, 1999] – tout autant que de ce que, dans leur sillage, laissent entrevoir les recherches s’intéressant aux relations entre hommes [Grov et al., 2014] –, les expériences rapportées ici ne sont pas dénuées d’ambiguïté.
4Bien que pouvant être « temporairement subordonnée [par les clients] à un fantasme de relation interpersonnelle authentique » [Bernstein, 2007], l’authenticité limitée (comme l’investissement émotionnel qui la caractérise) demeure en effet circonscrite selon Bernstein à l’espace de la rencontre vénale. La remise du paiement jouant un rôle central de délimiteur. Au contraire, parmi les personnes rencontrées au cours de mes deux enquêtes, il n’est pas rare que les limites de l’authenticité soient extrêmement floues, si ce n’est poreuses. Et s’il peut s’agir de confusions temporaires, il est ici souvent question d’un temporaire à la fois durable et signifiant aux yeux des individus.
5Dans le corpus recueilli (cf. encadré 1), le cas de figure a pu se rencontrer parmi les escorts à la faveur de circonstances relativement exceptionnelles (inexpérience, caractère occasionnel de l’activité, attirance amoureuse inattendue). En revanche, l’expérience de clients s’est révélée propice à ce type de glissement. C’est pourquoi les lignes qui suivent se concentrent sur les données issues du second terrain, le point de vue des escorts étant abordé ponctuellement à titre comparatif pour viser des montées en généralité [2].
Encadré 1. Limites méthodologiques
6Cette absence de délimitations claires aux yeux des clients renvoie à leur adhésion à ce que Zelizer a nommé la théorie des « mondes hostiles » ou « mondes antagonistes » [Zelizer, 2001]. Ainsi, au détour parfois de discours « de façade » visant à concilier expression érotique et éthos de marché (et à légitimer l’achat de services sexuels), les récits mettent en lumière une conviction profonde chez eux en l’irréductibilité des sphères de l’intime et de l’économique. En l’occurrence, l’intimité (et a fortiori la sexualité) serait, d’une façon ou d’une autre, corrompue par l’intrusion de la logique marchande et de la rationalité économique [3].
7Ce hiatus entre, d’un côté, des pratiques consistant à acheter des prestations sexuelles et, de l’autre, l’adhésion à une conception socialement dominante des relations entre argent et intimité ne va pas sans susciter de fortes tensions chez les clients (dont les discours de façade s’avèrent largement intériorisés). Ces tensions se manifestent dans le malaise qu’ils laissent poindre lorsqu’ils décrivent leurs manières de faire. Elles constituent par ailleurs une menace à la fois pour leur identité et pour la cohérence de sa mise en discours (en particulier lors de l’entretien avec le chercheur). Surtout, elles se cristallisent sur l’argent et le moment du paiement.
8Après avoir rendu compte de la façon dont ces tensions prennent corps dans les expériences individuelles, cet article propose de mettre au jour différentes manières dont les clients s’évertuent à métamorphoser, invisibiliser, voire à faire disparaître, non seulement l’argent, mais également l’acte même de payer. Il s’agira d’en restituer les modalités à travers une série de cas s’organisant autour de différentes configurations typiques. Mais si ces actions singulières sur l’argent entendent atténuer – à défaut de le faire tout à fait disparaître – le malaise éprouvé par les clients à l’égard de leur recours à la sexualité tarifée, elles révèlent également leur désir – et leur volonté de signifier leur désir – d’infléchir le lien qu’ils entretiennent – ou qu’ils estiment entretenir – avec les escorts dans le sens de ce que serait à leurs yeux une relation désintéressée.
9Ainsi, à partir de ce que Zelizer a nommé les « circuits économiques » ou « circuits de commerce » [Zelizer, 2005a], l’article souligne dans un troisième temps combien l’argent, s’il peut être investi de significations diverses en fonction du type de rapport social dans lequel il s’inscrit (« l’argent honteux » de la prostitution), constitue en retour un levier en vue de transformer – ou de tenter de transformer – une relation sociale (ici la relation client-escort). Il apparaît alors que le rapport prostitutionnel peut être irréductible à l’achat de services sexuels, qu’il est le lieu de multiples enjeux (notamment de reconnaissance) et, au fond, qu’en tant que fait économique entendu comme fait social, il peut n’être jamais stabilisé et, au contraire, faire l’objet d’un constant travail d’interprétation et de mise en accord de la part de ses protagonistes.
2 – Les limites de l’authentique
10« J’ai très envie de le revoir. Parce que, vraiment, il y a eu un bon feeling. Mais j’aimerais tellement le revoir dans un autre contexte. Plusieurs fois, on s’est échangé en se disant : “Faut qu’on se revoie !” Mais lui ne m’ayant pas contacté pour qu’on se revoie autrement, je n’ose pas le recontacter par un… enfin, autrement que dans ce cadre-là. Je serais heureux que ce soit lui qui… Parce que ça voudrait dire qu’on a plaisir à se revoir… Et dans un contexte tout autre ! » Ces mots de Nicolas [4], qui se cherchent sans jamais tout à fait se trouver, disent bien (y compris dans les interstices) toute l’ambiguïté qui peut caractériser ce que nous avons l’habitude de nommer prostitution. Il faut dire que si tous s’accordent à qualifier de prostitutionnels les services sexuels que leur fournissent les escorts [5], les clients rencontrés au cours de cette enquête en recherchent presque unanimement une forme particulière (le plus souvent à l’exclusion de toute autre) dont la spécificité réside dans son caractère supposé d’authenticité.
11Jamais nommée, cette authenticité est fréquemment exprimée et définie en négatif. Ainsi Emmanuel [6] qui dit « fuir comme la peste les robots baiseurs brésiliens qui te sautent dans une chambre alors que leur “coloc” est en train de faire une pause devant la télé dans le salon… sans fermer la porte ! » ou encore Philippe [7] sur un ton véhément : « Un mec qui me reçoit chez lui et qui me baise sur un coin de canapé où il y a un petit bout de serviette, qu’il ne faut pas dépasser parce qu’on va faire une tache, j’élimine au bout de dix minutes ! Je négocie la moitié du plan ou quelque chose comme ça. Et je le libère pour ses plans suivants. » C’est le cas également de Nicolas lorsqu’il décrit certains échanges en ligne : « Si je tombe sur un mec qui dit au bout de la deuxième réponse : “Tu te décides ou bye !”, je me dis : “Si tu savais comme tu me rends service ! Ça me simplifie les choses.” »
12S’il se donne à voir en creux ici, le caractère authentique de ce que recherchent les clients n’en apparaît pas moins s’étendre au-delà de la sexualité en tant que telle. Ainsi, à la manière de ce qu’évoque Nicolas au sujet des premiers contacts, il convient que, suivant le modèle de l’approche dans un rapport de séduction « traditionnel », l’amorce ne se réduise pas à portion congrue. C’est également ce que Claude [8] souligne plus positivement : « Moi, c’est quasiment plus important de prendre contact, d’échanger toute une série de messages… Je veux dire qu’entre le premier contact et le rendez-vous, il y a très souvent plus d’une semaine, voire beaucoup plus que ça. » À l’image de Thomas [9], certains clients se montrent aussi attachés à ce que le terme de la rencontre soit le moins abrupt possible, s’évertuant même à maintenir le contact de manière plus ou moins informelle : « On boit quelque chose. On discute. On prend un peu de temps… avant et après d’ailleurs. Ce n’est pas : “Bonjour. On le fait. Et au revoir.” Et on peut se faire un SMS ou un coucou sur le site plus tard… pour se revoir… ou pas. »
13Cette exigence d’authenticité se retrouve également sur le plan de la sexualité. Loin de se réduire au soulagement d’un besoin vécu comme irrépressible qui n’aurait d’autre préoccupation que lui-même, la relation sexuelle que cherchent les clients s’incarne – ou, plus exactement, a pour horizon de s’incarner – en une forme de réciprocité non (complètement) feinte. L’implication de chacun des protagonistes dans les rapports sexuels (en particulier de la part de l’escort) en garantirait la « véracité ». En témoignent ces mots de Charles [10] : « Au niveau des préliminaires, si l’escort a une érection rapide, on voit très bien que… Je ne pense pas que ça puisse se commander. Enfin, ça ne se commande pas comme ça hein ! »
14De même, si la plupart des enquêtés expliquent avant tout leur recours aux services d’escorts en termes de besoins sexuels et que les pratiques censées les satisfaire comprennent régulièrement la fellation ainsi que la sodomie, elles incluent souvent également les caresses et le baiser ; pratiques considérées comme éminemment intimes par les clients, peut-être plus encore par les personnes prostituées [Pryen, 2002], et « particulièrement engageantes », ainsi que le remarquera Paul [11]. L’authenticité dont il est question s’incarne donc dans un érotisme pour lequel la sexualité pénétrative ne constitue pas l’alpha et l’oméga.
15Ainsi, la « connexion émotionnelle et physique authentique », la « relation érotique réelle et réciproque » [Bernstein, 2007] recherchée par les clients suppose à la fois que la rencontre ne se limite pas aux seuls ébats sexuels (l’avant et l’après, depuis les premiers échanges en ligne jusqu’aux SMS pour maintenir le contact), que ces ébats soient le lieu d’un investissement réciproque dont les manifestations sont ostensibles (l’orgasme, l’érection, etc.) et que le sexe soit teinté d’un érotisme incarnant un rapprochement des corps comme des âmes (les caresses, le baiser, etc.). Bien sûr, selon les individus, cette authenticité peut présenter des nuances au regard desquelles aspects physique, érotique et émotionnel ne revêtent pas la même importance. Il n’en reste pas moins que ces éléments sont essentiels à tous.
16Cette quête de l’authentique peut être entendue comme une demande de travail émotionnel adressée aux escorts, c’est-à-dire, selon Hochschild, non pas simplement un « jeu en surface », mais un « jeu en profondeur » dans lequel les émotions et sentiments requis par la transaction ne sont pas seulement joués, mais effectivement ressentis par le prestataire de services [Hochschild, 2017]. Ce travail émotionnel est d’autant plus indispensable (et plus intense en retour pour les escorts) que les clients adhèrent massivement à ce que Zelizer a nommé la théorie des « mondes hostiles » ou « mondes antagonistes », c’est-à-dire l’idée (dominante dans nos sociétés) selon laquelle les sphères de l’intime et de l’économique seraient fondamentalement incompatibles, constituant des domaines séparés par des frontières bien tracées [Zelizer, 2001].
17En l’occurrence, le fait que, dans l’idéal, la sexualité et le partage d’une intimité physique et émotionnelle doivent relever de la gratuité constitue une valeur largement partagée par les individus interrogés. Ainsi, Thomas : « En principe, un moment partagé, il est gratuit. » Ce sentiment fait écho à ce que Maxime [12] évoque : « Être client, quelque part, c’est problématique aussi… par rapport à soi. C’est vraiment une très mauvaise conscience. » Les mots de Nicolas sont eux aussi symptomatiques de cette conviction en l’idéal de la gratuité lorsqu’il relate sa réaction à la suggestion de son psychiatre de faire appel à des prostitués : « Je lui dis : “Vous vous foutez de moi ? Vous vous rendez compte ? Je vais payer quelqu’un. Vous voulez me faire retomber dans le sordide !” »
18Or, en contrefaisant les modalités de l’authenticité, le travail émotionnel des escorts permet de masquer (au moins partiellement) la dimension vénale de la rencontre – et l’entremêlement de l’intime et de l’économique – qui heurtent les convictions morales des clients. Ce travestissement constitue d’ailleurs une condition sine qua non pour eux. Leur aversion pour ce que serait la prostitution traditionnelle [13] – c’est-à-dire de rue, forcée et exercée dans les pires conditions – est de ce point de vue révélateur. Ainsi Paul : « Il ne me serait jamais venu à l’idée d’aller faire un tour du côté de la Porte Dauphine ! »
19Il n’en reste pas moins que, à la manière de Nicolas qui finira par suivre les conseils de son analyste, c’est toujours au travers d’un compromis avec l’horizon de la gratuité de l’intime et de la sexualité que les clients recourent aux escorts. Nicolas l’exprime d’ailleurs sans détour tout en soulignant en creux les contradictions d’une telle pratique : « Je sais qu’il y a un côté très glauque… Alors, au départ, ça m’interroge. Maintenant, ça m’interroge un peu moins. L’être humain est suffisamment complexe pour pouvoir faire des choses contraires… tout en étant en résistance et en les faisant en même temps. Enfin… Bon voilà ! »
20Mais s’ils s’accommodent de ces concessions, les clients ne se défont jamais complètement de ce que leur socialisation a profondément ancré en eux. L’idée que l’intimité devrait être étrangère à toute forme d’intérêt économique demeure ainsi largement structurante. En l’espèce, comme « le revers de la médaille », elle contribue à semer le trouble dans l’esprit de certains d’entre eux quant à la nature de ce qui se joue dans la relation d’escorting et sur ce qu’ils en attendent et y investissent d’eux-mêmes. La citation liminaire des mots de Nicolas en constitue une illustration poignante. Les propos de Charles sont eux aussi éloquents, tout en se positionnant sur un autre registre : « Je pense que… enfin, ils peuvent simuler, mais quand même. On perçoit… enfin, moi je perçois des choses. On ne peut pas tout simuler. Je pense qu’il prend du plaisir à me voir. On a passé des week-ends ensemble, du vendredi au lundi. Donc… ce garçon, il ne simule pas. Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! »
21Ce trouble, parfois particulièrement persistant dans le temps ainsi que le montrera la suite de l’article, dévoile les ambiguïtés constitutives de la posture de nombreux clients. Souscrivant à l’idée de l’incompatibilité de l’intime et de l’argent, ils rétribuent des services sexuels dont la caractéristique principale et la condition préalable sont précisément de contrefaire l’intime. Mais l’illusion de la romance amoureuse et, pour reprendre les mots de Charles, de « l’alchimie des corps » est alors investie très intensément puisque, à l’aune de la théorie des « mondes hostiles » – et, au fond, d’une forme de naturalisation, voire de sacralisation, de l’intimité qui la sous-tend –, cette illusion est toujours présumée receler, d’une façon ou d’une autre pour eux, une part de sincérité, c’est-à-dire ce que serait une « authentique authenticité ». « Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! », a dit Charles.
22Cela est d’autant plus prégnant que les limites de l’authentique, autrement dit celles de ce que la prostitution traditionnelle nomme la passe, ne sont jamais explicitement établies. Comment pourraient-elles l’être d’ailleurs, puisque le simulacre, pour être parfait, doit être ici originel, prendre corps dès les premiers contacts en ligne ? À la manière de Cédric [14], ce que les escorts disent de ces moments d’approche fait écho aux propos des clients : « Les sujets peuvent être variés. Généralement, ils [les clients] parlent de leur projet ou de leur vie professionnelle, peu souvent de leur vie privée. Ils parlent aussi de leurs passions. Souvent, ils s’intéressent à ce que je fais dans la vie, à mes études, à mes envies. Ils aiment bien quand même se faire une idée de la personne avec qui ils vont coucher. » Sans être ignorées, les modalités traditionnellement les plus saillantes d’une rencontre vénale (a minima le prix et les pratiques sexuelles) sont ainsi reléguées à la marge de l’interaction, contribuant à rendre d’emblée implicites (et poreuses) les frontières entre ce que Paul nomme la « vraie vie » et le « jeu ».
23Les limites de l’authentique constituent donc bien souvent un allant de soi, une évidence qu’il n’y aurait pas à interroger. Paul dit d’ailleurs : « J’aime bien faire comme si c’était la vraie vie ! » Ces apparences dissimulent pourtant (tout en les entretenant) la profonde ambivalence et les paradoxes qui caractérisent les attentes des clients. L’espoir d’une « authentique authenticité » et le désir d’une relation qui, pour paraphraser encore une fois Paul, deviendrait « autre chose », forment alors l’arrière-plan de multiples rencontres vénales. Si cette toile de fond est sans doute liée à l’inexpérience de nombreux clients en matière de sexualité tarifée [15], elle peut être également mise en rapport avec leurs profils d’individus régulièrement « hors milieu », vivant parfois une homosexualité cachée, voire menant une vie hétérosexuelle, et dont l’âge, l’identité sexuelle ou encore, dans certains cas, l’isolement affectif doivent être envisagés comme autant de vulnérabilités. Surtout, elle est travaillée en profondeur par le principe de l’étrangeté des sphères de l’intime et de l’économique.
24Ainsi, c’est un faisceau d’éléments qui pousse de nombreux clients à croire « plus que de raison » en l’authenticité des liens qu’ils nouent avec les escorts. La dimension numérique de leurs pratiques autorise d’ailleurs plus encore ce penchant en ce qu’elle renforce l’euphémisation du caractère prostitutionnel des rencontres : éloignement de la rue mettant symboliquement à distance l’idée de racolage et le spectre de l’exploitation ; face-à-face se déroulant au domicile ou dans la chambre d’hôtel du client – parfois chez l’escort également – et non en extérieur ou dans un « hôtel de passe » ; afflux de nouveaux « prestataires » pratiquant une activité occasionnelle et/ou d’appoint selon des schèmes différents de la prostitution traditionnelle ; mobilisation d’un vocabulaire permettant de substituer certains termes à d’autres (rendez-vous ou plan pour la passe, escorts pour putes, tapins ou travailleurs du sexe [expression exceptionnellement utilisée par les clients comme par les escorts], etc.) ; double interface sur certaines plateformes [16] qui multiplient les vases communicants entre rencontres vénales et non vénales.
25Le parallèle avec les sites de rencontres non tarifées est à cet égard intéressant. Si Bergström a montré [17] que, souvent qualifiés de « supermarchés », ces derniers font l’objet de méfiance en mettant à mal « les imaginaires relatifs à l’amour et à la formation du couple stable » [Bergström, 2013], on peut remarquer une perspective en double inversé dans le cas de l’escorting. Pour les clients dont on traite, la dimension numérique ne permet pas seulement de rendre possible (car « acceptable » dans la mesure où il est euphémisé) le recours à des services sexuels tarifés. Elle contribue à y introduire quelque chose qui, à leurs yeux, lui est par nature étranger car relevant du mythe de l’amour, non seulement sous la forme de l’illusion de la romance amoureuse en quoi consiste la rencontre, mais également par le truchement des ambiguïtés que porte en elle cette illusion aux contours flous.
26On est donc loin du fantasme décrit par Bernstein [2007] dont les limites sont garanties par la remise d’un paiement et appréciées par les clients pour leur clarté. De même, il s’agit d’un vécu différent de celui rapporté par Prasad [1999], insistant sur la recherche par les clients d’expériences dépourvues d’ambiguïté et distinctes des faux-semblants de la relation romantique censément guidée par le principe de gratuité. Au contraire, les individus dont il est question sont pris dans des logiques contradictoires, qui ne leur échappent d’ailleurs pas complètement. Dès lors, d’une manière qui peut sembler paradoxale, la suspicion d’inauthenticité plane avec insistance sur les rencontres et les relations que les clients développent (ou estiment développer) avec les escorts.
27Symptomatiquement, ces craintes rythment leurs récits tout en faisant écho à leur position quant au principe de gratuité de l’intime. Ainsi Paul pour qui « ce qui vient fausser les choses… et ce n’est pas facile, c’est cette relation de rapport de la sexualité contre de l’argent. Et la personne ne peut pas donner une relation équilibrée au niveau de l’affect tant qu’il y a cette relation-là ». De même Jacques [18] : « Je me suis dit : Ce garçon, si tu l’avais croisé dans la rue, jamais il ne se serait retourné sur toi en te disant : “Allez viens, on va prendre un verre et advienne que pourra.” Donc là, il faut vraiment qu’il y ait la relation d’argent. » Ou encore Maxime : « Quand on a la fameuse mauvaise conscience de se dire : “Merde ! Je paie un mec. Il a besoin d’argent. Il est là parce qu’il a besoin d’argent. Il n’est pas là pour moi. Est-ce qu’il me désire ? Est-ce qu’il ne me désire pas ?”, etc. » Les tensions se cristallisent alors sur l’argent et le paiement que, de diverses manières, les clients vont s’évertuer à faire disparaître.
3 – Les métamorphoses de l’argent
28Plusieurs cas de figure peuvent être distingués. Ils soulignent d’abord que si la rémunération des escorts par le biais d’un paiement en liquide demeure (au moins initialement) le mode le plus courant, elle n’est nullement exclusive. Ils montrent ensuite comment l’entreprise d’invisibilisation de l’argent et de l’acte de payer à laquelle s’attellent nombre de clients parvient – quelles que soient les formes précises qu’elle revêt – à parfaire le simulacre d’authenticité et, ce faisant, à gommer plus avant encore la dimension de marchandisation qui heurte les convictions morales de ces individus. Enfin, au-delà de ce travail de travestissement et, au fond, de mise en cohérence, ces cas mettent en lumière la marge de manœuvre selon laquelle il peut être question pour les clients de (tenter de) signifier et d’infléchir le sens de la relation qu’ils considèrent et/ou souhaitent développer avec un escort.
3.1 – Damien « ne paie pas »
29Le cas de Damien [19] est sans équivalent au sein du corpus. Résidant dans l’est de la France, il jouit d’une situation financière confortable grâce à l’aide parentale et aux revenus que lui procure sa formation professionnalisante. S’il explique d’abord son recours à l’escorting par une rupture amoureuse de laquelle il dit être sorti « perdu » à 19 ans, c’est le second motif invoqué qui est décisif : « À force d’avoir des échecs avec des gens de mon âge, avec des personnes n’ayant pas une attirance physique… la même que moi, les gens qui me plaisaient venaient à proposer des sommes, des choses. C’était : “Tu me plais” ; “Moi, pas trop” ; “C’est dommage !” ; “Oui, mais en revanche, si tu venais à…”. »
30La multiplication des déboires et le désarroi qu’ils suscitent sont donc déterminants dans l’expérience de Damien. D’ailleurs, si ce sont souvent ses interlocuteurs qui lui ont proposé ou suggéré des formes de compensation en échange d’une rencontre à caractère sexuel, il a su être parfois à l’initiative : « Les choses viennent. Quand je vois une porte fermée à une rencontre simple, sans proposer ce genre d’accompagnement, la conversation vient vite… Et puis, suivant les intérêts de la personne… »
31Une des singularités de Damien est ainsi qu’il n’a jamais monnayé de relations sexuelles autrement que lorsqu’elles étaient impossibles à obtenir sans compensation explicite. Il est d’ailleurs le seul à affirmer ne pas utiliser un site web spécialisé dans les rencontres tarifées. Plus loin, il soulignera : « Jamais je ne paierai quelqu’un pour faire quoi que ce soit avec moi ! » Ce qui lui fera dire avec confusion au sujet de l’escorting : « Je ne pratique franchement pas réellement l’activité. »
32Si ses rencontres avec des escorts ont toujours pris la forme d’invitations en voyage, il n’a jamais rémunéré l’un d’eux en monnaie sonnante et trébuchante. Les cadeaux et les sommes prévus ont toujours disparu : « À chaque fois que je voyais la personne au final… on s’était entendus sur… enfin sur un bien apporté ou quoi que ce soit. Et puis finalement, je n’ai jamais donné d’argent. Et puis moi, contrairement peut-être à la majorité des gens qui embauchent ce genre de personnes entre guillemets, qui vont passer rapidement une heure avec une personne, moi ce n’est pas du tout ça. Je prends vraiment le mot escorting à sa vraie place où la personne fait exactement ce qu’on a voulu faire. C’est-à-dire que je fais visiter la ville, etc. Il ne paie strictement rien. Comme un vrai ami ! »
33À côté du caractère « amical » de ces moments partagés, parallèlement surtout à la disparition des « dédommagements » censés accompagner le voyage, Damien voit dans le caractère non obligatoire des rapports sexuels l’expression la plus significative de l’authenticité des rencontres : « À la fin se passe quelque chose ou non selon le bon vouloir. Mais pas en systématique. C’est volontaire des deux côtés. En aucun cas je force. Très souvent, je questionne la personne sur ses envies. Chose qui les surprend en général, puisque la majorité qui embauchent fréquemment ces gens ne demandent pas. Parce qu’ils savent ce qu’ils veulent. Et puis le fait que eux paient, ils considèrent qu’ils ont droit… Moi je prends autant de plaisir à donner du plaisir. Donc je me soucie de mon partenaire. Et puis comme je ne force pas, je veux que ça se fasse dans le… Et puis en général, ça se passe très bien ! »
34Bien sûr, le fait que des rapports sexuels aient toujours ponctué ces voyages constitue aux yeux de Damien une preuve supplémentaire et irréfutable de la lecture qu’il fait de ses interactions avec les escorts. D’une relation censément vénale, on serait passé à un lien « organique » fait de spontanéité, de partage et de réciprocité. Un caractère organique d’autant plus remarquable qu’il n’était ni planifié ni contractualisé, et dont le fréquent maintien dans le temps de la relation ainsi établie ne peut, pour Damien, qu’attester lui-même de la « réalité » [20].
3.2 – Yves et Nicolas « ne paient qu’en liquide »
35D’autres clients, les plus nombreux, affirment ne rétribuer les escorts qu’en argent liquide. Pour autant, il n’est pas rare qu’ils agrémentent les rencontres d’attentions diverses, dont l’une des vertus est de conférer de la convivialité au rendez-vous. La configuration minimale est le partage d’un verre, d’autant plus lorsque ce sont les clients qui reçoivent. C’est ce que fait Yves [21] qui s’autorise de temps à autre un samedi soir en compagnie d’un escort : « Ça commence toujours autour d’un verre. Après, c’est vrai qu’il y a des escorts entreprenants. Mais quand même, j’ai servi un verre avant ! »
36Ces moments, qui prolongent les échanges en ligne, diffèrent le rapport sexuel tout en lui servant de préambule. Yves illustre ce qui se joue dans cet espace intercalaire : « Ce n’est jamais moi qui ferais le premier pas. Si je tombe sur quelqu’un pas du tout entreprenant, ça peut durer. Et c’est arrivé ! » Ici offert sans que rien n’ait été mis au point, le verre d’alcool qui autorise le rapprochement des corps et décuple la volupté de l’instant pourra même être de nouveau proposé à l’issue des ébats, investissant alors la rencontre d’une dimension supplémentaire d’intimité alors même que, discrètement, le paiement s’opère : « J’ai préparé une enveloppe. Et pendant qu’il prend sa douche, je pose l’enveloppe sur la table. Et quand il revient, je lui dis : “C’est pour toi ça.” »
37Comme pour Nicolas, ce verre peut revêtir des formes plus investies, donnant à la rencontre les allures d’une invitation en « bonne et due forme ». C’est en 2010 sur les conseils de son psychiatre que Nicolas, sexuellement abstinent depuis 20 ans après sa contamination par le VIH lors de son premier rapport, a repris le fil de sa sexualité en faisant appel à des escorts. Il a fait le pas après plusieurs années d’hésitation. Et il ne le regrette pas : « Je me dis : Je paie pour aller voir un psy. Là, pour moi, c’était une expérience ! C’était presque… Ce n’était pas médical, mais c’était presque médical. Et je suis sorti de là, j’ai dit à ma copine [sa confidente] : “Mais tu sais, c’est mieux qu’une consultation de psy !” Et donc, après, j’y suis revenu. »
38Ses rendez-vous tarifés, Nicolas les envisage donc comme autant d’éléments constitutifs d’une thérapie globale. Le paiement n’en serait que la conséquence logique tout autant que nécessaire. Ainsi, une relation tarifée ne recouvre pas (ou moins) chez lui ce caractère honteux qui le définit chez Damien et Yves. Nul besoin de le cacher en somme. Mais Nicolas fait plus, car il ne fait pas que payer en liquide. Il agrémente systématiquement les rendez-vous d’un apéritif, parfois déjeunatoire ou dînatoire. Il dit à ce propos, comme une évidence : « Ça commence toujours par… on boit un coup quoi ! » Ce verre partagé est personnalisé et planifié : « Je leur demande ce qu’ils veulent avant : “Qu’est-ce que tu aimes bien boire ?” Comme je n’ai jamais rien chez moi, je me dépêche d’aller acheter un truc. »
39Au-delà de la satisfaction sexuelle, Nicolas est donc attentif à la qualité des rencontres : « C’est un moment de complicité, de plaisir. » Loin d’être de simples « ornementations », les boissons et amuse-bouche en constituent le substrat matériel en permettant un lien de réciprocité se voulant authentique. D’autant que, si cet aspect de convivialité est abordé en ligne, il n’est pas explicitement intégré à l’accord économique. Il est donc en quelque sorte « un plus » – au moins aux yeux de Nicolas – qui ne se dit pas. « Un plus » qui euphémise le caractère vénal de la rencontre et qui peut être vu comme un don espérant un contre-don, une façon de mettre l’escort en dette et d’obtenir de sa part un « supplément d’âme ». Un supplément qui, on l’a vu, n’est pas dénué d’ambivalences pour Nicolas. Surtout, ce « plus » a pour vertu de situer plus encore la circulation des billets dans une transaction qui, en la dépassant, contribue à la rendre plus diffuse.
3.3 – Claude « contractualise »
40Cette intrication du monétaire et du non-monétaire est très fréquente parmi les clients. Mais elle ne revêt pas toujours la forme décrite ci-dessus. Trois autres configurations peuvent être distinguées. La première est celle où, aux côtés de l’argent liquide, l’accord initial entre client et escort intègre explicitement d’autres formes de rétribution. C’est ce que fait Claude. Récemment marié, mais installé depuis 30 ans avec Serge, il fait appel aux services de prostitués depuis une vingtaine d’années. Il a fréquenté le Trocadéro et la rue Sainte-Anne avant de trouver dans la prostitution en ligne une pratique plus satisfaisante. Cette habitude s’est décidée à deux, avec celui qui n’était pas encore son mari, alors que Claude lui avouait une relation extraconjugale. Serge répliqua : « Tu sais, si c’est pour tirer un coup. Et, te connaissant, sachant à quel point tu es un cœur d’artichaut et que tu peux tomber amoureux facilement, il y a une solution. Il y a des prostitués. Tu auras la satisfaction de ton truc sans aucun risque. Sans aucun risque parce que là, l’échange est clair : “Ton cul. Mes sous.” Les choses se passent et voilà. »
41Cette manière de préserver son couple, Claude n’en a jamais dévié, même lorsqu’Internet lui permit de satisfaire son aspiration à établir avec les prostitués des liens moins anonymes et cantonnés aux seuls rapports sexuels. Il a ainsi pour règle de ne jamais rencontrer le même escort plus de trois ou quatre fois. En revanche, il est attentif à ce que chaque rencontre soit un moment de partage. D’abord au stade des échanges en ligne où il apprécie que la conversation ne se réduise pas à la négociation du tarif et des pratiques sexuelles. Au moment du face-à-face ensuite, dans la mesure où il n’envisage la sexualité qu’accompagnée d’un temps de discussion et de découverte : « J’ai un hyper plaisir à aller bouffer ensemble. Et pour plein de personnes, à rester en contact. Cet échange il ne va pas se borner à une chambre d’hôtel. Dans le pire des cas, le minibar va servir pendant un bon quart d’heure. Le pur rapport physique m’insatisfait totalement. »
42Sur ce point, la pratique de Claude est comparable à celle de Nicolas ou d’Yves. La principale différence est que l’invitation et les moments de partage autres que sexuels qui accompagnent l’argent liquide sont explicitement intégrés à l’accord (sans constituer un instrument de négociation à la baisse du tarif). Ces éléments n’interviennent donc pas au titre d’un « plus ». Ceci n’exclut pas toutefois que Claude puisse « déborder » lui aussi le cadre de l’accord initial, par exemple en offrant la nuit d’hôtel à l’escort alors même que leur rencontre ne s’étendra pas au-delà de la soirée. Il est ainsi arrivé qu’il dise : « “Tu peux garder la chambre. Il n’y a pas de problème. Fais pas de conneries, parce que je viens souvent. Par contre, si tu prends dans le minibar, tu règles ou je vais avoir des emmerdes.” Et je n’ai jamais eu le moindre souci ! »
43Dans la mesure où Claude choisit des hôtels de standing, il envisage son geste comme une marque d’égard pour l’escort (ainsi d’ailleurs qu’un signe de confiance), tout autant que comme une majoration de la rémunération. Cette « générosité spontanée » peut également se développer dans le cadre des liens qu’il continue fréquemment d’entretenir une fois la relation d’escorting consommée. Ainsi, au sujet d’un jeune escort arrivé depuis peu de Roumanie : « Je lui ai écrit un joli message sur son profil. Il m’a remercié et m’a dit : “Mon profil est plein de fautes. Est-ce que tu peux le corriger ?” Je lui ai dit : “Écrire le machin, te le renvoyer et tout ça ?” ; “Non. Tiens, voilà mon code. Branche-toi à ma place et corrige.” C’est extraordinaire parce que… Il m’a donné l’accès à tout quoi ! J’ai corrigé. Et puis j’ai changé quelques formules… Je lui ai renvoyé. Il était ravi ! Ça ne m’a rien coûté. Ça m’a pris un quart d’heure. Voilà un type de rapport qui fait que… Ce gamin, je suis content de l’avoir rencontré. Et quelque part, j’ai envie de garder un contact avec lui. Je ne le rencontrerais pas des centaines de fois au point de vue sexuel, mais… »
44L’altruisme de Claude entend donc se donner à voir sous diverses formes et, finalement, dans comme hors du cadre de l’accord passé avec l’escort. L’épisode rapporté à l’instant est d’autant plus révélateur qu’il mêle l’activité d’escorting et une part de l’intimité de ce jeune Roumain. L’entrain que Claude met à aider ce garçon et la satisfaction qu’il en retire n’en sont que plus forts et, au fond, trahissent le contentement qu’il éprouve à être perçu (et à se percevoir) en tant qu’individu généreux. S’il prend garde à ne jamais se laisser submerger par l’investissement physique et émotionnel qui constitue à ses yeux la condition de possibilité des rencontres avec des escorts, il se montre en revanche tout disposé à être ébranlé par une part de reconnaissance [Honneth, 2013].
3.4 – Emmanuel et Philippe « ne comptent pas »
45L’ambiguïté sur le plan affectif et émotionnel qu’exclut Claude n’est pas étrangère aux expériences d’Emmanuel et de Philippe pour qui, par ailleurs, l’accord initial ne comporte pas d’autre rétribution que le liquide. Mais, à la différence d’Yves et de Nicolas cette fois, les « surplus » sont d’une autre nature que les verres offerts et les agapes. De même, ils ne sont pas dénués de toute intentionnalité et manifestent parfois un investissement personnel qui dépasse le stade du « simple » projet.
46Longtemps tiraillé entre son attirance pour les femmes et son désir pour les hommes, Emmanuel a vécu une succession de relations monogames. Son élan amoureux et sa peur phobique du sida l’ont toujours dissuadé de se montrer infidèle. Il vit aujourd’hui avec un homme sans être épanoui sur le plan sexuel. Ces éléments entretiennent chez lui un important sentiment de frustration.
47C’est ainsi qu’il y a trois ans, alors qu’il surfait sur un site de rencontres et d’exhibition non tarifées, il cède aux avances vénales d’un étudiant. Novice, il le rencontre plusieurs fois en payant 1 000 euros à chaque entrevue. Il établit ensuite une relation avec Kylian, qui lui demande 300 euros. Tout se passe si bien qu’Emmanuel est pris dans un tourbillon amoureux : « Je tombe amoureux, dingue ! » Et, poursuit-il, « quand je vois ce mec, je me dis : Il faut absolument que je l’accroche. Comment accrocher un mec comme ça ? Avec l’argent. Donc je le paie tout de suite bien. Mieux que ses autres clients. Et j’y mets un point d’honneur. J’insiste. Je lui dis : “Combien il te paie lui ? Je te paie plus !” Je ne veux pas le lâcher. Je lui file 400 euros. Et je lui dis : “Si tu veux me revoir, je te file 400.” Les mecs ont l’habitude de faire des plans à 150-200 balles… »
48Au fil des mois, les sentiments d’Emmanuel ne faiblissent pas. Les entrevues se multiplient à raison de deux par semaines au moins. L’investissement financier est considérable. Il n’est ainsi pas rare que Kylian propose de reporter le paiement de rendez-vous. Symétriquement, ce dernier demandera parfois à Emmanuel d’anticiper le règlement de leurs futures rencontres. C’est ce qu’Emmanuel nomme des « avances sur plan ». Mais il y a plus : lorsque Kylian souhaite s’installer dans un studio dans le centre de Paris, Emmanuel décide de se porter caution. Car Kylian ne vit que de l’escorting et n’a aucune garantie à présenter. Emmanuel l’accompagnera même lors des visites d’appartement, s’impliquant à chaque étape de l’installation.
49Cette implication aux multiples modalités présente un statut ambigu puisque, si la nature prostitutionnelle de la relation n’a jamais été remise en question – ni par l’un ni par l’autre –, il n’en reste pas moins qu’au cours de cette période Emmanuel n’a pas payé les rapports sexuels avec Kylian. Ambiguïté qu’Emmanuel formule ainsi : « Quand je lui dis : “Je suis quand même venu tous les aprems faire les agences avec toi”, il me dit : “Ouais, mais t’as pas payé pendant ce temps.” Donc échange de bons procédés. Il sait très bien que le fait de le voir… pour moi, c’est déjà un bonheur. »
50Non seulement l’argent liquide est parfois devenu de l’argent à crédit, mais les modifications (implicites) de leur accord initial ont aussi pu faire du partage d’expérience, de l’accompagnement pour des démarches administratives ou de la signature d’une caution locative, des monnaies d’échange ; monnaies à la signification confuse dans la mesure où, si elles ont impliqué une suspension temporaire de la circulation d’argent (liquide ou à crédit), elles n’ont jamais remis en cause le caractère prostitutionnel de la relation.
51Bien qu’il ne soit pas exceptionnel, le cas d’Emmanuel présente un degré d’implication émotionnelle particulièrement élevé. Il n’en est pas toujours ainsi. Par exemple, Philippe ne va pas jusqu’à se porter caution. Ce qui vient s’ajouter aux billets de banque ici, ce sont des repas (avant, après ou entre les ébats sexuels), des sorties au cinéma ou aux expositions qui agrémentent (avant ou après) les instants de plaisir physique, des invitations à des spectacles sans même qu’elles impliquent une sortie en commun, des cadeaux tels du parfum, un briquet, des cigarettes, ou bien des invitations en voyage.
52Si, comme pour Emmanuel, ces « suppléments » ne sont pas explicitement intégrés à l’échange vénal, l’espoir d’une contrepartie (en l’occurrence sexuelle) est en revanche parfaitement conscientisé : « Je vis à crédit sur les gens. Je suis généreux a priori. Et j’attends un retour. Et on s’aperçoit… enfin, c’est mon expérience… c’est quand se tissent ce genre de liens qu’il est encore plus performant sexuellement. Il devient plus généreux… de lui-même. Et la sexualité s’enrichit. » Un calcul pas complètement « sous contrôle » toutefois puisque Philippe évoquera sa récente mise en couple avec un escort.
53Par-delà ce qui distingue leurs expériences, Emmanuel et Philippe ont en commun de vouloir obtenir plus. Non pas tant de la reconnaissance comme Claude (même si cela n’est pas absent de leurs préoccupations) ou, comme Yves et Nicolas, le simple espoir de plus, mais un véritable engagement de leur partenaire dans la construction d’une réciprocité vécue ici et maintenant. Un engagement dont ce qui pourrait être l’exacte finalité échappe cependant à chacun. Ainsi, l’emportement amoureux d’Emmanuel n’a pas d’issue si ce n’est la destruction de sa vie de couple qu’il dit n’envisager à aucun moment. De même, l’élan érotique et sexuel de Philippe donne naissance à une relation amoureuse dont l’installation de l’escort à son domicile incarne le caractère effectif.
3.5 – Paul « triche un peu »
54À la manière d’Emmanuel, les emportements émotionnels et les « coups de main » caractérisent également l’expérience de Paul. Ce quinquagénaire marié à une femme ne conçoit pas ses entrevues avec les escorts autrement que fondues dans un rendez-vous impliquant un dîner et le partage d’une nuit ; éléments que, comme Claude, il inclut explicitement à l’accord. L’affaire n’est certes pas systématique, mais, en deux ou trois occasions, Paul a engagé des liens qu’il ne sait pas définir : « Alors je ne sais pas les qualifier. Je n’ose pas dire de l’amitié. Ce n’est pas vrai. Enfin, je n’en sais rien ? Je ne sais pas donner le sens. » Il a ainsi proposé un emploi à un escort avec qui il entretenait une relation de plusieurs mois : « Il cherchait un boulot, j’avais un boulot. C’était con quoi ! » Un boulot qui l’amenait à croiser cet escort et qui mit fin à tout contact charnel entre eux.
55D’une façon plus complexe, Paul a tissé des liens avec un autre jeune homme. D’abord en corrigeant le mémoire de fin de cycle que ce dernier devait rédiger alors qu’ils étaient tous deux engagés dans une relation de nature explicitement prostitutionnelle. Ensuite en l’aidant à élaborer son CV et en se transformant à l’occasion en véritable « coach ». En bénéficiant enfin de ce qu’il considère comme « des services personnels importants » de la part de ce jeune étudiant : « J’avais un copain qui avait besoin d’un appart. Il a un réseau pour trouver des apparts. Il a trouvé l’appart ! »
56La nature prostitutionnelle de leur relation a alors progressivement disparu (Paul « ne payait plus »), en même temps que leurs entrevues s’espaçaient. Une évolution que Paul, au-delà de l’éloignement, a mal vécu : « On est devenu potes. Dans ce cas-là, on est assez embêtés et on se dit qu’on ne se paie plus. Alors, ça ne veut pas dire qu’on ne couche plus ensemble… La première fois que j’ai vécu ça, je l’ai vécu vraiment très difficilement. En me disant : Ce mec, je l’ai payé pour des nuits. Il a 24 ans. Aujourd’hui, moi j’en ai 55-56. Je l’ai payé pour des nuits. On a baisé ensemble pour du fric. On continue à se revoir. Et on continue à baiser, mais je ne le paie plus. Ça veut dire quoi ? » Aujourd’hui, ils ne se voient plus que deux à trois fois par an : « On se fait une bouffe au resto. Et ce n’est pas toujours moi qui paie… On essaie d’être dans une relation qui reprend un équilibre. »
57Bien qu’il se rapproche de l’expérience d’Emmanuel par la prégnance d’un sentiment d’ordre amoureux, le cas de Paul s’en différencie sous plusieurs aspects. D’abord en ce qu’il intègre d’emblée et explicitement des « suppléments » à l’accord initial. Ensuite, parce que s’y institue une forme de réciprocité qu’on ne trouve pas dans la relation entre Emmanuel et Kylian [22]. Enfin parce que l’argent liquide comme le caractère prostitutionnel de la relation entre Paul et ces escorts ont fini par disparaître complètement (à ses yeux tout au moins). Une double disparition qui ne s’est pas opérée simultanément et qui, ce faisant, marque d’autant mieux l’extrême ambiguïté des liens qui unissent ces hommes.
4 – Conclusion : argent, authenticité et simulacre
58Le concept de « circuits de commerce » permet de mieux appréhender ce qui se joue dans ces différents cas. Zelizer désigne là un certain type d’agencement entre intimité et économie qui se définit par l’ajustement singulier de quatre éléments : ses limites, ses liens interpersonnels significatifs, les transactions économiques qui lui sont propres et ses instruments d’échange [Zelizer, 2005a]. Ce modèle théorique a pour vertu de mettre en évidence que l’argent circulant entre amants, entre mari et femme, entre client et personne prostituée, etc., n’a pas la même signification. Les relations sociales et leur définition pour chaque protagoniste exercent donc une contrainte puissante sur le sens de la monnaie. Ce qui est alors central, c’est le travail (sous-jacent) d’interprétation et d’harmonisation que les individus doivent réaliser quant à la nature du lien qu’ils entretiennent. En un mot, ils doivent se mettre d’accord, sous peine de rendre vain l’effort d’ajustement du circuit.
59En l’occurrence, si escorts et clients s’accordent pour définir leur relation comme prostitutionnelle, ceux-ci ne manquent pas d’ambivalence et sont tiraillés par le désir d’en dépasser le cadre. L’accord initial n’a en somme qu’un temps de validité limité. Outre qu’ils y trouvent un biais par lequel se défaire (au moins) partiellement des tensions que suscitent en eux le hiatus entre recours aux services d’escorts et adhésion à une conception socialement dominante des relations entre argent et intimité, c’est pour cette raison que tous s’évertuent à faire « disparaître » l’argent. Ainsi Romain, dans la pratique duquel aucun billet ne circule, et Paul qui finit par effacer toute forme de rétribution. Les verres offerts par Yves et l’enveloppe discrètement posée qui entoure le « cash » poursuivent un objectif similaire. Tout comme les agapes de Nicolas et l’évocation de sa thérapie (finalement multiforme) lui permettant de reprendre le fil d’une vie brisée par le VIH et le stigmate de l’homosexualité. La « générosité » de Claude n’est pas en reste de ce point de vue, à la manière également des « avances sur plan » et autres « coups de main » d’Emmanuel, ou encore des cadeaux de Philippe qui, s’ils ne sont pas désintéressés, ne visent pas moins à revêtir le caractère du don.
60Suivant des modalités propres à chacune de ces situations, il apparaît alors que l’argent et, plus globalement, les instruments d’échange intégrés à chaque « circuit de commerce » constituent pour les clients autant de leviers en vue d’infléchir le sens de la relation (tout au moins de tenter de l’infléchir et d’en signifier leur intention) ; ce qui n’est pas sans rapport ici aussi, on l’a vu, avec leur adhésion à la théorie des « mondes hostiles ». Comme pour Damien, il peut s’agir de construire un lien ambigu de « grand frère ». Pour Yves et Nicolas, c’est plutôt l’horizon d’un espoir suscitant l’envie de se projeter dont il est question. De son côté, en écho à son passé de militant de la lutte contre le sida et d’homme de gauche engagé, Claude trouve une part de reconnaissance dans ce procédé, en l’occurrence en tant qu’individu altruiste. Concernant Emmanuel, Philippe et Paul, la recherche d’une « authentique authenticité » prend des formes plus intenses où l’élan amoureux occupe une place prépondérante et finit par échapper à leur contrôle dans des proportions parfois considérables.
61Si l’argent est « marqué » [Zelizer, 2005b] par une définition préalable de la relation sociale sur laquelle les individus s’entendent initialement, il est donc utilisé en retour par ces derniers (« démarqué » et de nouveau « marqué » en quelque sorte) en vue de « jouer » sur le sens de cette relation. Les cas présentés dans cet article montrent que certains clients y parviennent effectivement. Suivre les inflexions des transactions est à cet égard instructif. S’il charge le trait, l’exemple de ces individus montre ainsi que ce que désigne le terme de « circuits de commerce » ne renvoie pas à des configurations stables. Au contraire, il peut être question d’équilibres temporaires et de dynamiques incertaines. Cela n’a pas échappé à Zelizer selon qui le marquage de l’argent peut être source de conflit [Zelizer, ibid.]. Pour autant, il ne s’agit pas là de l’aspect le plus développé de son travail. Tout en en illustrant la fécondité, l’étude de la prostitution entre hommes sur Internet invite donc à en élaborer (y compris sur le plan théorique) une lecture plus dynamique.
62Plus modestement, cet article espère contribuer à enrichir la sociologie de la prostitution. Il met notamment en lumière que, aux yeux des clients, argent et sexualité demeurent des mondes largement antagonistes. Ainsi, loin d’élaborer une sous-culture qui instituerait une coupure nette, voire une inversion, entre les valeurs propres au groupe déviant (ici les clients) et celles présentes au sein du monde social « normal », ces individus en partagent les conceptions morales, tout en légitimant leurs propres transgressions au moyen de ce qui s’apparente à des « techniques de neutralisation » [Sykes et Matza, 1957] ; techniques dont l’euphémisation du caractère prostitutionnel de la relation d’escorting et, singulièrement, les formes prises par l’argent constituent un outil central.
63Cet aspect est essentiel pour saisir les enjeux de la sexualité tarifée à l’heure d’Internet. L’adhésion à la théorie des « mondes hostiles » permet de mieux comprendre les tensions et les ambiguïtés inhérentes à la position de client. Travaillée par la discordance entre achat de services sexuels et adhésion à une conception socialement dominante des relations entre argent et intimité, cette dernière se caractérise à la fois par un profond malaise (lié au mélange de « sphères séparées ») et un doute persistant (quant à la nature précise de la relation ainsi établie). Si le premier s’estompe avec la « disparition » de l’argent et l’élaboration d’une rencontre ayant les traits de l’authenticité, le second est au contraire alimenté par ces deux éléments et prend alors la forme d’une quête sans fin d’une « authentique authenticité ».
64Que certains clients trouvent dans ce mode de relation (même temporairement) une satisfaction (sur le plan érotique, amoureux, amical, etc., et en termes de reconnaissance) ne saurait masquer que tous entretiennent une forte ambivalence qui n’est pas toujours dénuée de souffrances. Cette dimension – qui se donne à voir à la faveur d’une perspective à la fois critique et compréhensive – invite à discuter les analyses de Bernstein [2007] ou Prasad [1999], ainsi que les travaux qui, à leur suite, se sont intéressés à la sexualité tarifée entre hommes. À l’image du concept d’authenticité limitée, ces études développées dans un contexte anglo-saxon n’apparaissent pas à même de rendre toute la complexité de l’expérience vécue par certains clients d’escorts.
65Les « limites de l’authentique » peuvent ainsi être entendues en un double sens. Elles renvoient d’abord aux frontières (jamais totalement claires ici) entre l’espace de la rencontre avec un escort (le « jeu » selon Paul) et le cours ordinaire de l’existence (la « vraie vie » selon le même Paul). En lien avec ce premier aspect, elles font ensuite écho aux ambiguïtés et au trouble qu’éprouvent de nombreux clients à l’occasion de ces interactions. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le soupçon d’inauthenticité qui, aux yeux de ces derniers, pèse régulièrement sur les liens établis avec les escorts constitue l’expression d’un écueil sur lequel ils ne manquent pas de trébucher, prenant durablement l’illusion pour le réel et s’efforçant alors (sur un mode plus ou moins conscientisé) d’y attirer les escorts eux-mêmes (souvent à leur corps défendant, même s’ils peuvent en tirer parti en retour).
66En se replaçant cette fois dans la droite ligne à la fois de Bernstein et de Zelizer, on soulignera également ici que, loin de tout économicisme, la relation entre clients et escorts peut être irréductible à un pur échange marchand (si tant est que, bannissant tout élément personnel, un tel échange existe) et que, loin de tout psychologisme, le sentiment de malaise autour du mélange entre argent et intimité est sociologiquement fondé. Plus globalement, sans toutefois en gommer les « aspérités » ou les « zones d’ombre », on remarquera que l’image du client qui émerge ici diffère de celle dressée généralement par la littérature sur la prostitution et, plus encore, de celle véhiculée par le sens commun ou, sur un autre registre, par les récentes campagnes relatives à la prostitution comme objet de politique publique (individus frappés par un malaise existentiel profond, prédateurs sexuels, etc.) [Mathieu, 2014]. En cela, cet article rejoint les conclusions de l’étude pionnière de Holzman et Pines [Holzman et Pines, 1982].
Notes
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[1]
Ces recherches ont bénéficié du soutien respectif de Sidaction et de l’ANRS. Elles ont été menées par entretiens, suivi longitudinal qualitatif et observation du cyberespace à partir de la principale plateforme consacrée aux rencontres tarifées entre hommes. La première a porté sur 36 escorts, la seconde sur 34 clients.
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[2]
L’intérêt est aussi de contribuer à faire la lumière sur une population mal connue.
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[3]
La réciproque apparaît moins dans leurs propos.
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[4]
49 ans, ingénieur. Les informations identifiantes ont été modifiées.
-
[5]
En ce sens, le terme de prostitution utilisé dans ces lignes, comme ceux d’escorting, d’escorts et de clients, se font l’écho du vocabulaire des enquêtés.
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[6]
50 ans, compositeur.
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[7]
56 ans, cadre.
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[8]
62 ans, marchand de livres rares.
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[9]
45 ans, cadre dans la fonction publique.
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[10]
67 ans, retraité.
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[11]
56 ans, cadre.
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[12]
55 ans, profession libérale.
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[13]
À laquelle pratiquement aucun d’eux n’a jamais recouru.
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[14]
20 ans, étudiant.
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[15]
Se dessinent ici les traits d’un client dont le recours à la sexualité vénale est récent au regard de sa trajectoire biographique, et fortement corrélé aux nouvelles technologies.
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[16]
Dont celle où ont été recueillies les données présentées ici.
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[17]
Dans le cas de rencontres hétérosexuelles.
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[18]
57 ans, cadre en invalidité.
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[19]
24 ans, étudiant.
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[20]
Ainsi, j’ai rencontré Damien par l’intermédiaire d’un escort avec qui, parallèlement à la relation d’escorting (puis en s’y substituant), il a élaboré un lien de confident (de « grand frère »,) fait d’amitié et de désir d’autant plus trouble qu’implicite.
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[21]
55 ans, formateur.
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[22]
Ce n’est d’ailleurs pas autre chose que dit Paul, sans toutefois l’objectiver : « Ce que je cherche, c’est quand même une relation qui est à la limite de… qui est dans le jeu, mais quand même qui triche un tout petit peu. Il m’arrive de tricher beaucoup ! »