CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Ces mots ne sont pas ceux d’un.e responsable partisan.e ou syndical.e de la « gauche de gauche » [Bourdieu et al., 1998], mais du Président de la République française, Emmanuel Macron, lors de sa dernière allocution avant la mise en place du confinement dans l’ensemble du pays [1]. D’aucuns ont alors pu croire que cette crise sanitaire, inattendue ou en tous les cas imprévue, avait provoqué une « conversion » au sens sociologique du terme [Berger et Luckman, 1966] chez le chef de l’État, certains ne manquant pas d’ironiser sur cette subite révélation, comme le secrétaire national du Parti communiste français (PCF), Fabien Roussel, sur Twitter suite à l’adresse présidentielle : « 1492 : Christophe Colomb découvre l’Amérique. 2020 : Macron découvre le service public ». Quelques mois plus tard, l’ironie semble cependant avoir changé de camp : les discours enamourés des sommets de l’État à l’égard des travailleurs, et surtout travailleuses, en « première ligne » face au coronavirus, dont celles et ceux assurant la continuité du service public, apparaissent bien vaporeux. Et, quelques mois après ces discours, si l’épithète de « public » continue d’être employée pour désigner l’orientation du gouvernement, ce n’est pas tant accolé à la notion de « service » qu’à celle de « nouvelle gestion », voire de « choix ».

2Force est en effet de constater que la revalorisation d’un service public qui crée des richesses bien plus qu’il n’en coûte, n’en déplaise à certains think tanks ultra-libéraux [2], a été quelque peu oubliée dans l’agenda de l’exécutif. La montagne du « Ségur de la Santé » a accouché d’une souris, une revalorisation en deux temps de 183 euros par mois pour les personnels soignants paramédicaux, jugée insuffisante par les premier.e.s concerné.e.s. Les problèmes structurels de l’hôpital public [Vincent, Juvin et Pierru, 2019], pourtant révélés et exacerbés par la crise sanitaire, ont eux été soigneusement évités, hormis une reprise partielle de la dette des établissements. Pire, le gouvernement semble bien décidé à poursuivre son vaste plan de fermeture de lits – près de 100 000 en quinze ans [3] – et de suppressions de postes associés, en ne rouvrant pas certaines parties de services fermées durant l’épidémie. Significativement les député.e.s ont rejeté fin juin la proposition de résolution de leur collègue Les Républicains [LR] de la Sarthe, Jean-Charles Grelier, instaurant un moratoire sur ces suppressions, ainsi qu’une autonomie des hôpitaux face aux Agences régionales de santé [ARS]. Bref, en matière sanitaire, le dogme s’est bel et bien révélé plus fort que la réalité. On pourrait en dire de même des autres services publics, comme celui de l’éducation qui, malgré les grandes annonces quant aux retards et inégalités exacerbés par le confinement, n’ont pas donné lieu à des investissements ou des recrutements massifs. Tout juste à des dispositifs-gadgets du type « vacances apprenantes » et une rentrée en « démerdanciel » selon le mot qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux numériques et à travers les masques dans les salles des profs et devant les machines à café. Là encore, la communication apparaît bien décalée avec les réalités du « terrain », tout comme les satisfecit qui ont suivi l’annonce de la publication du dernier classement de Shanghai ont contrasté avec le silence radio du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche face aux multiples bugs de la rentrée. Et pendant ce temps-là, comme si de rien n’avait été, le processus d’adoption de la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) repartait en dépit de l’important mouvement d’opposition qu’il avait suscité avant le confinement, apportant moins de solutions aux maux de l’Université française que d’opportunités au secteur privé lucratif, en relançant la vague des Partenariats public-privé (PPP) [4], dont l’inefficacité, voire la nocivité, a été pourtant largement démontrée [Cour des Comptes européenne, 2018] [5]. Là encore, le texte décrié n’est en réalité que la poursuite d’un mouvement bien plus profond qui concerne l’enseignement supérieur et la recherche [Mignot-Gérard, Normand et Ravinet, 2019] mais va bien au-delà : le déploiement d’une logique de « nouvelle gestion publique » [ou New Public Management – l’anglais sonnant plus chic aux yeux de ses promoteurs].

3Si certains ont, non sans arguments valables, annoncé la mort, ou même la « seconde mort » du néolibéralisme, sous l’effet du confinement, ce « grand enfermement » qui a accompagné la pandémie de la Covid-19 [Durand, 2020], il serait pour autant totalement erroné de prononcer l’épitaphe du libéralisme économique ou plus encore l’affaiblissement de la « religion du Marché » [Robert-Dufour, 2007 ; Foucart, 2018]. Né durant l’entre-deux-guerres autour du fameux colloque Lippmann de 1938, le, ou plutôt les néolibéralismes tant il en existe de versions selon les lieux et les périodes [Denord, 2007 ; Audier, 2012], ne constituent pas, contrairement à une idée répandue, une « apologie de la jungle » mais considèrent à l’opposé que, si les marchés incarnent le meilleur mode de coordination des actions individuelles et de répartition des ressources, ils n’existent néanmoins pas à l’état naturel et doivent faire l’objet d’un travail constant d’encadrement et d’entretien par les pouvoirs publics [Dardot et Laval, 2007]. Les politiques néolibérales ne sont donc pas opposées à une certaine forme d’interventionnisme public, au contraire même [6], mais elles contiennent néanmoins une certaine méfiance contre un changement arbitraire des règles du jeu économique, fût-il décidé démocratiquement, d’où une préférence marquée pour la constitutionnalisation desdites règles, ainsi que pour le fait de confier la régulation des marchés, mais aussi la direction de la politique monétaire, à des agences indépendantes du gouvernement, considéré comme trop soumis aux tentations électoralistes et aux revirements de l’opinion publique. Ce mouvement participe à une véritable dépolitisation, pour ne pas dire une négation du politique, comme l’ont bien pointé certains commentateurs. Mais celle-ci pouvait encore aller plus loin.

4En témoigne donc tout d’abord l’essor du New Public Management [Hood, 1991], doctrine progressivement diffusée à partir du début des années 1980 dans les pays anglo-saxons – Royaume-Uni et Nouvelle-Zélande – consistant à importer dans les bureaucraties publiques des principes issus du secteur privé à but lucratif : gestion par projets, indicateurs de performance, évaluation permanente, individualisation des carrières et rémunération à la performance, mesures de la satisfaction client, etc. En résumé, faire entrer le marché dans l’État, en amenant les agents du public à « voir comme le marché » [7] [Fourcade et Healy, 2017], à travers l’adoption de divers instruments dans lesquels cette rationalité marchande est encapsulée. La production incessante de « données » quantitatives participe de ce mouvement, en ce qu’elle permet d’objectiver toutes sortes d’activités et surtout de se livrer à une « co-opétition » entre collectivités, services, voire collègues se considérant de fait de plus en plus comme concurrents, suivant la logique du benchmarking [Bruno, 2008 ; Bruno et Didier, 2013]. Cette gouvernance par les instruments [Lascoumes et Le Galès, 2004], qui se retrouve aussi bien dans le retour à la publication mensuelle des statistiques policières annoncée par le nouveau ministre de l’Intérieur [8], que dans la tarification à l’activité (T2A) [Juven, 2016], ou que dans la multiplication des dispositifs d’évaluation (et les classements afférents) au sein des administrations. Ces dispositifs ne s’appliquent cependant ni sans contraste en fonction des contextes locaux [Buisson-Fenêt et Pons, 2012] ni sans les courtiers qui se chargent de les diffuser, et dont il importe d’être attentif à la sociologie [Laillier et Topalov, 2017]. Les cabinets de conseil privés, privilégiés pour mener à bien ces réorganisations au détriment des compétences internes des administrations, ont joué un rôle important mais pas exclusif dans la diffusion de cette idéologie managériale au sein du secteur public [Saint-Martin, 1999 ; Actes de la recherche en sciences sociales, 2012a]. Il importe là encore de préciser qu’il s’agit moins d’une invasion du public par le privé que d’un mouvement de brouillage de leurs frontières et d’hybridation où la porosité croissante entre secteurs – et acteurs – publics et privés [France et Vauchez, 2017] est indissociable de l’approfondissement de la « réforme » de l’État [Bezes, 2009 ; Actes de la recherche en sciences sociales, 2012b]. De même, comme l’ont remarqué plusieurs analystes, l’expansion de dispositifs simili-marchands, et le recours croissant à la sous-traitance et à la privatisation n’empêchent pas la persistance et même l’essor de logiques bureaucratiques, bien au contraire [Le Galès et Scott, 2008].

5Cette transformation progressive indissociablement sociologique, idéologique et praxique du personnel politique et administratif semble avoir atteint son paroxysme avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron et de La République en Marche (LREM). Si le fonctionnement entrepreneurial de cette formation [Dolez, Fretel et Lefebvre, 2019] ou l’irruption d’un nombre inédit de cadres du privé sans expérience politique à l’Assemblée nationale [Andolfatto, 2017] ou encore le déni de la politique partisane par LREM [Martinache et Sawicki, 2020] ont bien été remarqués par les observateurs, la question la plus cruciale réside cependant peut-être dans le fait de savoir si la politique socio-économique menée par cette majorité s’inscrit dans le prolongement des tendances précédentes ou incarne une véritable rupture, dont se réclame d’ailleurs le principal intéressé à travers son éloge de la « disruption ». Or certains indices tendent à accréditer cette seconde hypothèse en suggérant un glissement d’une logique néolibérale et néo-managériale vers une adhésion à l’idéologie du Public Choice.

6Ancrant ses inspirations théoriques dans les travaux de Wicksell ou Arrow, cette école d’analyse s’inscrit à la charnière entre économie et science politique. Plus exactement, elle consiste à importer dans cette dernière les outils et hypothèses de l’économie néoclassique, à commencer par l’individualisme méthodologique et la rationalité des acteurs. Downs [1957] fait œuvre de pionnier avec son ouvrage proposant une théorie « économique » – en fait plutôt économiciste – de la démocratie, où il élabore un modèle très simple où n’existent que deux partis dont le seul objectif est de remporter les élections, et connaissant parfaitement les préférences égoïstes de l’électorat dont le suffrage est lui-même uniquement déterminé par rapport à ces dernières. Quelques années après, sa proposition va être reprise et accentuée par Buchanan et Tullock [1962], qui assument davantage la normativité du propos et développent les différents « coûts » assumés du côté de l’offre et de la demande sur le « marché électoral » où tous cherchent à maximiser leur utilité. Ils consacrent également une part importante de leur ouvrage à la détermination de la Constitution optimale, rejoignant les préoccupations des « néolibéraux », ordo-libéraux allemands en tête. Enfin, ils soulignent que de bonnes règles permettent d’aboutir à un semblant d’unanimité, évacuant ainsi tout conflit du fait d’intérêts ou d’aspirations contraires dans la société.

7Outre des hypothèses singulièrement réductrices sur le plan positif, une telle approche est donc aussi et surtout problématique sur le plan normatif. Elle porte en effet en elle une certaine conception de la démocratie réduite à un marché de promesses clientélistes, où s’échangent des voix contre des actions ciblées sans aucune considération de l’intérêt général. Que l’on s’entende : la métaphore économique possède sans conteste certaines vertus heuristiques, comme l’ont montré les travaux envisageant soit les partis comme des « entreprises » particulières [Offerlé, 1987] (non sans faire débat parmi les politistes [Offerlé et Leca, 1988]), soit la politique comme une profession à part entière [Offerlé, 1999] et un champ spécifique [Bourdieu, 2002]. Le problème vient lorsque la démocratie représentative n’est pas seulement assimilée mais confondue avec tout autre marché économique, qui plus est non pas existant empiriquement mais dans la représentation réductrice qu’en donnent les modèles de la théorie standard. Dans une telle perspective, l’action collective apparaît comme une étrangeté – dans la mesure où chacun.e serait tenté de jouer les « passagers clandestins » – et qui ne se comprend que parce que les organisations concernées mettent en place des « incitations sélectives », c’est-à-dire des sanctions positives ou négatives, réservé.e.s à celles et ceux qui, respectivement, prennent ou ne prennent pas part à l’action [Olson, 1965]. Une telle représentation explique le déni, pour ne pas dire le mépris, dans lequel le chef de l’État tient les corps intermédiaires, et en premier lieu les partenaires sociaux comme l’a illustré notamment l’élaboration de projets structurants tels que la réforme des retraites ou la LPPR [9]. Son obsession pour le centre fait également écho au « théorème de l’électeur médian » porté par l’école du Public Choice, qui n’est pas éloignée de l’idée désormais banale dans le sens commun selon laquelle une élection se gagne en faisant basculer de son côté l’électorat qui se situe à l’intersection des lignes de force du champ partisan. De ce point de vue, le fameux mot d’ordre du « en même temps » consistant à prêcher une chose et son contraire semble moins marquer de la part de la formation présidentielle comme une volonté de prendre en compte la complexité du réel que comme le fait de porter à son paroxysme la logique du « parti attrape-tout » [Kirchheimer, 1966].

8Les théoriciens du Public Choice ont ensuite focalisé leurs recherches du côté de la fourniture optimale de biens publics, et donc corollairement du niveau d’imposition adapté, toujours dans le même cadre d’hypothèses individualiste et égoïste évacuant toute dimension idéaliste de la politique [Buchanan, 1967 ; Tullock, 1971 ; Brennan et Buchanan, 1980]. Notant que la délégation de choix de la part des « citoyens-électeurs-contribuables » ne doit pas être confondue avec un référendum permanent – ce qui n’est pas sans faire écho à la surdité assumée du président de la République face aux multiples mouvements sociaux qui ont émaillé jusqu’à présent son mandat [10] –, ces auteurs expriment une franche défiance vis-à-vis des élus, au gouvernement comme au Parlement, tentés pour être réélus de laisser filer les dépenses et déficits publics au détriment de l’utilité agrégée des « électeurs-contribuables ». S’ajoutent à cela les pressions des groupes d’intérêt pour obtenir des dépenses ciblées à leur bénéfice particulier. D’où la nécessité pour les tenants du Public Choice de mettre des garde-fous constitutionnels à ces dernières et qui se sont notamment concrétisés sous l’Administration Reagan par l’adoption de la loi Gramm-Rudman-Hollings, fixant chaque année un plafond annuel pour le déficit budgétaire au-delà duquel interviennent des coupes automatiques dans la plupart des programmes publics [11] [Kempf, 1989]. Contraint par la force des choses de laisser filer les déficits et la dette publics, et même de les laisser financer par la Banque centrale européenne, le gouvernement français s’est cependant refusé jusqu’à présent à annoncer toute hausse d’impôt, ni même de mettre en place une taxe exceptionnelle visant à récupérer le phénoménal surplus d’épargne constitué par les ménages les plus aisés, solution à laquelle se ralliaient pourtant même certains économistes médiatiques parmi les plus libéraux [12]. De ce point de vue, on voit que le souci de discipliner les administrations publiques par la dépense reste bel et bien de mise pour le gouvernement actuel, suivant en cela le credo du chef de l’État lancé à une soignante du CHU de Rouen en avril 2018 bien avant la pandémie, selon lequel « il n’y a pas d’argent magique » [13]. S’agissant plus spécifiquement de la méfiance viscérale du chef de l’État à l’égard des groupes professionnels organisés, perçus avant tout comme la source de décisions politiques irrationnelles et sous-optimales et des entraves au bon fonctionnement des marchés, celle-ci imprègne évidemment la loi « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » qu’il a fait adopter en août 2015 lorsqu’il était encore ministre de l’Économie et des Finances, même s’il n’a pu aller finalement aussi loin qu’il le souhaitait dans la libéralisation des professions réglementées [14]. Une conviction réitérée par sa fameuse tirade – « Je n’aime ni les castes, ni les rentes, ni les privilèges » – prononcée devant le Congrès réuni à Versailles le 9 juillet 2018, et qui était également au cœur de la justification par son gouvernement du projet de réforme des retraites à travers la condamnation sans appel ni nuance des régimes spéciaux présentés comme autant de « privilèges obsolètes » [15].

9Enfin, dernier volet majeur de l’approche du Public Choice : la critique de la bureaucratie publique [Niskanen, 1994 [1971]]. L’utilité des (hauts) fonctionnaires-bureaucrates serait cette fois non pas indexée sur la jouissance d’une combinaison de biens privés et publics comme pour l’électeur-contribuable ou dans la victoire aux élections pour les dirigeants politiques, mais sur l’augmentation de leur pouvoir au sein de leur organisation. Un pouvoir lui-même corrélé à la taille et au budget de l’administration dont ils ont la charge. D’où la nécessité là aussi de trouver les freins pour empêcher les baronnies bureaucratiques de prospérer, toujours au détriment de « l’intérêt général », entendu dans une perspective utilitariste comme la somme des utilités individuelles. Là encore, la méfiance à l’égard de ses propres agents, manifestée par l’État, semble avoir atteint son paroxysme sous l’actuelle présidence, et la nomination d’Amélie de Montchalin à la tête d’un ministère de la Transformation et de la Fonction publique en juillet dernier dans l’actuel gouvernement Castex a été interprétée, non sans raisons, comme le signal d’une volonté de passer à un nouveau stade dans le long mouvement de la « réforme » de l’État [Bezes, 2009] [16]. En témoigne encore la mise en difficulté des comptes de la protection sociale à travers la non-compensation inédite des déductions de cotisations accordées aux employeurs ou, dans un autre registre, celle des collectivités locales à travers la suppression de la taxe d’habitation notamment.

10En somme, s’il est un reproche que l’on ne peut certainement pas adresser à l’actuel chef de l’État et à certains de ses partisans, c’est de manquer de vision. Derrière ses « en même temps » et « ni de droite, ni de gauche », on peut en effet repérer une colonne vertébrale intellectuelle qui est bien moins celle de son mentor affiché Paul Ricœur que d’un courant de pensée né outre-Atlantique, et qui a connu son heure de gloire au milieu des années 1980 avec l’attribution du prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel à James Buchanan en 1986 [17], et reste encore influent parmi les libertariens de droite. Une vision du monde qui plaque les hypothèses de la théorie du choix rationnel sur la vie politique et en évacue tout « romantisme » selon le mot de Buchanan, qui considère l’intérêt général comme une somme d’intérêts individuels et dont le programme consiste avant toute autre chose à briser les « carcans » de toute sorte qui entraveraient la créativité et l’envie d’entreprendre dont chacun.e serait porteur.se, tout en bridant pour ce faire les corps intermédiaires de toutes sortes. On comprend mieux alors l’architecture d’un plan de relance qui porte très mal son nom et s’apparente à une caricature de politique de l’offre bien éloignée du « pragmatisme » dont le chef de l’État ne cesse de se prévaloir [18]. Ou l’incapacité congénitale d’une telle majorité à prendre à bras le corps des enjeux écologiques, ou sanitaires, impliquant une projection dans le temps long incompatible avec la philosophie utilitariste qui imprègne tous leurs raisonnements et une obsession pour la dérégulation [19]. C’est bien connu, l’affichage du rejet des idéologies dissimule le plus souvent la plus rigide des idéologies. Et s’agissant de l’actuelle majorité gouvernementale, celle-ci était pourtant bien indiquée dans son intitulé, pourvu que l’on n’oublie pas l’accent aigu : La République en marché.

Notes

  • [1]
    Emmanuel Macron, « Adresse aux Français », 12 mars 2020. Texte disponible sur le site de l’Élysée à l’URL : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais.
  • [2]
    Comme par exemple la bien mal nommée Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques [[Ifrap]] dont la directrice Agnès Verdier-Molinié est complaisamment invitée et relayée par de nombreux médias, ses passages dans ces derniers étant d’ailleurs soigneusement recensés sur le site Internet de l’organisation : https://www.ifrap.org qui en montre la croissance exponentielle. À noter que Christophe Kerrero siégeait dans son « conseil scientifique » en même temps qu’il était directeur de cabinet de Jean-Michel Blanquer, jusqu’à sa nomination comme recteur d’Île-de-France le 22 juillet dernier. Sur l’Ifrap, voir notamment Étienne Girard, « L’Ifrap d’Agnès Verdier-Molinié : faux institut de recherche et vrai lobby ultra-libéral », Marianne, 8 février 2018.
  • [3]
    François Béguin, « Coronavirus : la doctrine de la fermeture des lits à l’hôpital “est venue se fracasser sur l’épidémie” », Le Monde, 12 juin 2020 ; Cécile Rousseau, « Pendant que les soignants sont au front, la saignée se poursuit dans les hôpitaux », L’Humanité, 24 avril 2020.
  • [4]
    Voir Nathalie Mann, « Les partenariats public-privé, grands gagnants du projet de loi recherche », L’Usine nouvelle, 9 septembre 2020.
  • [5]
    Voir aussi Isabelle Rey-Lefebvre, « Trop coûteux, les partenariats public-privé n’ont plus la cote », Le Monde, 12 mars 2018.
  • [6]
    Cette interdépendance entre État et marché à la sauce néolibérale donne en effet lieu à un cercle vertueux [ou vicieux, c’est selon] : « plus de marché, plus d’État… plus de marché » [Le Galès et Scott, 2008, p. 305].
  • [7]
    Nonobstant le fait que, dans la pratique, de nombreuses firmes privées fonctionnent de manière très bureaucratique.
  • [8]
    Loïc Le Clerc, « “On va de nouveau assister à une instrumentalisation des chiffres de la délinquance” (entretien avec Laurent Mucchielli) », Regards.fr, 8 septembre 2020.
  • [9]
    Alain Beuve-Méry, « Les corps intermédiaires, points de discorde », Le Monde, 22 janvier 2020.
  • [10]
    Notamment les Gilets jaunes, incarnation sans doute à ses yeux des « intérêts expressifs » (expressive interests) par opposition aux intérêts instrumentaux, seuls légitimes aux yeux des partisans du Public Choice.
  • [11]
    Quoique peu respecté en pratique à Washington, à commencer par Reagan lui-même, pourtant tenté un temps d’amender la Constitution du pays dans le même sens. Les idées du Public Choice ont néanmoins inspiré des législations dans d’autres pays, sans parler évidemment des fameux critères de Maastricht. Dernier exemple en date : le Brésil sous Michel Temer où l’amendement n° 95 à la Constitution de 1988 adopté le 15 décembre 2016 programme un plafonnement des dépenses publiques (« Teto dos Gastos Públicos ») sur les deux décennies suivantes.
  • [12]
    Voir Jean-Marc Daniel, « Nous devrons bien assumer un impôt coronavirus », Les Échos, 15 avril 2020.
  • [13]
    La séquence filmée par France 3 peut être encore visionnée en ligne.
  • [14]
    Voir Camille Chaserant et Sophie Harnay, « Libéraliser ou réglementer les professions. Quelles justifications économiques ? », La Vie des idées, 9 juin 2015 et Martine Bulard, « Loi Macron, le choix du “toujours moins” », Le Monde diplomatique, avril 2015, p. 4-5.
  • [15]
    Adrien Sénécat, « Réforme des retraites : le vrai du faux des régimes spéciaux », Le Monde.fr, 3 décembre 2019.
  • [16]
    Voir Romaric Godin, « Amélie de Montchalin, fer de lance de la transformation du service public », Mediapart, 7 juillet 2020.
  • [17]
    Le même Buchanan occupait la présidence de la Société du Mont-Pèlerin jusqu’à l’année précédente et avait l’oreille attentive d’un Ronald Reagan, comme William Niskanen, enrôlé dans l’administration de l’ancien acteur, et ensuite parti à la direction de l’influent think tank libertarien du Cato Institute.
  • [18]
    Voir par ex. Bruno Amable, « Macron relance comme au poker », Libération, 7 septembre 2020.
  • [19]
    Voir « Emmanuel Macron, le dérégulateur », Alternatives économiques.fr, 7 novembre 2019.

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Igor Martinache
Université de Paris, Ladyss et Ceraps
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/11/2020
https://doi.org/10.3917/rfse.025.0005
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