1Les phénomènes sexuels sont des réalités sociales qui ne peuvent se réduire à leurs dimensions biologique ou individuelle. « La sexualité est toujours autre chose qu’elle-même », dit Maurice Godelier [2001]. Alors que nombreux sont les travaux de science politique qui se sont intéressés aux mobilisations, aux politiques et aux institutions en relation à la sexualité, plus rares sont les analyses qui envisagent les phénomènes sexuels sous l’angle économique. Pourtant, les termes économiques abondent lorsque les sciences sociales parlent de sexualité. Les approches socio-économiques de la sexualité seraient-elles surtout métaphoriques ou bien ont-elles une valeur heuristique ? Font-elles apparaître une dimension originale de la sexualité ? Nous nous proposons d’aborder la question en tentant de marier deux courants sociologiques qui ont pour point commun d’aborder leur objet de façon décalée.
2Un de nos deux points de départ est la sociologie économique, qui s’attache à travailler sociologiquement des phénomènes habituellement envisagés comme des objets économiques et traités (ou parfois négligés) par les économistes. Lorsque ce courant prend pour objet les phénomènes de marché par exemple, il tente d’en repeupler sociologiquement l’univers, en décrivant ses acteurs et en éclairant ses processus [François, 2008] [1]. Notre second point de départ est le courant des sciences sociales de la sexualité, qui envisagent la manière dont la société et les rapports sociaux, y compris les rapports de genre, font la sexualité et réciproquement [Bozon et Leridon, 1993]. Il essaie d’extraire cette dernière de la logique implicitement normative et individualiste des disciplines cliniques (médecine, psychologie, sexologie), principalement attentives à la fonction sexuelle et à ce qui peut perturber son fonctionnement.
3Il y a assurément des aspects économiques dans la sexualité, comme il y en a aussi plus largement dans la formation des couples, dans la relation amoureuse, ainsi que dans la vie conjugale et familiale. Des travaux ont été menés sur les aspects matériels de l’intimité, sur l’usage de l’argent et sur les questions économiques dans la famille [2]. Dans le domaine plus spécifique de la sexualité, les recherches qui se réfèrent à des notions socio-économiques sont devenues plus nombreuses, ce dont atteste par exemple le développement pris par la théorie du continuum de l’échange économico-sexuel de Paola Tabet [3]. Si les travaux de sciences sociales sur la sexualité recourent de plus en plus à des notions apparentées à l’économie, il reste à se demander si elles correspondent bien à un usage conceptuel raisonné.
4Cet article interroge une série de notions de sociologie économique pour voir dans quelle mesure elles permettent d’aborder et de qualifier les objets de la sexualité, mais également de situer cette dernière dans les rapports sociaux. La sexualité est envisagée principalement comme échange, en distinguant le cadre des échanges et les processus des échanges, ou en d’autres termes la morphologie et les mécanismes. On se propose de réfléchir successivement aux notions d’échange et de marché (1.), de dispositifs au sens de l’économie des singularités (2.), de capital érotique ou sexuel (3.), de champ au sens de Bourdieu (4.), et enfin, de marchandisation (5.). Pour interroger ces notions, sont abordés des objets tels que les sites web et les applications de rencontre, les critiques de la prostitution et de la gestation pour autrui (GPA), le tourisme sexuel, le travail sexuel, les bars gay à Greenwich Village ou ailleurs, le marché du travail des actrices et acteurs de films pornographiques, mais aussi plus généralement le marché matrimonial et le choix du conjoint, la pratique de l’amour et la sexualité dans la vie conjugale.
1 – Dans quelle mesure les notions d’échange et de marché peuvent-elles être appliquées à la sexualité ?
5Partons des notions fondamentales, celles de marché et d’échange. Au marché, notion polymorphe souvent utilisée, qui pose peut-être plus de problèmes qu’elle n’en résout, on substituera peu à peu celle d’échange, en spécifiant sa nature. Toute circulation de biens n’est pas un échange. En outre, certains échanges sont marchands et d’autres non marchands. Il y a une différence entre un échange non marchand et un don. Dans l’article d’Alain Testart [2001], « Échange marchand, échange non marchand », construit sur des exemples empruntés à l’anthropologie, l’auteur propose une tripartition, entre don, échange non marchand et échange marchand. Le marché est défini par l’auteur comme la rencontre d’une offre et d’une demande de choses. Ces choses ont un statut de marchandise, c’est-à-dire de bien offert, détaché de la personne qui l’offre, et qui peut être aliéné. Les services peuvent être des marchandises, mais dans ce cas ils ont des spécificités. La rencontre entre offre et demande sur un marché se fait par une mise en équivalence au moyen d’un prix, le plus généralement dans un cadre de concurrence. Ce qui distingue un échange (marchand ou non marchand) d’un don, c’est que dans le don il est impossible d’exiger une contrepartie comme droit ou comme dû, même si on l’espère secrètement ou ouvertement. Ce qui distingue un échange non marchand d’un échange marchand, c’est que, dans le premier cas, il y a souvent absence de concurrence, absence d’offre (au sens de mise sur le marché), voire absence de demande : ce sont les rapports entre les personnes qui commandent l’échange et les conditions de l’échange, et non les rapports entre les choses qui créent les rapports entre les gens, comme dans l’échange marchand.
6Testart prend le versement d’une compensation matrimoniale dans les sociétés qui la pratiquent comme exemple typique de l’échange non marchand. « Il ne s’agit pas de don mais bien de paiement au sens plein du terme, paiement obligé par lequel on contracte une dette tout à fait exigible […]. Si au moins pour l’Afrique et l’Asie du Sud-Est, il s’agit bien d’un échange, ce n’est évidemment pas un échange marchand parce qu’aucune femme à marier n’a jamais été offerte sur un marché, parce qu’aucun mariage n’a jamais été conclu par achat, par le moyen de l’achat. Le mariage est une alliance entre deux familles et c’est dans le cadre de cette relation d’affinité que se fait la transaction, c’est sous conditions de cette alliance que se réalisent la vente et l’achat de droits sur l’épouse » [Testart, 2001, p. 734].
7Essayons de caractériser la nature de l’échange dans le continuum de l’échange économico-sexuel, tel que le définit Tabet [2005]. Selon elle, la sexualité des femmes est considérée par les hommes comme un service qui mérite rétribution et est échangée contre d’autres biens, d’ordres très divers, matériels et immatériels, argent, cadeaux, nom, affection, statut. L’inverse n’est généralement pas vrai. En termes économiques, on peut dire qu’il n’y a pas d’équivalence entre sexualité féminine et sexualité masculine, fait que constate aussi Trachman [2012, p. 191-207] quand il se penche sur les différences de salaire entre actrices et acteurs de films pornographiques – les premières ayant des rémunérations plus élevées mais des carrières beaucoup plus courtes que les seconds. La non-équivalence est attestée d’un pôle à l’autre du continuum, de la prostitution au mariage. Mais de quelle nature est alors l’échange ?
8À tous les degrés du continuum, selon les situations concrètes, il peut en fait se décliner tout autant comme un don que comme un échange non marchand ou un échange marchand. Autrement dit, ce que Tabet appelle un échange (économico-sexuel) n’est pas toujours un échange (au sens de Testart). Dans un texte que j’avais écrit sur la prostitution, je résume ainsi ce que montre Tabet : « Le contenu du service varie considérablement, de même que les formes de rétribution […]. Dans certains cas, le service sexuel n’est pas séparé d’autres services comme le repas, le bain, l’appui psychologique, le lavage des vêtements, l’hospitalité pour la nuit. Comme le mariage en somme. À l’autre extrême, le service sexuel peut être défini de façon restrictive, comme un travail spécifique, distinct du service domestique, psychologique, ou même de l’activité sexuelle : refus du baiser, définition stricte du type de prestations “offertes”, contrôle de la durée des prestations. En matière de rétribution, l’éventail va du cadeau librement fixé, comme forme de générosité obligatoire de l’homme, au tarif fixe, le prix, payé avant la prestation. Il y a de nombreuses situations intermédiaires. Le cadeau ne peut pas être négocié. Le pouvoir de négociation des femmes augmente avec le système du tarif. Mais même dans les situations où les hommes font seulement des cadeaux […], les femmes peuvent avoir des stratégies pour recevoir plus, ou plus souvent » [Bozon, 2015, p. 17]. En somme, quand le service sexuel n’est pas nettement séparé de la personne et des autres services qu’elle peut offrir, il entre dans une économie non marchande : en échange l’homme fait des cadeaux et est considéré comme un paying lover. Quand la nature et la durée de la prestation sont précisément fixées, celle-ci s’inscrit dans une logique d’échange marchand.
9La contractualisation de l’échange sexuel, au sens de Tabet, lorsqu’elle s’effectue sans contrainte physique et morale, peut être perçue comme une forme de révolte contre une sexualité imposée et gratuite, et notamment en situation de migration comme une émancipation à l’égard d’un contexte patriarcal. Cependant, elle s’effectue dans le cadre contraint et inchangé de la division sexuée du travail entre femmes et hommes, et des règles de l’échange économico-sexuel. La structure des relations de pouvoir n’est pas bouleversée par cette autonomie matérielle qu’obtiennent certaines femmes en négociant leur sexualité.
10Roux [2011], dans son travail sur le tourisme sexuel, aborde les stratégies des femmes d’un quartier rouge de Bangkok (Patpong), qui se présentent comme danseuses, pour inciter leurs clients étrangers à passer avec elles d’un paiement à l’acte sexuel – auquel s’ajoutent des cadeaux et des invitations au restaurant –, à des versements réguliers, notamment lorsque les hommes ne sont plus en Thaïlande : il s’agit pour elles d’essayer de déplacer l’échange d’un cadre marchand à un cadre non marchand. Une telle relation, dans laquelle l’homme « prend soin » d’elle, est considérée comme plus honorable et correspond à la définition inégalitaire d’une relation amoureuse à laquelle adhèrent ces femmes. D’une forme de paiement à l’autre, ce qui change est évidemment le contenu des échanges, mais aussi la manière dont les clients et les danseuses se qualifient et nomment la relation (les hommes sont qualifiés de petit ami, fen, et les femmes de copines, ou girl friends), alors même que la plupart des observateurs extérieurs ne voient aucune différence.
11Deschamps [2013] a observé des interactions de séduction dans des bars où ont lieu des rencontres sans lendemain entre hommes et femmes. Elle montre qu’un trait, dans ces rencontres occasionnelles en lieu public, distingue le don de la prestation marchande. Pour un homme, offrir des verres à une femme, s’imposer comme donateur est une dépense, un don, mais dont le résultat n’est jamais garanti, contrairement à la prostitution avec tarif, qui est garantie et sans surprise, une fois le versement effectué, ce qui la situe bien dans l’échange marchand. Ce qui oppose l’échange marchand et le don, c’est la certitude du résultat. En revanche, la nature asymétrique des rapports de genre ne change pas.
12La tripartition du don, de l’échange non marchand et de l’échange marchand peut également être reprise pour caractériser les trois étapes d’une relation/histoire amoureuse et la place qu’y joue la dimension sexuelle, telles que je les décris dans Pratique de l’amour [Bozon, 2016]. L’étape de l’amour naissant, caractérisée à l’époque contemporaine par les « remises de soi » mutuelles des partenaires, est une période de don et d’intense dépense de soi, marquée par l’incertitude, mais aussi par une attente de réciprocité globale. La remise de son corps et l’accueil de celui du/de la partenaire sont typiques de ce moment de réciprocité intense, fondateur du lien. Quand le lien amoureux se mue en relation stable ou conjugale, on peut considérer que les partenaires passent à une forme d’échange non marchand, échange attendu et prescrit par le cadre même du couple stable. Chacun doit alors contribuer par ses actes à l’entretien de la relation conjugale et de la sphère commune, dans l’assurance que l’autre fasse de même, mais sans rechercher une équivalence terme à terme dans les échanges. La vie sexuelle devient un rituel privé d’entretien du couple, attendu mais moins central que dans les débuts amoureux. Dans la troisième phase que j’ai nommée désamour, caractérisée par une « reprise de soi », la logique du don ou de l’échange non marchand n’opère plus, on se met à faire les comptes, à appliquer des règles de calcul aux actes de l’autre. La relation de couple se rapproche alors, d’une certaine manière, du modèle de l’échange marchand puisque ce sont les rapports entre les choses qui tendent à prendre le dessus sur les rapports entre les gens.
13Ce qu’on voyait jusque-là comme don gratuit, ou échange réglé comme par miracle par la relation apparaît rétrospectivement comme une illusion. Les femmes peuvent être particulièrement désenchantées à l’égard de leur engagement conjugal passé [de Singly, 2011]. Les insatisfactions et dysfonctionnements sexuels jouent un rôle expressif de cet éloignement entre partenaires. On sort de l’amour parce qu’on s’est rendu compte que les comptes n’étaient pas bons ou qu’on n’y trouvait plus son compte. Mais la formule suivante est sans doute plus juste : (le simple fait de vouloir) faire les comptes fait sortir de l’amour et désenchante la relation. Ainsi, si l’équilibre des échanges est pris en compte par les partenaires à tous les stades de la relation, il l’est de manière plus ou moins explicite, ce qui est une manière de qualifier la nature de la relation.
2 – Sexualité et garanties de qualité
14Lorsqu’on veut décrire l’organisation des rencontres sexuelles, on peut aussi se référer à l’économie de la qualité et à ses dispositifs, telle qu’elle a été conceptualisée par Karpik [1989, 2007]. Sur certains marchés, l’échange dépend avant tout de la qualité des biens et des services. Or cette qualité est souvent très incertaine. Pour que les échanges aient néanmoins lieu, il faut s’appuyer sur des pratiques ou des dispositifs qui garantissent la qualité des biens ou réduisent l’incertitude. Dans son analyse, Karpik distingue les pratiques et dispositifs visant à réduire l’incertitude sur la qualité qui sont de nature personnelle et ceux qui se définissent par leur caractère impersonnel. Mobiliser ses réseaux pour s’informer sur un bien ou un service, ou faire toujours affaire avec les mêmes personnes rentre dans le premier cas. Ainsi en est-il par exemple d’un client qui, dans le cadre d’un rapport prostitutionnel, choisit de faire appel systématiquement à la même femme. Les certifications telles que les classements, les guides, les appellations, les marques, les titres ou les règles de déontologie professionnelle appartiennent quant à eux à la catégorie des dispositifs impersonnels. Ceux-ci peuvent-ils s’appliquer de la même manière à l’analyse des pratiques relevant de la sexualité ?
15Sur la plupart des sites web et des applications de rencontre, les profils des clients ne sont pas vérifiés et les dispositifs de contrôle sont généralement absents, à l’exception de règles très générales (par exemple sur le type de photos autorisées pour le profil). On peut voir en revanche un exemple de contrôle de qualité, mais relativement peu généralisable, dans les sites de rencontre élitistes, qui sélectionnent leurs inscrits par cooptation et par le montant élevé des frais d’inscription, et qui peuvent ainsi vanter une qualité de produit qui attire de futurs clients. Il y a là une sorte de marque de fabrique, l’assurance de « rencontres de qualité » au sens social, apparentée au fonctionnement des rallyes de classes supérieures (Le Wita, 1988 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989). En revanche, les sites de rencontre ethniques qui garantissent une homogamie religieuse ou culturelle n’ont pas les moyens de certifier la qualité promise, ce qui laisse la vérification entièrement à la charge des participant.e.s. Rappelons également que, même au temps des agences matrimoniales qui avaient pignon sur rue et mettaient en avant leur respectabilité et leurs succès (à travers le nombre de mariages conclus), les clientes avaient de forts doutes sur la qualité et l’honnêteté du service rendu : la rareté des hommes inscrits avait pour effet que c’étaient souvent les mêmes hommes qui étaient présentés aux femmes clientes [Gaillard, 2020]. On pourrait analyser enfin la « qualité » des clubs échangistes ou des bars à backrooms [Mendes-Leite et al., 1999 ; Rubin, 2010] : leur réputation est liée avant tout à la composition sociale de leur public.
16En somme, il n’y a pas de dispositifs autonomes de certification dans les rencontres sexuelles « anonymes », comme si l’incertitude pouvait très difficilement être réduite dans ce domaine. Chacun doit bricoler une stratégie personnelle, tant dans les échanges de la phase d’approche que dans la rencontre physique. Le problème se pose avec plus d’acuité encore pour les femmes, préoccupées par les risques de violence dans les rencontres hétérosexuelles. Comme l’indique Bergström, « qu’elles craignent ou non des violences à leur égard, on attend d’elles qu’elles se montrent prudentes lorsqu’elles s’engagent dans les relations intimes. Ainsi, la menace de la violence – menace effective mais aussi menace mise en scène – participe au contrôle social de la sexualité des femmes. Elle interdit une hypothétique banalisation du sexe sur Internet qui ne peut avoir lieu tant que la sexualité reste, pour les femmes, un lieu de violence brandie, crainte et vécue » [Bergström, 2019, p. 200-201].
3 – La notion de capital érotique ou sexuel tient-elle la route ?
17Que penser de la notion de capital érotique ou sexuel ? Le terme a été utilisé par le sociologue Levi Martin [2006], puis popularisé par la sociologue britannique Hakim [2011], qui en a diffusé l’usage. Elle se réfère à Bourdieu, mais pas de manière très systématique. Selon elle, le capital érotique serait une quatrième espèce de capital, après le capital économique, le capital culturel et le capital social. Une cinquième, si on ajoute le capital symbolique. Il s’agirait d’une réalité universelle, mais aux facettes multiples, plus ou moins mises en avant selon les cultures et les sociétés. Pour définir ce capital, elle propose la liste d’éléments suivants, tous dérivés du corps et des usages du corps : la beauté (souvent définie à partir du visage), l’attractivité sexuelle (associée au reste du corps), le charme et le charisme, l’énergie personnelle et la vivacité, la présentation de soi et l’habillement, la compétence sexuelle. Une septième facette, plus valorisée dans certaines cultures non occidentales, serait la fécondité. Ces éléments ont une valeur au sens économique qui permettrait à une personne de se placer sur le marché sexuel ou matrimonial, mais aussi sur le marché du travail, indépendamment de ses autres atouts sociaux. Les femmes ont plus de capital érotique que les hommes, et ce dernier constituerait donc pour elles une source de pouvoir cachée, que l’auteure les invite à exploiter sans fausse pudeur.
18Le terme a été repris par Illouz [2012]. Il a été critiqué par d’autres, comme Green [2013], qui utilise la notion d’habitus érotique, mais aussi par Neveu [2013] qui considère l’invention du capital érotique par Hakim comme un bon exemple d’usage indû de la notion de capital. Notant l’absence de rigueur des éléments empiriques proposés à l’appui de la définition, il met fortement en cause l’utilité d’une quatrième espèce de capital. Le centre du propos est une critique serrée de la singularité réelle de ce capital. Plusieurs des éléments qui contribuent à la définition, comme le charme, la vivacité (liveliness) ou la présentation sociale sont clairement sociaux et culturels, plus que purement physiques. J’avais également montré dans un article ancien sur le choix du conjoint [Bozon, 2006 (1991)] que, bien loin d’être l’objet d’un consensus, comme le supposent les expériences de psychologie sociale sur les effets sociaux de la beauté, les définitions que les individus donnaient de leur idéal physique en matière de partenaire variaient selon le sexe mais aussi très largement selon le milieu social, accordant par exemple plus ou moins d’importance à la minceur ou à la chair/au muscle. Plus généralement, les corps ne sont pas reçus de manière asociale : ils sont modelés par les conditions de vie et explicitement travaillés par les individus de même qu’ils sont perçus au sein de systèmes socialement hiérarchisés de goûts, engendrés par la socialisation. C’est évidemment le cas également de la compétence sexuelle.
19En définitive, il n’y a aucun intérêt théorique et pratique à multiplier les capitaux au-delà des trois grandes catégories, capital économique, capital culturel, capital social. Neveu soutient donc que, tout en restant attentif à la composante physique des ressources du corps, « la perspective la plus cohérente est bien de réintégrer la notion de capital érotique comme une variété du capital culturel » [Neveu, 2013, p. 12]. Il n’y a pas d’apport spécifique et original d’une notion autonome liée au corps et aux ressources du corps.
4 – Le marché ou le champ ? Un choix pas si cornélien
20Le champ, tel qu’il a été défini par Bourdieu, est un dispositif conceptuel alternatif à celui du marché en économie, mais qui l’englobe. Il permet de décrire l’économie des pratiques dans divers sous-espaces partiellement autonomes (la mode, le champ scientifique pour citer les premiers champs décrits par l’auteur), organisés autour d’enjeux spécifiques que l’on peut nommer intérêt – ou illusio, pour reprendre le vocabulaire de Bourdieu. Un champ est un espace de positions, définies par les relations qu’elles entretiennent entre elles, mais aussi par la nature et le volume des capitaux des agents en concurrence qui les occupent. Cela permet de tenir compte des échanges symboliques et des concurrences de classement. Ce concept est mieux adapté que celui de marché à la description du fonctionnement de l’espace des rencontres matrimoniales que l’on nomme, de façon routinière mais peu rigoureuse, marché matrimonial [Desrosières, 1978] [4] ou des plateformes de rencontre : quelle que soit la différence des capitaux de l’un et de l’autre, on n’achète pas un partenaire. Hormis les cas d’esclavage, le partenaire n’est pas une marchandise offerte sur un marché. Penser le contexte des échanges comme un champ décrit bien le cadre des interactions et les rapprochements qui s’opèrent, qui reposent sur des jeux de classement réciproques, mettant en relation des homologues. Entamer une relation brève ou prolongée avec un partenaire, c’est le considérer comme attirant, mais pour que la relation ait lieu il faut être accepté par lui ou elle et donc être considéré comme un partenaire désirable.
21Dans les procédures qui interviennent lors des choix de partenaires, il peut y avoir une dépense de soi et même de l’argent qui circule, mais on ne fixe pas de prix à payer. Les appariements résultent de processus de classement. Schmitz [2017], qui a effectué une vaste enquête quantitative sur la manière dont se constitue l’appariement des partenaires à partir de données d’interactions des sites de rencontre allemands, montre l’importance des procédures de classement mutuels, inscrites dans la structure sociale, et qui font ressortir le capital économique et le capital culturel des agents. Il met en lumière, par une analyse de correspondances multiples, que le capital physique et le capital érotique n’apparaissent que comme des fonctions des deux premières espèces de capital et n’ont pas l’autonomie que leur suppose Hakim. De façon plus surprenante, Rubio [2013] [5] qui travaille sur la prostitution gaie sur Internet – nommée escorting – montre, d’une part, que les hommes escorts choisissent leurs clients et, d’autre part, qu’ils le font sur des critères principalement sociaux ou culturels. Green [2008] a développé un concept de champ sexuel, principalement appliqué aux relations brèves entre hommes dans les lieux de rencontres sexuelles en milieu urbain. À partir de l’étude du quartier de New York Greenwich Village, qu’il analyse plus particulièrement, il montre la diversité des types de lieux, en congruence avec la variété des styles de « capital sexuel » qui s’y déploient et des scripts interpersonnels qui y circulent. Ce paysage entretient un lien implacable avec la stratification de classe, de race et d’âge. Minoritaires, les partenaires noirs sont valorisés dans le cadre des fantasmes d’hommes gais blancs de classes moyennes, et peuvent être amenés à surjouer leur « race ».
22Pour entrer en relation avec un.e partenaire, en somme, il ne s’agit pas de payer le prix habituel du marché, sur lequel s’entendent ceux qui échangent, mais de trouver, à un moment donné, en fonction de ses caractéristiques propres, la bonne personne, c’est-à-dire celle avec laquelle une interaction sociale plus ou moins durable (sexuelle, conjugale…) est possible. C’est donc un sens du placement et de l’adaptation qui est requis, contrairement à ce que laissent penser les expressions répandues de marché sexuel, marché des rencontres ou marché matrimonial.
5 – La critique de la marchandisation de la sexualité. Une posture ambiguë
23Malgré l’importance très relative du fonctionnement marchand dans la sexualité, et l’usage principalement métaphorique du terme de marché pour désigner la diversité et le renouvellement des partenaires, la notion de marchandisation de la sexualité (ou du corps, ou de la reproduction) a connu un développement surprenant dans le grand public, chez des militant.e.s féministes et autres, et chez certain.e.s chercheur.e.s [6]. Son usage, dans une perspective critique, rassemble paradoxalement les conservateurs et ce que l’on peut appeler la « gauche morale », qui déplorent la place prise à l’époque contemporaine par les aspects « économiques » dans la sexualité et dans la reproduction. La critique du marché est ici associée à un idéal moral de gratuité, qui serait la marque de fabrique de la bonne sexualité et de la bonne reproduction. La déploration de la marchandisation est ainsi le fil directeur assez lâche qui rassemble des thèmes aussi divers que la lutte pour l’abolition de la prostitution, la critique de la gestation pour autrui et même de la procréation médicalement assistée (quand bien même l’accès aux ovocytes est gratuit en France). Les critiques concernent également les sites web et applications de rencontre qui, en facilitant l’accès aux partenaires sexuels et amoureux, seraient devenus de véritables supermarchés de l’amour, ainsi que les plateformes pornographiques, qui favoriseraient la marchandisation du désir. Plus généralement, le renouvellement des partenaires ou les rencontres sans lendemain peuvent être conçus comme une forme de marchandisation. La déploration de la marchandisation est souvent associée, chez les mêmes individus, à une panique morale concernant la sexualité des jeunes [Bozon, 2012], vus comme menacés moralement par la marchandisation du sexe. Ou bien à une mise en cause de la violence dans les rapports entre les sexes, qui est associée à la présence de l’argent. Le terme est peu rigoureux et c’est sans doute son ambiguïté, entre économie et morale, qui a fait son succès.
24Dans une tribune parue dans Libération en 2014, Fassin avait situé l’émergence de la notion de marchandisation de la sexualité dans une rhétorique anticapitaliste un peu factice et paradoxale (voir aussi Mathieu [2007]), dans la mesure où elle était portée par des personnes nullement anticapitalistes qui s’indignaient de la marchandisation du corps féminin, mais uniquement lorsqu’elle concernait la sexualité et la reproduction. Il rappelait, en citant Tabet et Zelizer, que « les déterminations économiques ne se cantonnent pas au monde du travail, elles traversent notre intimité ». Il n’y a jamais d’« intimité sexuelle et affective “pure” de toute souillure économique ». Il concluait qu’il serait « dangereux, au nom de la pureté, d’occulter les traces de l’argent » dans l’intimité et la sexualité. Le problème est plutôt celui de l’exploitation, sexuelle ou pas, et de la dérégulation : « pour contrecarrer les effets de la domination, il faut soumettre l’ordre sexuel, comme tout l’ordre social, à des règles définies au nom de principes ». Mais il n’y a pas d’exception sexuelle et toute lutte pour la pureté de la sexualité est politiquement douteuse.
6 – Conclusion
25Dans la mesure où les sciences sociales de la sexualité se donnent pour méthode et pour objectif de sortir analytiquement la sexualité de son exceptionnalité [7], il est essentiel pour elles de ne pas occulter la trace des échanges et des intérêts, matériels ou non matériels, monétaires ou non, qui circulent dans les relations sexuelles. La raison fondamentale, toute simple, mais difficile à accepter en matière de sexualité, en est que, pour reprendre une formule de Zelizer, intimité et économie n’appartiennent pas à des mondes hostiles. Plus encore, les intérêts matériels et monétaires, ainsi que les inégalités économiques, loin de polluer irrémédiablement les relations et le désir, les créent, les motivent et les spécifient. Dans le domaine des relations sexuelles et du choix des partenaires, par exemple, s’il existe au final peu de marché proprement dit, ni de dispositifs liés à une économie de la qualité, il existe en revanche beaucoup d’échanges et d’interactions où interviennent le capital économique et le capital culturel des acteurs et des actrices, mais circulant souvent sous une forme incorporée. Ainsi, la sexualité n’est ni une activité gratuite ni une recherche égoïste et exclusive de gratifications ou de biens sexuels. En rien autonome, la sexualité se nourrit de tous les échanges, y compris économiques, auxquels elle participe.
Notes
-
[1]
Cet ouvrage n’aborde pas les questions de sexualité, mais il a attiré mon attention sur l’article d’Alain Testart [2001] que j’analyse plus loin.
-
[2]
Dont témoigne par exemple le numéro 45 de Terrain paru en 2005 sur « L’argent en famille » et qui comprenait des articles de Viviana Zelizer [2005a et b], ainsi que de Florence Weber, Sibylle Gollac, Agnès Martial.
-
[3]
Théorie qui s’est élaborée et enrichie progressivement depuis ses premiers écrits dans les années 1980, repris dans La grande arnaque [Tabet, 2005], jusqu’à l’entretien avec Mathieu Trachman (« La banalité de l’échange », paru en 2009, dans Genre, Sexualité, Société [Trachman et Tabet, 2009]) ou aux hommages critiques que constituent l’ouvrage coordonné par Christophe Broqua et Catherine Deschamps (L’échange économico-sexuel [2014, Éditions de l’EHESS] ou le numéro spécial d’Ethnologie française (« Sexualités négociées », 2012, sous la direction de Philippe Combessie et Sibylla Mayer).
-
[4]
À signaler que même si Bourdieu a parfois été amené (rarement) à utiliser l’expression de marché matrimonial, il lui préfère nettement celles de stratégies matrimoniales ou d’échanges matrimoniaux. Voir Bourdieu [1972].
-
[5]
Voir également l’article de Rubio [2020] publié dans le dossier.
-
[6]
Illouz met par exemple en cause la « marchandisation de la rencontre » [Illouz, 2012].
-
[7]
Cet objectif a été clairement mis en avant par Gagnon et Simon dès le premier chapitre de leur premier ouvrage paru en 1973.