Floriane Bolazzi. Caste, classe et mobilité sociale. Une analyse longitudinale dans un village au nord de l’Inde 1958-2015
1Thèse de sociologie économique, réalisée sous la co-direction d’Isabelle GUERIN (Directrice de recherche à l’IRD) et Gabriele BALLARINO (Professeure à l’Università degli Studi di Milano) et soutenue le 14 mai 2020 au CESSMA (Université Paris Diderot).
2Jury composé de Judith HEYER, Professeure émérite en économie du développement à Oxford University (rapporteure) ; Peter LANJOUW, Professeur en économie du développement à Vrije Universiteit Amsterdam (rapporteur), Ruud LUIJKX, Maître de conférences en sociologie à Tilburg University (examinateur).
3Alors que de nombreuses recherches sur la stratification sociale ont été et sont toujours menées dans les sociétés dites « avancées », cette thèse contribue à la littérature émergente sur la stratification et la mobilité sociale dans les pays en développement. La thèse analyse le lien entre caste, classe et mobilité sociale en Inde rurale depuis les réformes agraires des années 1950 jusqu’aux années récentes, en passant par la Révolution Verte des années 1970 et le tournant néo-libéral des années 1990. La période observée se caractérise par de profondes transformations économiques, politiques et sociales qui ont indéniablement participé au développement économique de l’Inde. Mais dans quelle mesure ces transformations structurelles ont-elles généré un meilleur accès aux opportunités de mobilité sociale pour les individus et les groupes d’individus historiquement défavorisés par leur appartenance de caste ? La réponse est moins claire.
4Dans la société agraire, la caste et la classe convergeaient au sein d’un ordre social rigide : les propriétaires exploitants appartenaient aux castes supérieures alors que les travailleurs agricoles et les artisans appartenaient aux castes inférieures. Avec la « modernisation » de la société, qui comprend plusieurs processus dont la diversification de l’économie, le développement du marché du travail et l’augmentation des flux migratoires vers les centres urbains, on pourrait s’attendre à ce que l’immobilité sociale s’affaiblisse, mais est-ce réellement le cas ? L’absence de données intergénérationnelles, indispensables pour apprécier les changements de position sociale d’un individu vis-à-vis de ses parents, explique en partie le fait que la question de la mobilité sociale soit peu explorée en Inde. De plus, les études à grande échelle des inégalités de caste utilisent généralement des catégories administratives pour approximer les jatis. Or la jati, parfois définie comme sous-caste, est une unité sociologique plus pertinente car elle correspond effectivement au groupe social de naissance assuré par le principe d’endogamie et rituellement situé dans un système hiérarchique.
5Cette thèse vise à répondre à ce manque. Elle mobilise des données inédites : une base de données longitudinales de trois générations d’individus du village de Palanpur (Uttar Pradesh), dont l’ensemble de la population a été interviewé sept fois de 1958 à 2015, combinée à des entretiens semi-directifs (102 entretiens semi-directifs menés entre janvier et juin 2018). La thèse pose les questions suivantes : l’influence de l’origine sociale s’est-elle affaiblie avec la « modernisation » ? Et, l’appartenance de caste continue-t-elle de prévaloir comme facteur de stratification sociale ? La méthodologie employée combine une analyse statistique des taux et des modalités de mobilité intergénérationnelle avec une analyse économétrique de l’influence de plusieurs facteurs sur la probabilité d’un individu d’être plus ou moins mobile, notamment celle de la jati. L’analyse quantitative s’accompagne d’une analyse qualitative qui permet de mettre les trajectoires de mobilité relevées en perspective avec les stratégies individuelles et collectives (notamment les pratiques migratoires), les aspirations professionnelles, les perceptions et les normes sociales qui façonnent les préférences.
6Les résultats de la thèse montrent que la mobilité sociale a augmenté au cours du temps mais qu’elle se caractérise principalement par des mouvements descendants et horizontaux des classes agraires vers la classe de travailleurs journaliers non qualifiés (assimilable à la classe ouvrière). La classe supérieure maintient un avantage comparatif en termes de stabilité sociale mais l’éducation secondaire égalise de plus en plus les chances de mobilité ascendante, indépendamment de la jati et de la classe d’origine. Cependant, l’accès à l’éducation reste sensible aux inégalités économiques et à la classe sociale d’origine. Globalement, l’influence de la jati sur la destination sociale, indépendamment de la classe d’origine et du niveau d’éducation, s’est réduite pour tous mais les jatis historiquement pénalisées ont relativement moins de chances d’accéder aux classes de salariat, considérées plus prestigieuses. Parmi celles-ci, les jatis musulmanes restent les plus pénalisées. Enfin, sans que les mouvements de la classe des travailleurs agricoles à l’équivalent de la classe ouvrière n’impliquent de changements de position dans la structure sociale, la transition vers le marché du travail des jatis précédemment dominées par les exploitants fermiers se traduit en une perception d’émancipation vis-à-vis des jatis supérieures. Cette perception est partagée par les membres des jatis supérieures, qui craignent pour leur statut social. En conclusion, il semblerait qu’avec la modernisation, la caste se dissocierait de la classe et le pouvoir se déplacerait de la sphère rituelle à la sphère économique. La mobilité sociale des générations futures, qui est un enjeu majeur en Inde, dépendrait alors de la qualité de l’emploi et de l’accès à l’éducation et à la formation professionnelle, à ce jour largement insatisfaisants dans les zones rurales. Au-delà du contexte indien, cette thèse propose une approche originale de méthodes mixtes permettan d’apprécier de manière dynamique les questions de mobilité et d’intersectionnalité, dans leurs dimensions à la fois matérielle et subjective.
7Floriane BOLAZZI, post-doctorante à Università Milano Bicocca, Floriane.bolazzi@unimib.it
Ilona Delouette. Une analyse d’économie institutionnaliste du financement de la prise en charge de la dépendance : d’un risque social à un risque positif
8Thèse en économie, réalisée sous la direction de Florence JANY-CATRICE, Professeure d’économie, CLERSE, Université de Lille, soutenue le 22 juin 2020 à l’Université de Lille.
9Jury composé de Philippe BATIFOULIER, Professeur des universités, CEPN, Université Paris 13, (Rapporteur) ; Arnaud LECHEVALIER, Maître de conférences HDR, Lise-CNAM, Université Paris 1, (Rapporteur) ; Emmanuelle PUISSANT, Maître de conférences, CREG, Université Grenoble Alpes ; Richard SOBEL, Professeur des universités, Clersé, Université de Lille, Président, Bruno THÉRET, Directeur de recherche émérite, IRISSO.
10Cette thèse d’économie politique de la protection sociale porte sur la prise en charge de la dépendance des personnes âgées en France. Problématique émergeant dans les années 1970, la prise en charge de la dépendance est un objet heuristique pour comprendre la manière dont sont traitées les nouvelles questions sociales dans le cadre du capitalisme contemporain. Elle est souvent évoquée dans les débats publics comme un « cinquième risque » en référence aux autres risques de la Sécurité sociale. Cependant, son système de financement repose sur des principes de protection sociale hétérogènes, ce qui le rend difficilement intelligible. La thèse cherche ainsi à saisir la cohérence du système de financement de la dépendance, lorsqu’on la saisit à l’aune de la catégorie du risque et de l’assurance.
11La thèse s’inscrit dans la tradition institutionnaliste et interroge le système de financement de la dépendance à partir de sa symbolique. Il est ainsi appréhendé à l’aide d’une grille d’analyse de son « régime des idées » qui fait la jonction entre quatre piliers institutionnels : le discours savant du champ de la dépendance, le discours savant du système national de protection sociale, les rapports de pouvoir symbolique et les pratiques effectives de financement. La méthodologie repose sur une enquête qualitative composée d’une analyse lexicographique et linguistique de 35 rapports publics menée avec le logiciel Prospéro (Doxa) et d’une enquête de terrain comprenant plusieurs observations et 20 entretiens semi-directifs auprès de représentants des différents groupes d’intérêt du champ.
12Une première analyse d’histoire sociale et d’histoire des idées consacrée à la symbolique du système de protection sociale français montre que, portée par des acteurs au pouvoir symbolique fort, la catégorie du risque et de l’assurance permet de développer une vision assurantielle de la Sécurité sociale niant ses fonctions réciprocitaires et de politisation de la valeur économique. La thèse expose ensuite trois régimes des idées qui se sont succédés pour appréhender le financement de la dépendance. Dans le régime du risque social (1979-1997), le risque dépendance s’entend comme une charge de la sphère productive dont la gestion devrait revenir à la Sécurité sociale dans un régime réciprocitaire. Dans le régime du risque de protection sociale (1997-2007), le risque dépendance est pensé comme l’objet d’une branche de protection sociale reposant sur une gestion étatique décentralisée, des financements issus de la redistribution et de la prévoyance collective ou individuelle. Dans le régime du risque positif (2008-2015), ce sont les personnes âgées elles-mêmes qui ont la charge du développement de la sphère productive à partir de leur épargne, la dépendance étant présentée comme une responsabilité individuelle et comme un champ de croissance et de profits pour les générations futures.
13Ilona DELOUETTE, Docteure au Clersé, Université de Lille, ilonadelouette@free.fr
Geneviève Fontaine. Les communs de capabilités : une analyse des Pôles Territoriaux de Coopération Economique à partir du croisement des approches d’Ostrom et de Sen
14Thèse de Sciences économiques, réalisée sous la direction d’Hervé DEFALVARD (Maître de conférences, HDR, à l’Université Gustave Eiffel) et soutenue le 16 décembre 2019 à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée.
15Jury composé de Amina BEJI-BECHEUR, Professeure à l’Université Gustave Eiffel, IRG ; Jean-François DRAPERI, Directeur du Centre d’économie sociale du Conservatoire des Arts et métiers, CESTE-CNAM (Rapporteur) ; Nathalie LAZARIC, Directrice de Recherche au CNRS, GREDEG, Université Côte d’Azur (Présidente) ; Francesca PETRELLA, Professeure à l’Université Aix-Marseille, LEST (Rapporteure) et Nicolas POSTEL, Professeur à l’Université de Lille 1.
16Cette thèse s’inscrit dans la tradition de pensée et d’action de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), à l’intersection de la pratique sociale et économique, de la réflexion éthique et politique, de la recherche théorique et appliquée. Elle questionne les actions collectives multi-partenariales territorialisées inscrites dans l’ESS au regard du mode de développement durable dont elles sont ou devraient être porteuses. Associant un travail théorique cherchant à apporter à l’ESS des fondements théoriques ancrés dans l’économie morale et politique, et un travail empirique appuyé sur une observation participante longitudinale, elle propose des résultats opérationnels orientés vers les acteurs des dynamiques collectives étudiées et notamment les pouvoirs publics locaux.
17Le premier chapitre positionne l’analyse des Pôles Territoriaux de Coopération Economique (PTCE) dans la tradition de pensée de l’ESS, caractérisée par la tension dialogique entre la dimension économique et la dimension politique qui anime intrinsèquement sa dynamique institutionnelle depuis le XIXe siècle. Les PTCE sont alors approchés comme des actions collectives multi-partenariales territorialisées, relevant à la fois d’un mode d’entreprendre et d’un mode de développement économique, et cherchant à relever les défis de leur époque ; d’où leur questionnement au prisme de la finalité de développement local durable que leur a assignée la loi de 2014 sur les entreprises de l’ESS. Leur analyse passe alors par des questionnements éthiques sur les formes de solidarité, de responsabilité, de justice sociale, d’émancipation et de démocratisation que leur dynamique institutionnelle permet et/ou recherche. Pour ce faire, les cadres de pensée d’Amartya Sen (chapitre 2) et d’Elinor Ostrom (chapitre 3) sont mobilisés.
18En effet, Sen nous propose une conception non économiciste du développement durable, positionnée dans sa réflexion philosophique sur la démocratie délibérative, basée sur le concept de capabilités et faisant des libertés, les fins et les moyens du développement humain. Inscrite dans le cadre de pensée de l’économie substantive et de la soutenabilité « forte », cette conception est contextualisée. Elle doit cependant être élargie pour aller vers le type-idéal du développement socialement soutenable qui prend en compte les différentes formes de responsabilité vis-à-vis des générations présentes et futures. Ostrom, théoricienne des institutions, identifie quant à elle la coopération comme une solution aux situations de dilemme social complexes, dont celles liées aux enjeux du développement durable. À partir d’une conception dynamique des institutions centrée sur les règles, elle propose une approche théorique des communs illustrant son analyse de la diversité des arrangements institutionnels et de la dynamique des actions collectives instituantes justement basées sur la coopération. Cette approche des communs doit cependant être élargie par l’introduction d’une réflexion politique et éthique permettant de penser l’intentionnalité des processus de changements institutionnels générés par ces actions collectives.
19Le chapitre 4 explicite le processus d’élaboration du concept de communs de capabilités par une opérationnalisation « rhétorique » du cadre conceptuel de l’approche par les capabilités dans le cadre analytique des communs. Cette forme d’opérationnalisation s’appuie sur la pensée de Sen et celle de Jean-Pierre Dupuy pour considérer que l’approche par les capabilités ne s’opérationnalise pas dans une métrique, mais par l’influence qu’elle peut avoir sur l’agir individuel et collectif en créant un espace de réflexion et de prise de parole reposant sur une base informationnelle différente de celle de la pensée économique dominante. La notion complexe de capital social, centrale dans l’analyse d’Ostrom, permet alors d’expliquer le va-et-vient entre les niveaux individuels et collectifs, moteur des actions collectives instituantes. Nous disposons ainsi d’un cadre de référence théorique et méthodologique qui permet d’analyser la dynamique institutionnelle des PTCE, et plus largement des actions collectives multi-partenariales territorialisées, au prisme d’une finalité de développement socialement soutenable.
20La construction d’un outil puis sa mobilisation pour analyser empiriquement la dynamique institutionnelle de quatre PTCE permet enfin, dans une logique d’économie politique, de dégager des préconisations pour en accroître le potentiel transformatif (chapitre 5).
21Geneviève FONTAINE, Chargée de recherche de l’Institut Godin. Chercheuse associée à l’UMR GREDEG, Université Côte d’Azur. Coordinatrice du centre de R&D sociale de la SCIC TETRIS (Jeune Entreprise Universitaire), genevieve@evaleco.org
Loïc Wojda. L’émancipation paysanne : une redéfinition de la richesse, de la consommation et du travail. Penser les reconversions professionnelles vers l’agriculture paysanne avec Pierre Rabhi et au-delà
22Thèse d’économie, réalisée sous la direction de Richard SOBEL (Professeur à l’Université de Lille) et soutenue le 8 octobre 2019 à l’Université de Lille.
23Jury composé de Dominique MEDA, Professeure à l’Université Paris-Dauphine (Rapporteure) ; Marc HUMBERT, Professeur émérite à l’Université de Rennes (Rapporteur) ; Florence JANY-CATRICE, Professeure à l’Université de Lille (Examinatrice) ; Estelle DELEAGE, Maître de conférences à l’Université de Caen (Examinatrice).
24À la croisée de la socio-économie, de la sociologie pragmatique et de l’éthique économique, cette thèse s’intéresse aux reconversions professionnelles vers l’agriculture paysanne. Ces trajectoires sont surprenantes dans la mesure où, depuis la période fordiste, les prévisions estiment que l’agriculture paysanne est condamnée à disparaître pour laisser place à une modernisation économique jugée inévitable. Cette thèse se propose d’éclairer ce retournement inattendu.
25La première partie procède d’abord à une mise en perspective historique du mouvement de disparition des paysans et du contre-mouvement de renouveau de l’agriculture paysanne qui vient l’entraver sans pour autant y mettre fin (chapitre 1). Au terme d’un état de l’art, elle met en avant tout l’intérêt de l’interprétation éthique de Pierre Rabhi pour éclairer les trajectoires néo-paysannes tout en soulignant ses insuffisances qu’elle propose de combler par la suite (chapitre 2).
26La deuxième partie offre une présentation synthétique du contexte de crise de la société de consommation. Après avoir présenté l’essor du consumérisme au cours des deux derniers siècles (chapitre 3), la coexistence de trois crises – économique, écologique et existentielle – est mise en évidence et l’impossibilité de les résoudre au sein de la société de consommation est soulignée (chapitre 4). S’émanciper du consumérisme apparaît donc comme un défi majeur et le style de vie paysan est présenté comme une forme radicale de l’émancipation post-consumériste.
27La troisième partie revient sur la démarche mobilisée pour prolonger l’interprétation de Pierre Rabhi. Sur un plan ontologique, elle prend appui sur la philosophie de la liberté de Sartre pour rejeter tout déterminisme technologique et appréhender l’émancipation paysanne comme une auto-émancipation (chapitre 5). Sur un plan épistémique, elle prend appui sur la sociologie pragmatique pour accorder toute l’attention requise au discours des néo-paysans et la thèse repose ainsi sur une enquête biographique par récits de vie (chapitre 6).
28La quatrième partie se centre sur la nature de l’émancipation paysanne. Non seulement une existence paysanne permet d’atteindre un état d’abondance en se libérant des frustrations consuméristes (chapitre 7), mais elle permet aussi de se focaliser sur des richesses existentielles – expressives, perceptives, relationnelles – qui étaient auparavant négligées alors même qu’elles sont essentielles pour donner du sens à son existence (chapitre 8).
29La cinquième partie se penche sur le processus d’émancipation paysanne qu’elle présente comme une succession d’« épreuves-défis » que le néo-paysan doit franchir pour parvenir au terme de son changement de vie (chapitre 9). Puis, elle souligne toute l’importance des « supports d’émancipation » pour appuyer la volonté des néo-paysans durant ces épreuves qui s’étalent souvent sur plusieurs années (chapitre 10).
30Au final, cette thèse s’inscrit dans la perspective d’une économie politique de la post-croissance et y apporte une contribution originale en ouvrant la voie à une interprétation éthique à la fois conceptuellement densifiée et empiriquement enracinée permettant d’éclairer le phénomène néo-paysan à l’aune de la question de l’émancipation.
31Loïc WOJDA, docteur en Sciences économiques, loic.wojda@gmail.com